Denis Coutane

 

Le Jas de Bouffan correspond à une propriété familiale que la famille Cezanne possède près d’Aix-en-Provence de 1859 à 1899.

Un peu d’histoire

( Nous renvoyons le lecteur intéressé par l’ histoire du Jas à l’article de Jean Boyer « La véritable histoire du Jas de Bouffan » publié dans Jas de Bouffan Cezanne, Société Cezanne,  2004, p.10 à 21).

Le Bassin et la Bastide du Jas de Bouffan, (photo DC 2013)

Le Bassin et la Bastide du Jas de Bouffan, (photo DC 2013)

La propriété est acquise en 1859 par le père de Paul Cezanne, Louis-Auguste, devenu banquier à Aix en Provence en règlement de dettes que lui devait Gabriel Fernand Joursin pour un montant de 65 000 francs. Il faut dire que le père de Cezanne s’y entendait en affaires, ne craignant pas déjà de prêter de l’argent à ceux-là mêmes qui devaient lui fournir des peaux de lapins lorsqu’il n’était que chapelier. Ayant racheté l’unique banque d’Aix en 1848 et s’associant au trésorier Cabassol, il amasse une fortune, lui permettant de gagner dans la société aixoise une place de riche propriétaire, ce qui n’ira pas sans attirer de solides inimitiés dont le fils devait hériter. Le Sieur Oursin avait hérité du Jas de Bouffan par sa mère de la famille Truphème, plus particulièrement Joseph Julien Gaspard Truphème, ancien Commissaire provincial des guerres décédé à Aix le 19 mars 1810, lui-même fils d’un Pierre Gaspard Truphème honoré du même titre. De là on remonte à son père Gaspard Truphème né en 1688, lequel négociant en bois rassembla les parcelles qui constitueront la propriété. C’est lui qui le premier acheta en 1758 la charge de Commissaire provincial des guerres, lui donnant d’entrer dans l’aristocratie aixoise. La construction de la Bastide correspond aux années 1730-40 et pourrait avoir été dessinée par l’architecte Vallon. Si le duc de Villars, gouverneur de Provence, a séjourné au Jas, jamais ce denier ne fut propriétaire du lieu…

 

tableauLe Jas de Bouffan est, en 1859,  une propriété de 14 hectares à la campagne (cf la phrase de Cezanne dans une lettre à Numa Coste en Juillet 1868 : »Je suis depuis mon arrivée au vert, à la campagne« ). Intégrée dans l’urbanisme grandissant de la ville ,  cette propriété est dorénavant incluse dans le tissu urbain d’Aix, réduite à 3 hectares entourée d’immeubles ou d’autoroutes. Cette propriété était essentiellement agricole puisqu’on y exploitait la vigne. Une maison de maître, solide bastide d’environ 200 m² au sol, construite sur trois niveaux, domine le parc. Une allée de marronniers donne au parc une noblesse ancestrale. Sur le côté un petit bassin très allongé apporte l’agrément des fontaines qui coulent de sculptures représentant lions et dauphins alors qu’une petite serre se cache sous les frondaisons. La ferme ou plutôt les cinq ou six bâtiments imbriqués les uns dans les autres composent, en bordure de l’actuelle propriété, une architecture aux formes « précubistes » que le peintre exploitera avec intérêt.

La famille Cezanne ne paraît avoir  habité cette demeure de manière relativement continue qu’à partir de 1870. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne l’ait pas occupée aux périodes estivales dans les années 1860 : on ne saurait expliquer le tableau de Louis-Auguste Cezanne peint (aux environs de 1864) à même le mur du Grand Salon en dehors de la présence du « père ». De même, les tableaux correspondant au grand fauteuil (Le père de Cezanne lisant l’Evénement, Achille Emperaire peintre, le tableau de L’Ouverture de Tannhaüser) impliquent la présence de la famille de Cezanne au Jas et la venue des amis. Que le père de Cezanne ait, à partir de 1870, installé sa vie au Jas, le témoignage de quelques lettres l’atteste alors que  les modalités de la vie de Paul en Provence le prouvent.… En effet,  Paul descendant de Paris n’entend pas demeurer trop longtemps au Jas : il veut  protéger sa vie la plus privée (Hortense et son fils Paul) des foudres d’un père soupçonnant la situation de la vie de son fils. Les raisons du choix de L’Estaque comme lieu de vie en Provence sont à chercher pour une part dans la volonté du fils de se mettre à l’écart.

La situation restera, de ce point de vue, inchangée sinon que la situation de Paul Cezanne se régularise en avril 1886, quelque mois à peine avant la mort du père survenue sur les lieux le 23 octobre de la même année. Cezanne partage alors la propriété de la demeure et des terres avec ses deux sœurs Marie et Rose. A la mort de madame Cezanne mère (octobre 1897), Rose entend récupérer sa part, poussée en cela par son mari monsieur Conil. Moyennant quoi, la propriété est vendue en 1899. Cezanne n’y remettra plus jamais les pieds…

On  eût pu penser  que Cezanne ait peint au Jas de manière sinon régulière, en tout cas continue pendant tout le temps où la famille possédait le site. Il n’en est rien ! Outre le fait que les séjours de Cezanne en Provence n’ont pas obéi à une régularité saisonnière, outre le fait que Cezanne en Provence a choisi d’autres sites que le Jas  à certains moments de sa vie, sa manière d’avoir considéré la bastide, le parc immédiat et plus largement le terrain environnant n’a pas été simple.

Au Jas de Bouffan, propriété familiale, Cezanne peint le parc parce qu’il est chez lui, tout simplement. Ce faisant, il  s’inscrit dans une tradition de paysagiste anglais ou italien qui font de la peinture d’un parc (avec allée d’arbres , châteaux…) un thème pictural ( cf. Constable, voire Grane auMalvallat, mais encore chez les impressionnistes, Monet à Giverny, Caillebotte à Yerres…etc).

Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver, 1878, 52,5x56cm, NR350, coll.privée

Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver, 1878, 52,5x56cm, FWN112-R350, coll.privée

Les Marronniers et le Bassin du Jas de Bouffan, 1871 ? , 37x44cm, NR158 Londres; The Tarte Gallery ( le peintre est à peine sori du Mas)

Les Marronniers et le Bassin du Jas de Bouffan, 1871 ? , 37x44cm, FWN55-R158 Londres; The Tate Gallery

La Maison du Jas de Bouffan, 1875-76, 46x55cm, NR269, coll. privée

La Maison du Jas de Bouffan, 1875-76, 46x55cm, FWN89-R269, coll. privée

A regarder la chronologie des paysages peints  au Jas  de Bouffan, on distingue trois grandes périodes. Dans un premier temps, Cezanne ne quitte pas le bassin qui sert de motif avec des cadrages inattendus, sans recherche apparente. Puis il prendra en compte les arbres autour du bassin : on sent une volonté déjà de retenir une nature puissante et forte. Enfin il choisit un point de vue au fond de l’allée des marronniers regardant la ferme et la maison. Une série se développe sans qu’il y ait grand changement de point de vue : Cezanne a semble-t-il trouvé le lieu, l’angle de vue. Ce ne sont plus alors que des questions d’espace, de perspective, de couleurs qui interfèrent…  Cezanne peindra le manoir, côté sud, côté nord de façon magistrale une fois seulement , comme pour boucler sa recherche picturale sur ce lieu en tant que paysage. Car il peindra natures mortes, Baigneurs et Baigneuses, en cette bastide. Sans parler des Joueurs de cartes qui deviennent un thème majeur entre 1890 et 1895…  Les périodes proposées ici n’entendent pas cloisonner le mouvement général de l’œuvre  cézannienne. Tout au plus permettre des regroupements et repérages correspondant à des « tendances  » dans la vie artistique de Cezanne. En effet, si « Gardanne » correspond à une problématique fort précise autour d’une volonté constructiviste du peintre, si L’Estaque se différencie déjà en deux ou trois moments liés à « l’Impressionnisme » de Cezanne, puis au dépassement de cet « Impressionnisme », si Bibémus-Château-Noir associés prennent en compte le paysage quand Cezanne se rapproprie une violence déjà fauve, les œuvres du Jas de Bouffan vont précisément démontrer l’unité intrinsèque de l’œuvre  picturale du peintre. Il faut ici expliciter cette pensée.

 Le Jas de Bouffan dans la Correspondance de Cezanne

Relevons d’abord  les bribes d’information que nous pouvons trouver dans la Correspondance écrite par Cezanne lui-même à propos de ses séjours au Jas.

Marion et Vabrègue partant pour le motif, 1866, 39x31cm, NR99, coll. privée

Marion et Vabrègue partant pour le motif, 1866, 39x31cm, FWN400-R099, coll. privée

Lisons  d’abord une lettre écrite à Zola le 19 octobre 1866. Cezanne remarque que « malgré la pluie battante, le paysage est superbe ». Il reconnaît surtout la supériorité des tableaux faits en plein air.  (« mais vois-tu, tous les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier, ne vaudront jamais les choses faites en plein air. en représentant les scènes du dehors, les oppositions des figures sur les terrains sont étonnantes, et le paysage est magnifique. Je vois des choses superbes, et il faut qu je me résolve à ne faire que des choses en plein air« . Et   Cezanne parle aussitôt d’un sujet qui le préoccupe  : Marion et Valabrègue partant pour le motif (FWN400- R99).

Toujours en 1866, dans une lettre écrite depuis Aix à Pissarro (Le 23 octobre), Cezanne ne mâche pas ses mots : « Me voici dans ma famille avec les plus sales êtres du monde, ceux qui composent ma famille, emmerdants par dessus tout ». Mais la même lettre traduit tout l’intérêt de Cezanne pour la Provence, donc le Jas : « Vous avez parfaitement raison de parler du gris, cela seul règne dans la nature, mais c’est effrayant à attraper. Le paysage est très beau ici, beaucoup d’allure ».

1868 :  une lettre à Numa Coste  fait référence explicitement au Jas : « Je suis depuis mon arrivée au vert, à la campagne ».

1874 : Une lettre à ses parents écrite vraisemblablement de Paris nous permet de mesurer l’intérêt que Cezanne éprouvait pour son pays natal, non pas d’un point de vue familial mais purement artistique :  « J’aurai bien du plaisir à travailler dans le Midi dont les aspects offrent tant de ressources pour ma peinture. Croyez bien que je prie papa de vouloir bien m’accorder cette demande et je pourrai, je pense, faire dans le Midi les études que je désire poursuivre ». D’ailleurs, en 1874, revenant à Aix juste après la première exposition impressionniste où il exposa et vendit La Maison du pendu, Cezanne confie à Pissarro : « J’ai peint de suite après mon arrivée, qui s’est effectuée un samedi soir de la fin du mois de mai (24 juin 1874)». Mais ce séjour ne paraît pas être de longue durée, et il doit expliquer à ses parents  pourquoi ses visites à Aix se font rares : « Vous me demandez dans votre dernière lettre pourquoi je ne retourne pas à Aix. Je vous ai dit à ce sujet qu’il m’est, plus que vous ne pouvez le croire, agréable d’être auprès de vous, mais qu’une fois à Aix, je n’y suis plus libre, [et] que lorsque je désire retourner à Paris, c’est toujours pour moi une lutte à soutenir » (lettre ne portant pas de date, sans de doute de 1874). Il faut dire qu’entre 1866 et 1874, Cezanne avait eu un fils à Paris né en janvier 1872 de sa compagne Hortense Fiquet, cet événement devant rester caché !

Vue prise du Jas de Bouffan, 1875-76, 44,5x59cm, NR270, Aix-en-Provence, musée Granet ( dépôt de l'Etat, muse d'Orsay, donation Philippe Meyer)

Vue prise du Jas de Bouffan, 1875-76, 44,5x59cm, FWN94-R270, Aix-en-Provence, musée Granet ( dépôt de l’Etat, muse d’Orsay, donation Philippe Meyer)

1876 : « Il vient de faire ici une quinzaine de jours très aquatiques. Je crains fort que ce temps n’ait été général. Chez nous autres il a tant gelé que toutes les récoltes de fruits, de vigne sont perdues. Mais voyez l’avantage de l’art, la peinture reste ». (lettre de Cezanne  à Pissarro d’avril 1876). Ici pour la première fois Cezanne fait référence au caractère agricole du domaine de 15 hectares comprenant des vignes (Une autre allusion à l’exploitation agricole aura lieu en 1886 dans le cadre d’une lettre à Chocquet, encore une fois pour se plaindre d’une mauvaise météorologie : «  .. j’avais quelques vignes, mais des gelées inattendues sont venues couper le fil de l’espérance »). De fait, le peintre ne s’intéressera guère  à la « vie des champs » (Cezanne ne s’intéressera à la vie des champs qu’à l’occasion de quelques tableaux peints en 1876-77 (cf. FWN641 à FWN644-R282 à R288). On  le voit encore s’intéresser à la moisson (FWN651-R301) en 1877. Indéniablement le paysage de ce dernier tableau fait mémoire de la Provence. Van Gogh qui vit ce tableau s’en souviendra lorsqu’il viendra à Arles. Mais ici aucune localisation n’est connue. On considère plutôt que Cezanne a voulu traiter en atelier le thème de la moisson dans un esprit poussinesque ! A remarquer que ces tableaux datés des années 1876-77 correspondent à un temps parisien de Cezanne !

On ne voit jamais personne dans le parc  : on est loin de la  terrasse de Méric chère à Bazille près de Montpellier, ou des jardins de Monet autour d’une femme à l’ombrelle. Un petit événement relaté par le peintre dans une lettre à Zola implique Le Jas de Bouffan : Cezanne, ayant manqué le train pour rentrer au Jas de Bouffan depuis Marseille (où il avait fait un saut pour voir à l’insu de son père son propre fils malade), rentre à pied pour arriver en retard au dîner du soir. L’événement nous est connu de l’aveu même de Cezanne qui raconte l’incident dans une lettre à Zola le 4 avril 1878 : « Je me suis esquivé mardi, il y a eu huit jours, pour aller [voir] le petit, il va mieux, et j’ai été obligé de m’en revenir à pied à Aix, vu que le train du chemin de fer porté sur mon indicateur était faux, et il fallait que je fusse présent pour le dîner – j’ai été une heure en retard. »  Cezanne, tel un petit garçon pris en faute par son père, a 39 ans !

1883 : Dernière référence littéraire au Jas dans les écrits du peintre : une allusion à la neige, le 10 mars 1883 : «  Me voici donc à Aix, où la neige vient de tomber tout le jour de vendredi. Ce matin la campagne présentait l’aspect d’un effet de neige très beau ». On regrette, bien entendu, de n’avoir aucun tableau comme un témoignage de l’émotion de Cezanne devant le Jas tout blanc. Il est vrai que la neige ne tenait pas : « … elle fond.» est la conclusion de la lettre.

L’œuvre  picturale au  Jas de Bouffan

Une démarche unique chez Cezanne : une peinture décorative à même les murs, les panneaux peints au « Grand Salon »

Le Christ descendant aux limbes d'après Sebastinao del Piombo, 1869, 170x97cm, Paris musée d'Orsay

Le Christ descendant aux limbes d’après Sebastinao del Piombo, 1869, 170x97cm, Paris musée d’Orsay (FWN598-R145)

La Douleru,( Marie Madeleine pénitente), 1869, 165x124cm, 146, Paris, Musée d'Orsay

La Douleur,( Marie Madeleine pénitente), 1869, 165x124cm, 146, Paris, Musée d’Orsay (FWN599-R146)

Le paysage n’est pas la préoccupation première de Cezanne au Jas. Dans les années 1860-70, disposant d’une partie importante du rez-de-chaussée appelée Le Grand Salon, le peintre se lance dans des peintures exécutées à même le mur dans des formats d’une monumentalité qu’il ne retrouvera jamais. Cezanne, dans un esprit proche du romantisme voire des peintres du XVIIIe et du début du XIXe siècle engage un dialogue étrange avec la peinture. Malheureusement ces panneaux ont été enlevés des murs (sans être détruits pour ce qui est l’essentiel, ces panneaux ayant été transférés sur toile). S’il n’est pas facile d’établir une chronologie stricte, on peut néanmoins concevoir trois périodes pour ces ensembles, correspondant à des thèmes et démarches différentes. Au tout début, Cezanne, s’inspirant des thèmes des saisons compose quatre figures élancées en s’inspirant d’œuvres  du musée d’Aix, particulièrement de Duqueylar, ami d’Ingres et Granet, et de Ingres lui-même (Les Quatre Saisons). D’ailleurs avec humour, Cezanne signe ces panneaux du nom d’Ingres et choisit d’y inscrire la date 1811, correspondant à la date du tableau Jupiter et Thétis d’Ingres du musée d’Aix. Quelques mois  (années ?)  plus tard, le jeune peintre fait figurer son propre père au milieu de ces nymphes, comme pour souligner la puissance tutélaire du maître des lieux et du temps : son père !

Le Baigneur au rocher, 1867-69 (antérieurement? , 167,5x113cm, NR29, Norfolk, Chrysler Art museum

Le Baigneur au rocher, 1867-69 (antérieurement?) , 167,5x113cm, FWN900-R029, Norfolk, Chrysler Art museum

La deuxième période touchant ces panneaux correspondant aux grands paysages composés à partir de référence de reproductions du XVIIIe sur les heures du jours. Du moins le grand panneau, Le paysage au pêcheur s’inscrit dans une tradition évidente marquée par Vernet, Henry d’Arles quand ce n’est pas Géricault. Bien entendu, la reprise colorée d’une gravure de Lancret donnant lieu à une scène galante dans un parc participe de la même veine, bucolique et champêtre. Il en est de même pour le panneau appelé Le Baigneur au rocher, ensemble paraissant composé lui-même de deux œuvres différentes : le paysage (cascade, arbre et maison) s’est vue recouvert en partie d’un grand nu de dos inspiré de Courbet.

Quelques années plus tard (du moins la facture et la thématique imposent cette chronologie), Cezanne s’attaque à un programme religieux puisqu’il associe un Christ descendant aux Limbes (directement inspiré d’une gravure que nous savons reprise d’un tableau de Sébastiano del Piombo) à une Marie-Madeleine en prière. Du moins peut-on ainsi interpréter cette femme effondrée sur ce qui ressemble à un catafalque. Quoiqu’il en soit, la thématique est puissamment « religieuse », faisant apparaître un Christ rédempteur (descente aux Limbes voire aux Enfers où le Christ libère Adam et Ève damnés du fait du péché originel) associé à une scène de pénitence. Jamais plus Cezanne ne s’appropriera ainsi une thématique religieuse, lui qui avouera à la fin de sa vie à Emile Bernard que peindre le Christ, il ne le fait pas car d’autres avant lui l’ont si bien réussi avouant encore : « C’est trop difficile ».

Paravent avec scenes champêtres et ornements,vers 1859, 250x402cm, NR1, coll privéé (Cézanne pourrati n'avoir peint que les figures sur un parvanet du XVIIIe siècle. Le paravent est utilisé comme décor dans de nobmreux tab leaux

Paravent avec scenes champêtres et ornements,vers 1859, 250x402cm, FWN560-R001, coll privée (Cezanne pourrait n’avoir peint que les figures sur un paravent du XVIIIe siècle. Le paravent est utilisé comme décor dans de nombreux tableaux.

Paysan en bouse bleue, 1897, 80x63,5cm, NR826, Fort Worth, Kimbell Art Museum.

Paysan en bouse bleue,(devant le paravent), 1897, 80×63,5cm, FWN524-R826, Fort Worth, Kimbell Art Museum.

ature morte à la commode (et parevent), 1887-88, 71,5x90cm, NR635 Munich

Nature morte à la commode (et au paravent), 1887-88, FWN807-R635, Munich bayerisch Staatgemaldesamlungen

Nature morte au crâne(devant le paravent),1896-98, 54x65cm, Phildelphie barnes foundation

Nature morte au crâne(devant le paravent),1896-98, 54x65cm, Philadelphie Barnes foundation, FWN838-R734

On peut encore penser que ce Grand Salon est le lieu atelier en lequel Cezanne  apporte sa propre touche à un paravent du XVIIIe siècle (cf. l’article de Théodore Reff dans Jas de Bouffan Cezanne, Société Cezanne 2004 p. 56 à 68), peint les séries de l’Oncle Dominique (le frère de sa mère se prête tout un été en 1866 à un jeu de mascarade, posant tour à tour en avocat, moine ou coiffé de turban , de bonnet de coton de casquette). Le père de famille  trône une fois encore dans un grand fauteuil lisant L’Evénement. Un ami peintre, frappé de nanisme succédera sur ce fauteuil à ce père redouté, Cezanne voulant peut-être honorer son ami d’un statut impérial, puisqu’il inscrira de son pinceau sur le tableau lui-même : Achille Emperaire, Peintre ! Pouvait-on donner meilleur titre à cette œuvre où l’on voit poser un homme difforme et fier tout à la fois !

Le thème du paysage au Jas de Bouffan.

Sur le plan stylistique, on peut répartir les périodes concernant le paysage  de la manière suivante (la dénomination ici proposée ne se veut qu’indicative) :

Première période : les années 1860-70  (« période couillarde »)

Deuxième période : Les années 1876 – 1878 (« période impressionniste »)

Troisième période : les années 1886 – 1887 («période post-impressionniste I »)

Quatrième période : les années 1888-1890 (« période post-impressionniste II »)

Première période : les années 1860-1871

Le lion et le Bassin du Jas de Bouffan, 1865-66, 22x33cm, coll privée

Le Lion et le Bassin du Jas de Bouffan, 1865-66, 22x33cm, coll privée

Lorsqu’il peint des paysages en Provence en cette période (dite couillarde par l’artiste lui-même), il recherche des cours d’eau (FWN22 à FWN28-R049 à R055, FWN31-R061),  parfois des paysages intégrant arbres et coteaux : (FWN24- R024, FWN23-R057, FWN31-R060) des architectures aux références romaines (FWN18-R044, FWN15-R046, FWN16-R047). Le Jas n’est pas le centre de son intérêt quand bien même on enregistre au catalogue raisonné les œuvres suivantes en rapport avec ce lieu (FWN33 à FWN36-R062 à R065, FWN56-R158,  FWN49-R089 et FWN55-R156) (quand Cezanne revient en Provence après un temps assez long passé en Île de France où il fréquente beaucoup Pissarro. Dans la plupart de ces œuvres, Cezanne se tient autour du bassin, s’attachant à des  détails plus qu’à des ensembles.[ FWN33-R062 : Le Bassin du Jas de Bouffan, vers 1866 ;  FWN34-R063 : L’Allée (avec le bord du Bassin et le Lion) vers 1864 ; FWN35-R064 et FWN36-R065 : Le Bassin avec le petit lion, vers 1865-66 ;  FWN56-R158 : Les Marronniers et le bassin du Jas de Bouffan,  vers 1868-70. Quelques aquarelles sont à noter pour cette même période : RW005 : Une Allée vers 1865-66, RW018 : L’Allée du Jas de Bouffan, vers 1867-70, RW019 : La Tranchée vers 1867-70.]

En cette période, on se saurait oublier le tableau de Marion et Valabrègue partant sur le motif  (FWN400-R099), unique en son genre car intégrant les personnages dans le parc. Sinon, Cezanne ne donne à voir que des paysages déserts au Jas : aucun paysan au travail. Il ne les retiendra que plus tard pour des portraits ou pour les « Joueurs de cartes ». Cezanne exclut une peinture anecdotique ou une peinture qui serait un témoignage social, genre Millet, Bazille, voire Van Gogh.

Trois remarques sont à faire immédiatement concernant cette période :

  • Le paysage n’est pas encore un thème majeur pour Cezanne.
  • A l’intérieur de ce thème du paysage naissant, le Jas de Bouffan n’est pas un thème majeur du paysage provençal de Cezanne.
  • Les thèmes spécifiques au Jas de Bouffan sont immédiats : l’Allée des marronniers, le Bassin. Le peintre prend en compte les « vues » immédiates au sortir de la maison.

Le Jas apparaît alors le premier atelier de « plein air » de Cezanne. Ce dernier prend les motifs qui se découvrent à lui, à peine a-t-il mis les pieds dehors sans chercher le pittoresque, ce qui aurait pu plaire parce que bien encadré ! C’est dire ici que l’enjeu de la peinture du tout jeune Cezanne n’est pas de composer de jolis paysages pour accrocher des représentations de la propriété dans le bureau de son père. On remarquera que peignant son père sur son fauteuil, Cezanne situe derrière lui la représentation d’une de ses œuvres : il s’agit d’une nature morte, aucunement d’une vue du Jas qui aurait honoré la figure paternelle comme le propriétaire d’un domaine…  On est loin encore des paysagistes anglais ou des védutistes voire des peintres de Fontainebleau soucieux de belles clairières.

Une réflexion s’impose encore : on trouve essentiellement trois petits tableaux, type pochades, construits chaque fois autour d’un des sculptures de lions du bassin. Il semble que Cezanne ait pris ce leitmotiv du lion parce que cette figure sculptée d’esprit baroque accrochait son regard. Plus tard, il retiendra le thème de Puget, sculpteur baroque du XVIIème siècle quand il fera des variations sur le Milon de Crotone, ou sur L’Amour en plâtre. Il dessinera encore le lion de Barye vers 1900 (C1210). C’est dire que la figure trapue et concentrée de l’animal prêt à bondir a retenu Cezanne très tôt dans son parcours et le retiendra à l’extrême fin. A noter enfin, que concernant les peintures du Jas, la dernière peinture de paysage datée des années 1890-94 (FWN280-R688) intègre à nouveau la figure du lion.

Deuxième période : les années  1876-1878

Le Bassin du Jas de Bouffan, 1876, 49x55cm, NR278, ancienn collKrbs( Weimarà Saint Pterbourg, Ermitage

Le Bassin du Jas de Bouffan, 1876, 49x55cm, FWN93-R278, ancienne collKrebs( Weimarà Saint Pterbourg, Ermitage

Voilà trois années spécifiques : c’est le temps de peindre des tableaux forts variés ! Les numéros du catalogue raisonné correspondant à des œuvres sont alors  R267 à R278 (FWN 89 à 91, 93 à 96, 99, 100, 103, 104, 436), FWN92-R294, FWN113-R350, FWN116à 118-R379 à 381. Cette  deuxième série de tableaux concernant les vues du Jas correspond à la période qu’on peut qualifier d’ « impressionniste » de Cezanne : Il revient à Aix en 1874. A cette occasion le conservateur du musée le rencontre afin que Cezanne lui explique en quoi consistent ses « attentats en peinture ». On ne relève aucun tableau peint au Jas cette année là.

Le Bassin du jas de Bouffan, 1878, 73,7x59,7cm, NR380, Buffalo, Albright-Knox Gallery

Le Bassin du jas de Bouffan, 1878, 73,7×59,7cm, FWN117-R380, Buffalo, Albright-Knox Gallery

Il revient encore en avril 1876 en Provence, passe l’été particulièrement à L’Estaque (retour à Paris fin juillet), accomplit un séjour de longue durée dans le Midi entre mars 1878 et mars 1879. Son rapport à sa famille est difficile.Il craint l’autorité de son père lequel avait découvert la naissance de son fils Paul et  sa liaison avec Hortense Fiquet (Cf. lettre de Cezanne  à Zola du 19 décembre 1878 : «  ici je croyais goûter la tranquillité la plus complète, et un manque d’entente entre moi et l’autorité paternelle fait qu’au contraire je suis plus tourmenté. L’auteur de mes jours est obsédé de la pensée de m’affranchir »).  Il ne reviendra plus avant février 1881 : on enregistre son passage a Aix  pour assister au mariage de sa sœur.

Bosquet au Jas de Bouffan, 267

Bosquet au Jas de Bouffan,1875-76, 54x73cm, FWN89-R267, coll. privée

Bosquet au Jas de Bouffan, 1871, 34,5x55,5cm, NR234, loc. inconnue

Bosquet au Jas de Bouffan, 1871, 34,5×55,5cm, FWN58-R234, loc. inconnue

Cezanne  reprend d’abord le thème d’un tableau de 1871 (NR 267) figurant à un bosquet d’arbres. Le tableau ne peut dater que de 1876 : la touche est légère, colorée. Le peintre rompt avec les empâtements dont le tableau réalisé déjà sur le même  thème, le même bosquet, quelques années plus tôt (NR 234 daté de 1871), nous apparaît  la version encore couillarde. Cette fois, Cezanne veut une toile lumineuse, transparente dans l’éclat de couleurs printanières ou estivales qui président à sa composition. Là encore, Cezanne se glisse dans une grande tradition : celle des peintres attachés à traduire les arrangements floraux dans les parcs privés ou publics. Les impressionnistes seront friands de ce thème à commencer par Monet, Renoir, Caillebotte… Mais Cezanne prend tout aussitôt ses distances : aucun désir chez lui de faire joli, d’agrémenter une toile d’un ensemble floral pour lui-même. Si gerbe de couleurs il y a, il s’agit de gerbes picturales ayant gardé mémoires de fleurs. D’ailleurs de quelles fleurs s’agit-il ici : genêts, rosiers, tamaris ?

Marronniers et ferme du Jas de Bouffan, 1876, 51x65cm, NR268, coll. privée

Marronniers et ferme du Jas de Bouffan, 1876, 51x65cm, FWN91-R268, coll. privée

Aussitôt Cezanne s’essaie à des sujets plus significatifs quant au lieu qu’il habite : la ferme vue du bout de l’allée de marronniers (NR 268), la maison comme une solide bâtisse implantée dans un parc fortement boisé au point de cacher en partie le masure paternelle (NR 269). Plus étrange est la toile FWN95-R270 correspondant à un coin dans le parc : Un bout de mur bloque la composition à droite tenant lieu de tronc pour un feuillage qui tente d’envahir le centre de la composition. Chemin, champ, muret apportent des lignes horizontales d’une force implacable. En FWN94-R271, le peintre retient le motif de trois arbres devant un mur. Le bassin retient de manière privilégiée son attention à cinq reprises  (FWN93-R278,FWN92-R294, FWN113-R350, FWN116-R379, FWN117-R380). On enregistrera que le dauphin (sculpture en pierre) apporte sa touche énigmatique à deux reprises. Le tableau FWN93-R278, datée de 1876, joue des reflets du paysage dans l’eau selon des procédés impressionnistes évidents, quand bien même Cezanne structure le tableau par un rappel appuyé des ensembles architecturaux aux lignes et masses solides et ordonnées. Le tableau FWN116-R379 adopte un point de vue analogue,  sinon que le dauphin apparaît sur la droite et non la gauche du tableau, sinon que l’arbre de droite est en 1876 sans feuillage, en 1878 éblouissant de verdure. Rewald impose deux années de distance entre ces deux tableaux : notre intuition est que ce temps pourrait se resserrer et que le tableau FWN116-R379 pourrait dater de 1876, d’autant plus que la recherche de Cezanne en 1877 l’oriente vers une touche beaucoup plus ferme et méthodique jusqu’à donner à ses tableaux une sonorité lourde, ou une intensité concentrée.

Cezanne ne s’éloigne guère de la maison et prend à cœur de tourner autour du bassin. Le thème de l’eau, ici regardée comme un plan circonscrit par un rectangle de pierre dans lequel les arbres, les fleurs se réverbèrent retiennent son attention. Cezanne s’essaie au travail impressionniste du miroitement qui divise les touches de couleurs et multiplient les irisations de lumière : sa touche est souple, légère, presque transparente. Son travail à la peinture à l’huile se veut presque « aquarellé ». Les couleurs d’ailleurs sont limpides et fluides avec parfois des éclats violents de rouge ou de vert.

Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver, 1878, 52,5x56cm, NR350, coll.privée

Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver, 1878, 52,5x56cm, NR350, coll.privée

Mais déjà une autre approche de l’eau apparaît. Soit le tableau FWN114-R350 :  l’eau tient lieu de plaque révélatrice. Le « reflet » s’impose de manière presque agressive ne donnant pas l’image inversée de ce qui est vue : le bassin recompose la vision, à l’instar du tableau du peintre. Le bassin devient la métaphore du tableau. Cezanne se cherche.

Dans cette période « impressionniste » qui reste celle d’une peinture tourmentée (cf. les « Tentations de Saint Antoine », des « Olympia » ou « Eternel féminin », les premiers tableaux de baigneurs charnels et lourds, de portraits au regard inquiet), Cezanne lutte contre lui-même pour maîtriser une nouvelle technique, en vue d’atteindre une forme de peinture apaisée. Rappelons qu’à Paris les natures mortes sur fond de papier peint lui permettent cette recherche déjà constructiviste malgré le désordre toujours menaçant. En Provence deux lieux lui permettent de trouver une respiration intérieure : l’Estaque où déjà le peintre passe d’une vision « île de France » de la lumière à une solidité des tons colorés sur fond de mer bleu d’une intensité toute méditerranéenne. Les séjours au Jas  permettent une recherche différente autour d’un motif majeur (le Bassin), de motifs qu’il ébauche, comme se réservant d’y revenir lorsqu’il aura atteint une nouvelle maturité) : c’est ainsi qu’un premier tableau nous situe Cezanne au bout de l’allée des marronniers, regardant la ferme (FWN91-R268), ou dans le Parc pour donner une image du Manoir  à demi caché par les arbres qui entourent le bassin (FWN90-R269).

En tout cas, la recherche de Cezanne l’éloigne une nouvelle fois du Salon où il essaie d’envoyer une toile début 1878. La déception d’être refusé n’affecte guère le peintre conscient dorénavant de sa force, de son originalité incompatibles avec les critères traditionnels : « Je comprends très bien, avoue Cezanne dans un lettre à Zola du 8 mai 1878, que ce ne pouvait être reçu à cause de mon point de départ, qui est trop éloigné du but à atteindre, c‘est à dire la représentation de la nature ».

Troisième période : les années 1885-87.

Si de 1882 à 1888, le temps provençal de Cezanne domine trés largement, il ne séjourne guère au Jas de Bouffan  avant 1885.  De fait, on enregistre comme un temps d’une importance majeure son séjour à l’Estaque  de début 1883 à juin 1885, s’enchaînant sur  le séjour non moins majeur à Gardanne dans les années 1885-1886.  Ainsi  plusieurs années s’écoulent (de 1878 à 1885) sans que Cezanne ne nous laisse de tableaux du Jas. Il n’y revient peindre qu’au moment où il s’installe non loin, à Gardanne, particulièrement l’hiver 1885-86 où il prend comme sujet essentiel les arbres dénudés en hiver, même si dans ces années il peint du côté de Bellevue , installé dans la maison où vit sa sœur .

La liste des tableaux de cette période s’établit alors ainsi  :  R521 à 528 (FWN202, 238, 200, 215, 673, 199, 207, 204), FWN203-R538, FWN213-R546 et FWN214-R547, FWN221-R551 et FWN218-R552, FWN216-R566 et FWN226-R567, FWN201-R595 et FWN241-R596, FWN239-R600,FWN242-R603, FWN240-R611.

L'un des derniers maronniers historiques du Jas de Bouffan ( photo DC 2012)

L’un des derniers maronniers « historiques » du Jas de Bouffan (photo DC 2012)

Sur le plan thématique, le peintre délaisse le bassin et plante son chevalet de manière plus systématique autour de l’allée des marronniers, ou en bordure du parc (devant un motif de mur et d’arbres). Indéniablement, les recherches faites à l’Estaque et Gardanne trouvent leur accomplissement dans une série de tableaux exécutés ces années au Jas. Nous découvrons une amplitude de l’espace dans la manières dont les compositions s’établissent, quand bien même le cadrage retenu paraît restreindre la vision (ensembles de troncs et de branches excluant la vision d’ensemble des arbres ou de l’allée). Indéniablement, Cezanne cherche une monumentalité de l’espace ainsi révélé dans ces « fragments » de végétation. Parfois d’ailleurs, le cadrage retenu révèle une dimension majestueuse des arbres (cf. FWN202-R521, FWN213-R546 et FWN214-R547) :  les ramures, les branches se déploient avec une majesté souveraine quand nous sommes en été (NR 546 et 547), avec une pugnacité agressive et crispée quand nous sommes en hiver (FWN221-R551). Les arbres du Jas ne sont pas des pins dont Cezanne aime les contorsions que forment les troncs, et les vasques que composent les branchages balancés par le vent. Au Jas, il s’agit, soit de grands arbres au feuillage vert dont les troncs presque verticaux élèvent vers le ciel comme des palmes, soit des fameux marronniers, aux troncs plus trapus donnant lieu à des « boules » végétales, quand le peintre prend du recul (comme en FWN218-R552 ou FWN240-R611), ou des enchevêtrement inextricables de branches presque noires quand il s’en approche trop (comme en FWN203-R538).

Sept tableaux nous situent le peintre au bout de l’allée des marronniers, ce dernier regardant la ferme près du Manoir. Ce dernier bâtiment est alors à peine représenté, se cachant totalement derrière les arbres de l’allée des marronniers, ou se situant sur la gauche hors champs. Si ce thème « arbre et maison » n’est pas nouveau dans l’œuvre de Cezanne, le peintre va lui donner au Jas une force encore inégalée.

La Ferme du Jas de Bouffant et l'allée des marronieeiers, NR 538

La Ferme du Jas de Bouffan et l’allée des marronniers, FWN203-R 538

Retenons pour un commentaire le tableau FWN203-R538 qui est certainement l’œuvre la plus forte de cette série. D’abord la manière dont l’espace géographique est retenu mérite attention. A gauche le mur délimite autant la propriété que l’espace du motif pictural retenu. Ce mur forme un rectangle oblique ascendant donnant à l’espace du tableau une dynamique certaine. Un muret horizontal le prolonge retenant alors l’espace du pré vert formant le premier plan comme une nappe de couleur claire et presque lisse quand les ramures des arbres donneront au dessus des expressions sombres et désordonnées, presque menaçantes. Le chemin circulaire à gauche apporte un contraste violent tant du fait de sa forme (ellipse) que de sa couleur (ocre jaune). Les arbres occupent l’espace intérieur du tableau de manière absolue. A gauche, cet espace ne s’ouvre sur rien tant la végétation se veut opaque, alors que les deux arbres autour du chemin, quand bien même les branches se développent de manière enchevêtrées et lourdement chargée de feuillages, laissent l’air et la lumière circuler jusqu’au ciel suggéré et retenu dans ce jeu complexe de lignes noires et de touches  dispersées. La construction de la ferme (associée au mur visible du manoir) prend alors un aspect inquiétant. Le cadrage retenu par Cezanne interdit une vision architecturée de la bâtisse dont les plans, les ouvertures noires, les toitures échappent à une conception logiquement établie. Nous connaissons bien cette ferme, ce qui nous permet d’identifier le lieu et de confirmer que Cezanne a été fidèle à son motif, mais l’organisation retenue picturalement par Cezanne interdit toute identification : rarement construction n’aura été aussi insolite voire énigmatique dans son œuvre : A Gardanne, on sait combien le peintre a voulu donner de l’église, du village, une vision construite et ordonnée malgré les arbres toujours source de désordre : il pousse ici sa recherche de manière plus magistrale encore, n’ayant pas à représenter un lieu connu (cf. Gardanne figuré un peu comme un village italien). On retiendra encore, dans le commentaire de ce tableau, que l’objectif du peintre se focalise sur la ferme, la maison de maître étant volontairement occultée. Là, le sens devient symbolique : Cezanne détourne le regard de ce qui est normalement à montrer et prend en compte ce qui est secondaire, la ferme qu’on imagine ici comme abandonnée. Les recherches ultérieures sur « Château-Noir » sont toutes contenues ici dans ce tableau.

Sainte-Victoire vue à travers l'allée des marronniers au Jas de Bouffan, vers 1885, NR551, Minnéapolis

Sainte-Victoire vue à travers l’allée des marronniers au Jas de Bouffan, vers 1885, FWN217-R551, Minneapolis

 

Un autre tableau de cette période attire le regard : Sainte-Victoire vue à travers les arbres de l’allée de marronniers en hiver (FWN217-R551) : c’était déjà du Jas qu’il avait peint une toute première Sainte-Victoire en 1870. Dans ce dernier tableau, la montagne, ancestrale, claire et lumineuse répond dans le lointain à la tranchée nouvellement creusée, toute proche, signifiée picturalement par une masse picturale sombre et lourde. C’est donc du Jas, (et de la colline de Bellevue toute proche) qu’il revient vers ce motif en 1885. On ne saurait, dans le tableau ici commenté (FWN217-R551), écarter cette idée que Sainte-Victoire, inaccessible parce qu’au delà de la barrière des branches, des troncs et du mur qui ferment l’espace de la propriété, est un appel. Entre la ferme (ici simplifiée et rendue sage) et la maison sur la colline (la même maison que celle visible près de la tranchée dans le tableau de 1870 sur Sainte-Victoire, FWN55-R156) et dans le tableau du bassin en hiver FWN113-R350. Voilà Cezanne cette fois, installé dans la propriété familiale, regardant dehors, comme il l’avait fait en 1870 en prenant en compte déjà la montagne et la maisonnette sur la colline en bordure de la tranchée. Ici, la violence de 1870 est apaisée : à la violence rouge amarante de la tranchée comme une blessure répond le plan incliné (un triangle vert) descendant lentement vers la montagne bleutée : seules les branchages traduisent une violence intérieure, en rupture avec les couleurs et les formes apaisées du paysage retenu.

Le Jas de Bouffan, 1886, NR600, Prague musée Norodni

Le Jas de Bouffan, 1886, 60x73cm,  FWN239-R600, Prague musée Norodni

Cezanne ne peindra qu’une seule fois le manoir dans la gloire de sa façade principale ensoleillée (FWN239-R600). La demeure impose sa masse ordonnée en contraste avec la complexité presque désarticulée de la ferme : pignons, appentis, plans, toitures trahissent, dans l’unité ocrée légèrement rose que Cezanne retient pour ces masures, un ensemble architectonique complexe. La masure occupant la partie droite du tableau rayonne pour sa part tant sur le plan du dessin que de la couleur. La façade du manoir est traitée d’un dessin énergique précis, presque appliquée : la bordure supérieure du toit découpe la toiture dont le rouge vif accentue la force. Le bleu des volets rapporte sur l’ocre de la maison les tonalités d’un ciel lumineux et fait rentrer dans la maison cette clarté de l’azur. On relèvera encore que les gouttières, le muret de la terrasse accentuent les rythmes horizontaux et verticaux de cette maison : jamais Cezanne n’a imposé une telle solidité à une architecture. Jamais il ne récidivera ! Plus important encore, le pré vert que Cezanne retient comme fondation est une masse rectangulaire presque uniforme que seules les lignes ocrée de la terrasse et du mur séparent de la maison. Cezanne ne confond pas les plans. Le tableau est un travail de distinction puis de composition, chaque élément, chaque plan étant définitivement établi. Seule la masse noire d’un arbuste à gauche de la composition suggère une menace du côté du manoir : on ne saurait oublier ici que le tableau est peint après la mort du père de Cezanne. Cette mort a délivré certes Cezanne d’une autorité dont il n’avait jamais pu s’affranchir du vivant de l’homme. Cette mort lui a donné dans le même temps des moyens financiers, le libérant à jamais de tout souci matériel. Mais cette mort est aussi la perte d’un homme qui, précisément du fait de l’autorité imposée, a occupé dans la psychologie de Cezanne une présence comme un appui et une certitude. Dorénavant, le voilà livré à lui-même : indéniablement ce tableau  signifie l’hommage du peintre au père identifié à la maison. Les grandes fenêtres du premier étage s’ouvrent sur un intérieur invisible pour nous, signifié seulement d’un rectangle noir. Le mur à droite du tableau définit une zone d’ombre contrastant avec la clarté ensoleillée du tableau. Les tons de ce mur et de l’ombre portée trahissent des couleurs violacées et vert-sombre en contraste avec le rouge, le bleu, l’ocre jaune de la maison. Le « fond » qui entoure la ferme reprend quelque peu ces tons violacés, à la limite d’un gris ocré ou bleuté. Ainsi, le peintre presque fauve dans les couleurs du toit, du pré, des volets du manoir sur la gauche du tableau  nuance le tableau d’une harmonie étrange sur la droite de la toile. Ce qui est repos du point de vue de la forme dans le dessin de la maison et de son soubassement ne l’est pas dans la violence des couleurs retenues. Ce qui est dissonance dans le jeu de construction de la ferme devient douceur dans le choix nuancé des colorations de cette partie droite du tableau : jamais Cezanne n’avait plastiquement orchestré une toile avec une telle subtilité artistique dans un jeu de contraste, et d’harmonie. Sans tarder, Cezanne reprendra ce thème du manoir, cette fois côté nord (c’est-à-dire la façade opposée) comme pour achever son regard sur la maison, les deux tableaux faisant diptyque (FWN242-R603). D’une certaine façon, ayant peint ce tableau, Cezanne a accompli son œuvre de peintre de paysage au Jas. Il lui restait à s’enfermer dans la ferme et la maison pour peindre les joueurs de cartes, les natures mortes, les baigneurs, à partir  ailleurs pour renouveler son regard sur le paysage provençal : ce sera Château-Noir.

Quatrième période : les années 1888-1890

La répartition des toiles exécutées au Jas en tant que paysage oblige à retenir ici deux dernières peintures un peu décalées dans le temps par rapport aux précédentes toiles (FWN263-R687 et FWN280-R688). Le style propre à ces deux œuvres fait apparaître une liberté nouvelle dans l’expression de la couleur

Le Bassin du Jas , NR 688

Le Bassin du Jas , 1890-94, 74,6×54,5cm, FWN280-R688, coll privée

 

Nous retiendrons la toile FWN280-R688 dans ce parcours. Cezanne revient vers la bassin, vers le lion près de l’orangerie, comme pour boucler un long cycle. N’avait-il pas commencé par ce thème du lion près du Bassin (cf. FWN35-R064 intégrant  déjà l’arbre de gauche, le ion sculpté et le pilastre à gauche de la composition !). La toile FWN280-R688 d’une violence colorée indéniable traduit ici la liberté définitivement acquise par le peintre : c’est d’abord un flamboiement de verdure orchestré par les peupliers et le grand arbre à gauche. Les deux  peupliers prolongent les deux pilastres près de lion comme une transmutation de la pierre en verdure pour une fusion avec le ciel. La masse opulente de l’arbre à gauche contraste alors avec la forme étriquée des peupliers. De ce fait, la maisonnette lentement annoncée dans le chromatisme des ocres et verts de la colline impose sa construction avec tranquillité entre ces jaillissements de feuillage presque noir, reprenant à son compte les éléments ocrés que sont les pilastres en bas à droite, les margelles du bassin. Car il y a  le bassin en bas à gauche : l’eau se rapproprie à la fois le ciel bleu et les arbres verts. Mais Cezanne n’est plus préoccupé des divisions de tons de la période impressionniste. Ses touches puissantes et concentrées, pratiquement toujours verticales ou légèrement obliques quand il est question des arbres, de la colline, du talus au premier plan, deviennent horizontales et fluides pour signifier l’eau claire et tranquille du bassin dans ce tableau. Pour conclure, voilà un tableau qui répondant au tableau de la Maison (FWN239-R600) résume les paysages précédents (lion, pilastre, bassin, arbres et maisonnette sur la colline) dans l’éclat lumineux et magistrale des verts et des ocres presque purs. La liberté acquise ici dans l’éblouissement libre des formes naturelles si vivantes et aériennes s’opposent à la composition presque terne à laquelle le peintre se consacre dans le même temps quand, à quelques mètres de là, il peint les joueurs de cartes tellement affairés à leur table qu’ils en deviennent immobiles.

Les œuvres d’atelier au Jas

Si les paysages constituent  l’essentiel du travail pictural de Cezanne chez lui, il n’en demeure pas moins qu’un autre travail va s’accomplir en atelier ou à l’intérieur de la ferme. Les natures mortes vont devenir un thème essentiel du travail de Cezanne au Jas, sans oublier les scènes de genre autour du thème des joueurs de cartes. Là encore, Cezanne accomplit une œuvre exceptionnelle dont l’équivalent ne se retrouvera nulle part ailleurs. On ne saurait oublier ici l’approche et la poursuite d’un thème qui aboutira à l’atelier des Lauves au thème des Grandes Baigneuses…

 Les natures mortes

Sucrier et tasse bleue, 1865-66, 30x41cm, NR 93, Aix-en-Provence musée Granet ( dépôt de l'Etat, musée d'Orsay)

Sucrier et tasse bleue, 1865-66, 30x41cm, FWN706-R093, Aix-en-Provence musée Granet ( dépôt de l’Etat, musée d’Orsay)

Le portrait du père de Cezanne lisant l’Evénement intègre la reproduction d’un petit tableau situé derrière le fauteuil : On pense que Louis-Auguste lit les articles d’Emile Zola à propos de peintres de la nouvelle génération à laquelle Paul appartient. Choisir de faire figurer un de ses tableaux, juste derrière le portrait de son père a sens : Cezanne entend signifier que son œuvre picturale se reconnaît dans la production de « natures mortes ». D’ailleurs, Maurice Denis, dans son hommage à Paul Cezanne fera figurer sur le chevalet une nature morte (FWN780-R418). N’oublions pas que Renoir voulant dans les mêmes années montrer Bazille au travail le figure travaillant à sa nature morte : Héron et geais de 1867 !

Les joueurs de cartes et paysans

Les Joueurs de cartes, 1892-95, NR710,

Les Joueurs de cartes, 1892-95, NR710,

(texte à venir) (photo encore à venir)

 

Les « baigneurs et baigneuses »

Baigneuses, vers 1890, 28x44cm, NR668, Aix-en-Provence, musée Granet (dépôt de l'Etat, musée d'Orsay)

Baigneuses, vers 1890, 28x44cm, FWN958-R668, Aix-en-Provence, musée Granet (dépôt de l’Etat, musée d’Orsay)

(texte à venir) (photos à venir)

 

 

 

Portrait de madame Cezanne en plein air.

Madame Cézanne dan sla serre, 1891-92, 92x73cm, NR703, New York Metropolitan museum of Art.

Madame Cezanne dans la serre, 1891-92, 92x73cm, FWN509-R703, New York Metropolitan museum of Art.

Un tableau, d’un genre quelque peu unique dans toute l’œuvre du peintre, est certainement madame Cezanne dans la serre

Un dernier tableau mérite pourtant notre attention : plus qu’un paysage, il s’agit d’une peinture de plein-air intégrant fleurs, murs, arbres et femme. Le portrait d’Hortense Fiquet (FWN509-R703) ! La tradition appuyée sur un dire de Paul Cezanne fils à Vollard veut que la femme du peintre, présente de fait à Aix en 1891, ait posé au Jas de Bouffan dans la serre ! Il s’agirait donc là du seul portrait de madame Cezanne en extérieur, tranquillement installée sur une chaise de jardin devant un petit arbre au milieu de fleurs. En tout cas le magnifique bouquet à gauche du modèle apporte une coloration rougeoyante au tableau dont la tonalité d’ensemble est ocre du fait des murs ou murets entourant la femme du peintre. Sa grande robe, bleu-nuit, à la fois spacieuse (elle s’élargit jusqu’à occuper tout le bas du tableau) et serrée (elle remonte jusqu’au cou qu’elle entoure d’un col fermé), la poitrine totalement prise dans l’espèce de corset qu’elle réalise. Les manches que prolongent des gantelets cachent les bras pour ne laisser deviner que les doigts laissés inachevés. L’opposition évidente entre le bleu marine de l’immense robe et le fond presque total du crépi des murs derrière le modèle donne déjà au tableau, par ce jeu de complémentaire et de tonalité, une plénitude souveraine. A l’image de la femme dont la majesté est accentuée par la forme ovoïdale de la figure apaisée ! Le bord ensoleillé du muret qui passe à hauteur du cou de la femme apporte une dynamique à ce tableau savamment posé. Les branches de l’arbre surgissent, on ne sait, devant ou derrière le muret : les deux solutions sont visuellement possibles, donnant à cette plante une présence énigmatique, d’autant plus qu’elle porte un jeu de ligne désordonnée en contraste avec la tête sphérique d’Hortense. Ne retenant que pour mémoire les premiers tableaux de figures dans le parc (FWN589-R087, FWN400-R099), ce tableau va rester l’unique cas où Cezanne installe une personne en extérieur pour en faire le portrait. Il reviendra sur cette pratique quand il invitera le jardinier Vallier à demeurer sur la terrasse des Lauves, répétant la démarche ici entreprise : madame Cezanne rayonne de sa plénitude sereine et tendre, le jardinier deviendra l’image même de la mort toute proche.

C’est dire que le Jas aura signifié, au delà d’un lieu riche de quelques motifs essentiels, la vie. Cezanne ne quittera le Jas de Bouffan définitivement qu’en 1898 voire 1899. Nous n’aurons plus aucun tableau d’un motif extérieur. Le lieu de référence va devenir Château-Noir. Sans doute la plaine, le parc humanisé ne l’intéressaient plus. Il en avait épuisé les possibilités, eu égard aux exigences de sa recherche : il lui fallait renouveler l’inspiration sans s’éloigner de ce pays d’Aix dorénavant retrouvé pour toute sa vie de peintre. Les  pins tourmentés, les reliefs et rochers, les chemins en sous bois et les falaises en route vers l’éperon rocheux qu’était Sainte-Victoire allaient nourrir l’œuvre inachevée.

Le Jas de Bouffan, côté paysage, avait été la terre donnée au peintre par le destin. S’étant arrogé ce petit pays, riche d’une allée, d’un plan d’eau, de grands arbres, d’une ferme comme un petit village méditerranéen, d’une bastide comme un château. Il y fit ses classes, il y approfondit les leçons reçues en Ile de France. Il y médita les expériences faites à l’Estaque ou Gardanne. Il y assuma l’héritage paternel au propre et figuré. Ce territoire devenait trop resserré tant géographiquement que spirituellement. Déjà il s’en était éloigné à pied de quelques centaines de mètres montant sur la colline toute proche de Bellevue (pour cela, il lui suffisait de suivre un moment la voie de chemin de fer dont la tranchée signifiait à jamais la présence). Il lui fallait de la distance. La montagne lointaine l’attirait. Il se leva et monta vers elle. Il allait mettre encore une quinzaine d’années pour la gravir. En fait, il ne devait jamais l’atteindre.