François Chédeville

Le viaduc dans la plaine de l’Arc I 

(Cliquer sur les images pour les voir en vraie grandeur)

Les œuvres de Cezanne représentant le célèbre viaduc de chemin de fer de la vallée de l’Arc (dit viaduc de l’Arc de Meyran) sont au nombre de 17 : 7 toiles, 6 aquarelles et 4 dessins, que l’on peut regrouper en 3 séries et deux tableaux isolés.

Nous traiterons ici de la série reliée à  FWN185-R511 La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue 82-85.

La vallée de l’Arc et son viaduc

 

Pour le lecteur ne connaissant pas la vallée de l’Arc, voici d’abord une image du paysage global où se situe notre recherche :

Fig. 1 . Plateau de Valcros et vallée de l’Arc

Fig. 1 . Plateau de Valcros et vallée de l’Arc

Première série : La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue (FWN185-R511 et FWN184-R512, C0896, C0905, RW239)

R511 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand II 82-85

FWN185-R511 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand II 82-85

R512 La Montagne Sainte-Victoire vue en haut de Montbriand I c82

FWN184-R512 La Montagne Sainte-Victoire vue en haut de Montbriand I c82

 

 

 

 

 

 

 

Ces deux tableaux (de tailles différentes et titrés de façon erronée par Rewald, comme on le verra plus loin) sont peints depuis le flanc d’une colline qui domine d’assez haut la vallée de l’Arc, suffisamment haut pour surplomber également une maison au premier plan qui elle-même domine la plaine.

Localisation de FWN185-R511 : deux solutions  a priori.

En examinant les Fig.1 et 2, on constate que seuls deux lieux répondent à ces contraintes, situés sur la même colline boisée : le flanc sud-ouest au-dessus de Montbriand (appelé Bastide Cremieu sur le cadastre de 1828), ou le flanc sud-est au-dessus du Tubet (appelé  Bastide Duperier sur le même cadastre) :

Fig. 2 . Le flanc du plateau de Valcros avec la colline plus escarpée à gauche.

Fig. 2 . Le flanc du plateau de Valcros avec la colline plus escarpée à gauche.

En effet, Le flanc de la montée vers la Bastide Vieille ne peut correspondre au tableau, car il n’y a pas de maison en contrebas ni sur le cadastre de 1830, ni sur les photos aériennes d’avant 1960. En outre, l’écart en hauteur avec la plaine n’est que d’une vingtaine de mètres. – et encore moins pour le bois de pins situé entre la Bastide Vieille et le Tubet, qui donc ne peut pas non plus être retenu.

 N.B. On peut constater au passage l’erreur de titre donné au tableau, le panorama de la toile ne correspondant absolument pas à ce qui est visible depuis Bellevue, situé beaucoup trop loin du bord du plateau de Valcros pour voir la vallée, et sur un terrain plat lorsqu’on regarde en direction de la montagne.

Pour déterminer la meilleure solution entre les hauts de Montbriand et ceux du Tubet, il faut préalablement repérer l’angle de vision couvert par le tableau en partant de la ligne d’horizon visible. Celle-ci est bornée à gauche par le Pas de l’Escalette à mi-pente du flanc ouest de la Montagne Sainte-Victoire, et  près du sommet des Grands Carmes à droite du Cengle, derrière lequel se cache la colline des Roussettes.

La carte IGN permet de déterminer cet angle :

Fig. 3 Le champ du tableau R511.

Fig. 3 Le champ du tableau FWN186-R511.

L’angle de vision y est délimité par les deux lignes jaunes, l’horizon visible depuis Valcros étant figuré par une ligne verte.

(Noter que la ligne jaune de gauche s’arrête là où les arbres empêchent la vue d’aller plus loin sur la descente des Costes Chaudes, mais les arbres sont placés de telle façon que sans eux le paysage visible dans la plaine ne serait pas beaucoup plus étendu, l’angle s’accroissant alors d’environ 2 degrés seulement.)

Selon que l’on se place au-dessus de Montbriand ou au-dessus du Tubet, la différence d’angle au départ est tout à fait minime. Comment trancher ?

Fig. 4 . L’angle de vision depuis la position du peintre.

Fig. 4 . L’angle de vision depuis la position du peintre.

Si l’on se situe au-dessus de Montbriand, cela suppose que les arbres de la colline n’empêchaient pas la vue sur la plaine. Aujourd’hui, ce n’est évidemment plus le cas, puisque toute la colline est boisée. Mais les vues aériennes les plus anciennes (Fig. 5, photo du 1er avril 1959) indiquent que la pointe de l’angle de vision (limité sur la photo comme sur la carte par les lignes jaunes) entre Montbriand et le Tubet n’étaient pas plantées d’arbres –  sauf peut-être le bosquet indiqué par la lettre A sur la photo suivante qui, s’il existait du temps de Cezanne, devait empêcher de voir la pente ouest de la montagne Sainte-Victoire.

Fig. 5. Photo aérienne du 1er avril 1959

Fig. 5. Photo aérienne du 1er avril 1959

La photo de Rewald de 1935 (fig. 6) met en évidence l’étendue vierge d’arbres là où elle est prise (au sommet de la colline vers la cote 180, la bordure d’arbres se situant entre les cotes 165 et 175 m), mais trop loin des flancs de la colline et son axe de vision trop décalée vers la gauche pour nous être utile. Elle ne pourrait plus être prise aujourd’hui, les arbres ayant tout envahi.

Fig. 6 . Photo prise par Rewald en 1935

Fig. 6 . Photo prise par Rewald en 1935

Le doute ne pouvant donc être levé, on ne peut conclure dans un sens ou dans l’autre sur la visibilité du panorama du temps de Cezanne depuis les deux positions en débat.

Deux éléments peuvent cependant permettre de trancher avec un haut degré de certitude  :

  •  la position depuis les hauteurs de Montbriand rend très visible le premier coude de l’Arc, alors qu’il l’est beaucoup moins depuis le haut du Tubet (cf fig. 5), ce qui correspond beaucoup mieux à ce qu’on voit (ou plutôt qu’on ne voit pas) à l’extrême droite sur les deux tableaux : Cezanne n’a pas représenté ce coude, caché par la verdure du talus. Si ceci est compréhensible depuis le Tubet, cela l’est beaucoup moins depuis Montbriand ;
  •  surtout, l’arête du toit de la maison en contrebas est orientée vers le nord-est sur les toiles, ce qui est le cas du Tubet, mais absolument pas celui de Montbriand, qui est orienté sud-est. Si on choisissait cette option, l’axe central du plan de vision serait orienté vers Gardanne et plus du tout vers l’espace entre la Sainte-Victoire et le Mont du Cengle. Ce dernier argument me semble déterminant et m’incite à déplacer la localisation donnée par Bruno Ely : « Au plus près de Montbriand, deux tableaux sont à rapprocher, pris assez haut, au sommet de la colline, juste derrière la maison, La Montagne de Sainte-Victoire vue de Bellevue. » (p. 169 de Cezanne en Provence, catalogue de l’exposition de 2006 ).

Localisation précise de FWN185-R511

Le dessus du Tubet se présente comme suit :

Fig. 7 – Position de Cézanne pour R511

Fig. 7 – Position de Cezanne pour FWN185-R511

La Bastide Dupérier selon le cadastre napoléonien, devenue le Tubet, est constituée d’un simple bâtiment, celui-là même qui prolonge l’immeuble plus moderne de trois étages situé à sa gauche sur la fig. 7 ci-dessus. Le toit de la bastide d’origine culmine à 152 m. On peut donc considérer que Cezanne se situe  sur le méplat situé au-dessus, à la cote 160m, le grand pin du milieu du tableau poussant en bas du talus sur l’emplacement de la nouvelle maison du Tubet à l’endroit indiqué.

Une simulation sur Google du paysage vu légèrement en hauteur de cette position  donne ceci :

Fig. 8 – Panorama de R511 aujourd’hui

Fig. 8 – Panorama de FWN185-R511 aujourd’hui

Cette image a évidemment les défauts de toute image reconstituée en 3D, avec une profondeur de champ non maîtrisée : il suffit de comparer la taille de la montagne avec celle de la photo de Rewald de 1935 (fig.6), prise pourtant de plus loin.

A défaut d’aller sur place pour mieux se rendre compte de la réalité perceptible, on peut modifier légèrement cette image dans Photoshop pour correspondre en partie aux « reprises » effectuées par Cezanne, en :

  • rajoutant du ciel,
  • exhaussant la montagne Sainte-Victoire,
  • élargissant le Cengle,

puis en rajoutant un cadre aux proportions du tableau et en collant quelques éléments issus de celui-ci, notamment le grand pin :

Fig. 9 Du « réel » au tableau

Fig. 9 Du « réel » au tableau

Le résultat est assez satisfaisant et permet au passage de mesurer à quel point la campagne a été « abîmée » par l’urbanisation galopante depuis 1960.

Identification des éléments du paysage cézannien.

 Les  modifications effectuées par Cezanne ne signifient pas qu’il ajoute dans son tableau des éléments non présents dans le paysage. Au contraire, on peut y retrouver quelques traits caractéristiques.

Ainsi, on retrouve sur la toile le « chemin des Milles à Aix » du cadastre napoléonien  dont le tracé reste pratiquement le même aujourd’hui : passant sous Montbriand, il se confond avec l’autoroute parallèlement à la nouvelle Avenue du Camp de Manthe (écrit Mente dans le cadastre de 1828) jusqu’au pont sur l’autoroute, dont il se sépare alors pour devenir l’Avenue du Club Hippique en direction d’Aix. A sa gauche sur la toile se situe le « chemin du Jas de Bouffan » dont le tracé se confond actuellement avec celui de l’autoroute à partir dudit pont.

L’image suivante superpose le cadastre de 1828 avec la carte IGN, mettant en évidence dans l’angle de vision de Cezanne (angle jaune) la part de ces deux chemins  (en noir) présente sur la toile, avec en rouge leurs noms actuels :

 

Fig. 10 – Plan des chemins

Fig. 10 – Plan des chemins

Fig.11 . Les chemins sur la toile

Fig.11 . Les chemins sur la toile

On peut également tenter modestement de retrouver sur la toile certaines des bastides ou des maisons de la plaine présentes du temps de Cezanne. Pour cela, on part d’une photo aérienne de 1934 sur laquelle on cercle en rouge les constructions présentes sur le cadastre napoléonien, et donc présentes du temps de Cezanne. On les reporte ensuite sur le tableau. En dessinant 4 axes de vision, on peut alors déterminer grossièrement :

  • un premier axe reliant la Bastide de Joye (nom donné par le cadastre napoléonien) aux édifices D, E, F, G ;
  •  un second axe traversant la Beauvale où s’agglutinent les constructions H. Sur cet axe on peut aussi trouver la maison A. Le massif de pins I devant le viaduc, visible sur FWN184-R512, est ici confondu avec la branche basse de gauche du pin ;
  •  un troisième axe se dirigeant vers le centre du viaduc et où l’on trouve la grande maison J. Celle-ci est absente du cadastre napoléonien et a donc été construite entre 1930 et l’époque où Cezanne peint son tableau ;
  •  un dernier axe orienté vers le Pont de l’Arc (en bas de l’Avenue Pierre Brossolette actuelle sur la route de Marseille par Luynes) où l’on trouve une concentration de maisons K dont certaines plus récentes que 1830.
Fig. 12 .Les constructions de la vallée

Fig. 12 .Les constructions de la vallée

Fig. 13 . Report des constructions sur R511

Fig. 13 . Report des constructions sur FWN185-R511

La plupart de ces éléments se retrouve sur FWN185-R512, indiqués de façon plus allusive. Sans prétendre à une exactitude topographique hors de portée, on constate tout de même une cohérence globale de ces implantations entre les toiles et les cartes, ce qui contribue à assurer la validité de la localisation que nous proposons pour FWN185-R511.

Localisation de Pin et Montagne Sainte-Victoire (C0896)

 Ce dessin peut être considéré comme un dessin préparatoire de FWN185-R511, essentiellement centré sur le grand pin :

 

Fig.14 - C0896 Pin et Montagne Sainte-Victoire 83-86

Fig. 14 – C0896 Pin et Montagne Sainte-Victoire 83-86

Le champ de vision est pratiquement le même que pour FWN185-R511. Vu la hauteur du pin s’élevant sur l’horizon, on peut conclure que Cezanne s’est placé légèrement plus bas que pour le tableau. Il s’est par exemple assis pour faire ce dessin alors qu’il est resté debout pour peindre le tableau, et au lieu de regarder droit devant lui vers l’horizon, il a orienté son regard vers le haut à l’endroit où les branches se croisent, ce qui est manifestement le point qui l’intéressait. Cela suffisait pour l’obliger à situer le viaduc tout en bas du dessin (voir la position du peintre sur la fig. 18 ci-dessous).

La datation par Chappuis est incohérente avec celle de Rewald, si on considère qu’un dessin préparatoire doit évidemment précéder l’œuvre à laquelle il est destiné.

Localisation de FWN184-R512

 Dès lors que la localisation de FWN185-R511 est assurée, celle de FWN184-R512 s’en déduit aisément. En effet, ce dernier tableau est peint d’un peu plus haut en se rapprochant de Montbriand :

  • le centre du tableau s’est déplacé vers la droite au niveau de la barre du Cengle, de même que la façade du Tubet, dégageant un peu plus le versant ouest de la montagne Sainte-Victoire ;
  • on devine en contrebas le méplat où se situait Cezanne peignant FWN185-R511 près du tronc du pin, dont la hauteur relative diminue par rapport au sommet de la montagne, ce qui montre qu’il est vu de plus haut.

Voir la Fig. 18 ci-dessous.

Localisation de La Vallée de l’Arc (C0905)

Fig. 15 . C0905 La Vallée de l’Arc 85-87

Fig. 15 . C0905 La Vallée de l’Arc 85-87

Ce dessin est évidemment un croquis rapide préalable pour FWN184-R512. Compte tenu de la hauteur du pin par rapport à la montagne et de la configuration du Tubet, on peut conclure que Cezanne s’est placé au même endroit que pour FWN184-R512, mais légèrement plus bas. On peut cependant noter dans ce dessin l’effet de « zoom » sur le viaduc, ainsi que la présence de la maison indiquée Fig. 13 par la lettre J.

Comme pour le précédent, la datation de ce dessin par Chappuis (1885-1887) n’est pas cohérente avec celle de Rewald pour FWN185-R511, d’autant que si l’on considère que FWN184-R512 précède FWN185-R511, ce dessin est donc chronologiquement le tout premier de la série.

Localisation de Pin devant la vallée de l’Arc (RW239)

Fig 16 RW239 Pin devant la vallée de l'Arc 83-85

Fig 16 RW239 Pin devant la vallée de l’Arc 83-85

Comme pour le dessin C0896, le pin est le sujet principal du tableau, le viaduc permettant seulement de le mettre en contexte sur fond de colline du Grand Cabriès et de barre du Cengle seulement esquissés. Cependant à la différence du dessin, le regard ici continue à se porter horizontalement vers l’horizon.

Cette aquarelle reprend presque exactement le quart supérieur droit de FWN184-R512 :

Fig. 17 Détail de R512

Fig. 17 Détail de FWN184-R512

La différence tient au fait que le pin se situe très légèrement plus bas que le viaduc et que le Mont du Cengle, ce qui signifie que Cezanne se tenait un peu plus haut que pour FWN184-R512. Par ailleurs, son angle de vision s’est orienté vers la gauche : il a dû se déplacer vers Montbriand pour avoir une vue plus dégagée sur la gauche du Mont du Cengle (plateau de Maurély) et sur la colline du Grand Cabriès, tout en resserrant l’angle de vision, puisqu’il cadre à droite à la hauteur de la Barre du Cengle et à gauche sur le pin lui-même, éliminant ainsi la Sainte-Victoire (voir la position du peintre Fig. 18 ci-dessous).

L’image suivante résume l’ensemble des localisations proposées pour cette première série :

Fig. 18 . Les diverses positions de Cézanne.

Fig. 18 . Les diverses positions de Cezanne.

Renouvellement du titre des œuvres.

Outre les titres erronés de FWN185-R511 et FWN184-R512, on peut regretter le caractère hétéroclite des titres de cette série qui représente pourtant le même site.

Notre proposition est la suivante :

  • FWN185-R511 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand II 82-85
  • FWN184-R512 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand I c82

En toute rigueur, il faudrait dire « vue au-dessus de la bastide Dupérier » (si elle s’appelait encore ainsi du temps de Cezanne, ce qui reste à vérifier) ou « vue au-dessus du Tubet ». Notre choix tient au fait que ces derniers noms sont inconnus des cézanniens, alors que la plupart connaissent l’existence de Montbriand et que Cezanne n’en est qu’à quelques mètres lorsqu’il réalise ces tableaux, ces dessins et cette aquarelle.  La même logique appliquée aux deux dessins et à l’aquarelle donne les titres suivants :

  •  C0896 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand II 82-85
  • C0905 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand I c82
  • RW239 La Montagne Sainte-Victoire vue au-dessus de Montbriand 83-85

L’objectif est de parvenir à une nomenclature simple et surtout cohérente.