Cezanne Paris/Provence (Exposition Tokyo)

( 28 mars-11 juin 2012)

Une exposition et un colloque consacrés au « Maître d’Aix » au Japon à Tokyo

Commissariat général assuré par Denis Coutagne

Une exposition internationale consacrée à Cezanne vient de s’ouvrir à Tokyo dans le quartier de Roppongi ( un quartier en plein développement) où s’est construit, au lieu et place d’une caserne  réservée à l’Infanterie  japonaise jusqu’en 1945, puis occupée militairement par les américains), un vaisseau architectural d’une rare magnificence Le National Art Center (inauguré il y a 5 ans) .  Le bâtiment se veut un des lieux les plus impressionnants de Tokyo dans le seul dessein de voir ici installées des expositions  nationales et internationales. C’est un peu le Grand Palais de Paris, mais construit  selon une architecture  d’avant garde côté façade et hall d’entrée, selon une architecture technique plus  classique côté salles d’exposition :

L’architecte en est Kisho Kurokawa. Le bâtiment de plus de 25 mètres de hauteur sur une largeur de 160 mètres développe près de 50 000 m². Auditorium, salles de conférence, restaurants, bibliothèque, salles d’expositions (une dizaine) : le monument permet d’accueillir plusieurs expositions en même temps : ainsi, en plus de nombreuses salles  d’une surface de 1000 m², deux galeries, très majestueuses  d’une surface de 2000 m² sous une hauteur sous plafond de 5 mètres permettent de recevoir confortablement des expositions d’une ampleur internationale.  Ainsi ce printemps, les collections du musée de L’Ermitage de Saint-Pétersbourg, seront présentées en même temps que l’exposition Cezanne Paris /Provence.

Cezanne Paris/Provence : une exposition qui fait suite à celle intitulée à Paris « Cezanne et Paris » et celle tenue à Milan au Palazzo Reale « Cezanne : les ateliers du Midi ». Il faut dire que ces deux expositions tenues parallèlement l’une l’autre entre octobre 2011 et mars 2012 se voulaient des réponses à l’exposition de 2006 Cezanne en Provence alors orchestrée par la National Gallery de Washington et le musée Granet d’Aix en Provence. Investi dans ces trois projets, je savais qu’une exposition synthétique était nécessaire, une exposition qui montre comment l’œuvre du peintre s’est construite dans une opposition constante entre le Nord et le Sud, entre la Provence et l’Ile de France.

Un mot alors sur la genèse de cette exposition.

L’exposition Cezanne qui a pris forme pour être ouverte au public le 28 mars dernier à Tokyo  a été envisagée dès avant 2006. Déjà les responsables de Nikkei étaient venus me voir au musée Granet (et ce en 2004) dans l’espoir de pouvoir reprendre l’exposition Cezanne en Provence alors envisagée en partenariat avec Washington (National Gallery). Il fut rapidement reconnu que l’exposition Cezanne de 2006 ne pourrait avoir une troisième étape, les prêts prévus pour deux lieux ne pouvant être accordés plus longtemps. C’était déjà beaucoup pour un prêteur de se séparer d’une œuvre de Cezanne quelques 9 voire 10 mois.

Des contacts néanmoins avaient été pris. Il fut décidé de les garder.

Dés 2008,  mes correspondants japonais les réactivèrent. Un projet d’exposition Cezanne se mettait alors en place sous le thème « Cezanne et Paris » (dans le cadre d’un commissariat général assumé par le Petit Palais de Paris) en continuité avec l’exposition Cezanne en Provence. On étudia les conditions de possibilités de lui donner une deuxième étape au Japon.

Il s’avéra très vite que si l’exposition Cezanne et Paris se réalisait en France (à Paris en l’occurrence) elle ne pourrait venir telle quelle au Japon. C’est ainsi qu’on retravailla  le contenu potentiel d’une telle exposition. On voulut bien me solliciter pour assumer ce commissariat scientifique.

Le sujet Cezanne et Paris me retenait prioritairement alors. Dans le même temps, je prenais conscience que les allers/retours de Cezanne entre Paris et la Provence avaient pour lui non seulement des raisons familiales et personnelles, mais encore picturales. Je découvrais (de l’intérieur) que Cezanne était venu à Paris (où j’avais vraiment voulu le suivre) pour donner à sa quête artistique une dimension à l’image de ce qu’était Paris comme centre pictural européen (ce n’était plus Rome tel que Granet l’avait « pratiqué »). Les noms de Courbet, Delacroix hantèrent très vite le jeune peintre provençal, soucieux de ne pas se laisser enfermer dans un registre régionaliste. Il n’empêche : il aimait trop sa Provence natale pour s’en tenir éloigné. Ainsi devait-il apprendre la peinture à Paris, apprendre à connaître la modernité parisienne comme lieu de la création (avec les impressionnistes entre autres) pour mieux revenir en Provence où il pourrait, sous le soleil du midi, donner la pleine mesure à son génie nouvellement exploré.

Un sujet japonais : Cezanne Paris/Provence

 Le sujet Cezanne Paris/Provence s’imposait alors comme une évidence en continuité de l’exposition stricto sensu consacrée à Cezanne dans sa référence à Paris.

Bien entendu nos correspondants japonais (devenus de véritables amis) adhérèrent à cette thématique qui leur permettait de montrer comment Bibémus allait répondre à Fontainebleau, comment les Baigneurs et Baigneuses allaient permettre à Cezanne de dépasser ce que les tentations de Saint Antoine avaient montré (à Paris) en terme de violence érotique, comment les grandes natures mortes réalisées au Jas de Bouffan ou à l’atelier des Lauves prolongeaient le travail ébauché rue de l’ouest à Paris devant un mur de papier peint.

Un jour,  les fils se nouèrent tous. Le Petit Palais de Paris joua le jeu, par ses prêts et sa volonté de voir se prolonger au Japon l’exposition orchestrée à Paris. Le musée d’Orsay qui avait noué des liens avec l’équipe de Nikkei et du National art center acceptait de prêter généreusement quelques chefs d’œuvres dont La Maison du Pendu.

Quelques lignes écrites pour l’introduction du catalogue précisent alors l’enjeu muséographique de l’exposition :

Après l’exposition Cezanne et Paris présenté à Paris (au musée du Luxembourg) et l’exposition Cezanne, les Ateliers du Midi à Milan (Palazzo Reale) l’hiver dernier, le Japon entend célébrer Cezanne dans la perspective de synthétiser ce que ces deux expositions ont apporté, non sans accrocher sur les cimaises de nombreux tableaux qu’aucune de ces manifestations n’avait permis de montrer. On pourrait croire à une rétrospective générale.  L’ambition s’est voulue différente puisque, mettant en référence, et des œuvres réalisées à Paris, et des œuvres réalisées en Provence, les Commissaires ont voulu créer des parallélismes et des mises en perspectives. Comme si le peintre, en passant d’Aix à Paris et de Paris à Aix avait voulu établir des corrélations, des oppositions, des mises en perspectives. Voilà, de ce fait une exposition qui sous le titre, Cezanne Paris/Provence, veut mettre en évidence comment, d’un lieu à l’autre, Cezanne a joué sur deux tableaux, l’un étant en résonnance de l’autre.

Cezanne débute sa vie picturale en installant un atelier au Jas de Bouffan où il peint à même les murs du Grand Salon dans les années 1860. Il construit un atelier à sa mesure sur la colline des Lauves en 1901 pour disposer d’un espace de création analogue à celui qu’il avait connu à Paris, Cité des arts rue Hégésippe Moreau en 1899. Entre ces deux pôles, il travaille dans de nombreux appartements, à L’Estaque, Gardanne et surtout Paris, et occupe de multiples « ateliers » en région parisienne : c’est ce parcours  difficile que l’exposition entend cerner, avec le désir de mettre en valeur comment, en chaque  lieu que le peintre s’approprie, il garde mémoire de ses précédents séjours, annonce les travaux ultérieurs. Les Natures mortes peintes à Paris rue de l’Ouest, préfigurent les toiles appartenant à ce même registre peintes plus tard au Jas ou dans l’atelier des Lauves. Les Tentations de saint Antoine  réalisées à Paris annoncent les Baigneuses du Midi. Nul doute que les rochers de la forêt de Fontainebleau ne s’accordent à ceux de Bibémus. Certes il n’est pas de montagne Sainte-Victoire dans la forêt de Fontainebleau et les tableaux associés à ce motif sont typiquement provençaux mais qui sait si la palette utilisée par le peintre en Provence lorsqu’il peint la mer à L’Estaque ou le Jas de Bouffan ne renvoie pas à celle qu’il a élaborée en Ile de France du côté d’Auvers ou Pontoise ? Qui sait encore si le rapport ne doit pas être parfois renversé, Cezanne réutilisant en Ile de France des intuitions ressenties précédemment en Provence ?

 Un peintre insaisissable entre Paris et Aix

Il était devenu un lieu commun, jusqu’au milieu du vingtième siècle,  d’écrire que, monté à Paris grâce à Zola, l’ambition chevillée au corps pour s’imposer à travers le Salon, Cezanne avait connu la modernité de son temps sous les traits de l’Impressionnisme, et que, cette découverte faite, il s’était retiré sur son Aventin parce que la Capitale l’aurait exclu. Un certain cliché s’était mis ainsi en place sur la base d’une image traditionnelle de l’artiste bohème issue du romantisme, image que Murger avait codifié  dans son roman « Scènes dela vie de Bohème » en 1850. Rilke lui-même décrira, en 1907, Cezanne comme   « vieux malade, usé chaque soir jusqu’à l’épuisement par le monotone travail quotidien, irritable, méfiant, moqué et maltraité [1]».

Cezanne s’était vu alors caricaturé en peintre reclus en Provence après un apprentissage à Paris, n’ayant d’autre horizon que la montagne Sainte-Victoire. Certes Ambroise Vollard, conseillé par Auguste Renoir, l’aurait retiré d’un oubli certain en organisant une première exposition rétrospective en 1895 à Paris, mais le fait que Cezanne, alors en Provence à cette époque, ne se soit pas déplacé à Paris, a conforté cette lecture de la vie de l’artiste défini comme le « maître d’Aix » : bien des critiques et biographes avaient alors repris à leur compte cette conception à commencer par Emile Bernard en 1904 avant  Elie Faure comme Klingsor en 1923, voire le biographe Perruchot en 1955…

Une première vérité pourtant s’impose : Cezanne passe un temps équivalent en région parisienne et en Provence (si l’on exclut les années d’enfance et d’adolescence, soit les 22 premières années de la vie du peintre).

Il fait environ une vingtaine de fois le voyage entre le Nord et le Sud selon des rythmes parfois rapprochées ou éloignées dans le temps. Si, entre 1861 et 1882, le centre de gravité de sa création est plutôt la région parisienne (avec une forte coupure du fait de la guerre de 1870 et de la Commune de 1871), l’artiste est quasiment provençal entre 1882 et 1888 soit sur une période continue de pratiquement six ans. De nouveau le centre de sa vie redevient plutôt « Paris »  entre 1888 et 1899 malgré un voyage en Suisse en 1890 et un séjour à Annecy en 1896  (avec une prédilection soit pour la région de Fontainebleau, soit pour les bords de la Marne). Les six dernières années deviennent essentiellement provençales  quoique que le peintre revienne deux fois à Fontainebleau en 1904 et 1905.

Une deuxième vérité s’impose : sur environ 950 tableaux inscrits au catalogue raisonné du peintre, 350  correspondent aux séjours de Cezanne dans le Nord et 600 aux séjours de Cezanne  dans le Sud. Une raison peut expliquer ce décalage numérique : Cezanne avait une demeure à Aix où ses œuvres ont pu être conservées de manière régulière, alors que ses mouvements incessants à Paris (il déménage plus de vingt fois dans la Capitale)   ne facilitaient pas la conservation des toiles.

Cezanne n’en est pas moins regardé par ses compatriotes aixois comme un étranger, en tout cas un peintre étrange peu présent dans la vie sociale d’Aix (il parle de sa région comme d’une « basse province » au cœur  de laquelle il cherche à s’isoler en septembre 1906), et considéré à Paris comme un provençal au tempérament paysan : « Il écarte sa veste et « d’un mouvement de hanches très zingueur » remonte son pantalon et rajustant ostensiblement sa grosse ceinture rouge. Il serre les mains. Mais arrivé devant Manet, il se découvre et nasille : « Je ne vous donne pas la maing, monsieur Manet, je ne me suis pas lavé depuis huit jours[2] 

Nous voilà engagés à suivre ainsi Cezanne dans ses voyages entre le Nord et le Sud comme autant de promenades à l’intérieur même de son œuvre pour en décrypter le sens, dans un jeu de va et vient,  et de mise en miroir.  On  pourrait croire ces promenades comme  d’agrément, sans soucis, parce que les chemins seraient déjà tous répertoriés…, il n’en est rien. Cezanne n’est jamais où l’on espère le trouver. Une anecdote racontée par Vollard tient lieu de paradigme : le célèbre marchand encore jeune, désireux de rencontrer Cezanne alors inconnu en vue de réaliser une exposition de son œuvre en 1895, va à Marlotte près de Fontainebleau, sur les conseils de Renoir, Cezanne qu’il ne connaît pas encore. Une fois arrivé à Marlotte, on lui dit que l’homme a quitté l’hôtel et séjourne en son appartement parisien. Vollard trouve, non sans difficulté,  l’adresse du peintre, frappe à la porte de l’artiste. Il tombe sur le fils de Paul Cezanne, lequel  lui fait savoir que son père est parti en Provence… Qu’à cela ne tienne. Vollard obtient du peintre qu’il lui expédie des toiles  qui voyageront roulés  et déposés  dans un wagon de  marchandises, sans caisses, sans convoyeurs, sans assurances. Heureux temps…

Ainsi Cezanne s’avère inaccessible, toujours ailleurs que là où on croit le trouver :  « Je crois être impénétrable » avouera même l’artiste dans sa dernière lettre en date du 15 octobre 1906 à son fils. Serait-ce que les catégories traditionnelles Paris/Provence  ne sont pas adéquates à circonscrire l’œuvre d’un tel peintre ?  Serait-ce  que l’œuvre apparemment identifiable (paysages, natures mortes, baigneurs, portraits) ne montre jamais ce que l’on croit y voir au premier abord ? Entre le Réalisme et le Romantisme des premières années et les toiles précubistes, presque abstraites des dernières années, comment s’élabore  un grand œuvre sur lequel le Nord et le Sud impriment leur empreinte ?

Paris/Provence : une opposition tout autant géographique que  métaphysique

Cezanne ne pouvait oublier que les poètes tel Baudelaire, les théoriciens de l’art tel Hyppolyte Taine, avaient donné, au cours du XIXème siècle  un sens artistique à ces catégories géographiques, et ce, sur la base d’une longue histoire remontant jusqu’au Moyen âge. Le « Voyage en Italie, comme voyage d’initiation  (dont  les anglais s’étaient montré demandeurs),  avait forgé un goût dont le classicisme romain (intégrant les paysages du sud aussi bien que l’archéologie méditerranéenne) était devenu la référence définitive. Le Gothique allant jusqu’aux formes flamboyantes s’était développé au Nord quand le Roman se maintenait plutôt au Sud. Après Montesquieu, établissant l’importance des lieux géographiques pour définir le caractère des peuples, Hegel avait donné un vrai sens ontologique à ces catégories au départ géographiques : au Nord, la peinture dans son expression hollandaise puis romantique,  au Sud la peinture dans son expression italienne puis classique. Au Nord les formes vaporeuses, expressionnistes, lumineuses de milles nuances, au Sud les formes plus composées, les valeurs d’ombres et de lumière. Delacroix lui-même avait remarqué que la couleur dans sa pureté se reconnaissait plutôt au Nord dans le cadre d’une atmosphère limpide voire transparentes alors que le Sud, tout écrasé de soleil, donnait de la nature des images plus poussiéreuses ou plus sculpturales. L’Impressionnisme ne pouvait que correspondre à ce Nord à la fois géographique et culturel. Le Classicisme au Sud. Cezanne de vouloir trouver en Provence le paysage romain  (sans besoin d’aller à Rome) et de vouloir « faire du Poussin sur nature » ; et de rechercher en région parisienne la force expressionniste puis la composition par la couleur (sans avoir besoin d’aller en Angleterre ou en Hollande) jusqu’à dire « quand la couleur est à sa richesse la forme est à sa plénitude ». En cela il reprenait les questions  de nombreux prédécesseurs soucieux d’unifier deux tendances, deux écoles, deux traditions européennes.

Paris/Provence : un enjeu pictural

C’est le positionnement de Cezanne entre la Provence et Paris que cette exposition doit alors  révéler.  Bien entendu, il est possible dire à propos de tout tableau du peintre s’il a été peint en Provence ou région parisienne. Le mot « positionnement » n’est pas ici  simplement géographique : il implique de comprendre  en quoi la « Provence » a joué comme tel dans l’élaboration de l’œuvre du peintre, en quoi « Paris » a été un creuset  pour une recherche spécifique, en quoi une tension s’est développée entre ces deux pôles, donnant naissance à cette œuvre unique dans l’histoire de l’art, inclassable entre figuration et abstraction, entre forme et couleur,  entre tradition et modernité.  Qui sait alors si Paris n’est pas à considérer comme l’atelier du Nord en lequel Cezanne élabore un nouveau discours pictural, recherche les  formules d’une expression nouvelle et si l’atelier du Sud ne correspond à ce lieu où l’artiste fait aboutir ses recherches en leur donnant l’épanouissement que  seul le soleil méditerranéen peut apporter. Et parce que ce mouvement ne peut s’accomplir en une seule opération, le peintre est obligé de répéter  ses voyages, de revenir régulièrement se confronter à la modernité parisienne, bref de se remettre en question  avant de redonner forme à ses découvertes  en revenant dans le Midi.

Une vérité s’impose inéluctablement. Le « pays » de Cezanne  a été la Provence, la Provence selon un territoire assez restreint entre Aix, l’Estaque, Marseille, la mer d’un côté, la montagne Sainte-Victoire comme une limite au nord. Une seule phrase du peintre traduit cette intuition : « Pour finir je vous dirai que je m’occupe toujours de peinture et qu’il y aurait des trésors à emporter de ce pays-ci, qui n’a pas trouvé encore un interprète à la hauteur des richesses qu’il déploie[4] ». Paris se révèle le lieu de la confrontation, de la modernité, de la recherche, des grandes amitiés artistiques. On y bat le pavé pour en faire la conquête. On y établit les grandes amitiés sans lesquelles aucune création  n’est vraiment possible, quitte à prendre ses distances… Cezanne ne dira-t-il pas qu’il « veut étonner Paris avec une pomme [5]» ? Mais ce faisant, ne montre-t-il pas que Paris  n’est pas un « lieu » au même titre que la Provence. La meilleure preuve serait de constater qu’il n’y établit pas sa « demeure » : il n’achète aucune propriété, il ne retient aucun quartier de Paris comme le sien. Certes il va s’intéresser à Auvers ou Pontoise, exprimer un goût pour Fontainebleau ou Melun, apprécier les bords de la Marne. Mais ces lieux n’ont pas la valeur des sites provençaux qui sont les siens. Cezanne  est à Paris comme n’y étant pas ! Mais il a besoin de cette distanciation pour créer, pour échapper à toute identification qui, en Provence, pourrait faire de lui un peintre régionaliste. D’une certaine façon il montre que Paris  ne se définit pas par ses monuments, son urbanisme, que la région parisienne ne demande pas d’être reconnu comme tel. Mais alors pourquoi Paris ?  Pourquoi l’Île de France jusque dans les dernières années ?  sinon parce que Paris est un « non-lieu », c’est-à-dire le moyen pour Cezanne d’affirmer que son œuvre se veut non provençale, mais universelle, mais loin de toute référence, hors celle qu’apporte le Louvre (« Le Louvre est un bon livre à consulter… Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire[6] »).  Il lui fallait, à Paris, tout autant se confronter à l’avant-garde, voire devenir « le peintre de la vie moderne » selon le désir de Baudelaire : l’expérience impressionniste lui révèlera cette nouveauté. Il lui fallait vérifier au soleil du Midi la vérité de ces découvertes picturales : « Le grand magicien c’est le soleil »  avoue le peintre en 1897 présent en Provence.

L’exposition commence par une reconstitution du Grand Salon au Jas de Bouffan, et se termine par celle de l’atelier des Lauves en fin de parcours ; Jamais une telle entrée en matière, une telle conclusion n’avaient été mise en valeur. Cezanne construit son œuvre  entre son premier atelier  du Midi  au Jas, son dernier atelier du Midi l’atelier des Lauves. Entre ces deux pôles se développent ce parcours unique  dans un va et vient constant entre Aix en Provence et Pris.

L’exposition se développe alors selon des grands modules visant à expliciter dans un jeu de concordance, d’opposition une œuvre qui  respire autant de l’air méditerranéen que de l’air d’Ile de France. Une section s’attarde sur les paysages, La suivante  prend en compte le thème du « corps ». Viennent les natures mortes, les portraits. Avec le premier atelier sont montrés les œuvres de la période couillarde, ces œuvres d’un Cezanne tourmenté et romantique peignant en plein pâte à la manière de Courbet ou Manet. Autour de l’atelier des Lauves reconstitués sont regroupés des œuvres  correspondants à ce temps des Lauves : Le Jardinier Vallier, les Baigneurs et surtout Sainte-Victoire.

Quelle émotion voir la montagne  s’imposer comme le point d’orgue de l’exposition. Le sceau final.

Lorsque l’on pénètre dans les premières salles, on découvre les œuvres de jeunesse que Cezanne a réalisées dans la bastide du Jas de Bouffan. Le grand Salon à alcôve du rez-de-chaussée de la bastide a été reconstitué en partie. Les 4 saisons prêtées par le Petit Palais occupent comme à Aix, avant qu’elles ne soient déposées, le fond de l’alcôve. De part et d’autre, les grandes compositions murales du Jas de Bouffan ont retrouvé leur place. A gauche, le Baigneur au rocher ; à droite, le Paysage romantique au pêcheur et le Jeu de cache-cache d’après Lancret, œuvre conservée dans une collection privée japonaise et rarement exposée.  Au sein de cette exposition un espace est plus particulièrement dédié aux dernières années aixoises et notamment à l’Atelier des Lauves. En effet, les commissaires de l’exposition ont reconstitué partiellement l’Atelier de Cezanne : le mur ouest avec sa collection d’objets peints par Cezanne reposant sur la longue étagère et le mur sud ouvert d’une large fenêtre. Les 22 objets prêtés par l’Atelier de Cezanne ont donc trouvé leur place dans cette reconstitution et sont présentés à proximité des natures mortes dans lesquelles Cezanne les a peints.

L’exposition

  • a été scientifiquement et muséographiquement supervisée par Denis Coutagne comme commissaire général
  • a été managée par Osamu Fukunaga Directeur du National Art Center, Yusuke Minami, Conservateur en chef au National Art Center, Mitsue Nagaya conservateur au National Art Center assisté de Koji Kudo, Michiko Iwasaki, Shoko Sakurai
  • a été portée par Nikkei Inc. qui a assuré programmation budgétaire, assuré le contenu, sollicité souvent les prêts,  édité le catalogue.

Si le programme scientifique du catalogue est assuré par le commissaire général, les textes de Maryline Assante di Panzillo (Conservateur en chef du Petit Palais de Paris), de Michel Fraisset (directeur de l’atelier des Lauves) de Mitsue Nagaya (conservateur au National Art Center de Tokyo) accompagnent les introductions que ce dernier a écrit pour chaque chapitre. Un texte de Philippe Cezanne vient donner de Paul Cezanne une image de l’homme que le peintre parfois cache, mais sans lequel il n’y aurait aucune œuvre picturale…

En chiffre l’exposition comprend une centaine d’œuvres. Les provenances des prêts se déclinent : Washington, New York, Cincinnati, Los Angelès, Norfolk, Columbus, Saint Petersbourg, Paris, Melbourne, Sydney, Madrid, Ehime, Helsinki, Monaco. Aix-en-Provence bien sûr. Bien entendu les prêts en provenance de musées ou collections privées japonaises s’avèrent fort nombreuses.

Pour l’inauguration  qui eut lieu le 3 avril, Aix en Provence fut largement représentés :

Outre Denis Coutagne et Michel Fraisset présents comme « cézanniens » directement impliqués dans le projet, outre Philippe Cezanne, président d’honneur de la Société Cezanne, Madame Joissains comme présidente de la Communauté du Pays d’Aix (de laquelle dépend le Musée Granet prêteur) et Maire de la Ville d’Aix en Provence (de laquelle dépend l’Atelier des Lauves) était représenté par Jean Bonfillon, (maire de Fuveau , vice Président dela CPA en charge de la Culture) et Régis Martin, maire de Saint-Marc Jaumegarde, vice président de la CPA)  côté communauté, par Michèle Jones, (en charge des Musées d’Aix ) côté Ville d’Aix en Provence.

Une aventure en tout cas fabuleuse et exceptionnelle qui conforte la place internationale de Cezanne. En tout cas voilà Aix en Provence, qui après avoir été mis à l’honneur  par le Maitre d’Aix à Washington se voit mise en valeur, grâce à Cezanne, à Tokyo.

Le colloque

Date et lieu: le 26 mai 2012, salle de conférence au centre National d’Art, Tokyo

Communications

  1. Conférence dominante : l’image actuelle de Cezanne vue par l’histoire de la recherche sur Cezanne (Takanori NAGAI, Kyoto Institut de Technologie)
  2. Cezanne vu par la comparaison du nord et du sud: la position de cette exposition et son importance dans l’histoire des expositions cezanniennes(Koji KUDO, Conservateur du centre national d’art, Tokyo) 
  3. Paris chez Cezanne-sa relation d’avec Manet(Atsushi MIURA, l’Universite de Tokyo) 
  4. Provence chez Cezanne-Cezanne et classicisme(Yasuhide SHIMBATA, conservateur au musee Beridgestone) 

Toutes les 260 places de la salle ont été complètement réservées à l’avance.


[1]Rilke op. cité, 9 octobre p. 41.

[2] Souvenirs de Monet rapportés par Marc Elder, A Giverny, chez Claude Monet

[4] lettre à Chocquet 11 mai 1886

[5] Phrase attribuée à Cezanne par Natanson en 1895.

[6] Cf lettres de Cezanne à Emile Bernard en 1904 et 1905.