Achille Emperaire, dans l’ombre de Cezanne

Article publié dans le Monde du 4 janvier 2014,  sous la plume de Philippe Dagen.
Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône)
Une exposition montre l’oeuvre de ce peintre méconnu et l’influence qu’il a eue sur son illustre amiLongtemps, Achille Emperaire n’a été qu’un nom sur un cartel au bas d’une toile signée d’un autre nom, infiniment plus célèbre que le sien : Paul Cezanne, Portrait d’Achille Emperaire, 1867-1868. L’oeuvre est au Musée d’Orsay à Paris. Elle a été précédée de dessins et d’un premier portrait, peint directement sur le mur du Jas de Bouffan, résidence campagnarde de la famille Cezanne à Aix-en-Provence.Quand le portrait d’Orsay est montré au Salon de 1870, il suscite rires et caricatures. Pourquoi la tête du modèle est-elle si grosse par rapport au corps ? Pourquoi Cezanne a-t-il écrit en capitales dorées au-dessus de l’homme assis dans un fauteuil  » ACHILLE EMPERAIRE PEINTRE  » ? La réponse à la première question est simple : Emperaire, né en 1829 à Aix-en-Provence, est nain et bossu. La réponse à la seconde est désormais plus claire : Emperaire a joué un rôle que l’on a sous-estimé dans la formation de son compatriote Cezanne, son cadet de dix ans. Amis à Aix, ils se sont fréquentés aussi à Paris au début des années 1870, Cezanne ayant offert à son ami de l’héberger. Emperaire tentait alors d’accéder à un début de reconnaissance. Il échoua et rentra dans sa ville natale.Les détails de leur amitié, leurs lettres les ont appris aux historiens depuis des décennies. Mais deux expositions d’oeuvres d’Emperaire à Aix-en-Provence, l’une dans l’Atelier de Cezanne, l’autre dans la galerie d’Alain Paire (qui s’est terminée le 31 décembre 2013), montrent combien les débuts de Paul ont été influencés par son mentor et ami Achille, à tel point même que l’on pourrait s’interroger sur de possibles réattributions.Emperaire se révèle un admirateur éperdu des Vénitiens et des Flamands, comme Cezanne. Comme lui, il a un sujet de prédilection, le nu féminin. Au fusain ou à la sanguine sur papier, à l’huile sur toile, il en exalte les formes au-delà de toute vraisemblance anatomique jusqu’au plus flagrant fétichisme sexuel : cuisses et hanches callipyges, seins et ventres considérables. Ses Baigneuses sont des idoles de la fécondité aux corps colossaux et aux têtes réduites à presque rien. Si Courbet se laisse obséder par l’Origine du monde ? la femme vue de face ?, Emperaire la préfère de dos et en amplifie les volumes ? comme Cezanne dans sa période justement dite  » couillarde  » des années 1860, celle de scènes érotiques obsédantes, période qu’il faudrait donc peut-être nommer période Emperaire.

Mais ces disproportions obsessionnelles s’observent dans l’oeuvre de Cezanne jusqu’à la fin de sa vie, y compris dans ses illustres Grandes Baigneuses du début des années 1900, devenues depuis des icônes de l’art moderne. Leurs gorges, leurs hanches, leurs cuisses sont colossales et leurs têtes à peine plus qu’une petite boule. On les a souvent comparées aux Vénus de la préhistoire, que Cezanne n’a pas connues. Il serait sans doute plus judicieux de les comparer aux nus de celui auquel il a dédié un portrait lui-même monumental.

Quand Achille Emperaire meurt, en 1898, nul ne s’en émeut, semble-t-il, pas même Cezanne, dont la célébrité et l’influence sont alors en train d’envahir les ateliers des jeunes artistes, à commencer par celui de Matisse. Ne sont restées de cet étrange peintre que bien peu d’oeuvres, conservées dans des collections privées pour la plupart. Leur réunion le fait renaître et incite à lui attribuer un rôle, secondaire sans doute, mais non négligeable, dans l’histoire de la modernité picturale.

Philippe Dagen

 » Achille Emperaire (1829-1898), peintre « 

Atelier de Cezanne, 9, av. Paul-Cezanne, Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Tél. : 04-42-21-06-53. Du lundi au samedi de 10 heures à 12 heures et de 14 heures à 17 heures. 5,50 EUR. Jusqu’au 26 janvier 2014.