François Chédeville

Le viaduc dans la plaine de l’Arc III (FWN234-R598, FWN235-R599, FWN296-R767, C1158, RW238, RW241)

 

(Cliquer sur les images pour les voir en vraie grandeur)

Les œuvres de Cezanne représentant le célèbre viaduc de chemin de fer de la vallée de l’Arc (dit viaduc de l’Arc de Meyran) sont au nombre de 17 : 7 toiles, 6 aquarelles et 4 dessins, que l’on peut regrouper en 3 séries et deux tableaux isolés.

Nous traiterons dans ce troisième chapitre de la série de tableaux où figure la Bastide Vieille.

Deuxième série : La Montagne Sainte-Victoire au grand pin

 Cette série concerne trois toiles (FWN234-R598, FWN235-R599 et FWN297-R767), un dessin (C1158) et deux aquarelles (RW238 et RW241).

Localisation de FWN234-R598

Fig. 27 . R598 La Montagne Sainte-Victoire au grand pin 86-87

Fig. 27 . FWN234-R598 La Montagne Sainte-Victoire au grand pin 86-87

Pour localiser la position de Cezanne, il convient de repérer d’abord certains éléments clés du paysage ainsi que les limites de la ligne d’horizon :

  • La bastide située à gauche sur une éminence, constituée de deux corps de bâtiment dont l’un avec un toit à un seul pan. Cette bastide, nommée Bastide Berlatier sur le cadastre napoléonien s’appelle aujourd’hui la Bastide Vieille et n’a nullement changé d’aspect.
Fig. 28 . La Bastide Vieille aujourd’hui.

Fig. 28 . La Bastide Vieille aujourd’hui.

  • Ce bâtiment surplombe la voie de chemin de fer d’Aix à Rognac, et l’on reconnaît au bas de la bastide le tunnel dit du Ravin du Pas de Goule qui permettait au chemin joignant la Bastide Boyer à la Bastide Berlatier (chemin non représenté sur le tableau et dont le nom actuel est Chemin des Aubépines) de rejoindre l’ancien chemin des Milles à Aix avant son embranchement avec l’ancien chemin du Jas de Bouffan :
Fig. 29 . Superposition carte aérienne de 1959 avec le cadastre napoléonien

Fig. 29 . Superposition carte aérienne de 1959 avec le cadastre napoléonien

  • la Bastide Vieille se situe plus bas que le lieu d’où Cezanne l’observe, et l’orientation de sa toiture ainsi que le fait qu’on voie une partie de sa façade ouest renvoient nécessairement à un point situé sur la colline dominant le Tubet  le long du bois de pins, dont deux exemplaires en lisière servent à encadrer le tableau.  La cote 169 est plus satisfaisante visuellement que la cote 158 (les deux seules à être situées plus haut que la Bastide Vieille sur l’axe de vision) L’hypothèse à vérifier est donc celle-là.
Fig. 30 : Position de Cézanne sur l’axe de vision de la Bastide Vieille

Fig. 30 : Position de Cezanne sur l’axe de vision de la Bastide Vieille

Il faut donc vérifier sur la carte IGN si la ligne d’horizon vue de ce point est cohérente avec les données topographiques générales. Pour cela, on fait correspondre les points clés de la ligne d’horizon du tableau avec leur report sur la carte IGN.

La ligne d’horizon démarre à gauche en direction des Trois Bons Dieux, passe par le plateau de Bibémus puis les Costes Chaudes en direction de la Croix de Provence puis du second sommet de la Sainte-Victoire (à la cote 980 m), pour descendre ensuite par  l‘oppidum d’Untinos, le plateau de Maurély, le sommet du Devançon puis la barre du Cengle, et enfin à droite la colline des Grands Carmes. L’axe du tableau passe au tiers inférieur de la pente de droite de la montagne située au-dessus de l’oppidum d’Untinos, soit à la cote 700 environ.

Par ailleurs, la bastide se situe à la verticale du bas des Costes Chaudes et du sommet du plateau de Bibémus, position que l’on retrouve sur la reconstitution 3D proposée ci-dessous (Fig. 34).

Fig. 31 . Points de la ligne d’horizon à reporter sur la carte IGN

Fig. 31 . Points de la ligne d’horizon à reporter sur la carte IGN

Fig. 32 . Report sur carte IGN

Fig. 32 . Report sur carte IGN

Fig. 33 . Agrandissement du report à l’origine

Fig. 33 . Agrandissement du report à l’origine

Fig. 34 Report sur image 3D prise à 290m de haut

Fig. 34 Report sur image 3D prise à 290m de haut

Ce report  permet de constater la cohérence de la localisation proposée avec les diverses portions du viaduc apparaissant entre les différents axes et le tableau, de même que la position de biais de la Bastide Vieille.

La vision 3D la plus basse possible permise par Google Earth à l’aplomb de la position de Cezanne permet de repérer de nouvelles cohérences avec le tableau :

Fig.35 Vision à 200 m de haut

Fig.35 Vision à 200 m de haut

Fig. 36 Correspondances

Fig. 36 Correspondances

La différence essentielle avec la situation actuelle (outre évidemment la construction de la maison de retraite du Tubet sur le champ noté A) est la transformation du bosquet en un bois beaucoup plus élevé, qui cache une partie de la bastide, de la voie de chemin de fer et rend invisible le tunnel du Ravin du Pas de Goule. Pour le reste, il n’y a guère de doute à avoir sur la position de Cezanne en bordure de la forêt et à gauche du chemin qui y mène, pratiquement à l’entrée du cimetière des Sœurs du Tubet.

Cette conclusion sera encore renforcée par l’étude des constructions présentes dans la vallée lorsque nous examinerons ci-dessous le tableau FWN235-R599.

Localisation de « La Vallée de l’Arc » (RW241)

 Cette aquarelle est vraisemblablement  préparatoire au tableau précédent, vu sa similitude quasi-complète  avec lui (seul l’arbre de droite est tronqué). La localisation du peintre est donc la même.

Fig. 36 bis . RW241 La Vallée de l'Arc c85

Fig. 36 bis . RW241 La Vallée de l’Arc c85

Le tableau est daté de 1886-87 : il n’y a guère de raison de penser que l’aquarelle a été réalisée un an avant. Par ailleurs, il conviendrait d’harmoniser, là aussi, les titres, et donc adopter :

 RW241 : La Montagne Sainte-Victoire au grand pin et la Bastide Vieille 86-87

Localisation de FWN235-R599

Fig. 27 . R598 La Montagne Sainte-Victoire au grand pin 86-87

Fig 27. R598 et Fig 36 ter . R599 La Montagne Sainte-Victoire au grand pin c87

Fig 36ter. FWN234-R598 et FWN235-R599 La Montagne Sainte-Victoire au grand pin

 

 

 

 

 

 

 

La principale modification du champ de vision entre les deux tableaux tient au changement d’axe de vision et au cadrage différent de la partie du paysage représentée:

  •  en effet, la montagne Sainte-Victoire occupe maintenant le centre du tableau, la barre du Cengle étant largement tronqué à droite et la colline de Bibémus légèrement raccourcie à gauche pour rétablir l’équilibre. Cela implique un changement d’axe du regard, davantage tourné vers la gauche ;
  •  la modification du cadrage tient également à l’absence dans FWN235-R599 du premier plan de FWN234-R598.

 

Replaçant grossièrement FWN235-R599 dans FWN234-R598 (après avoir réduit la taille du premier) en superposant à peu près les deux Sainte-Victoire, on prend mieux conscience du type de recadrage effectué par le peintre qui ignore toute la partie gauche et la partie basse de FWN234-R598 dans FWN235-R599 :

Fig. 37 . Superposition R598 – R599

Fig. 37 . Superposition FWN234-R598 – FWN235-R599

Cette superposition se traduisant évidemment par diverses distorsions entre les deux images qu’il s’agit d’analyser de plus près, deux hypothèses de placement peuvent être formulées :

  • première hypothèse : le peintre s’est rapproché de la Bastide Vieille, ce qui signifie, compte tenu de la configuration du terrain déjà observée pour FWN234-R598, qu’il est descendu vers l’emplacement de l’actuelle maison de retraite du Tubet (cf. Fig. 30) ;
  •  deuxième hypothèse : le peintre est resté pratiquement à la même place, mais s’est placé plus en hauteur dans FWN235-R599 par rapport à FWN234-R598. Nous verrons comment cela est possible.

Première hypothèse

Celle-ci repose sur les impressions de plus grande proximité du paysage dans FWN235-R599 par rapport à FWN234-R598. Ces impressions reposent sur plusieurs éléments de FWN235-R599 :

  •  la taille de la Bastide Vieille, double de celle de FWN234-R598, et la précision plus grande de son tracé, donnent la sensation qu’on s’en est rapproché ;
  •  l’absence des champs situés au premier plan de FWN234-R598 peut laisser supposer qu’il ne les voit plus de là où il est (donc qu’il est descendu de la colline en les traversant et qu’ils sont désormais derrière lui) ;
  •  l’absence du tunnel du Ravin du Pas de Goule et de toute la partie droite de la voie ferrée, désormais occultés par la végétation, sont cohérents avec le fait que l’observateur descend vers cette végétation depuis sa position dans FWN234-R598 : cela la fait forcément grandir à ses yeux au point de lui cacher tout une partie du paysage ;
  •  le cadrage adopté, qui donne une plus grande ampleur que dans FWN234-R598 à la Montagne Sainte-Victoire[1] , accentue encore l’impression de plus grande proximité, bien que celle-ci ne soit pas topographiquement justifiée par un déplacement vers le bas : cadrer plus étroitement un même élément accentue forcément sa taille dans l’image.
 [1] ampleur encore augmentée par les dimensions du tableau, supérieures à celles de FWN234-R598, et par la taille des parcelles agricoles dans la plaine, elles aussi agrandies par l’effet de cadrage serré. De même, le sommet de la Sainte-Victoire apparaît plus lointain dans FWN234-R598 parce qu’il est légèrement aminci par rapport à FWN235-R599 (donc occupe moins de place relative), grâce au léger accroissement des pentes de gauche et de droite de la montagne.

En ignorant provisoirement l’identité d’encadrement de l’image par les pins et leurs branches entre les deux tableaux (bien que la taille du tronc du pin dans FWN235-R599 ait aussi grossi par rapport à FWN234-R598, ce qui ajoute encore à l’impression qu’on se rapproche du paysage), qui s’oppose à l’idée d’un déplacement important du peintre, on obtient les deux images suivantes :

Fig. 37bis : Occultation des pins

Fig. 37bis : Occultation des pins

L’impression de rapprochement de la Bastide Vieille est forte.

Toutes ces observations peuvent conduire à conclure que le lieu où se tenait Cezanne est peut-être celui-ci :

Fig. 38 . Position de Cézanne pour R599 (Hypothèse I)

Fig. 38 . Position de Cezanne pour FWN235-R599 (Hypothèse I)

Cezanne se situe ici à la cote 158 m, ce qui est cohérent avec la cote de la Bastide Vieille, construite sur un tertre à la cote 152 m puisqu’il la domine un peu de là où il la peint.

A partir  de ce lieu (comme de sa position pour FWN234-R598), il ne peut pas apercevoir la totalité de l’espace situé entre lui et la Bastide Vieille (le terrain descend jusqu’à 132 m dans le vallon hachuré en vert), mais seulement les espaces notés A et B sur les photos aériennes suivantes :

Fig. 39. Cliché du 11 juillet 1958

Fig. 39. Cliché du 11 juillet 1958

Fig.39bis . Cliché du 1er avril 1959

Fig.39bis . Cliché du 1er avril 1959

Fig 39ter . Cliché du 31 août 1960

Fig 39ter . Cliché du 31 août 1960

Fig. 40 . Photo satellite 2013

Fig. 40 . Photo satellite 2013

Entre 1958 et 1959, la végétation diminue dans les zones A et B, mais à partir de 1960 (le terrassement nécessaire à la construction de la maison de retraite est en cours) jusqu’à aujourd’hui, elle ne cesse de proliférer, atteignant une hauteur qui cache désormais la Bastide Vieille. Ces clichés peuvent nous donner une idée de l’état possible de la végétation du temps de Cezanne : si l’on se réfère à FWN234-R598, on voit que la zone A est surtout occupée par un bosquet dont la hauteur n’empêche pas de voir la voie ferrée, et que la zone B est plutôt dégarnie au pied de la bastide, comme en 1959. En revanche pour FWN235-R599, le bosquet A, notamment son escarpement le long de la voie ferrée, empêche totalement de la voir, ainsi que le tunnel du Ravin du Pas de Goule :

40bis Position de Cézanne pour R599 R599

 

 

 

 

 

 

 

Fig.40bis et 40ter . Le bosquet visible sur FWN234-R598 et FWN235-R599

La localisation proposée paraît donc crédible, même si une vérification sur place est aujourd’hui impossible.

Mais la conséquence de cette hypothèse est « scandaleuse », dans la mesure où elle implique que Cezanne a rajouté sur FWN235-R599 un élément absent du paysage, à savoir le même encadrement de celui-ci, repris à l’identique de FWN234-R598, par un grand pin à gauche et les branches d’un autre à droite épousant le profil de la ligne d’horizon. Compte tenu de la distance entre les localisations proposées pour ces deux tableaux, il est clair qu’il est matériellement impossible de voir le quart de gauche du paysage de deux façons aussi différentes à partir du même arbre. En outre, en se rapprochant du pin de gauche comme sur FWN235-R599, la branche basse de celui-ci se serait élevée au-dessus de l’horizon alors qu’ici elle s’est abaissée.

On peut donc être conduit à imaginer qu’étant très satisfait du mouvement dynamique introduit par cet encadrement dans FWN234-R598, Cezanne a désiré le réutiliser pour FWN235-R599 – en l’étoffant d’ailleurs, mais aussi en l’adaptant au changement de perspective d’un tableau à l’autre (le déplacement du regard vers la gauche entraine la suppression « logique » du tronc de l’arbre de droite et l’amplification de la branche de gauche) : suprême raffinement ou renforcement de l’illusion de vérité perspective pour quiconque regarderait simultanément les deux tableaux ?

Fig. 41 . L’encadrement par les deux grands pins

Fig. 41 . L’encadrement par les deux grands pins

Deuxième hypothèse

Un autre système explicatif peut cependant être proposé pour justifier les différences pointées entre les deux tableaux, en partant de l’hypothèse que Cezanne s’est peu déplacé entre FWN234-R598 et FWN235-R599, puisqu’il voit à peu près de la même façon le pin de gauche et les branches encadrant le paysage.

Tout d’abord, si l’on réduit les dimensions de FWN235-R599 à celles de FWN234-R598 pour la partie du paysage commune aux deux tableaux, de façon à rendre comparables les proportions relatives de la Bastide Vieille, du tronc du pin et des parcelles agricoles de la plaine, les tailles de ces éléments redeviennent semblables et l’effet de rapprochement disparaît en ce qui les concerne (Seule l’épaisseur de la Bastide Vieille reste encore légèrement plus importante dans FWN235-R599, mais ceci étant compensé par la diminution de taille des parcelles agricoles et des maisons de la plaine, ainsi que par le tassement de la montagne, qui concourent à l’impression contraire qu’on se serait plutôt éloigné du motif dans FWN235-R599…) :

Fig. 42 . Homogénéisation des dimensions de la Sainte-Victoire

Fig. 42 . Homogénéisation des dimensions de la Sainte-Victoire

  • La plus grande proximité du pin de gauche avec la Bastide Vieille dans FWN235-R599 implique que Cezanne s’est très légèrement déporté latéralement vers la gauche par rapport à sa position dans FWN234-R598 (ce qui permet du même coup la vision de la bastide située en arrière à gauche de la Bastide Vieille, laquelle était cachée par le pin dans FWN234-R598.)
  • Le fait que l’encadrement de la ligne d’horizon par les branches reste le même d’un tableau à l’autre interdit cependant de considérer que ce déplacement latéral excède un mètre et implique que Cezanne n’est pas trop proche du pin (il en est au moins à quelques mètres), sinon les branches auraient dû être décalées beaucoup plus à gauche dans FWN235-R599 et l’effet d’encadrement serpentin des montagnes aurait été détruit.
  •  La Bastide Vieille et le viaduc sont situés plus haut dans FWN235-R599 que dans FWN234-R598. Il en est de même du bord supérieur du vallon (voir fig. 40 et 40bis) qui figure au bas de FWN235-R599 :
Fig. 43 . Relèvement des plans rapprochés par rapport à la ligne d’horizon.

Fig. 43 . Relèvement des plans rapprochés par rapport à la ligne d’horizon.

Ce relèvement des plans rapprochés ne peut avoir que deux explications :

  • Soit Cezanne a décidé de « tasser » la dimension verticale du tableau par rapport à l’horizontale pour mettre encore davantage en évidence la place de la montagne dans l’ensemble. En « corrigeant » cet effet par allongement de la hauteur de FWN235-R599 pour permettre une coïncidence exacte entre les deux tableaux de la bastide, du viaduc et du bord du vallon, on obtient ceci :
Fig. 44 : Alignement des plans rapprochés par rapport à la Montagne Sainte-Victoire

Fig. 44 : Alignement des plans rapprochés par rapport à la Montagne Sainte-Victoire

Le résultat est évidemment de diluer la présence de la Montagne dans un paysage plus vaste et moins dynamique, ce qui peut justifier le choix de Cezanne s’il a sciemment « aplati » la dimension verticale du paysage. Bien entendu, on pourrait aussi considérer que c’est dans FWN234-R598 que Cezanne a « allongé » cette dimension verticale pour donner plus d’ampleur au paysage global. Le raisonnement reviendrait au même : si l’on « allonge» FWN234-R598 pour le faire coïncider avec FWN235-R599, le résultat est également moins satisfaisant. Dans tous les cas, on peut donc justifier le choix de Cezanne par des raisons stylistiques.

  • Soit Cezanne a peint FWN234-R598 debout, et s’est assis pour peindre FWN235-R599, ce qui se traduirait effectivement par un rehaussement visuel de la bastide, du viaduc et du bord du vallon par rapport à la ligne d’horizon, qu’il a d’ailleurs accompagné par un rehaussement du bord supérieur du tableau où la grande branche du pin de gauche est vue dans sa totalité.

Il est difficile de trancher entre ces deux possibilités, qui toutes deux sont compatibles avec la seconde hypothèse.

Quelle que soit la solution, on pourrait s’étonner que la branche basse du pin de gauche, qui devrait a priori suivre le même mouvement de rehaussement, apparaît au contraire située plus bas dans FWN235-R599 par rapport à la ligne des Costes Chaudes. En fait, cela s’explique aisément si l’on considère le mouvement latéral du peintre vers la gauche évoqué plus haut : dans ce cas, de même que le tronc s’est rapproché de la bastide, la branche s’est rapprochée du sommet de la montagne : elle se trouve donc à l’aplomb d’un point plus élevé de la crête rocheuse, ce qui la fait passer en-dessous de cette crête.

En revanche, cette seconde hypothèse oblige à accepter que Cezanne a un peu exagéré le tassement des branches issues de l’arbre de droite (dont le tronc est absent du tableau FWN235-R599) pour les faire rentrer entières dans le coin de ciel, alors qu’elles auraient dû être tronquées en partie vu l’abandon de toute la partie droite de FWN234-R598 après le sommet du Cengle. Même le déplacement latéral du peintre vers la gauche ne peut rendre compte du déplacement à gauche des parties de ces branches qui ne devraient pas figurer dans le tableau. Cette liberté mineure prise par rapport au réel représente évidemment un choix stylistique qui permet de conserver leur forme caressant la montagne, ce qui est la trouvaille rythmique la plus remarquable de ces deux tableaux.

De même, cette seconde hypothèse ne permet pas d’expliquer, comme la première hypothèse, la disparition sur FWN235-R599 du tunnel du Ravin du Pas de Goule (encore qu’on peut considérer que le petit trait gris de biais issu de la voie ferrée et situé en face de la tache de couleur ocre signale l’emplacement de ce tunnel) et de la partie de la voie ferrée située entre la ligne bleue et le bas du tableau dans la figure 43bis. Il est en effet inconcevable que la végétation ait suffisamment poussé dans le laps de temps qui sépare ces deux tableaux (si l’on accepte la chronologie admise aujourd’hui) pour les camoufler. Comme le fait remarquer Pavel Machotka, on peut constater en allant vers la bastide une belle concentration de touches épaisses, avec une seconde couche qui vraisemblablement camoufle les éléments disparus du paysage. Choix de l’artiste pour éviter de donner trop d’importance au premier plan, avec une saignée pâle trop visible (la voie de chemin de fer) se poursuivant jusqu’au bas du tableau (alors que dans FWN234-R598 elle est également interrompue par une végétation buissonnante), attirant trop le regard et le détournant de la montagne ? On peut le supposer.

Concluons : si la première hypothèse rend bien compte de tout le bas du tableau et de la sensation primitive de déplacement vers le bas de Cezanne, elle oblige à considérer la présence du pin de gauche et le traitement des branches suivant le profil de la montagne dans FWN235-R599 comme purement artificiels. La seconde hypothèse montre que l’impression de rapprochement du motif n’est en réalité qu’un effet du recadrage effectué par le peintre et ne « tient » donc pas du point de vue topographique en ce qui concerne la position du peintre. Mais elle suppose un traitement du bas du tableau moins fidèle à la réalité (tunnel, voie ferrée) et quelques libertés mineures dans le traitement des branches de pins, tout cela étant justifiable pour des raisons esthétiques. Elle présente donc le grand avantage de conserver la logique d’une observation directe des pins encadrant les deux tableaux. Elle nous semble donc nettement plus satisfaisante car elle introduit moins de distorsions que la première hypothèse dans ce qui est représenté par rapport au réel, ce qui est intellectuellement plus satisfaisant compte tenu de la pratique habituelle de Cezanne. Nous la retiendrons donc.

Terminons cette analyse par une remarque sans rapport avec la détermination de la position du peintre, mais qui permet cependant de mesurer la volonté de Cezanne de rester fidèle aux éléments du paysage observé. En effet, la comparaison des maisons et bastides représentées dans la plaine met en évidence de grandes analogies entre les deux tableaux :

R598 R599

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 45 et 46 . Similitudes dans l’emplacement des constructions de la plaine.

Localisation de « La Montagne Sainte-Victoire » (FWN296-R767)

Dans ce tableau Cezanne situe directement la Bastide Vieille sous le creux entre les deux sommets de la Sainte-Victoire, lequel règle l’axe du tableau :

Fig. 47 . R767 La Montagne Sainte-Victoire 92-95

Fig. 47 . FWN296-R767 La Montagne Sainte-Victoire 92-95

Si on reporte cet axe sur une image 3D, on obtient facilement la seule position possible pour le peintre, dans la mesure où :

  • celui-ci a effectué un mouvement tournant vers l’ouest par rapport à FWN235-R599 (sinon la bastide n’aurait pas pu être placée sous le sommet de la montagne) ;
  • il s’est rapproché de la bastide (sa taille a crû de FWN234-R598 à FWN235-R599 et maintenant FWN296-R767)
  • il a resserré encore son angle de vision.
Fig. 48 . Axe du champ de vision

Fig. 48 . Axe du champ de vision

Voici une représentation orientée nord-sud pour mieux visualiser la localisation proposée :

 Fig. 49 . Positions de Cézanne

Fig. 49 . Positions de Cezanne

Si la bastide représentée est bien la Bastide Vieille (on pourrait en douter vu la forme du toit du premier bâtiment en pente, mais l’examen de tous les autres bâtiments situés sur cet axe en direction d’Aix ne permet pas d’en trouver un plus conforme au tableau de Cezanne), alors le champ de vision représenté par Cezanne revêt une forme dilatée sur les bords, dans une perspective en quelque sorte sphérique, ce qui est plutôt curieux et pose problème dans la mesure où c’est la première fois que nous rencontrons une telle « reprise » du paysage.

En effet, si on trace en bleu le cadre classique fondé sur les extrémités de la ligne d’horizon (ce qui est valable pour les toutes les œuvres analysées ci-dessus), on constate qu’au niveau de la bastide les bords en sont trop resserrés :

Fig. 50 . Cadre de vision « classique »

Fig. 50 . Cadre de vision « classique »

Or si l’on reporte le cadre réel du tableau (en rouge) sur une photo aérienne, tout se passe comme si Cezanne avait voulu élargir ce champ sur l’axe horizontal passant par le milieu du tableau :

Fig. 51 . Courbure de l’espace représenté

Fig. 51 . Courbure de l’espace représenté

Fig. 52 . Correspondance avec R767

Fig. 52 . Correspondance avec FWN297-R767

 

 

 

 

 

 

 

En conclusion, si la localisation proposée est exacte, le traitement du paysage par Cezanne offre un exemple assez frappant de concentration dans l’espace du tableau d’éléments qui, en stricte perspective, ne pourraient y figurer.

Par ailleurs, il serait bon de préciser le titre de ce tableau, actuellement trop vague, par exemple sous la forme :

FWN296-R767 La Montagne Sainte-Victoire et la Bastide Vieille 92-95

Localisation de « La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue » (C1158 )

 Ce dessin est considéré par Chappuis comme un dessin préparatoire à FWN296-R767. On peut l’admettre si on accepte l’idée que Cezanne s’est contenté de représenter la Bastide Vieille de façon très schématique et non vue de face – c’est pourquoi le toit à un pan du petit bâtiment de droite est tout de même croqué sous forme de losange. Quant au viaduc, il est à peine esquissé à droite.

La position de Cezanne peut être considérée comme pratiquement identique à celle adoptée pour FWN296-R767, ou peut-être très légèrement plus bas, la Montagne occupant tout le ciel et l’impression de surplomb de la bastide étant atténué.

Fig. 52 bis . C1158 La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue 92-95

Fig. 52 bis . C1158 La Montagne Sainte-Victoire vue de Bellevue 92-95

Le titre de Chappuis n’est pas satisfaisant, car le point de vue ne se situe pas à Bellevue. On devrait adopter le même titre que pour FWN296-R767 :

C1158 La Montagne Sainte-Victoire et la Bastide Vieille 92-95

Localisation de « La Montagne Sainte-Victoire » (RW238)

 Nous sommes ici encore plus proches de la Bastide Vieille, mais la position du peintre s’est déplacée vers la droite par rapport au tableau précédent, d’où le déplacement vers la gauche de la montagne Sainte-Victoire :

Fig. 53 . RW238 La Montagne Sainte-Victoire c85

Fig. 53 . RW238 La Montagne Sainte-Victoire c85

Noter que les constructions sur les collines sont les mêmes que  dans FWN296-R767.

Une image 3D et une photo aérienne du site nous permettent de conclure que Cezanne s’est déplacé à l’orée du champ carré dont il occupait le coin sud-ouest  pour FWN296-R767 pour rejoindre le coin sud-est d’où il réalise cette aquarelle :

Fig. 54 . Position de Cézanne pour RW238

Fig. 54 . Position de Cezanne pour RW238

Fig. 55 . Photo aérienne de 1960

Fig. 55 . Photo aérienne de 1960

Ici aussi, on peut considérer que le titre donné à l’œuvre mérite d’être précisé, et comme pour FWN296-R767, nous proposons :

 RW238 La Montagne Sainte-Victoire et la Bastide Vieille c87

Conclusion

En conclusion, on peut récapituler les positions de Cezanne pour cette série sur l’image suivante :

Fig. 56 . Localisation de la série « La Montagne Sainte-Victoire au grand pin »

Fig. 56 . Localisation de la série « La Montagne Sainte-Victoire au grand pin »