Octobre

Cezanne entre en sixième comme interne au collège municipal Bourbon (aujourd’hui collège Mignet). Conformément au règlement en vigueur, il porte un uniforme composé d’une tunique de drap bleu avec liseré rouge et palmes dorées au collet, d’un pantalon bleu à liseré rouge, d’un pantalon blanc ou d’un pantalon en coutil gris, ainsi que d’un képi en drap bleu. Très bon élève, sa scolarité est couronnée par de nombreux prix. Il devient externe à partir de 1857. Il se lie avec Émile Zola, son cadet d’un an, né le 2 avril 1840 à Paris 2e, entré au collège la même année que lui, en septième, Jean-Baptistin Baille (Aix, 27 mars 1841 – Villeneuve-Saint-Georges, 3 juin 1918) entré dans la même classe que Cezanne, futur astronome et professeur à l’École polytechnique, et Louis Marguery, futur avoué et vaudevilliste, « les inséparables ».

Zola Émile, La Confession de Claude, Paris, Librairie internationale, 1866, 324 pages, p. 10 :

« Frères, vous souvenez-vous des jours où la vie était en songe pour nous ? Nous avions l’amitié, nous rêvions l’amour et la gloire. Vous souvenez-vous de ces tièdes soirées de Provence, lorsque, au lever des étoiles, nous allions nous asseoir dans le sillon fumant encore des ardeurs du soleil ? Le grillon chantait ; le souffle harmonieux des nuits d’été berçait notre causerie. Tous trois nous laissions nos lèvres dire ce que pensaient nos cœurs, et, naïvement, nous aimions des reines, nous nous couronnions de lauriers. Vous me contiez vos songes, je vous contais les miens. Puis, nous daignions redescendre sur terre. Je vous confiais ma règle de vie, toute consacrée au travail et à la lutte ; je vous disais mon grand courage. Me sentant la richesse de l’âme, je me plaisais à l’idée de pauvreté. Vous montiez, comme moi, l’escalier des mansardes, vous espériez vous nourrir de grandes pensées ; grâce à votre ignorance du réel, vous sembliez croire que l’artiste, dans l’insomnie de sa veille, gagne le pain du lendemain.

D’autres fois, quand les fleurs étaient plus douces, les étoiles plus radieuses, nous caressions d’amoureuses visions. Chacun de nous avait sa bien-aimée. Les vôtres, vous souvenez-vous ? brunes et rieuses filles, étaient reines des moissons et des vendanges ; elles se jouaient, parées d’épis et de grappes, et couraient par les sentiers, emportées dans le vol de leur turbulente jeunesse. La mienne, pâle et blonde, avait la royauté des lacs et des nuées ; elle marchait languissamment, couronnée de verveines, semblant à chaque pas prête à quitter la terre.

Vous souvenez-vous, frères ? Le mois dernier, nous allions ainsi rêver au milieu des campagnes, et puiser le courage de l’homme dans le saint espoir de l’enfant. Je me suis fatigué du songe, j’ai cru me sentir la force de la réalité. Voici cinq semaines que j’ai quitté nos larges horizons que féconde le souffle embrasé de midi. J’ai serré vos mains, j’ai dit adieu à notre champ préféré, et, le premier, j’ai voulu chercher la couronne et l’amante que Dieu garde à nos vingt ans. […]

xviii

Laissez-moi regretter, laissez-moi me souvenir, laissez-moi revoir toute ma jeunesse dans un regard.

Nous avions douze ans alors. Je vous rencontrai un soir d’octobre dans le préau du collège, sous les platanes, près de la petite fontaine. Vous étiez chétifs et timides. Je ne sais ce qui nous unit, notre faiblesse peut-être. Depuis ce soir, nous avons marché ensemble, nous séparant pour quelques heures, mais nous tendant la main avec plus d’amitié après chaque séparation.

Je sais que nous n’avons ni le même corps ni le même cœur. Vous vivez et vous pensez autrement que moi, mais vous aimez comme moi. Là est notre fraternité. Vous avez mes tendresses et mes pitiés ; vous vous agenouillez dans la vie, vous cherchez à qui donner votre âme. Nous communions en tendresse et en affection.

Vous rappelez-vous nos premières années ? Nous lisions ensemble des contes à dormir debout, de grands romans d’aventures qui nous tenaient six mois sous le charme. Nous faisions des vers et de la chimie, de la peinture et de la musique. Il y avait, chez l’un de vous [Baille], au troisième étage, une grande chambre, notre laboratoire et notre atelier. Là, dans la solitude, nous commettions nos crimes d’enfant : nous mangions le raisin accroché au plafond, nous risquions nos yeux au-dessus de cornues chauffées à blanc, nous rimions des comédies en trois actes que je lis encore aujourd’hui lorsque je veux sourire. Je la vois, cette grande chambre, avec sa large fenêtre, inondée de lumière blanche et pleine de vieux journaux, de gravures foulées aux pieds, de chaises dépaillées, de chevalets boiteux. Elle m’apparaît douce et riante, lorsque je regarde ma chambre d’aujourd’hui et que j’aperçois, au milieu, se dresser Laurence qui m’effraie et m’attire.

Plus tard, le grand air nous enivra. Nous eûmes la saine débauche des champs et des longues courses. Ce fut une folie, un emportement. On brisa les cornues, on oublia le raisin, on ferma la porte du laboratoire. Le matin, nous partions avant le jour. Je venais sous vos fenêtres vous appeler en pleine nuit, et nous nous hâtions de sortir de la ville, carnier au dos, fusil au bras. Je ne sais quel gibier nous chassions ; nous allions, flânant dans la rosée, courant au milieu des hautes herbes qui se courbaient avec des bruits secs et pressés, nous vautrant dans la campagne comme de jeunes chevaux échappés. Le carnier était vide au retour, mais la pensée était pleine et le cœur aussi.

Quelle contrée puissante, âpre et douce pour ceux qui se sont pénétrés de ses ardeurs et de ses tendresses ! Je me souviens de ces aubes blanches et humides, presque fraîches, qui mettaient dans mon être et dans les horizons une paix de suprême innocence ; je me souviens de ces soleils accablants, de cet air embrasé, lourd, éclatant, qui écrasait la terre, de ces rayons larges qui coulaient des hauteurs, comme de l’or en fusion, heure virile et forte, donnant au sang une maturité précoce et à la terre des entrailles fécondes. Nous marchions en braves enfants au milieu de ces aubes et de ces soleils, jeunes et légers le matin, plus graves, plus recueillis le soir ; nous causions en frères, partageant le même pain, éprouvant les mêmes émotions.

Les terrains étaient jaunes ou rouges, déserts et désolés, semés d’arbres maigres ; çà et là des bouquets de feuillage, d’un vert sombre, tachant la grande étendue grise de la plaine ; puis, tout au fond, tout autour de l’horizon, rangées en cercle immense, des collines basses, dentelées, d’un bleu tendre ou d’un violet pâle, se découpant avec une netteté délicate sur l’azur dur et profond du ciel. J’ai encore sous les yeux ces paysages pénétrants de ma jeunesse ; je sens bien que je leur appartiens, que le peu d’amour et de vérité qui est en moi me vient de leur tranquille passion.

D’autres fois, vers le soir, lorsque le soleil déclinait, nous prenions la grande route blanche qui conduit à la rivière. Pauvre rivière, maigre comme un ruisseau, là resserrée, trouble et profonde, ici agrandie et coulant en nappe d’argent sur un lit de cailloux. Nous choisissions un des trous, au bord d’une berge élevée que les eaux avaient creusée, et nous nous baignions sous les arbres qui étendaient leurs rameaux. Les derniers rayons glissaient entre les feuilles, semant les ombrages sombres de trouées lumineuses, et venaient se poser sur la rivière en larges plaques d’or. Nous n’apercevions qu’eau et verdure, que de petits coins de ciel, le sommet d’une montagne lointaine, les vignes du champ voisin. Et nous vivions ainsi dans le silence et la fraîcheur. Assis sur la rive, dans l’herbe fine, les jambes pendantes, les pieds nus effleurant l’eau, nous jouissions de notre jeunesse et de notre amitié. Que de beaux rêves nous avons faits sur ces berges dont le flot chaque jour emporte quelques graviers ! Nos rêves s’en vont ainsi, emportés par la vie. […]

Laissez-moi me rappeler aussi le monde qui nous entourait, ces professeurs, braves gens qui auraient pu être meilleurs, s’ils avaient eu plus de jeunesse et plus d’amour, ces camarades, les méchants et les bons, qui étaient sans pitié, sans âme, comme tous les enfants. Je dois être une créature étrange, bonne seulement à aimer et à pleurer, car je me suis attendri, j’ai souffert dès mes premiers pas. Mes années de collège ont été des années de larmes. J’avais en moi les fiertés des natures aimantes. On ne m’aimait point, car on m’ignorait, et je refusais de me faire connaître. Aujourd’hui, je n’ai plus de haine, je vois clairement que je suis né pour me déchirer moi-même. J’ai pardonné à mes anciens camarades qui m’ont froissé, blessé dans mon orgueil et dans ma tendresse ; les premiers, ils m’ont donné les rudes leçons du monde, et je les remercie presque de leur dureté. Il y avait parmi eux de tristes garçons, des sots et des envieux, qui doivent être aujourd’hui des imbéciles parfaits et de méchants hommes. J’ai oublié jusqu’à leurs noms. »

Zola Émile, « L’école et la vie scolaire en France », Le Messager de l’Europe, mars 1877 ; repris dans Le Voltaire, 23 août 1879 ; repris avec quelques modifications dans Zola Émile, « Mon collège », Le Figaro, supplément littéraire, 18e année, n° 31, samedi 30 juillet 1892, p. 1 (cité d’après cet article) :

« MON COLLÈGE

Toutes ces distributions de prix ont éveillé en moi des souvenirs ; laissez-moi vous parler de mon collège.

Le collège de la ville d’Aix est un bon collège de province. La ville a un vieux renom de ville littéraire et savante. Aussi le collège est-il fréquenté. Nous étions là environ quatre cents, ce qui est un joli chiffre, dans cette province lointaine, dans cette antique cité, solitaire et morte, où l’herbe pousse entre le pavé des rues.

Je me souviens de mes compagnons. Les uns, comme moi, appartenaient à la ville même. Pour la plupart, ils étaient fils d’avocats, d’avoués, de notaires. Ceux-là devaient hériter des études et des cabinets de leurs pères, et ils suivaient une voie toute tracée. Après le collège, l’École de droit, après l’École de droit une situation réglée à l’avance qui les attendait.

Aussi les plus grands se montraient-ils fort paresseux. La vie leur semblait toute mâchée, ils se demandaient à quoi bon se casser le cerveau, puisque leur sort était fixé. Au sortir des bancs du collège, ils n’auraient qu’à s’asseoir au vieux fauteuil de famille, devant le bureau où l’aïeul avait commencé sa fortune. En somme, il y a des accommodements avec les examens et, une fois les examens passés, ce n’est pas la science apprise au collège qui fait les hommes habiles.

Les futurs avocats, les futurs avoués se faisaient-ils ce raisonnement ? je l’ignore, mais je le répète, ils étaient généralement parmi les cancres, ce qui ne les a pas empêchés plus tard de se tirer fort bien de leur charge.

Nous avions aussi des fils de négociants, de petits détaillants, même des fils d’entrepreneurs et d’ouvriers devenus patrons.

Il y a à Paris et en province une poussée de plus en plus large vers l’instruction.

Quiconque a réalisé quelque argent, les parvenus les plus illettrés, les enrichis de la veille dont les mains ont gardé les rudesses du métier, rêvent pour leurs fils des situations libérales et poussent surtout leur petite famille dans le barreau, qui, dit-on, mène à tout de nos jours. Parmi les fils de ces parvenus, il y avait quelques bons élèves. Ils étaient généralement d’esprit lourd, mais certains paraissaient comprendre la nécessité de l’instruction, le besoin de gravir un échelon social par le travail. Ceux-là s’entêtaient, le nez dans les livres, avec la volonté arrêtée de n’être pas un maître serrurier ou un aubergiste comme leur père. Deux ou trois sont arrivés à de très belles situations.

Quant aux autres, ils ne récompensaient guère leurs familles des sacrifices qu’elles faisaient. Puisque le papa avait travaillé, à quoi bon se fendre la tête pour y faire entrer du grec et du latin ? Ils sauraient toujours bien jouir des rentes dont ils hériteraient un jour. Plusieurs ne finissaient même pas leurs classes. Les familles se lassaient et les retiraient des classes de latin, pour les mettre dans les classes de commerce, abandonnant l’idée de faire d’eux des avocats, réfléchissant qu’il leur suffirait de savoir l’orthographe et l’arithmétique s’ils voulaient reprendre un jour la maison paternelle.

Plus tard, j’ai retrouvé aussi certains de mes condisciples dans le commerce et l’industrie : un fabrique des alcools, un autre est bourrelier, un autre est tailleur, un autre vend de la porcelaine. De toute leur instruction universitaire, j’ai remarqué qu’il ne leur était resté dans la mémoire que des morceaux de récitation, des passages de Boileau surtout. Le distillateur sait encore tout le « Repas ridicule », qu’il récite d’un trait.

***

Mais les élèves les plus typiques nous étaient envoyés des départements voisins, ceux du Var et des Basses-Alpes. Chaque année, il descendait de là-haut de grands garçons, taillés à coup de hache, chaussés de gros souliers ferrés et l’air butor. C’étaient, pour la plupart, des fils de fermiers riches ou encore des fils de marchands vivant d’un petit négoce au fond d’un bourg de la montagne. Peu importait d’ailleurs la position de la famille, les enfants des notaires et des pharmaciens eux-mêmes montraient en arrivant une brutalité de montagnard qui ne disparaissait jamais complètement. Presque tous avaient le crâne plus dur que les rochers sur lesquels ils avaient poussé. Beaucoup témoignaient une véritable horreur pour les livres. J’en ai connu un particulièrement dans la cervelle duquel on n’a pu faire pénétrer trois idées à la file. Il passait les journées dans une attitude calme et pesante de bœuf qui digère. Il avait de grands yeux vides qu’il fixait sur le professeur comme s’il comprenait, et lorsqu’on l’interrogeait, on s’apercevait qu’il n’avait même pas entendu. Tous n’avaient pas cette stupidité, mais les garçons intelligents étaient l’exception parmi eux. Certains ont acheté des charges de notaires dans les villages perdus. Il faudra évidemment trois ou quatre générations pour affiner la race et dégager l’intelligence dans cette classe de rudes travailleurs.

La ville d’Aix est une ancienne ville parlementaire, où vit encore toute une vieille noblesse de robe. Cette noblesse se cloître chez elle. Jusqu’à ces dernières années les divisions sociales sont restées très marquées dans la ville. Aussi les familles nobles n’envoient-elles pas leurs enfants au collège. Cela n’est pas bon genre. Il faut ajouter que l’instruction religieuse n’a pas au Collège les développements que peuvent désirer les familles pratiquantes ; on y remplit les stricts devoirs, pas davantage, et encore la communion aux grandes fêtes y est-elle facultative. Les nobles ont donc adopté certaines maisons religieuses des environs ; un collège tenu par les jésuites et situé très loin était surtout en faveur. Donc les élèves appartenant à la noblesse sont fort rares au collège d’Aix. De mon temps, j’en ai compté une dizaine au plus. On me dit que le nombre s’accroît d’année en année.

Rien de plus intéressant à étudier que ce petit monde d’un collège. Quand un enfant entre là, il peut être certain qu’il va frôler tous les mondes. La société y est représentée en raccourci. C’est le pêle-mêle le plus démocratique qu’on puisse rêver. Les différences sociales s’effacent, et j’ai même remarqué qu’un fils de noble y court, plus que le fils d’un paysan, le risque d’être battu. Au collège, on ne connaît guère que la supériorité des gros poings. Le dictateur de la cour est quelque beau et grand garçon qui saute plus loin que les autres et qui lance la balle avec une grâce et une force particulières. On se rapproche des sociétés primitives, les questions de situations acquises disparaissent : un enfant n’est plus qu’un petit citoyen de la république scolaire, condamné aux mêmes devoirs, vivant la même vie, ne jouissant d’aucun privilège. Il est vrai que cette république n’existe que grâce au pouvoir absolu du proviseur.

Certes, la méchanceté était grande au collège d’Aix. On se tutoie, mais on se massacre. Les nouveaux venus paient leur entrée de quelque bataille. Certains restent à jamais des souffre-douleur. L’homme est au fond de l’enfant, et l’enfant a ceci pour lui qu’il ne sait point dissimuler : il se jette sur son ennemi et le mord. Pour un observateur il y a des notes bien précieuses à prendre dans ces établissements où la génération du lendemain grandit, en dehors des conventions sociales, étalant les libres appétits au milieu du laisser-aller de l’enfance. Plus d’hommes parqués çà et là par la fortune, la naissance ou le talent ; rien que de jeunes bêtes lâchées dans la vie, apprenant l’existence en commun, sans rien cacher encore de leur nature.

***

Eh bien ! selon moi, c’est ce qui rend précieuse la vie de collège. Quand on a un fils, on ne saurait hésiter une seconde, c’est là qu’il faut le placer.

Peut-être les études laissent-elles à désirer, peut-être apprendrait-on davantage et plus vite, si l’on avait des précepteurs chez soi. Mais, chez soi, on n’apprendrait pas la vie. Que l’enfant batte et soit battu, qu’il souffre et qu’il fasse souffrir, qu’il se débrouille de façon à avoir déjà le pied et le cœur solides lorsqu’il entrera dans la société, dans la vraie et grande ! Tous les garçons qu’on élève au logis, dans les jupes de leurs mères, restent des filles. Sans doute, au collège, il y a tout un apprentissage du vice, des facilités de paresse, une pente fatale au mensonge. Mais il faut se dire virilement que les enfants qui tournent mal au collège sont ceux qui auraient mal tourné partout ailleurs. Ils deviennent là de francs chenapans, tandis qu’à la maison ils seraient devenus des chenapans hypocrites. Le collège fortifie et bronze les bonnes natures. Cela suffit.

Mais je reviens au collège d’Aix.

Il est installé dans un vieux couvent. C’est un grand bâtiment qui se compose de trois ailes enfermant une vaste cour carrée. La cour est plus basse que la rue il faut descendre un étage pour se rendre aux études et aux classes qui occupent les salles du rez-de-chaussée. Une seconde cour se trouve séparée de la première par un bassin, où l’on permet aux élèves de barboter l’été une fois par semaine. Ces deux préaux, tournés au midi, sont plantés de platanes superbes et s’ouvrent sur le plein ciel, au bord même de la ville, dont les vieux remparts couverts de lierre ne servent aujourd’hui que de clôture aux jardins voisins.

Il y a des dortoirs qui peuvent contenir une quarantaine de lits, un très beau réfectoire dont les tables sont en marbre noir, une chapelle charmante ouverte sur la rue, une lingerie magnifique. Mais les classes sont étroites et sombres : les murs, dont le badigeon s’émiette, paraissent mangés d’une lèpre affreuse ; les bancs et les tables taillés à coups de couteau ressemblent à des planches que des sauvages auraient sculptées. On vit là sans feu l’hiver, entre quatre murailles blanchies à chaux. Pourtant je ne me rappelle pas avoir souffert de cette nudité. Nous acceptions très bien le petit lit et la caisse de bois, qui était l’unique meuble autorisé, meuble dans lequel on serrait les souliers, la cuvette et le pot à eau de terre grossière. Il faisait très frais l’été sous les platanes ; on voyait un large pan de ciel et la gaîté des deux cours était, le matin et le soir, la chanson assourdissante de plusieurs milliers de moineaux qui couchaient dans les feuilles. Nous ne nous plaignions jamais que du travail et de la cuisine.

***

Oh ! cette cuisine j’ai aujourd’hui encore des nausées quand j’y songe. Du pain sec, au premier déjeuner et au goûter. À midi, un potage, un plat de viande, un plat de légumes et un dessert. Le soir, deux plats de viande et un dessert. Les tables sont de six élèves, et il y a une bouteille par table. Certes, la quantité serait suffisante, car le pain est à volonté ; mais c’est surtout de la qualité dont on se plaint. Je me souviens de plats abominables devant lesquels je mangeais stoïquement mon pain sec ; entre autres un étrange ragoût de morue qui empoisonnait le moisi des haricots nageant dans une affreuse sauce blanche, des lentilles noyées d’eau, des potages inconnus dont la composition aurait défié l’analyse la plus minutieuse. On se rattrapait sur le pain qu’on dévorait en récréation et en classe. Pendant les six ans que je suis resté au collège d’Aix, j’ai eu faim.

La cuisine devenait si mauvaise par moments, que des révoltes éclataient. On lançait des carafes à la tête des maîtres d’étude, le proviseur descendait pour mettre la paix et pour déclarer que la cuisine était excellente après avoir magistralement goûté aux plats du jour dont il se gardait bien de manger sur sa table. Une fois surtout, cinq élèves furent chassés, après une révolte qui avait duré près de cinq heures : toute une division s’était barricadée dans le réfectoire et avait chanté la Marseillaise.

J’ai toujours un petit frisson lorsque je songe aux horreurs de cette cuisine. Mais, au demeurant, c’est à peu près là l’unique souvenir désagréable que m’ait laissé le collège. On pense sans amertume à ces années de prison, parce qu’on pense à sa jeunesse envolée. Puis il y a toutes sortes de petits bonheurs. L’emprisonnement vous rend la liberté bien chère. Et comme on goûte profondément les plaisirs défendus, les premières pipes fumées en secret et qui rendent si malades, les romans lus derrière les dictionnaires, les lettres écrites aux petites ouvrières du quartier et portées par les externes ! Dans notre dortoir, lorsque le maître d’étude dormait, nous jouions aux cartes, d’un lit à l’autre. La veilleuse éclairait faiblement la longue pièce blanche, on voyait à peine les cartes, et il fallait jouer sans lâcher un mot ; n’importe ! c’étaient des parties passionnées !

Puis l’été, la grande hardiesse était de sauter par-dessus le mur de la petite cour pour aller voler des abricots et des groseilles dans le jardin du proviseur.

J’ai aussi des souvenirs très vibrants encore et d’une douceur sans pareille : les classes un peu froides de l’automne où l’on se réchauffait en soufflant sur ses doigts, les récréations du printemps avec toute sorte de bonnes odeurs qui venaient de la campagne.

Émile Zola. »

Zola Émile, « L’École et la vie scolaire en France », Le Messager de l’Europe, mars 1877 ; Émile Zola. Œuvres complètes, édition établie sous la direction de Henri Mitterand, tome 14, Paris, Cercle du Livre précieux, 1970, citation p. 243- 252, traduction du russe par Colette Rioux :

« Je vais m’efforcer, cependant, de mettre de l’ordre dans mes notes, dont l’exposé est commandé par mes souvenirs personnels, et je passerai maintenant aux surveillants et aux maîtres.

Dans les collèges les surveillants sont de véritables parias, des souffre-douleur. On les appelle « pions » ; ils sont tenus de surveiller nuit et jour la foule déchaînée des élèves. On les recrute de différentes manières. Les plus intéressants d’entre eux sont des jeunes gens pauvres qui sont sortis eux-mêmes du collège, mais n’ont pas les moyens d’entrer en faculté. En ce cas, on leur offre une place de surveillant ; ils reçoivent de cette façon le pain et un toit ; leur tâche consiste aussi à surveiller le travail des élèves. Le malheur est que ces jeunes gens manquent souvent de l’énergie nécessaire ; hier encore ils étaient eux-mêmes des élèves, et il leur est absolument impossible de passer subitement du rôle de prisonnier à celui de gardien. Et c’est pourquoi ce sont tous des êtres malheureux. Plus ils sont gentils, moins on les respecte. Les élèves en arrivent très vite à leur dire « tu », fument des cigarettes sous leur nez, se permettent tout. J’en connais trois ou quatre qui ont dû quitter le collège, après quelques semaines de supplice ; c’étaient d’excellentes gens, et c’est précisément pourquoi ils ont succombé. Les autres, qui remplissaient leur fonction comme une profession, m’ont laissé une impression désagréable. Sans aucun doute, il est difficile de discipliner des enfants, et il faut pour cela une main de fer ; ici il n’y a pas le choix : ou bien les élèves sont les tyrans des surveillants ou bien les surveillants sont les tyrans des élèves. En réalité, le rôle de geôlier armé de la férule n’est pas très attrayant. Je ne peux donner ici le portrait complet du surveillant, ce pauvre homme, cruel et pitoyable, chez lequel le moindre bobo éveille la haine et qui apparaît à la fois en victime et en bourreau ; cette existence, c’est un abîme de peine et de méchanceté, une confusion de tous les sentiments humains, bons et mauvais ; il faudrait analyser longuement la situation de cet homme pour être équitable envers lui. Je me souviens de nos surveillants. L’un venait du personnel enseignant d’une petite école. Il était maigre, avec des manières d’abbé, amateur de tabac à priser, il supportait avec abnégation toutes les moqueries de son groupe. Il y en avait un autre, très grand, sale, perdant ses cheveux partout, qui nous menaçait de nous rouer tous de coups. Il y en avait encore un autre, froid, blanc comme un linge, les dents serrées ; il ne parlait que par monosyllabes et nous le craignions terriblement. Un autre encore : bon garçon, mais emporté et si capricieux qu’il était impossible de le contenter : on ne savait jamais avec lui s’il allait rire ou non. Je ne parle pas des trois ou quatre surveillants corses, nous les tenions pour de simples brigands.

Les maîtres avaient une autre position : il s’agissait pour eux de faire quatre heures de cours par jour et ils n’avaient pas d’autre rapport avec les élèves. En général il y a rarement un antagonisme entre le maître et sa classe : l’instituteur n’est pas un geôlier. J’en ai connu seulement un qui fut malheureux ; il était trop bon. Les autres se cantonnaient dans leur hauteur, se liaient d’amitié avec les élèves studieux et se contentaient du respect des paresseux. Dans une classe de quarante élèves, cela se passait par exemple ainsi : une dizaine de garçons travaillaient sérieusement et régulièrement ; il y en avait autant qui travaillaient suivant leur inspiration quand leur en venait l’envie et vingt qui ne faisaient strictement rien. Peu à peu le professeur oubliait ces derniers, résolument relégués sur les bancs du fond et qu’on punissait quelquefois pour la forme. Toute son attention se concentrait sur les autres et grâce à cet ordre de choses une bonne moitié du collège était condamnée à une perdition certaine. Si on le reprochait aux maîtres, ils se justifiaient en disant qu’ils ne pouvaient accroître l’intelligence et que, d’autre part, ils ne pouvaient pas consacrer tout leur temps à lutter contre 1a mauvaise volonté des uns et la bêtise des autres. On les paie mal et pour si peu ils n’ont pas à se casser la tête.

En province le niveau intellectuel des maîtres est. assez bas. Ils se laissent aller à la routine classique et ne savent rien de plus. La machine fonctionne et elle marche aujourd’hui parce qu’elle marchait hier. Les programmes qui ont été établis sont remplis avec une exactitude digne d’un meilleur emploi. Pour être plus clair, je vous parlerai d’un professeur exceptionnel, dont je me souviens. Il venait de Paris, il me semble. On lui donna dans notre collège la classe de troisième. Je ne peux pas, encore maintenant, oublier notre étonnement quand il commença à nous parler des poètes contemporains, Victor Hugo, Musset, Lamartine. S’il nous avait parlé des poètes de la lune, il ne nous aurait pas ébahis davantage. Il connaissait, en outre, une quantité de choses, prenait quelquefois comme thème des vers de Virgile ou d’Horace, et les interprétait, en donnant différents commentaires. En un mot, il mit en pièces le programme et apporta dans l’enseignement quelque chose de vivant. Nous l’aimions beaucoup. Les autres ne lui ressemblaient en rien. Ils avaient grisonné en rabâchant leurs propres connaissances et ils nous instruisaient de la façon dont vraisemblablement on avait dû instruire nos grands-pères. Dans leur tête erraient trois ou quatre idées sur lesquelles ils vivaient d’octobre à juillet. Emmurés dans leur petite ville, ils savaient à peine ce qui se passait autour d’eux ; c’est de là que venait le bas niveau de leur développement intellectuel.

Mais, malgré cela, les professeurs dont je me souviens étaient des gens remarquables. On ne peut leur reprocher que l’étroitesse de leur horizon et leur soumission aveugle aux programmes. En fin de compte ils n’étaient pas coupables : la discipline exigeait cette soumission puisque le ministère était inflexible sur les programmes et qu’il n’était pas sans danger d’en sortir. Beaucoup de jeunes maîtres, sous le second Empire, furent congédiés parce qu’ils avaient lu Victor Hugo et qu’ils communiquaient leurs connaissances sur la vie contemporaine. L’esprit de notre enseignement tend à l’engourdissement de la science. On comprend que les maîtres, après quelques années de pratique, tombent en léthargie. Si un autre apporte avec lui l’amour du beau raisonnement et de la belle parole, s’il tente une expérience nouvelle, la question du pain se dressera alors devant lui : il faut se rendre et l’homme commencera à s’endormir. On exige des instituteurs qu’ils soient comme des horloges qui sonneraient la même chose en même temps dans toute la France ; il faut devenir pour cela un mécanisme qui reçoit l’impulsion à partir d’un centre, et nos maîtres représentent ce mécanisme. Par suite d’une longue pratique, ils acquièrent, surtout en province, le comportement lourd des gens qui tournent toujours dans le même cercle, comme des chevaux au manège. Leur visage est pâle et fatigué, avec une expression de prudence lasse et distraite. En contact permanent avec le seul monde de l’enfance, ils retrouvent eux-mêmes une sorte d’enfance. Tout chez eux prend une teinte spéciale et on peut reconnaître un professeur à son chapeau, à sa redingote et à son plastron. Il faut les saluer avec un respect particulier parce que ce sont de pauvres gens.

Bien sûr, tous les professeurs ne sont pas du même calibre. Il y en a deux qui me reviennent en mémoire avec un relief particulier ; l’un était professeur de sixième, l’autre de seconde. Le premier, je suppose, avait été autrefois confiseur. Du moins, son fils tenait dans la ville une des confiseries les plus à la mode. Il avait l’apparence d’un notaire de village, grassouillet et courtaud. Il portait une redingote qui lui battait les talons. Il avait une tête carrée entourée d’une barbiche grise et raide ; sur le nez, de grosses lunettes dont il ne se servait apparemment pas puisqu’il regardait toujours par-dessus ou par-dessous. Ce n’était pas un méchant homme mais un grincheux insupportable, toujours de la plus mauvaise humeur et ne riant jamais. Pour lui, le monde s’arrêtait aux limites du collège ; il veillait fermement au programme et n’en sortait pas d’un pouce. Il nourrissait à mon égard une haine mortelle, parce qu’un jour, alors que je ne savais pas ma leçon de grammaire grecque, je me risquai à lui expliquer, avec la franchise de l’écolier, que le grec ne servait à rien dans la vie. Je ne sais où j’avais pris cela. Mais notre pédagogue. Monta sur ses ergots d’une manière incroyable et’ me persécuta toute l’année pour ma malheureuse réflexion. Sa conviction semblait être que tous ceux qui ne croyaient pas à l’utilité du grec étaient condamnés à devenir avec le temps des gredins.

L’autre, professeur de seconde, était de haute taille, maigre et enclin à l’ironie. Il connaissait Paris où, il avait terminé ses études de droit. Mais il avait plus de soixante-dix ans et c’était pour ainsi dire le Paris du début du siècle qu’il connaissait ; et il était resté fidèle à l’esprit du temps de sa jeunesse. Bien sûr, à côté de l’autre professeur, il était beaucoup plus subtil ; mais cette subtilité donnait l’impression d’une aiguille émoussée. Il haïssait particulièrement la poésie. Dans les années trente, il avait bien entendu pris position contre les romantiques, et les avait tournés en ridicule. Il aimait à rappeler un de ses bons mots ; s’il avait écrit des vers, il se serait alors borné à un seul ; le fait est qu’il méprisait la rime. Il racontait souvent qu’il avait compté les épithètes dans Le Feu du ciel, un poème des Orientales de Victor Hugo, et il déclarait solennellement que leur nombre atteignait trente. Sa critique n’allait pas plus loin que cela. Avec les élèves, il était presque insolent ; il les punissait avec délectation et se permettait les plaisanteries les plus cruelles. Je me demande encore maintenant quel homme c’était ; il ressemblait à un sceptique qui ne croyait pas lui-même à ce qu’il enseignait ; qui aimait la vie et la liberté et se vengeait sur les élèves de l’existence odieuse qui était la sienne. Mais c’était peut-être simplement de l’ambition ratée ; il rêvait d’une chaire à Paris et il se trouvait pour toujours en province.

D’autres silhouettes se dressent devant moi. Voici un petit vieillard, bourré de latin, comme un polichinelle de son, doté d’une voix grêle et d’un visage ridicule qu’il semblait avoir emprunté à quelque farce italienne. Il était très fort en étymologie et préparait depuis déjà trente ans, à ce qu’on disait, un dictionnaire qui n’a jamais vu le jour. Il y avait encore un jeune homme grand et beau au sujet duquel circulaient beaucoup de légendes polissonnes ; on disait que toutes les bonnes d’enfants de la ville étaient amoureuses de lui ; nous aussi, nous l’aimions, mais nous le craignions à mourir parce qu’il nous disait« tu » et menaçait toujours de nous étrangler. Je me souviens encore d’un autre, très rond mais hautain, avec un très grand nez. Il gardait toujours sa dignité et en fin de compte c’était un homme admirable. Enfin, nous avons eu aussi un professeur d’une très grande délicatesse d’âme, mais un peu sourd ; nous lui avons joué des tours impossibles, basés sur le fait qu’il n’entendait que d’une oreille.

Je parlerai brièvement de l’administration du collège. Le directeur gérait tout l’établissement. Il venait de Paris et rêvait à diverses améliorations. Mais cela ne s’est pas réalisé. Il a laissé derrière lui le souvenir d’un gaspilleur et des dettes épouvantables. Sa femme était orgueilleuse et despotique. Ses deux filles, habillées à la mode de Paris, étaient l’objet de notre étonnement. Il donnait des dîners et se ruina en fêtes. Après lui venait le censeur qui le secondait. C’était un homme froid et qui semblait avoir été mordu ; on disait de lui qu’il avait été à l’asile et qu’il était guéri ― pas tout à fait. Quand il s’animait quelque peu, on éprouvait le besoin de se sauver à toutes jambes. Il y avait encore un intendant mais nous n’avions pas affaire à lui. Le personnage le plus important après tous ceux que j’ai évoqués était le concierge : c’est lui qui avait les clés du paradis. Il toussait, et il mourut par la suite de la phtisie. La lingerie et l’infirmerie étaient dirigées par de sœurs. Je me souviens d’une d’entre elles, jeune et charmante avec un doux visage aux traits fins, que bordait modestement le voile. Quand elle se montrait dans l’école, tous les élèves la regardaient bouche bée. Je suis sûr que, pour nous tous, elle était la première femme dont nous étions amoureux.

Tel était le personnel du collège. Je vais parler maintenant de nos occupations scolaires.

J’ai déjà dit que notre enseignement était, par son contenu, engourdissant. Encore maintenant nous nous en tenons aux classiques et, de toute la vie de l’humanité, il ne nous est permis d’étudier que cinq ou six siècles dont sont soigneusement exclues les époques prétendues barbares, au nombre desquelles on rejette notre propre époque. Là était toute notre force et toute notre faiblesse : nous étions dans l’ensemble de bons latinistes et hellénistes, nous étions brillants en grammaire et gavés d’une littérature pleine de retenue et de perfection. Mais d’un autre côté nous étions d’une ignorance crasse en histoire et surtout en géographie, justement parce que ces sciences touchent de trop près au monde vivant. Mais là où se manifestait avec force la haine pour l’actualité vivante, c’était justement dans le profond mépris où l’on tient chez nous l’enseignement des langues étrangères. L’italien et l’espagnol étaient considérés comme des objets d’amusement, et étaient laissés aux jeunes filles. On estimait que l’anglais et l’allemand étaient des langues de boutiques et d’ateliers· que l’on abandonnait aux commerçants et artisans. Il est vrai que nos récents malheurs ont ébranlé quelque peu les vieux programmes des écoles. Nous ressentons la nécessité de nous tenir au courant de l’évolution de la vie. Mais quelle leçon a-t-il fallu pour nous faire entendre raison !

Je le répète, l’esprit classique prédomine encore maintenant en France. Bien sûr les programmes ont été soumis ces derniers temps à de notables modifications, la partie scientifique par exemple s’agrandit chaque jour. Certains collèges ont même donné l’avantage à l’enseignement scientifique sur l’enseignement classique. C’est là qu’est la semence de notre force future. En généralisant, je peux caractériser ainsi l’enseignement en France : jusqu’à présent il a été plus brillant que solide. Mais c’est un trait de notre caractère national. Nous avons l’esprit vif : il se saisit de tout et y laisse son empreinte, d’où notre culture à la fois brillante et superficielle. Nous nous emparons de tout, nous nous enthousiasmons pour le beau, nous devinons même ce que nous ne connaissons pas en réalité. Seulement il ne faut pas nous entraîner plus avant, parce qu’alors se révèle notre ignorance cachée sous la profusion des idées et des mots. Tout cela est parfois très subtil, délicat, magnifique et quelquefois c’est extraordinairement vide. Nous sommes par excellence des artistes, mais rarement de vrais savants. Si on nous compare à nos voisins qui ont le cerveau bourré d’un nombre considérable de connaissances, qui mesurent 1eur crâne comme un tonneau, à la capacité du savoir, on comprendra alors aussitôt la nature de notre enseignement et, résultant de cet enseignement, la fleur du génie français qui s’épanouit peut-être un peu fragile mais fraîche, vivante et étonnamment logique dans tout son éclat. Je· pense qu’une nation ne doit pas s’opposer à son génie et c’est pourquoi je n’approuverais pas en France la suppression totale et soudaine du système scolaire qui s’est maintenu pendant des siècles. Nous ne pouvons un beau matin oublier notre origine latine. Qu’on conserve les langues mortes ! Elles servent à s’exercer pour acquérir l’art d’écrire et de penser élégamment. Mais ces langues mortes ne doivent pas régner sans partage, et maintenant vient même l’heure où il est nécessaire de donner plus de place aux langues vivantes, à l’histoire et à la géographie. Les sciences (mathématiques et physiques) ont déjà conquis leur domaine. La nouvel esprit du siècle pénétrera de lui-même dans le corps enseignant et le vivifiera peu à peu.

Dans notre collège on négligeait complètement les arts. Je ne me rappelle pas si nous avions un professeur de danse. En France, les maîtres de danse ne sont pas à la mode, en général. Il n’y a que les jeunes filles qui suivent leurs cours. Les jeunes gens apprennent à danser dans les bals publics, qu’ils fréquentent pendant les cours de droit ; étrange école où tout l’art consiste à savoir tourner du talon et à envoyer son pied sous le nez de sa dame. La musique n’était pas non plus à notre programme. Deux professeurs de musique venaient chez nous, l’un pour le piano, l’autre pour le violon et les instruments à vent. Une douzaine d’écoliers, environ, exprimèrent le désir de prendre des cours particuliers avec eux. Cependant la musique était en grand honneur chez nous, parce que le directeur avait eu l’idée de nous emmener promener en musique les jeudis et les dimanches. Cette innovation agita toute la ville. Tout le monde affluait à nos promenades et les gamins des rues nous suivaient. Alors, tous les élèves auraient voulu être les musiciens ; ceux-ci jouissaient de plus de certains privilèges. Mais toute cette entreprise ne semblait pas viable et tout fut très vite abandonné. Nos programmes accordaient une toute petite place à un seul art, le dessin : une heure par semaine. Mais personne ne prêtait attention à ce cours : la majorité des élèves ne pouvaient même pas dessiner un nez ou une oreille. Le professeur s’occupait des trois ou quatre amateurs et le reste s’amusait dans la classe comme il pouvait. Au baccalauréat, on n’exigeait pas le dessin ; il n’était nécessaire que pour les écoles spécialisées comme Polytechnique ou Saint-Cyr. Voilà la raison de l’indifférence générale à l’égard du dessin.

Les exercices physiques, au collège, n’étaient pas non plus tenus en estime. Je ne parle pas de l’équitation ; mais on négligeait même la simple gymnastique. Dans mon collège on l’a introduite quand j’étais en quatrième, mais jusqu’à cette époque les élèves n’étaient pas entraînés même aux simples exercices corporels. Au début nous étions très intéressés. Aux heures de repos, nous entourions les ouvriers et les regardions de tous nos yeux aménager la salle de gymnastique. Enfin tout fut prêt et deux fois par semaine un sergent de la garnison venait nous donner des leçons. C était un homme de petite taille, blond, avec de fines petites moustaches et des yeux bleus qui souriaient gentiment comme des yeux de fille. Il s’évertuait à faire les tours les plus difficiles avec une force et une agilité qui nous plongeaient dans la stupéfaction. Mais je dois avouer que peu d’élèves prirent goût à la gymnastique. Les deux tiers trouvèrent ces exercices trop difficiles et s’en abstinrent. Deux mois plus tard, la plus grande indulgence était pratiquée dans cette affaire : faisait de la gymnastique qui voulait. Les garçons robustes rivalisaient encore entre eux mais les autres s’asseyaient le long des murs et se chauffaient tranquillement au soleil. Un jour un petit garçon tomba du trapèze et se cassa le bras ; cela porta le coup fatal et on renvoya le sergent. On abandonna la gymnastique pour les amusements et, en été, les plus hardis utilisaient les accessoires de gymnastique pour faire les incursions, que j’ai déjà mentionnées, dans les abricotiers du jardin directorial. Notre grande passion était le bain. Nous tenions pour une grande fête le jour où on nous permettait de barboter dans la piscine qui séparait les deux cours. Elle était profonde d’un mètre, et il nous était possible d’y apprendre à nager. Parfois on nous conduisait à la rivière et on nous accordait une demi-heure pour nous baigner. C’étaient les minutes les plus triomphales de notre vie.

Il me reste encore à parler de l’enseignement religieux au collège. Dans les programmes, cet enseignement occupait une place soigneusement définie et ne pouvait s’étendre aux dépens des autres matières. On laisse aux israélites et aux protestants le soin de s’occuper eux-mêmes de leur éducation religieuse. Les catholiques qui n’ont jamais communié ont chaque semaine un cours de catéchisme ; ceux qui ont déjà communié ont un cours hebdomadaire d’histoire religieuse. Mais ces cours ont lieu dans le laisser­ aller le plus complet. Les trois quarts des élèves n’écoutent pas et n’étudient pas. C’est comme si on ne tenait pas compte des leçons de catéchisme et même les très bons élèves font semblant ·d’être paresseux. Le deux ou trois qui sont particulièrement bien disposés dédommagent le catéchiste de ses efforts. A vrai dire ce dernier, voyant que personne ne l’écoute, se conduit avec beaucoup de modestie et n’insiste pas. Il fait mine de ne pas remarquer l’inattention générale. En un mot, le prêtre joue au collège le même rôle qu’au régiment : on le supporte.

Le service religieux est lui aussi réduit au strict minimum et de plus il est célébré rapidement, comme une formalité dont il faut se débarrasser au plus vite. Il y a. une véritable messe seulement les jours de fête. Les leçons de catéchisme sont abandonnées entièrement à la seule volonté des écoliers. Le prêtre n’est exigeant que pour la première communion : jusqu’à onze ans chaque enfant qui n’a pas fait sa première communion lui appartient. Ensuite l’écolier renouvelle sa communion deux ou trois fois dans l’année et il arrive rarement que cela dure longtemps. À peine l’élève a-t-il atteint les classes supérieures qu’il s’efforce de paraître athée. On nous conduisait en groupe à confesse ; nous ne cachions pas que tout cela nous ennuyait et, même, nous ne nous comportions pas à la chapelle avec tout le respect nécessaire. Beaucoup refusaient carrément de se confesser ; le directeur les faisait appeler, les exhortait, mais ne les punissait jamais, puisque au collège on admettait la pleine liberté de conscience. D’habitude on se débarrassait très facilement de la communion ; le matin on disait au prêtre : « Mon père, je ne me sens pas digne et je ne peux communier. » Une autre fois, pour changer, on déclarait que le matin on avait mangé une brioche par étourderie. Le prêtre, bien sûr, comprenait la supercherie, mais faisait semblant de prendre cela pour argent comptant.

C’est ainsi qu’au collège le prêtre ne jouait aucun rôle ou, du moins, son rôle était insignifiant. On comprend maintenant pourquoi les cléricaux, en France, ont mené ces derniers temps une lutte acharnée sur la question de l’enseignement religieux. Dans les écoles publiques, la jeunesse échappe entièrement aux mains des prêtres. Il faut que le clergé, pour rétablir son pouvoir, soumette les nouvelles générations. Celles-ci puisent au collège le pouvoir d’analyse et de critique. En France l’enseignement, qui est depuis longtemps débarrassé de la pression cléricale, n’attend plus maintenant que l’abolition du joug du classicisme.

Pour compléter ces notes, je dirai quelques mots sur les récompenses et les punitions. À part les récompenses de fin d’année, décernées sur la base de compositions orales et écrites, il y a encore ce que nous appelons les « exemptions », listes de rémission, d’indulgence : elles dispensent des punitions, on se rachète grâce à elles ; c’est une sorte de papier-monnaie avec lequel on peut s’acquitter dans le cas où l’on est pris en faute. Ces indulgences sont accordées au premier dans les interrogations écrites ou à celui qui a les meilleures notes de la semaine, etc. On tient pour l’indulgence suprême celle contre laquelle on peut obtenir un jour de congé à la maison. Il y a, de plus, dans le parloir, un tableau d’honneur sur lequel on porte le nom des élèves qui se sont distingués. Bien qu’elle n’entraîne aucun profit, on cherche beaucoup à obtenir cette récompense, par amour-propre : là, tous les parents lisent les noms des heureux mortels. Les châtiments composent tout un arsenal assez compliqué. On ne nous fait plus mettre à genoux et la férule n’est pas permise. Tout châtiment corporel est sévèrement interdit. Mais il y a le banc des condamnés ; la punition la plus courante est de copier des vers : cent, deux cents, cinq cents et mille vers de Boileau ou de Racine à recopier. Viennent ensuite la privation de sortie, la retenue, la dictée d’une heure, pendant que les autres s’amusent ou se promènent ; la privation de grande sortie et, bien sûr, le cachot, où il faut aussi, et c’est là son côté terrible, recopier un nombre déterminé de vers ; on ramène le coupable, pour la nuit, au dortoir et, au matin, on l’enferme de nouveau pour toute la journée. Dans les cas extrêmes, par exemple les révoltes, les meneurs sont chassés définitivement, et c’est vraiment une terrible punition.

Quel beau jour que celui de la distribution des prix ! D’abord, ce jour-là, commencent les vacances ; la porte est grande ouverte et là-bas c’est la liberté ! Ensuite, c’est le jour du triomphe pour les élèves récompensés. En cette occasion, la cour est transformée en salle de réception. On construit le long d’un mur une gigantesque estrade, décorée d’un drap rouge, de guirlandes et de feuillage. Sur la table sont placées des rangées de livres à la tranche dorée. Peu à peu les familles, qui ont été invitées, prennent place. C’est le déclin d’une claire journée d’août. La musique salue l’arrivée des autorités. Le maire de la ville préside, ou bien le sous-préfet, ou encore quelque académicien qui est par hasard de passage dans notre ville. Les discours commencent, celui du professeur, du directeur ; la réponse du président. Tout cela semble interminable et les enfants tremblent d’impatience. Mais voici que l’inspecteur se lève et proclame les récompenses. Alors le bruit commence, les cris, les applaudissements, la fanfare de l’orchestre. On ne voit qu’une chose : les enfants montent sur l’estrade, se dressent en tendant leurs joues roses aux lèvres parcheminées des vieux savants de l’assemblée, et se promènent sur l’estrade, avec, sur la tête, la couronne de laurier, qu’ils ont oublié d’enlever dans leur émotion. Voilà, l’orchestre a terminé la dernière aria, et tout se. disperse. Oh ! quel jour ! Les enfants s’envolent, en nuées, pour deux mois ! Je n’ai jamais plus ressenti dans ma vie un bonheur aussi absolu. »

Zola Émile, « Souvenirs II », Nouveaux Contes à Ninon, Paris, G. Charpentier, éditeur, 1878, 306 pages, p. 135-142, p. 135-136 (1re édition, Paris, Charpentier et Cie, libraires-éditeurs, 1874) :

« Il faut avoir vécu dans une ville dévote et aristocratique, une de ces petites villes où l’herbe pousse et où les cloches des couvents sonnent les heures dans l’air endormi, pour savoir ce que sont encore les processions de la Fête-Dieu.

À Paris, quatre prêtres font le tour de la Madeleine. En Provence, pendant huit jours, la rue appartient au clergé. Tout le moyen âge ressuscite par les claires après-midi, et s’en va, chantant des cantiques, promenant des cierges, avec deux gendarmes en tête, et le maire, sanglé de son écharpe, à la queue.

Je me souviens. C’étaient des jours de joie pour nous collégiens, qui ne demandions pas mieux que de courir les rues. S’il faut tout dire, dans ces villes amoureuses, les processions font les affaires des amants. Tout le long du cortège, les filles montrent leurs robes neuves. La robe neuve est de rigueur. Il n’est pas si pauvre demoiselle qui, ces jours-là, n’étrenne quelque indienne. Et le soir, les églises sont noires, bien des mains se rencontrent.

J’appartenais à une société musicale qui était de toutes les solennités. J’ai de gros péchés sur la conscience. Je m’accuse d’avoir, à cette époque, donné l’aubade à plus d’un fonctionnaire revenant de Paris avec le ruban rouge. Je m’accuse d’avoir promené le bon Dieu officiel, les Saints qui font pleuvoir, les saintes Vierges qui guérissent du choléra. J’ai même aidé au déménagement d’un couvent de nonnes cloîtrées. Les pauvres filles, enveloppées dans de larges toiles grises, pour qu’on ne pût rien voir de leur visage ni de leurs membres, trébuchaient, se soutenaient, comme des fantômes de trépassées surpris par l’aube. Et des petites mains blanches, des mains d’enfant, passaient, au bord des toiles grises. »

Zola Émile, Nos auteurs dramatiques, Paris, G. Charpentier, éditeur, 1881, 416 pages, p. 41-42 :

« Je me souviens de ma jeunesse. Nous étions quelques galopins lâchés en pleine Provence, fous de nature et de poésie. Les drames d’Hugo nous hantaient, comme des visions splendides. Au sortir de nos leçons, la mémoire glacée des tirades classiques que nous devions apprendre par cœur, c’était pour nous une débauche pleine de frissons et d’extases que de nous réchauffer, en logeant dans nos cervelles des scènes d’Hernani et de Ruy Blas. Que de fois, au bord de la petite rivière, après quelque bain prolongé, nous avons joué à deux ou à trois des Actes entiers ! Puis, nous faisions un rêve voir cela au théâtre ; et il nous semblait que le lustre devait crouler dans l’enthousiasme de la salle. »

Zola Émile, Documents littéraires. Études et portraits, Paris, G. Charpentier, éditeur, 1881, 427 pages, p. 87-91 :

« Mais, avant d’ouvrir cet ouvrage, je veux ouvrir mon cœur. C’était vers 1856, j’avais seize ans et je grandissais dans un coin de la Provence. Je précise l’époque, parce qu’elle est celle de toute une passion littéraire parmi la jeunesse. Nous étions trois amis, trois galopins qui usaient encore leurs culottes sur les bancs du collège. Les jours de congé, les jours que nous pouvions voler à l’étude, nous nous échappions en des courses folles à travers la campagne nous avions un besoin de grand air, de grand soleil, de sentiers perdus au fond des ravins, dont nous prenions possession en conquérants. Oh ! les interminables promenades sur les collines, les longs repos dans les trous verts, près du petit torrent, les retours du soir dans la poussière épaisse des grandes routes, qui craquait sous nos pieds comme de la neige fraîchement tombée ! L’hiver, nous adorions le froid, la terre durcie par la gelée qui sonnait gaiement, et nous allions manger des omelettes dans les villages voisins, avec la joie de ce ciel si pur et si vif. L’été, tous nos rendez-vous étaient au bord de la rivière, car nous étions pris alors de la passion de l’eau ; et nous restions des après-midi entières à barboter, vivant là, ne sortant que pour nous allonger nus sur le sable, un sable fin, chauffé par le soleil. Puis, à l’automne, notre passion changeait, nous devenions chasseurs ; oh ! chasseurs bien inoffensifs, car la chasse n’était pour nous qu’un prétexte à longues flâneries. Il faut dire que le pays manque complètement de gibier, ni grosses ni petites bêtes, pas plus de lièvres que de perdrix. Il y a dix chasseurs pour un lapin. On tue quelques grives et quelques petits oiseaux, des becfigues, des ortolans, des pinsons. Mais que nous importait ! Si de temps à autre nous lâchions un coup de fusil, c’était pour le plaisir de faire du bruit. La partie de chasse s’achevait toujours à l’ombre d’un arbre, tous trois couchés sur le dos et le nez en l’air, causant librement de nos tendresses.

Et nos tendresses, en ce temps-là, étaient avant tout les poètes. Nous ne flânions pas seuls. Nous avions des livres dans nos poches ou dans nos carniers. Pendant une année, Victor Hugo régna sur nous en monarque absolu. Il nous avait conquis avec ses fortes allures de géant, il nous ravissait par sa rhétorique puissante. Nous savions de mémoire des pièces entières, et, quand nous rentrions, le soir, au crépuscule, nous réglions notre marche sur la cadence de ses vers, sonores comme des souffles de trompette. Puis, un matin, un de nous apporta un volume de Musset. Nous étions très ignorants dans ce coin de province, nos professeurs se gardaient de nous parler des poètes contemporains. La lecture de Musset fut pour nous l’éveil de notre propre cœur. Nous restâmes frissonnants. Je ne fais point ici de critique littéraire, je raconte simplement les sensations de trois enfants, lâchés en pleine nature. Notre culte pour Victor Hugo reçut un coup terrible ; peu à peu, nous nous sentîmes pris de froideur, ses vers s’envolèrent de nos mémoires, il ne nous arriva plus de trouver un volume des Orientales ou des Feuilles d’automne, entre nos poudrières et nos boîtes à capsules. Alfred de Musset seul trônait dans nos carniers.

Quels bons souvenirs ! Je ne puis fermer les yeux, sans revoir les journées de cette heureuse époque. C’était par une belle matinée de septembre, une matinée d’un gris doux, un ciel bleu comme voilé de gaze ; et nous déjeunions dans un fossé, avec de grands saules dont les branches fines pleuvaient sur nos têtes. C’était par un jour de pluie ; nous étions partis quand même, malgré la menace du ciel ; et nous avions dû nous loger dans le creux d’une roche, pendant que la pluie tombait à torrents. C’était par un jour de vent, un de ces vents terribles qui cassent les arbres ; et nous étions entrés dans un cabaret de village, nous installant au fond d’une petite salle, nous faisant une joie de passer l’après-midi là. Mais. partout, le grand charme était d’avoir Musset avec nous ; dans le fossé, dans le creux de roche, dans la petite salle du cabaret de village, il nous accompagnait et suffisait à notre contentement. Il nous consolait de tout, nous tirait de la mauvaise humeur, nous rapprochait davantage à chaque lecture. Parfois, quand un oiseau curieux venait se poser à une bonne distance, nous pensions devoir lui envoyer un coup de fusil ; heureusement nous étions des tireurs détestables, et l’oiseau, presque toujours, secouait les plumes et s’échappait. Cela interrompait à peine celui de nous qui relisait tout haut, pour la vingtième fois peut-être, Rolla ou les Nuits. Je n’ai jamais entendu la chasse d’une autre façon. On ne peut parler chasse devant moi, sans qu’aussitôt je songe à de longues rêveries sous le ciel, à des strophes qui s’envolent avec un large bruit d’ailes. Et je revois des verdures, des plaines ardentes pâmées par la grande chaleur, de vastes horizons qui suffisaient à peine à l’orgueilleuse ambition de nos seize ans.

[…] Aujourd’hui, lorsque je tâche d’analyser mes sensations de cette époque, je crois que Musset nous séduisit d’abord par sa crânerie de gamin de génie. Les Contes d’Italie et d’Espagne nous transportèrent dans un romantisme railleur, qui nous reposa, sans que nous nous en doutions, du romantisme convaincu de Victor Hugo. Nous adorions le décor du moyen âge, les philtres et les coups d’épée ; mais nous les adorions surtout dans ce débraillé, avec cette finesse de moquerie, ce scepticisme qui perçait entre les lignes. La ballade à la lune nous enthousiasmait, parce qu’elle était pour nous le défi qu’un poète de race portait aussi bien aux romantiques qu’aux classiques, le libre éclat de rire d’un esprit indépendant, dans lequel toute notre génération reconnaissait un frère. Puis, lorsque nous fûmes gagnés par les côtés tapageurs de Musset, la profonde humanité qu’il dégage acheva de nous conquérir. Il n’était plus seulement le gamin de génie, notre frère à nous tous qui avions seize ans ; il nous apparut si profondément humain, que nous entendîmes battre nos cœurs sur la cadence de ses vers. Alors, il devint notre religion. Par-dessus ses rires et ses farces d’écolier, ses larmes nous gagnèrent ; et il ne fut ainsi tout à fait notre poète, que lorsque nous pleurâmes en le lisant. »

Dr Toulouse, Émile Zola. Enquête médico-psychologique sur la supériorité intellectuelle, Paris, Ernest Flammarion éditeur, 1896, 283 pages, p. 124 :

« Vers les quinze ans le goût des lectures était venu ; il [Zola] lisait de tout, avec ses deux amis Baille et Cezanne, des poètes, des romans, sans choix, au hasard de l’occasion. Hugo et Musset étaient les plus goûtés par les trois amis, qui au théâtre, au jeu et aux femmes, préféraient les longues promenades à la campagne. »

Leblond Maurice, « Émile Zola devant les jeunes III, La Plume, n° 214, 15 mars 1898, p. 168-172, Cezanne p. 169-170 :

« Je voudrais dire, d’abord, l’enfance de Zola ; elle nous permettra de mieux comprendre l’homme, et comprenant mieux l’homme, de nous faire une idée plus exacte de son œuvre totale. Dans cette calme et délicieuse cité d’Aix, qui a conservé toute sa suavité païenne, il a grandi comme un jeune faune. La jeunesse qu’il y a passé fut une véritable débauche de nature, une splendide orgie de plein air. Il s’était pris d’amitié, de bonne heure, avec Cezanne, qui devait devenir plus tard l’émule de Monet, dans le grand effort de l’école impressionniste, Et tous deux, avides d’azur et fous de vivre, menèrent aussitôt une vie buissonnière de poulains échappés. Ces heures joyeuses de leur vie d’enfance, il semble que, dans l’Œuvre, M. Zola ait voulu les rappeler, et je ne saurais mieux faire que de lui laisser la parole : « Tout petits, dès leur sixième, ils s’étaient pris de la passion des longues promenades. Ils profitaient des moindres congés, ils s’en allaient à des lieues, s’enhardissant à mesure qu’ils grandissaient, finissant par courir le pays entier, des voyages qui duraient souvent plusieurs jours. Et ils couchaient au petit bonheur de la route, au fond d’un trou de rocher, sur l’aire pavée, encore brûlante, où la paille du blé battu leur faisait une couche molle, dans quelque cabanon désert, dont ils couvraient le carreau d’un lit de thym et de lavande. C’étaient des fuites loin du monde, une absorption instinctive au sein de la bonne nature, une adoration irraisonnée de gamins pour les arbres, les eaux, les monts, pour cette joie sans limite d’êtres seuls et d’être libres… Ils avaient douze ans à peine qu’ils savaient nager, et c’était une rage de barboter au fond des trous, où l’eau s’amassait, de passer là des journées entières, tout nus à se sécher sur le sable brûlant pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière sur le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s’enfonçant jusqu’aux oreilles et guettant, pendant des heures, les cachettes des anguilles. Ce ruissellement d’eau pure, qui les trempait au grand soleil, prolongeait leur enfance, leur donnait des rires frais de galopins échappés, lorsque, jeunes hommes déjà, ils rentraient à la ville par les ardeurs troublantes du soleil de juillet. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les Éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 6-9 :

« Trois ans plus tard, le jeune écolier suivait, en qualité d’externe, les cours du Collège Bourbon, aujourd’hui le Lycée d’Aix. C’est là qu’il rencontra Zola, qui était dans une classe moins avancée que lui. Ils se lièrent aussitôt ; un autre Aixois, Baptistin Baille, partagea leur intimité.

Cezanne était loin d’être un enfant prodige ; il apprenait même moins facilement que la plupart des enfants de son âge ; mais, en dépit de sa nature violente et sensible à l’excès, il apportait la même conscience dans toutes les parties de ses études, qu’il s’agît des classiques, qu’il affectionnait particulièrement, ou des sciences, auxquelles son esprit se montrait décidément rebelle, à l’exception de la chimie, dont il s’amusait à répéter les expériences sous le toit paternel, au grand émoi de toute la maison.

Aux heures de récréation, Cezanne, Zola et Baille ne se quittaient pas. Pendant les vacances, ils couraient ensemble les champs et les bois ; leurs promenades préférées étaient les collines de Saint-Marc, les collines de la Sainte-Baume, et les barrages du Tholonet, bassins artificiels construits par le père de Zola dans un site dont la sauvage grandeur n’avait pas de plus enthousiastes admirateurs que les trois jeunes amis. Les bruyantes baignades étaient encore une de leurs distractions favorites. Plus tard, à ces divertissements s’ajoutèrent des plaisirs d’un genre nouveau. Zola lisait à haute voix et commentait Musset, Hugo, Lamartine ; Baille dissertait et philosophait ; Cezanne, plein des noms des grands coloristes, Véronèse, Rubens, Rembrandt, formulait des théories d’art. Le poète préféré de Zola était Musset ; c’était lui que le jeune collégien prenait comme modèle de ses balbutiements poétiques. Gagné par la contagion, Cezanne se mettait aussi à versifier. Ses poésies ont malheureusement disparu sans laisser de traces ; mais tout porte à croire qu’elles ne différaient guère des vers suivants, griffonnés par le peintre, beaucoup plus tard, au dos d’une esquisse de l’Apothéose de Delacroix :

Voici la jeune femme aux fesses rebondies !
Comme elle étale bien au milieu des prairies
Son corps souple, splendide épanouissement !
La couleuvre n’a pas de souplesse plus grande,
Et le soleil qui luit darde complaisamment
Quelques rayons dorés sur cette belle viande.

Cezanne n’était pas seulement poète : il put aussi se croire musicien. Un camarade, du nom de Marguery, eut un jour l’idée de créer une fanfare au collège d’Aix. Cezanne, Baille et Zola s’y enrôlèrent aussitôt. Au retour de la promenade scolaire, la fanfare défilait triomphalement à travers la ville, et l’on pouvait voir Cezanne s’époumonant dans un cornet à pistons, cependant que Zola faisait sa partie de clarinette. Ce dernier avait même acquis une telle virtuosité, qu’il avait obtenu la faveur de jouer derrière le dais, les jours de procession.

En dehors des heures de classe, Cezanne suivait les cours de dessin et de peinture qui se donnaient au Musée Municipal, et, déjà, il étonnait ses camarades par l’audace imprévue de ses interprétations. Son rêve d’art commençait à prendre corps, et sa mère, à qui il confiait ses projets et ses espérances, n’était point sans l’encourager. »

Provence Marcel [Joannou Marcel], « Notes et documents artistiques. Cezanne collégien », Mercure de France, n° 639, 36e année, tome clxxviv, 1er février, 1925, p. 823-827 :

« Cezanne collégien.

M. Adrien Berget, proviseur au lycée d’Aix-en-Provence, a eu une heureuse pensée. Il a placé, dans le vaste et ensoleillé parloir du lycée Mignet qui fut naguère le collège Bourbon, une large reproduction d’un portrait de Paul Cezanne par lui-même ; il l’a accompagné, M. Vollard aidant, de reproductions des paysages de la campagne d’Aix et du Mont-de-la-Victoire, tels que les peignit inlassablement le maître des Fauves. Ainsi dans la claire pièce, trois visages accueillent les visiteurs et professent leurs leçons aux écoliers, François Mignet, Émile Zola, Paul Cezanne.

J’ai eu la curiosité d’aller dépouiller dans ce parloir la collection des palmarès du collège, du temps que Paul Cezanne en était écolier. Cette recherche m’intéressait d’autant plus que je savais que, sorti depuis longtemps du lycée, Cezanne écrivait encore des vers latins. J’étais curieux de savoir si le collégien avait eu de grands succès en poésie latine. Dirai-je que j’ai été déçu ? Cezanne latiniste, il n’y paraît guère. Et cependant dans ses sept années de lycée, Cezanne se montra comme un laborieux, un excellent élève, celui qui reçoit le Prix d’Excellence.

Après avoir appris à lire à l’école primaire du quartier, le fils du banquier de la rue Boulegon passa deux ans à l’école catholique Saint-Joseph ; puis il fut mis en 1852 (il avait 13 ans) au collège Bourbon comme interne.

Il eut pour camarade dans sa classe, dès cette année, Baptistin Baille, un Aixois, lui aussi interne, qui demeurera son plus fidèle ami, Eugène d’Hauthuille, de la famille des châtelains de Saint-Hippolyte à Venelles. À la distribution des prix, le 10 août 1853, présidée par le premier président Rigaud, maire d’Aix, député au Corps législatif, l’élève de sixième Paul Cezanne, interne, eut le premier accessit de version latine, le deuxième accessit d’histoire et de géographie, et, montrant qu’il était fils de financier, le premier prix de calcul ; les dispositions que l’écolier révélait par cette science dut ravir le père hélas ! elles se précisèrent peu dans la suite, jusqu’à disparaître complètement.

L’année suivante, le petit Paul, élève de cinquième, ne reçut pas les couronnes de papier doré au mois d’août. La distribution des prix n’eut lieu que le 19 décembre l’année suivante. M. Rigaud, le maire d’Aix, qui présidait, en donne la raison :

Jeunes élèves, disait-il, des causes, tristes et imprévues, dont le souvenir n’est encore que trop vivant parmi nous, nous ont obligés au mois d’août dernier d’interrompre le cours de vos travaux, avant d’avoir pu vous distribuer les couronnes qui vous étaient destinées.

Du moins le palmarès est-il magnifique.

Le jeune Cezanne, qui toujours aimera les prix non pour leur vanité, mais comme couronnement d’effort (il en sera longtemps durement privé), dut être fier : il enlevait le 2e prix d’excellence, suivant l’ami Baille, le 1er prix de version latine, le 2e prix de version grecque, le 2e accessit d’histoire, et, ce qui ne dut pas enchanter le père, seulement le 2° accessit d’Arithmétique dont le noble nom en 5e remplaçait celui de Calcul de la 6e. Émile Zola, élève de 6e, figurait au tableau d’honneur, plus heureux que Cezanne qui n’y était pas inscrit ; cependant tous deux se trouvaient réunis dans les accessits d’instruction religieuse, science dans laquelle le futur auteur de Lourdes ne tardera pas à faire de grands progrès jusqu’à y figurer en première ligne. Cette même année voit le futur peintre des Baigneuses recevoir le 1er accessit de peinture ; au dessin d’imitation, il n’est pas couronné. Cezanne est encore pensionnaire et le même palmarès nous donne le détail de l’uniforme, réservé aux internes et demi-pensionnaires : 1° tunique en drap bleu avec liseré rouge, palmes en or au collet ; 2° pantalon bleu avec liseré rouge ; 3° képi en drap bleu ; 4° pantalon blanc ; 5° pantalon de coutil gris. Le petit Paul, que l’on a toujours connu peu soucieux de ses costumes, même quand il affichait le gilet rouge (1866), devait porter sans orgueil cet uniforme, bien grave pour un enfant de quatorze ans.

M. Rigaud préside la distribution des prix du 9 août 1855.

L’élève de 4e, Paul Cezanne, est titulaire du 1er accessit d’Excellence, du 2e de version grecque, du 2e accessit de grammaire générale et du 2e prix d’arithmétique et géométrie (son financier de père devait être satisfait) ; il n’a aucune mention en dessin alors que Zola a le 1er prix (ainsi qu’un 3e accessit d’Instrument à vent).

Cette distribution des prix sort de l’ordinaire par le discours du premier président, M. Rigaud. Ce discours est en vers français, exercice qu’aimait le maire d’Aix. Ce personnage en effet traduisit Mireille en vers français, et il est réjouissant de lire la préface qu’il a placée en tête de sa traduction ; l’important premier président de la cour d’Aix s’y montre, tenant par la main la petite paysanne de Maillane et l’élevant aux honneurs de la langue française. Le cher homme ! personne ne lit plus sa traduction, d’une platitude et d’un académisme bien premier président et second Empire. Quant à la paysanne de Mistral, dans sa langue familière, elle a conquis le monde.

Il m’est impossible de reproduire le discours en vers de M. Rigaud ; en voici du moins des échantillons :

Enfants, gracieuses phalanges,
Graves, naïfs et pleins d’attraits,
Images vivantes des anges
Qu’on représente sous ces traits.
………………………………….
Gardez longtemps votre innocence,
Gardez toujours des sentiments
Dont s’orne votre adolescence
Et dont s’honorent vos vieux ans.

Il est bien certain que jusque dans ses vieux ans, le peintre d’Aix qui entendit ces vers gardera cette innocence, célébrée par le grave Premier qui dit encore :

Travaillez, pour qu’un sort propice
Vous soit légitimement dû ;
Car l’oisiveté, c’est le vice,
Et le travail, c’est la vertu.

Aimez Dieu pour qu’il vous conserve
Sa providence et son appui
Il veut qu’on l’aime et qu’on le serve
Plus pour nous-mêmes que pour lui.

Grave leçon que Cezanne a suivie toute sa vie et que M. Henri de Régnier a gravée dans un autre langage :

Seigneur de la clarté, de l’air et du nuage
J’ai passé de longs jours en un labeur honnête
Et j’ai tiré parti du peu que j’ai reçu.
Nulle fraude jamais n’a souillé ma palette
Et mes yeux n’ont jamais menti ce qu’ils ont vu.

Après les vers du Premier, les écoliers avaient droit à de belles vacances Paul ; Cezanne les vécut avec Bayle, Zola, Solari, Marguery, se baignant à l’Arc, battant la montagne de la Victoire.

Nous le retrouvons en troisième très brillant élève. À la distribution des prix du 13 août 1856, il a le 1er prix d’Excellence, le 3e accessit de thème latin, le 2e accessit de vers latin (enfin !) le 2e accessit de thème grec, le 1er prix de version grecque, le 1er prix de géométrie et physique ; rien au dessin ; tandis que Baille a le 1er prix et Zola le second ; Zola a d’ailleurs fait de grands progrès, et du 2e accessit il passe au 1er prix d’instrument à vent. La distribution des prix fut fort solennelle et Zola fut couronné par Messeigneurs d’Aix et de Dijon.

Le 10 août 1852, Paul Cezanne, d’Aix, devenu cette année externe (et quelle joie dut être pour sa mère, si tendre, la fin de la vie de pensionnaire de son unique fils !) a encore le 1er prix d’excellence, puis le 2e accessit de dissertation latine, le 3e accessit de thème grec, le 1er prix de version grecque, le 1er prix de chimie et cosmographie, le 1er accessit de version latine, et le 2e prix d’histoire. Zola figure toujours aux palmarès du dessin et de l’instruction religieuse où l’on ne trouve pas Cezanne, mais il a disparu de celui des instruments à vent.

Voici Cezanne rhétoricien et bientôt bachelier avec mention honorable. Le 12 août 1858, il reçoit le 1er accessit d’excellence et aussi de discours latin ; et c’est tout. Toujours rien en dessin.

Quant à Zola qui a arrêté ses études à la seconde, il a quitté le Collège.

Paul Cezanne a achevé ses études classiques ; d’ordre de son père, il se fait inscrire, comme tous les fils de bourgeois d’Aix, à la faculté de droit de la ville.

Que penser de ce palmarès ? Il a l’ironie de semblables documents. En sept ans d’études, Paul Cezanne n’a qu’une fois un accessit de dessin. Lui qui dans l’âge mûr nous écrira des vers latins et lira Virgile, il n’a jamais ni prix, ni accessit de vers latins. Chrétien sourcilleux et fervent, qui sera l’honneur dans sa vieillesse de la cathédrale Saint-Sauveur, il n’a que de menues mentions en histoire religieuse 1.

Et pendant ce temps Zola, moins brillant élève que son camarade, moissonne les couronnes de dessin 2 et d’instruction religieuse. Il brille aussi au palmarès des instruments à vent. Et cela est plein d’enseignements. Cezanne n’y figure jamais. Dans sa carrière, le romancier saura se servir pour sa gloire des plus bruyants instruments. Paul Cezanne les ignorera toujours.

Mais le temps a tout remis en place. Le trombone à coulisse d’Émile Zola n’attire plus grand monde sur la place des lettres, alors que la vaste symphonie cézannienne, pour des temps et des temps, gonflera les cœurs des plus purs.

MARCEL PROVENCE.

1 Ces palmarès sont intéressants à plus d’un titre. On y trouve des noms de personnages et de lieux d’origine dont Zola se servira pour ses romans, plusieurs Rougon, un camarade, Émile Segond, de Flassans (Var), etc.

2 À dix-neuf ans, inscrit à l’École des Beaux-Arts d’Aix, élève du vieux maître Gibert, Cezanne n’a que le second prix de dessin. Son camarade Philippe Solari reçoit le prix Granet (1 200 francs) qui lui permettra d’aller à Paris où est déjà Zola et où Cezanne va le rejoindre. »

Provence Marcel, « Notes et documents artistiques. Cezanne collégien. Les prix de Cezanne », Mercure de France, n° 639, 36e année, tome clxxxi, 1er août 1925, p. 819-822 :

Cezanne collégien. Les prix de Cezanne. ― Les notes parues ici même sur Cezanne collégien ont eu un heureux effet. Nous avions feuilleté les palmarès du Collège Bourbon d’Aix-en Provence et dit quels prix Paul Cezanne avait emportés.

Les prix, les voici sur notre table ; c’est M. Oudin qui les y a portés. Un Aixois, M. Ernest Oudin, qui appartint longtemps à l’administration du Canal de Suez, a acquis des héritiers de feue Mlle Marie Cezanne la bastide et le grand jardin que possédait la sœur du peintre, aux quartiers de Sainte-Anne et de la Cible. Dans la maison, M. E. Oudin a retrouvé les prix que voici :

D’abord un premier prix de version latine : 1854, Cezanne Paul. Le prix est fait de deux volumes : Abrégé des voyages modernes, réduit aux traits les plus curieux, pour servir de suite à l’Abrégé de l’histoire générale des voyages, par La Harpe, et par A. Caillot, membre de l’Ancienne Université. Huit gravures. À Paris, chez Ledentu, libraire, quai des Grands-Augustins, n° 31, 1834. Paul Cezanne qui n’alla jamais plus loin qu’Auvers-sur-Oise, d’une part, et le lac d’Annecy, de l’autre, a-t-il lu avec plaisir ces livres ? Il avait 15 ans et venait d’achever ses études de pensionnaire en quatrième. De cette année date aussi un 2e prix de version grecque ; c’est un ouvrage grave du docteur Sancerotte, professeur de philosophie au collège de Lunéville, Avant d’entrer dans le monde ; c’est un démarquage des Réformateurs de Raybaud.

Voici un Cezanne de dix-sept ans, élève de seconde qui mérite ce bulletin :

UNIVERSITÉ IMPÉRIALE DE FRANCE
Collège Bourbon d’Aix

Distribution solennelle des Prix
10 Août 1857

Classe de 2e

1er prix de chimie et cosmographie
Remporté par l’élève CÉZANNE PAUL

Aix, le 10 août 1857.

Le Principal du Collège,
Officier de l’Instruction Publique,
L. AYMA.

Ce bulletin accompagne les Beautés du spectacle de la nature, par Pluche, chez Marne, à Tours, 1846. L’épigraphe, comme franciscaine, dut plaire au collégien, croyant et avide de courses campagnardes. « Interrogez les animaux des champs, et ils vous instruiront les oiseaux du ciel et ils vous apprendront ; parlez à la terre, et elle vous répondra et les poissons des mers vous disent : Qui donc ignore que c’est la main du Seigneur qui a fait toutes les choses ; qu’il a dans la main respire et l’âme de toute créature ? Job, xii. »

Hélas ! les autres ouvrages n’ont pas de bulletin et nous ne pouvons savoir quels prix ils marquaient. Du moins portent-ils de larges paraphes du collégien : Cezanne Paul. C’est le cas des Voyages et découvertes des compagnons de Colomb1, traduits de l’anglais de Washington Irving, par Henri Lebrun, chez Marne, 1846.

Peut-être le plus précieux ouvrage est-il un résumé de Marmontel, les Incas ou la destruction de l’empire du Pérou, par Marmontel, édition revue et corrigée par M. l’abbé Ronsier, à Paris et Limoges, chez Martial Ardant frères, 1850. Il porte au crayon, sur la page de garde, le nom de H. Aubert, 1850. C’était la mère de Cezanne, la femme de grand cœur qui s’écriait « Mon fils s’appelle Paul comme Véronèse ». Deux lignes ont été grattées, mais pas assez pour qu’on ne puisse lire : « Donné par Henri Davin ».

Mais le plus intéressant est à la dernière page, sur la couverture ; trois caricatures et deux signatures de « Cezanne Paul ». Au dessin, on voit bien qu’il s’agit d’au enfant ; ô merveille, cinquante ans plus tard, la signature est la même, sauf que le prénom précède le nom au lieu de le suivre ; les caractères, le z énergique, n’ont pas changé. On m’a assuré que deux des visages (l’un est charmant, rieur) sont les visages du père et de la mère de l’écolier ; je les ai fait photographier ; on pourra les comparer aux portraits existants. Je ne me prononce pas.

MARCEL PROVENCE. »

inconnu

1 Irving Washington, Voyage et découvertes des compagnons de Colomb, traduit de l’anglais par Heni Lebrun, Tours, A. Mame et Cie, imprimeurs-libraires, 1846, vente « Pierre Bérès, 80 ans de passion, 5e vente », Paris, Drouot-Richelieu, étude Pierre Bergé et associés, 13 décembre 2006, n° 655, signature « Cezanne » sur la page de garde

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les Éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 23 :

« Mais sa grande émotion fut devant le lycée.

« ― Les salauds… Ce qu’ils ont fait pourtant de notre vieux collège… Ah ! nous vivons sous la coupe des agents-voyers. C’est le règne des ingénieurs, la république des lignes plates… Est-ce qu’il y a une seule ligne droite dans la nature, dites ? Ils mettent tout, tout au cordeau, la ville comme la campagne… Où est Aix, mon vieil Aix de Zola et de Baille, les bonnes rues du vieux faubourg, l’herbe entre les pavés, les lampes à pétrole… Oui, l’éclairage au pétrole, li fanau, au lieu de votre électricité crue qui viole le mystère, alors que nos anciennes lampes le doraient, le cuisaient, l’habitaient, à la Rembrandt… Nous donnions des sérénades aux filles du quartier… Écoutez un peu, je jouais du piston, Zola, lui, plus distingué, de la clarinette… Quelle cacophonie ! Mais les acacias pleuraient par-dessus les murailles, la lune bleuissait le portail de Saint-Jean, et nous avions quinze ans… Nous croyions manger le monde à cette époque !… Au collège, figurez-vous, Zola et moi passions pour des phénomènes. Je torchais cent vers latins en un tour de main… pour deux sous… J’étais commerçant, bigre ! quand j’étais jeune… Zola, lui, ne foutait rien…. Il rêvassait… un sauvage têtu… Un souffreteux pensif !., vous savez, de ceux que les gamins détestent… Pour un rien, on le fichait en quarantaine… Et même notre amitié vient de là… d’une tripotée que toute la cour, grands et petits, m’administra, parce que, moi, je passais outre, je transgressais la défense, je ne pouvais m’empêcher de lui parler quand même… Un chic type. Le lendemain, il m’apporta un gros panier de pommes. Tiens, les pommes de Cezanne !… » fit-il en clignant d’un œil gouailleur, « elles viennent de loin…. Mais ce sale lycée, lui, n’a rien gardé de cette époque ».

En ce temps-là, en effet, au lieu des mornes bâtisses qui composent le lycée actuel, au milieu des vergers le collège provincial adossait ses jardins et son lierre aux vieux remparts du tour de ville, le long de la cheminée du roi René. Des ormes, des pins séculaires ― ces grands pins aux branches tordues que Cezanne devait plus tard balancer au premier plan de ses paysages ―, au lieu des platanes administratifs, ombrageaient les cours. Les salles voûtées, les classes un peu lézardées ouvraient sur des pelouses et des massifs de buis, s’emplissaient, au printemps, d’un murmure ensoleillé, d’un bourdonnement continu de guêpes et de feuilles, de pépiements d’oiseaux. Dans ses roseaux où flûtaient les grenouilles, la nuit, la tapageuse piscine était fameuse sous l’ombre verte de ses chênes moussus, mais, des fenêtres du dortoir, on pouvait contempler, sous la lune, le paysage délicat, les tendres prairies qui dévalaient vers les saules de l’Arc. La maison était paternelle… C’était un bon couvent transformé en école. Et même, la chapelle était, dit-on, du vieux Puget. C’est là qu’au sortir du pensionnat Saint-Joseph, jugé insuffisant pour le fils d’un banquier entrant dans sa treizième année, le chapelier enrichi, le propriétaire du Jas de Bouffan envoya son héritier.

Cezanne, d’après ceux de ses camarades d’alors que j’ai pu interroger, fut un élève excellent, timide, rêveur, un peu farouche, qui mordait admirablement aux classiques, un « écorché », me dit l’un, et qui, souligne un autre, « promettait pour le dessin bien plus qu’il n’a tenu ». Il faisait aussi des vers français, inspirés plutôt de Musset, et quant aux vers latins, on n’avait qu’à lui soumettre un sujet, sa plume galopait sur le papier, une heure durant, sans s’arrêter. Sa mémoire était inouïe. […]

Sa mémoire, ses sensibilités farouches, voilà ce qui, dès le collège, frappait ses camarades. Cezanne était un enfant frémissant 1. Il souffrait déjà, en son naissant génie, de ce sens dramatique, cette sorte d’hallucination passionnée qui lui faisait, malgré lui, douer tous ceux qui l’approchaient d’une vie intérieure pareille à la sienne, et qui torturait son imagination à chercher les motifs que pouvaient bien avoir les êtres à dissimuler, pensait-il, leur enthousiasme ou leur frénésie. Il se croyait alors au milieu des autres un naïf. Il leur prêtait, pour attenter à son bien, à son art, des sournoiseries tragiques. « On veut me mettre le grappin dessus », criait-il… Il avait des colères subites, de brusques fuites. Il fallait, par exemple, prendre garde de l’effleurer, même d’un doigt distrait : il se cabrait tout de suite. Quelqu’un qui, devant moi, lui frappa, un jour, familièrement sur l’épaule reçut une telle poussée que le téméraire en perdit l’équilibre. Une misanthropie, trop souvent justifiée, et dont il étouffait et rougissait parfois jusqu’au malaise, mêlait une âpreté à cette sorte de native pudeur qui défend les âmes d’exception de l’approche des sots.

1 «… d’une timidité souffrante, le peint plus tard Zola, qu’il cachait sous une fanfaronnade de brutalité. » »

Voir aussi :Émile Zola. Correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, Éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, p. 88, 543, 552.
Rewald John, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, p. 7.

Au cours de ses années de collège, Cezanne prend des cours de musique à domicile.

D’après une lettre de Marie Cezanne à son neveu le fils de Cezanne, 16 mars 1911 ; Mack Gerstle, La Vie de Paul Cezanne, Paris, Gallimard, « nrf », collection « Les contemporains vus de près », 2e série, n° 7, 1938, 362 pages, p. 27 :

« On recevait aussi, au collège Bourbon, quelques notions de musique, sans doute très médiocres, mais nous ne voyons pas que Cezanne ait obtenu le moindre accessit en cette matière. Son ami Zola était meilleur élève et obtint une fois le premier prix pour les instruments à vent. Les leçons que Paul fut condamné à prendre chez lui ne donnèrent pas de résultats plus brillants, si l’on en croit les souvenirs que rapporte Marie Cezanne à son neveu, plus d’un demi-siècle après :

« La musique qu’un professeur lui enseignait à la maison, ne le passionnait nullement et souvent des coups d’archet sur les doigts témoignaient du mécontentement de M. Poncet. »

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 19-20 :

« Leur professeur de musique fut Henry Poncet, ancien maître de chapelle de la métropole d’Aix (Saint-Sauveur), et père du Directeur actuel du Conservatoire : M. Joseph Poncet. Maintenant, par le recul, on ne voit pas très bien, je l’avoue, le grave Paul Cezanne jouant du piston ! mais il est néanmoins acquis que Marguery, Zola et lui, Paul Cezanne, firent partie de la musique des Amateurs, qui avait la gloire de jouer aux processions et aux fêtes : Marguery, 1er piston ; Paul Cezanne, 2e piston ; et Émile Zola, clarinette. »

Citation par Barr, in lettres de Marion à Morstatt : « Il ne ressentait aucun intérêt pour la musique enseignée par un professeur qui venait à la maison et souvent l’archet qui s’abattait sur ses doigts, témoignait du mécontentement de M. Poncet »

La mère de Cezanne :

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les Éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 5-6 :

« Élisabeth Aubert, la mère de Cezanne, née à Aix d’une famille qui avait de lointaines origines créoles [inexact], était vive et romanesque, avec un esprit primesautier mais en même temps d’une humeur inquiète, ombrageuse, emportée. C’est d’elle que « Paul » tenait son imagination et sa vision de la vie. Aussi, heureuse de se retrouver dans son fils, le soutenait-elle contre le père, qui voyait non sans inquiétude se développer les « tendances artistiques » de son enfant, en dépit d’un argument que Mme Cezanne avait puisé dans son cœur de mère, et qu’elle jugeait sans réplique :

« Eh ! quoi ! Il s’appelle Paul, comme Véronèse et Rubens ! » »

John Rewald, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, p. 97 :

« C’était une femme [la mère de Cezanne] très intelligente, très fine, d’un esprit primesautier et douée d’une vive imagination. Elle était grande, très brune, fortement charpentée, la figure plutôt maigre (3) ; […]

(3) Renseignements communiqués par M. Paul Cezanne fils et M. Maxime Conil. »