Février

Dix ans après la mort de son mari, survenue le 27 mars 1847, madame Zola s’installe à Paris, fin 1857. Son fils la rejoint en février de l’année suivante, quittant Aix avec son grand-père Louis Aubert. La famille s’installe, 63, rue Monsieur-le-Prince. Il entame une correspondance avec ses amis restés dans le Midi. Les lettres envoyées par Cézanne à Zola sont émaillées de poèmes, de bouts rimés et de chansons. Zola retournera à Aix pendant deux étés consécutifs.

Émile Zola. Correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, p. 85, 94.

9 et 14 avril

Lettre de Cézanne à Émile Zola. Paul termine son dernier trimestre au collège Bourbon. Il se réjouit du retour à Aix annoncé par Zola pour les grandes vacances qu’il compte passer avec Baille et lui.

Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 17-21.

«  Aix, le 9 avril 1858.

Bonjour cher Zola,

Enfin je prends la plume
Et selon ma coutume
Je dirai tout d’abord
Pour nouvelle locale
Qu’une forte rafale
Par son ardent effort
Fait tomber sur la ville
Une eau qui rend fertile
De l’Arc le riant bord.
Ainsi que la montagne
Notre verte campagne
Se ressent du printemps,
Le platane bourgeonne,
De feuilles se couronne
L’aubépin vert aux bouquets blancs.

Je viens de voir Baille, ce soir je vais à sa campagne (c’est du grand Baille que je veux parler), donc je t’écris,

Le temps est brumeux
Sombre et pluvieux,
Et le soleil pâle
Ne fait plus aux cieux
Briller à nos yeux
Ses feux de rubis et d’opale.

Depuis que tu as quitté Aix, mon cher, un sombre chagrin m’accable ; je ne mens pas, ma foi. Je ne me reconnais plus moi-même, je suis lourd, stupide et lent. Dis donc, Baille m’a dit que dans une quinzaine il aurait le plaisir de faire parvenir jusqu’aux mains de ton éminentissime grandeur une feuille de papier sur laquelle il t’exprimera et son, et sa, et ses chagrins et douleurs d’être loin de toi. — Vraiment j’aimerais à te voir, et je pense que je te verrons, moi et Baille (bien entendu) aux vacances, et alors nous exécuterons, nous ferons les projets que nous avons formés, mais en attendant, je gémis sur ton absence.

Adieu, mon cher Émile :
Non, sur le flot mobile
Aussi gaiement je file
Que jadis autrefois,
Quand nos bras agiles
Comme des reptiles
Sur les flots dociles
Nageaient à la fois.
Adieu, belles journées
Du vin assaisonnées !
Pêches fortunées
De poissons monstrueux !
Lorsque dans ma pêche,
A la rivière fraîche
Ma ligne revêche
N’attrapait rien d’affreux.

Te souviens-tu du pin qui, sur le bord de l’Arc planté, avançait sa tête chevelue sur le gouffre qui s’étendait à ses pieds ? Ce pin qui protégeait nos corps par son feuillage de l’ardeur du soleil, ah ! puissent les dieux le préserver de l’atteinte funeste de la hache du bûcheron !

Nous pensons que tu viendras à Aix aux vacances, et qu’alors, nom d’un chien, alors vive la joie ! Nous avons projeté des chasses monstrueuses et aussi difformes que nos pêches.

Bientôt, mon cher, nous allons recommencer la chasse aux poissons, si le temps continue ; il est magnifique aujourd’hui, car c’est le 13 que je reprends ma lettre.

Phébus en parcourant sa brillante carrière
Inonde Aix tout entier des flots de sa lumière.

POÈME INÉDIT

C’était au fond d’un bois
Quand j’entendis sa voix brillante
Chanter et répéter trois fois
Une chansonnette charmante
Sur l’air du mirliton, etc.

J’aperçus une pucelle
Ayant un beau mirliton
En la contemplant si belle
Je sentis un doux frisson
Pour un mirliton, etc.

Ses grâces sont merveilleuses
Et son port majestueux,
Sur ses lèvres amoureuses
Erre un sourire gracieux
Gentil mirliton, etc.

Je résous de l’entreprendre,
J’avance résolument :
Et je tiens ce discours tendre
A cet objet charmant :
Gentil mirliton, etc.

Ne serais-tu pas venue,
Inexprimable beauté,
Des régions de la nue,
Faire ma félicité ?
Joli mirliton, etc.

Cette taille de déesse,
Ces yeux, ce front, tout enfin
De tes attraits la finesse
En toi tout semble divin.
Joli mirliton, etc.

Ta démarche aussi légère
Que le vol du papillon
Devance aisément, ma chère,
Le souffle de l’aquilon,
Joli mirliton, etc.

L’impériale couronne
N’irait pas mal à ton front.
Ton mollet, je le soupçonne
Doit être d’un tour bien rond.
Joli mirliton, etc.

Grâce à cette flatterie,
Elle tombe en pâmoison,
Tandis qu’elle est engourdie,
J’explore son mirliton.
O doux mirliton, etc.

Puis revenant à la vie
Sous mes vigoureux efforts,
Elle se trouve ébahie
De me sentir sur son corps.
O doux mirliton, etc.

Elle rougit et soupire
Lève des yeux langoureux
Qui semblaient vouloir me dire
« Je me complais à ces jeux. »
Gentil mirliton, etc.

Au bout de la jouissance
Loin de dire : « C’est assez. »
Sentant que je recommence
Elle me dit : « Enfoncez. »
Gentil mirliton, etc.

Je retirerai ma sapière,/rapière ?/
Après dix ou douze coups —
Mais trémoussant du derrière :
« Pourquoi vous arrêtez-vous ? »
Dit ce mirliton, etc.

Aix, le 14 avril,

Paul Cezanne

Salve, carissime Zola.

P.-S. — Tu diras, lorsque tu m’écriras, s’il fait beau temps là-haut. À très prochainement. Je ne serai à l’avenir pas aussi paresseux.

Nota 1. — Bernabo, Léon avec bambou et Alexandre, sont, m’a-t-on dit, au collège, au lycée (je ne sais quel sorte d’engin c’est) Ste-Barbe à Paris. Quant aux autres deux individus susdits, je m’en informerai et t’en donnerai l’adresse dans une prochaine lettre. (Celle-ci est criblée de couillonades.) Si tu voyais les Bernabo souhaite-leur le bonjour.

Nota 2. — J’ai reçu ta lettre dans laquelle se trouvaient les affectueux mirlitons que nous avons eu l’honneur de chanter avec la basse Boyer et le ténor léger Baille.»

Jean-Baptistin Baille (1841- Paris, 3 juin 1918), deviendra professeur à l’École polytechnique et adjoint au maire du 11e arrondissement de Paris. Il avait deux frères cadets, dont l’un, Isidore, accompagnait parfois les trois amis dans leurs excursions.

Gustave Boyer, autre ami de jeunesse, sera notaire à Eyguières. Cézanne a peint de lui plusieurs portraits, L’Homme au chapeau de paille – Gustave Boyer (FWN429-R174), Portrait de Gustave Boyer (vu de face) (FWN427-TA-R175), Portrait de Gustave Boyer (FWN428-R176), Portrait d’un homme (Gustave Boyer) C0157.

3 mai

Lettre de Gustave Boyer et Cézanne à Zola. Cézanne illustre la lettre de dessins et caractères qui constituent un rébus (C0017) : « IL », faux, haie, arbre de mai, « LES », femmes, ce qui signifie : Il faut aimer les femmes.

Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 21-24, première page reproduite figure 3.
Chappuis Adrien, The Drawings of Paul Cézanne. A Catalogue raisonné, New York Graphic Society Ltd., Greenwich, Connecticut, 1973, volume I, « Introduction and Catalogue », 288 pages, volume II, « Plates », 1223 numéros, dessin n° 17, première page de la lettre reproduite.

« Aix, le 3 /9 ?/ mai 1858

Cher ami que Paris retient bien loin de moi,
D’un ténébreux rébus devine le mystère.
Est-il bon ? Je ne sais ; mais je sais, par ma foi,
Que je l’ai composé dans le but de le faire
Bon, mais non pas mauvais. Si tu peux deviner
Le sens de ce rébus que je te fais donner
Par la poste, morbleu ! je saurai bien prétendre
Qu’il est bon et fort bon, et je ne veux entendre
Là-dessus point du tout de contradiction.
Comme j’en suis l’auteur, c’est toute la raison.

Vas-tu bien ? Je suis très occupé, morbleu, très occupé. C’est ce qui t’expliquera l’absence du poème que tu me demandes. Je suis, tu peux le croire, très fortement contrit de ne pouvoir répondre avec une verve, une chaleur, un entrain égaux aux tiens. J’aime du principal la binette sauvage ! (Celle de ta lettre, je veux dire, il ne faudrait pas confondre.) Dis donc, si tu devines mon fameux rébus, pour me le faire, tu m’écriras ce que j’ai voulu dire. Fais-m’en quelqu’un, si tempus habes.

J’ai remis ta lettre à Baille. J’ai remis celle de Marguery 1 aussi. — Marguery est toujours aussi plat.

Voilà-t-il que l’atmosphère s’est soudainement refroidie. Adieu la nage.

Adieu nos belles nages
Sur les riantes plages
Du fleuve impétueux
Qui roulait sur la grève
Une onde, dont mon rêve
Ne souhaita rien mieux.

Une eau rouge et bourbeuse
Sur la fange terreuse
Entraîne maintenant
Plantes déracinées,
Branches abandonnées
Au gré de son courant.

Elle tombe, la grêle !
Puis elle se dégèle
Bientôt elle se mêle
A ces noirâtres eaux.
De grands torrents de pluie
Que la terre essuie
Forment de grands ruisseaux.

Ce sont des rimes sans raison.

Mon cher, tu sais, ou bien tu ne sais pas,
Que d’un amour subit j’ai ressenti la flamme
Tu sais de qui je chéris les appas,
C’est d’une gentille femme.
Brun est son teint, gracieux est son port,
Bien mignon est son pied, la peau de sa main fine
Blanche est sans doute 2, enfin, dans mon transport
J’augure, en inspectant cette taille divine,
Que de ses beaux tétons l’albâtre est élastique,
Bien tournés par l’amour. Le vent en soulevant
Sa robe d’une gaze en couleurs magnifiques
Laisse d’un rond mollet deviner le charmant
Contour…

Je suis en face de Boyer dans ce moment, au second étage chez moi. J’écris en sa présence et je lui ordonne de mettre quelques mots de sa main dans cette lettre :

Que ta santé soit parfaite,
En amour sois toujours heureux,
Rien n’est si beau qu’être amoureux,
C’est tout ce que je te souhaite.

Je t’avertis que quand à ton tour tu viendras voir Cézanne, tu trouveras contre la tapisserie de sa chambre un grand recueil de maximes tirées d’Horace, V. Hugo, etc.

Boyer, Gustave 3.

Mon cher, j’étudie pour le bachot. Ah ! si j’étais bachot, si tu étais bachot, si Baille était bachot, si nous étions bachot. Baille du moins le sera, mais moi : coulé, submergé, enfoncé, pétrifié, amorti, anéanti, voilà ce que je serai 4.

Mon cher, aujourd’hui c’est le 5 mai et il pleut fort. Les cataractes du ciel sont entrouvertes.

L’éclair a sillonné la nue
Et la foudrrre en grrrondant rrroule dans l’étendue.

Il passe deux pieds d’eau dans les rues. Dieu, irrité des crimes de l’espèce humaine, a sans doute résolu de laver par ce nouveau déluge leurs nombreuses iniquités. Depuis deux [jours] ce temps effroyable dure : mon thermomètre est à 5 degrés au-dessus de zéro, et mon baromètre marque grande pluie, tempête, ouragan pour aujourd’hui et tout le reste du quartier. Tous les habitants de la ville sont plongés dans un profond abattement. La consternation se lit sur tous les visages. Chacun a les traits contractés, les yeux hagards, l’air effaré, serrant le bras contre le corps, comme s’il avait peur de s’entrechoquer dans une foule. Chacun va récitant des prières ; au coin de chaque rue, on voit malgré la pluie battante, des groupes de jeunes pucelles qui, ne songeant plus à leur crinoline, s’égosillent à lancer des litanies vers les cieux. La ville retentit de leur brouhaha inexprimable. J’en suis tout étourdi. Je n’entends que des ora pro nobis partant de tous les côtés. Moi-même, j’ai fait succéder aux impudents mirlitons et aux atroces alleluia quelques pieux pater noster ou même des meà culpà, meà culpà, ter, quater, quinter meà culpà ! pensant par un retour heureux faire oublier au très auguste Trio qui règne en haut, toutes nos impiétés passées.

Mais je m’aperçois qu’un changement, à tout jamais sincère, vient de calmer la colère des Dieux. Les nues se dissipent. L’arc-en-ciel radieux brille dans la voûte céleste. Adieu, adieu.

                                       P. Cezanne »

1. Louis-Pascal-Antoine Marguery (1841-1881), camarade de jeunesse de Cézanne et de Zola, se destinait à la carrière littéraire. Il a publié plusieurs vaudevilles, et sera plus tard avoué à la cour d’Aix.

 

2. Car elle avait des gants (note de Paul Cézanne).

 

3. Ajouté de la main de Gustave Boyer.

 

4. Ces pressentiments de Cézanne n’étaient pas complètement injustifiés. Il fut, en effet, refusé lors de son premier examen et ne sera reçu que quelques mois plus tard. Baille, en revanche, passa son examen et s’inscrivit à la faculté des sciences naturelles à Marseille.

Voir la photographie de la première page de cette lettre ici.

14 juin

Zola écrit à Cézanne. Il le taquine à propos d’une jeune personne qui à en juger par la réponse de Cézanne reste tranquillement inconsciente des sentiments qu’elle inspire à son admirateur. Paul, timide, se contente de lancer ses œillades à distance.

Lettre de Zola, Paris, à Cézanne, 14 juin 1858 ; « M. Zola il y a trente-six ans », Le Gaulois, 28e année, 3e année, n° 520, dimanche 17 juin 1894, p. 1.
Émile Zola. Correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, p. 96-98.
Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 28-29.

« Paris, le 14 juin 1858.

Cher ami Cézanne,

Je suis un peu en retard dans ma correspondance ; mais je te prie de croire que c’est par un concours inouï de circonstances que je ne tâcherai pas de t’expliquer parce que ce serait trop long. Il fait une chaleur épouvantable et nageante. Or, comme mon feu poétique est en raison inverse du feu que lance le divin Apollon, je me contenterai de t’écrire en simple prose pour aujourd’hui. D’ailleurs, je suis comme M. Hugo, j’aime les contrastes ; ainsi donc après une épître poétique je t’envoie une épître prosaïque. De sorte qu’au lieu de t’endormir complètement, je ne ferai que t’assoupir.

Mon cher ami, je vais t’annoncer une chose, mais une chose charmante. J’ai déjà plongé mon corps dans les eaux de la Seine, de la Seine à la large largeur, à la profonde profondeur. Mais là, il n’y a pas de pin séculaire, mais là il n’y a pas de source fraîche pour faire rafraîchir la dive bouteille, mais là il n’y a pas un Cézanne à la large imagination, à la conversation enjouée et piquante ! Aussi, foin de la Seine, me suis-je écrié, et vive la gourre de Palette et nos célestes parties sur les bords qui l’avoisinent.

Paris est grand, plein de récréations, monuments, de femmes charmantes. Aix est petit, monotone, mesquin, rempli de femmes… (le bon Dieu me garde de médire des Aixoises). Et malgré tout cela, je préfère Aix à Paris.

Seraient-ce les pins ondulant au souffle des brises, seraient-ce les gorges arides, les rochers entassés les uns sur les autres, comme Pelion sur Ossa, serait-ce cette nature pittoresque de la Provence qui m’attire à elle ? Je ne sais ; cependant mon rêve de poète me dit qu’il vaut mieux un rocher abrupt qu’une maison nouvellement badigeonnée, le murmure des flots que celui d’une grande ville, la nature vierge qu’une nature tourmentée et apprêtée. Serait-ce plutôt les amis que j’ai laissés là-bas dans les voisinages de l’Arc qui m’attirent dans le pays de la bouillabaisse et de l’aïoli ? Certainement ce n’est que cela.

Je vois tant de jeunes gens ici visant à l’esprit, se croyant d’une condition plus élevée que les autres, ne voyant du mérite que dans eux et n’accordant aux autres qu’une large part de stupidité, que je désire revoir ceux dont je connais le véritable esprit et qui, avant de jeter la pierre aux autres, considèrent si on ne pourrait pas leur en jeter. Tiens ! je suis d’un sérieux énorme aujourd’hui. Il faut me pardonner les réflexions assez plates que je viens de faire : mais, vois-tu, quand on se met à regarder le monde d’un peu près, on remarque que c’est si mal emmanché, qu’on ne peut s’empêcher de faire le philosophe. Au diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta conquête ? Lui as-tu parlé ?

Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable. Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux pas qu’on me détériore mon Cézanne.

Nages-tu ? Fais-tu la noce ? Peins-tu ? Joues-tu du cornet ? Poétises-tu ? Enfin que fais-tu ? Et ton bachot ? Cela roule-t-il ? Tu vas couler tous les maîtres. Ah, sacrebleu nous nous amuserons bien. J’ai des idées difformes. C’est gigantesque, tu verras.

Que fait Baille ? Que fait B… [peut-être Gustave Boyer] ? Que fait Marguery ? Que fait B… [peut-être Isidore Baille, frère cadet de Jean-Baptistin] ? Ces quatre individus m’intéressent au plus haut point. Ce sont, après toi, ceux qui me donnent le plus dans l’œil. Ce sont quatre bons garçons, qui ont certes chacun leurs petits défauts ; mais ces défauts, de même qu’un signe noir fait ressortir la blancheur d’une femme, ces défauts font resplendir leurs brillantes qualités.

J’ai fini ma comédie d’« Enfoncé le pion ». Elle a mille et quelques vers [texte perdu]. Il faudra que tu gobes tout cela aux vacances : tu les goberas, Baille les gobera, tous les goberont. Je serai sans pitié. Vous aurez beau dire que vous en avez assez, je vous en donnerai encore. C’est une provision de paroles que je vous porte.

Mais je ne vous prends pas en traître. Je vous avertis d’avance : vous pouvez donc me rendre la pareille, en vous réunissant tous et en composant une nouvelle Pucelle [La Pucelle ou la France délivrée, poème de Jean Chapelain, 1656] pour attenter à ma vie active. Dieu de Dieu, est-il permis qu’il y ait sous la calotte des cieux un être aussi plat que moi !

J’écrirai aux quatre individus ci-dessus nommés, très prochainement.

Je ne sais pas comment je m’arrange, mais je ne travaille pas du tout, et pourtant je n’ai pas un moment à moi.

Je ne raconte rien dans ma lettre parce que je fais une provision de récits pour porter à Aix. Nous tenons aujourd’hui le 14 ; il n’y a donc plus que deux mois. Cela ne vient pas trop vite, mais au moins cela marche toujours. Le bonjour aux amis et à tes parents. Envoie-moi donc, si tu as le temps, quelque jolie pièce de vers.

Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps.

Que tu vas remporter de couronnes ! Quels applaudissements va exciter la distribution des prix ! Quant à moi, je te réponds que je n’attraperai pas de courbature. Je tâche d’avoir un prix, celui de narration, et si je l’ai ce sera tout. Que veux-tu, il n’est pas donné à tout le monde de briller. Il y a tant de sots que l’on peut sans déshonneur leur tenir compagnie.

À quoi faire, continuer à entasser bêtise sur bêtise ? Selon moi, quatre pages suffisent. Attends pour que je donne courant à toutes mes idées biscornues que je sois près de toi, jamais tu n’en auras tant ouï.

Je termine donc ma lettre, mon cher ami, je viens de composer en chimie, j’en suis encore tout ahuri : il n’y a rien qui agisse autant sur mes nerfs que la chimie. D’abord, tout ce qui est du genre féminin me fait cet effet-là. (Il fallait bien finir par une bêtise.)

A bientôt. Ton ami dévoué.

E. Zola

[Paragraphe publié seulement dans Le Gaulois du 17 juin 1894] Je viens de relire ma lettre. Elle est littéralement stupide, sans suite, sans français et sans style. Pardonne-moi d’écorcher ainsi tes oreilles. »

Cette lettre a été publiée pour la première fois par Le Gaulois le 17 juin 1894, en remplaçant les patronymes par leurs initiales.

« M. Zola il y a trente-six ans », Le Gaulois, 28e année, 3e année, n° 520, dimanche 17 juin 1894, p. 1 :

« M. ZOLA IL Y A TRENTE-SIX ANS

Notre correspondant de Draguignan, M. Gubert, nous envoie une lettre inédite de M. Émile Zola, écrite il y a trente-six ans, en 1858, alors que le célèbre romancier était dans un lycée de Paris, candidat non à l’Académie française mais au baccalauréat ès lettres.

M. Zola a trop d’esprit pour ne pas nous pardonner cette indiscrétion, qui a son utilité puisqu’on retrouve en germes, dans la lettre de 1858, tous ses défauts comme toutes ses qualités. Peut-être même est-elle le premier document de la genèse d’un talent dont on ne conteste que l’emploi. »

Suit la citation de la lettre.

Sur les liens de Joseph Gubert avec Zola, voir l’étude complémentaire de F. Chédeville.

[28 ou 29 juin ?]

Cézanne écrit à Zola. Il est amoureux d’une inconnue qu’il croise parfois sur le chemin du collège. Il remercie Zola pour son « morceau poétique » et lui adresse un poème de sa composition accompagné d’un dessin aquarellé : Cicéron foudroyant Catilina, après avoir découvert la conspiration de ce citoyen perdu d’honneur (RW001).

Lettre de Cézanne à Zola, datée « L- 29. 1858 », 28 ou 29 juin 1858 ? La lettre est peut-être du lundi 28 ou du mardi 29 juin 1858, car elle renvoie à la lettre de Cézanne du 14 juin 1858.

Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cézanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 13-16.
Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 25-27, dessin accompagnant la lettre reproduit figure 5.
Rewald John, The Watercolors, A Catalogue Raisonné, n° 1

« Aix L- 29. 1858

Mon cher.

Ce n’est pas seulement du plaisir que m’a procurré ta lettre, en la recevant j’en ai éprouvé au contraire de plus du bien être. Une certaine tristesse intérieure me possède et vrai dieu, je ne rêve que de cette femme dont je te parlais. J’ignore qui elle est ; je la vois passer quelquefois dans la rue en allant au monotone collège. J’en suis morbleu à pousser des soupirs, mais des soupirs qui ne se trahissent pas à l’extérieur, ce sont soupirs mentals ou mentaux, je ne sais.

Ce morceau poëtique, que tu m’envoies m’a fort réjoui, j’ai beaucoup aimé te voir ressouvenir du pin qui ombrage les bords de Palette, que j’aimerai, foutu sort qui nous sépare, que j’aimerai te voir arriver. Si je ne me retenais, je lancerais quelque kyrielle de nom de Dieu, de Bordel de Dieu, de sacrée putain, etc., contre le ciel ; mais à quoi bon se mettre en colère, cela ne m’avancerait de rien, donc je me résigne.

Oui, comme tu le dis donc un autre morceau non moins poëtique, cependant je préferre ton morceau sur la nage, tu es heureux, oui tu heureux, toi ; mais moi, malheureux je sèche en silence, mon amour (car c’est de l’amour ce que je ressens,) ne saurait éclater audehors. Un certain ennui m’accompagne partout et par moment seulement j’oublie [raturé, non lu] mon chagrin, c’est lorsque j’ai bu un coup. Aussi, j’aimais le vin, je l’aime plus encore. Je me suis grisé, je me griserai plus encore, à moins que par un inespéré bonheur, hé bien ! je pusse réussir, non d’un Dieu ! Mais non, je désespère, je désespère, aussi je vais m’abrutir —

Mon cher, j’expose à tes yeux un tableau représentant :

Cicéron
foudroyant Catilina,
après avoir découvert la conspiration
de ce citoyen perdu d’honneur.

Admire, cher ami, la force du langage
Dont Cicéron frappa ce méchant personnage,
Admire Cicéron dont les yeux enflammés
Lancent de ces regards de haine envenimés,
Qui renversent Statius cet ourdisseur de trames
Et frappent de stupeur ses complices infâmes.
Contemple, cher ami, vois bien Catilina
Qui tombe sur le sol, en s’écriant « Ah ! Ah ! ».
Vois le sanglant poignard dont cet incendiaire
Portait à son côté la lame sanguinaire.
Vois tous les spectateurs, émus, terrifiés
D’avoir été bien près d’être sacrifiés !
Vois-tu cet étendard, dont la pourpre romaine
Autrefois écrasa Carthage l’Africaine ?
Quoique je sois l’auteur de ce fameux tableau
Je frissonne en voyant un spectacle si beau.
A chaque mot qui sort (j’ai horreur, je frissonne)
De Cicéron parlant tout mon sang en bouillonne,
Et je prévois déjà, je [suis] bien convaincu
Qu’à cet aspect frappant, tu seras tout ému.
Impossible autrement ! Non jamais, autre chose
Dans l’Empire romain ne fut plus grandiose.
Vois-tu des cuirassiers les panaches flottants
Ballottés dans les airs par le souffle des vents ?
Vois aussi, vois aussi, cet appareil de piques
Qu’a fait poster par là l’auteur des Philippiques.
C’est te donner, je crois, un spectacle nouveau
Que t’exposer aussi l’aspect de l’écriteau :
«Senatus Curia ». Ingénieuse idée
Pour la première fois par Cézanne abordée !

Ô sublime spectacle aux yeux très-surprenant
Et qui plonge dans un profond étonnement.

Mais c’est assez avoir fait ressortir à tes yeux les beauté incomparables incluses dans cet admirable aquarelle. Le temps se remet, je ne sais pas trop si çà continuera. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je brule

d’aller en plongeur
en plongueur intrépide
silloner le liquide
de l’arc.
et dans cet eau limpide
prendre avec mon filet perfide
pêcher attraper les poissons que m’offre le hazard.
Amen ! Amen ! ces vers sont stupides.
ils ne sont pas pleins de gout
mais ils sont stupides
et ne valent rien du tout.
Adieu, Zola, adieu.
Je vois qu’après mon pinceau ma plume ne peut rien
dire de bien et en vain aujourdhui tenterais-je de
te chanter quelque nymphe de bois
Je ne me trouve pas une assez belle voix
et les beautés des campagnes agrestes
sifflent de mes chansons les tours trop peu modestes.
Enfin je termine, car je ne fais qu’entasser bêtises sur stupidités.
Tel on voit vers les cieux, un tas d’absurdités
S’élever de concert avec avec les stupidités.

C’est assez.                         P. Cezanne »

9-15 juillet

Lettre de Cézanne à Zola, datée « Le 9 Juillet 1858 ».

Bibliothèque nationale, Nouvelles acquisitions françaises 24516, f° 494.
Zola, sous la direction de Michèle Sacquin, catalogue d’exposition « Zola », Paris, Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, 18 octobre 2002 – 19 janvier 2003.
Paris, Bibliothèque nationale de France, Fayard, 2002, 254 pages, n° 14, p. 21, première page reproduite , transcription d’après elle.
Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 29-33.

« [Aix] Le 9 Juillet 1858.

Carissime Zola, Salve.

Accepi tuam litteram, inqua milis dicebas
te cupere ut tibi rimas mitterem ad bout-rimas
faciendas, gaude ; ecce enim pulcherrimas rimas.
Lege igitur, lege, et miraberis !

révolte Zola métaphore brun
récolte voilà phosphore rhum

vert bachique bœuf aveugle
découvert chique veuf beugle

chimie uni borne
infamie bruni corne

Lesquelles susdites rimes tu auras la licence, primo de les mettre au pluriel, si ta sérénissime majesté ainsi l’aura jugé ; secundo, tu pourras les mettre dans l’ordre que tu voudras ; mais tertio, je te demande des alexandrins, et enfin quarto, je veux ; non, je ne veux pas ; mais je te prie de tout mettre en vers, même Zola.

Voici de moi de petits vers que je trouve admirables — admirables, parce qu’ils sont de moi — et la bonne raison, c’est que j’en suis l’auteur.

PETITS VERS

Je vois Leydet 1
Sur un bidet
Poignant son âne
Et triomphant
Il va chantant
Sous un platane.

L’âne affamé
Tout enflammé
Tend vers la feuille
Joyeux et fol
Un très long col
Qui bien la cueille.

Boyer chasseur
Plein de valeur
Met dans sa poche
Un noir cul-blanc
Qui plein de sang
Verra la broche.

Zola nageur
Fend sans frayeur
L’onde limpide.
Son bras nerveux
S’étend joyeux
Sur le doux fluide.

Le temps est très brumeux aujourd’hui. Dis donc, je viens de faire un couplet, le voici :

De la dive bouteille
Célébrons la douceur,
Sa bonté sans pareille
Fait du bien à mon cœur.

Ceci doit être chanté sur l’air :

D’une mère chérie
Célébrons la douceur,
etc.

Mon cher, je crois assurément que tu dois suer, lorsque tu me dis dans ta lettre

Que ton front tout baigné d’une chaude sueur
Était environné de la docte vapeur,
Qu’exhale jusqu’à moi l’horrible géométrie !
(Ne prends pas au sérieux cette duré infamie)
Si je qualifie
Ainsi la Géométrie !
C’est qu’en l’étudiant je me sens tout le corps
Se fondre en eau, sous mes trop impuissants efforts.

Mon cher, lorsque tu m’auras fait parvenir ton bout rimé,

Car dans les bouts rimés je te trouve adorable,
Et dans les autres vers vraiment incomparable,

je me mettrai à la recherche d’autres rimes et plus riches, et plus difformes ; j’en prépare, j’en élabore, j’en distille dans mon alambic cerveau. Ce seront des rimes neuves — heum — des rimes comme on n’en voit guère, morbleu, enfin des rimes accomplies.

Mon cher, après avoir commencé cette lettre le 9 juillet, il est juste, au moins, que je la termine aujourd’hui 14, mais hélas, dans mon aride esprit, je ne trouve pas la moindre petite idée, et cependant, avec toi, que de sujets n’ai-je pas à traiter, et la chasse, et la pêche, et la nage, en voilà-t-il pas des sujets variés, et l’amour (Infandum n’abordons pas ce sujet corrupture) :

Notre âme encore candide,
Marchant d’un pas timide,
N’a pas encore heurté
Au bord du précipice
Où si souvent l’on glisse,

En cette époque corruptrice.
Je n’ai pas encore porté
À mes lèvres innocentes,
Le bol de la volupté
Où les âmes aimantes
Boivent à satiété.

En v’là une de tirade mystique, heum, dis donc, il me semble que je te vois lire ces vers soporifiques, je te vois (c’est un peu loin pourtant) branler la tête en disant : « ça ne ronfle pas chez lui la poésie… » 2.

Lettre finie le 15 au soir.

CHANSON EN TON HONNEUR !

(Je chante ici comme si nous étions ensemble adonnés
à toutes les joies de la vie humaine,
c’est pour ainsi dire une élégie,
c’est vaporeux, tu vas voir.)

Le soir, assis au flanc de la montagne,
Mes yeux au loin erraient sur la campagne :
Je me disais, quand donc une compagne,
De tant de mal qui m’accable aujourd’hui
Viendra, grands Dieux, soulager ma misère ?
Oui, avec elle, elle me paraîtrait légère,
Si gentillette ainsi qu’une bergère,
Aux doux appas, au menton rond et frais
Aux bras rebondis, aux mollets très bien faits,
A la pimpante crinoline,
A la forme divine,
A la bouche purpurine,
digue, dinguedi, dindigue, dindon,
Ô, ô le joli menton.

Je termine enfin, car je vois que je ne suis vraiment pas en verve, hélas !

Hélas ! Muses, pleurez, car votre nourrisson
Ne peut pas même faire une courte chanson.
Ô du bachot, examen très terrible !
Des examinateurs, ô faces trop horribles !
Si je passais, ô plaisir indicible.

Grands Dieux, je ne sais ce que je ferais. Adieu, mon cher Zola, je divague toujours.

Paul Cezanne

[en marge de la première page] J’ai conçu l’idée d’un drame en 5 actes, que nous intitulerons (toi et moi) : Henry VIII d’Angleterre. Nous ferons ça ensemble, aux vacances. — »

1. Victor Leydet (1845-1908), camarade de jeunesse de Cézanne et de Zola, futur sénateur des Bouches-du-Rhône.

2. Voir la lettre que Zola adressa à Cézanne à propos des poésies de ce dernier, écrite à Paris, le 1er août 1860.

Infandum est le premier mot du récit d’Énée à Didon de ses malheurs et de la ruine de Troie, dans l’Énéide de Virgile, livre II, vers 3 : « Infandum, regina, jubes renovare dolorem » (« Reine, tu m’ordonnes de raviver une douleur »).

Vers le 20 juillet

Lettre de Zola, Paris, à Cézanne, 20 juillet 1858. Il répond à la demande de Cézanne en se livrant à l’exercice de rédaction d’un poème en alexandrins avec les rimes proposées :

Mitterand Henri, Zola, tome I, « (1840-1871) », Paris, Fayard, 1999, 943 pages, p. 839-841, cité d’après cette édition.
Émile Zola. Correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditeur associé Owen Morgan, conseiller littéraire Henri Mitterand, tome X « Octobre 1899 – septembre 1902. Supplément. Index général », Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, CNRS éditions, 1995, 647 pages, lettre n° S1 p. 433-434.

« Ami, tu m’entendras ! en vain tu te révoltes !
Ah ! que j’aimerais donc, au milieu des récoltes,
Au sein des vastes flots, au milieu des prés verts,
Asile où les amants ne sont point découverts,
Goûter, jetant au loin l’algèbre et la chimie,
Ces plaisirs qu’un bigot appelle une infamie.
Tous deux toi grand Cézanne, et moi pauvre Zola,
Je voudrais caresser ce que Pudeur voila,
Je voudrais me plonger dans un transport bachique,
Bien boire, bien manger, exhibier [sic] ma chique,
Ou bien fendant tout nu le flot limpide, uni,
Voir mon être joyeux par le soleil bruni.
Ami, que j’aimerais, à l’aide du phosphore,
Allumer un brasier (ça prête à métaphore)
Pour y faire rôtir un bon morceau de bœuf,
Qui de vin dans mon corps ne resterait pas veuf.
Cézanne, ne crois pas qu’à cela je me borne,
Par nous tous les maris porteront une corne.
Ces vers d’impatience ont dû te rendre brun.
Je cesse en te disant que nous boirons du rhum,
Que perdant la raison, nous hurlerons. L’aveugle
Ayant perdu son chien de même crie et beugle.

Tes rimes sont superfines, mais mes vers sont plus que stupides. Ah ça ! je viens, en relisant, de m’apercevoir que dans ce morceau éminemment épique j’ai oublié la chasse. Infandum [infamie]. Je vais réparer mon oubli. Et pour cela je vais composer des petits vers sautillants, mignons, pleins d’imagination et… de platitude. Tourne la page.

Petits vers sautillants, et mignons !!!!!

I

Chien de race
A la chasse
Viens, allons !
Vois l’aurore
Qui colore
Les vallons !

II

Tiens, les grives
Sur les rives
Du sommeil,
Vois, s’échappent ;
S’entrefrappent
Au soleil !

III

L’églantine
L’aubépine
Dans leur sein
Ont fauvettes
Alouettes
Et lapins

IV

Comme vole
Sur la colle
La perdrix,
Vois, tout bouge.
L’oiseau rouge,
L’oiseau gris.

V

A la chasse !….
Ma besace !…
Viens, mon chien !
De la poudre
Noire. Foudre !
Du bon vin !…

VI

Oh ! mon arme
Mon seul charme,
Evitons
Les gendarmes
Mes alarmes !
Viens, partons !…

mamelon
melon

Amérique
chimérique

ail
rail

empire
vampire

mastic
loustic

encre
ancre

pantalon
talon

jambe
iambe

hoquet
perroquet

baccalauréat
lauréat

lanterne
alterne

crucifix
fils

emplâtre
plâtre

écrin
crin

palme
calme

ruche
perruche

Ce que tu vois là à gauche ce sont des rimes que je t’expédie ad bout rimas faciendas. Je ne te permets qu’une chose c’est de mettre le pluriel. Comme je n’ai pris que cette licence il est bien juste que tu ne prennes que cela. Dès que tu auras passé occupe-toi de ces bouts rimés, et envoie-les moi dès que tu le pourras. C’est très agréable à faire.

Tu bûches, mon pauvre Cézanne. Qui non laborat non manducet, a dit Victor Hugo quelque part [Notre-Dame de Paris]. Si le contraire est vrai, tu dois manger comme l’ogre du petit Poucet. Quant à moi, pour ne pas faire mentir mon modèle, le céleste Hugo, je ne mange plus du tout, et cela depuis bien longtemps.

Mi amice, Carus Cezasinus, tibi in latinam linguam, ne lingua gallica rubescit audiendo quidam rem impudicam, mitto me ardescere et amare virginem pulcherrimam et quae non habet jam masculo membro frui. Haec femina fulva est et sua color est alba et sui oculi coerulei sunt. Vides ergo ut illa est divinitas, simila Ceres quae ad messes presidet. Gaude, gaude Cezasine, vides enim unus litteratus qui latina lingua utitur et qui dicit platitudinas (style que tu dois adopter pour ta composition latine au bachot). »

Traduction du latin : « Mon ami, Cher Cezasinus, à toi en langue latine, pour que la langue gallique ne rougisse pas en entendant quelque chose d’impudique, je t’envoie une belle vierge qui m’enflamme et m’excite et qui n’a pas encore joui d’un membre masculin. Cette femme est d’or, sa couleur est blanche et ses yeux sont bleus. Vois donc comme elle est de nature divine, semblable à Cérès qui préside aux récoltes. Réjouis-toi, réjouis-toi, Cezasinus, vois un écrivain qui se sert du latin et qui dit des platitudes. »

Peu après, Zola rédigera un poème dédié à Cézanne : À mon ami Paul, écrit au Lycée Saint-Louis, à Paris, où il continue ses études.

Alexis Paul, « Vers inédits de Émile Zola », Émile Zola, notes d’un ami, G. Charpentier éditeur, Paris, 1882, 338 pages, p. 291-293 :

 « À mon ami Paul

La prose n’est point sotte, et, — disons-le tout bas,
Le plus souvent les vers sont de la sotte prose,
De lourds empâtement [sic] de vert tendre et de rose,
Des suites d’adjectifs, des oh ciel ! des hélas !
Un orgueilleux jargon où le pauvre poète
Vous dit tout, — excepté ce qu’il a dans la tête.

C’est absurde, c’est plat. Et pourtant, jeune fou,
Voici que je rimaille, allant je ne sais où,
Suant longtemps parfois pour trouver une rime,
Prenant à chaque vers une pose sublime,
Et, — pourquoi le cacher ? — croyant de bonne foi
Qu’il n’est pas de poète aussi tendre que moi.

C’est que je crois encore à mille niaiseries,
Aux femmes, à l’amour, aux bleuets des prairies,
Et que je ne sais pas que, lorsque vient la faim,
Mon beau rêve doré ne donne pas du pain.
Allez, allez, mes vers ! bons ou mauvais, qu’importe !
Si du monde idéal vous m’entr’ouvrez la porte,
Si vos grelots d’argent me rappellent parfois
Le bal mystérieux des sylphides des bois.
Allez et divaguez. Mes fleurettes mignonnes,
Je veux faire de vous de riantes couronnes,
Des bouquets parfumés, des guirlandes de fleurs.
Hélas ! ils n’iront point parer de tendres cœurs ;
Ils n’iront point, cachés sous la fine dentelle,
Effleurer le beau sein de quelque demoiselle,
Brûler sa blanche gorge et palpiter, pressés
Sous les bonds de son cœur, comme sous des baisers.
Je ne suis qu’un poète, et ma maîtresse blonde
Est fille de la flamme ou bien fille de l’onde.
Je ne la vois jamais que dans l’âtre brûlant,
Salamandre joyeuse au voile étincelant,
Ou dans l’eau du torrent qui tombe des collines,
Riante sur l’écume au milieu des ondines.
Mon pied n’a pas heurté des sophas de boudoir ;
Et, comme on passe auprès d’un mendiant, le soir,
Redoutant que la main qui demande, ne prenne,
Les femmes ont passé, s’enfuyant dans la plaine.
Calme et serein, voyant leurs yeux se détourner,
J’aime un bel idéal qui ne se peut faner.

Mais si mes faibles mains, ô couronne embaumée,
N’ont pas tressé vos fleurs pour une bien-aimée,
Si je n’ai pas mêlé mes vers capricieux
Pour faire un seul instant sourire deux beaux yeux,
O mon humble bouquet, c’est qu’il est par le monde
Un cœur que je préfère au doux cœur d’une blonde,
Un tendre et noble cœur sur lequel aujourd’hui
Je vous mets, pour distraire un instant son ennui.
Allez vers mon ami, car sa mâle poitrine
Est préférable aux seins d’une gorge enfantine,
Et vous brillerez mieux sur son noir vêtement
Que parmi les bijoux d’un corsage charmant.

Mais où suis-je, bon Dieu ! Je viens de me relire,
Et ces vers, commencés par un éclat de rire,
Se terminent, fleuris, par un plaintif accord,
Comme un flot apaisé qui vient baiser le bord.
Insensé ! je voulais railler la poésie,
Et je reprends bientôt ma chère rêverie ;
Moi qui voulais, ce soir, être sage et prudent,
Voici que je me perds dans la nue en montant.
Pardon, mon vieil ami, si ma cervelle folle
S’égare et prend toujours le chemin de l’école ;
Pardon, si je n’ai pu te distraire un moment,
Me faire mieux comprendre et parler sagement.

Lycée Saint-Louis, 1858. »

Il rédigera aussi un poème dédié À mes amis, Cézanne et Baille, évoquant des souvenirs de jeunesse.

Alexis Paul, « Vers inédits de Émile Zola », Émile Zola, notes d’un ami, G. Charpentier éditeur, Paris, 1882, 338 pages, p. 309-312 :

« À mes amis

Mon démon familier, mon sylphe aux ailes roses,
Est venu ce matin, sur mes paupières closes,
Poser le bout du doigt, et, pour mieux m’éveiller,
Comme un oiseau chanteur se mettre à babiller.

« O mon bel endormi, murmura-t-il, l’aurore
M’a fait abandonner la fleur qui vient d’éclore.
Au firmament, les plis du manteau de la Nuit
Dans l’ombre du couchant disparaissent sans bruit ;
Et, voulant t’apporter la goutte de rosée
Qu’un baiser de ma mie aux lèvres m’a laissée,
Je me suis dit : Courons chercher mon paresseux,
Mon poète, et dans l’herbe égarons-nous tous deux.
Ne viens-tu pas ? la brise est parfumée et douce.
Près de l’eau, je connais un long sentier de mousse :
Nul gravier, nulle épine ; un sentier de rêveurs.
Le limon de la rive est caché sous les fleurs.
Nous n’aurons pour tous bruits que la plainte de l’onde,
Le vent, le chant lointain de quelque fille blonde,
Accompagné des coups réguliers du battoir
Et des grelots des bœufs qui vont à l’abreuvoir.

Oh ! viens, nous nous perdrons follement dans les herbes,
De verdure et de fleurs cueillant de grosses gerbes ;
Puis, nous irons à l’ombre ensuite nous asseoir
Et nouer en bouquets nos bleuets jusqu’au soir.
Viens vite… Mais pourquoi sur ton lit, ô poète,
Rester les yeux en pleurs et la bouche muette ?
Quel cauchemar a donc enfanté ton sommeil,
Pour demeurer ainsi morne et pâle au réveil ?
Pleures-tu les vers faux écrits dans ta jeunesse ?
Entre les bras d’un autre, as-tu vu ta maîtresse ?
Un maladroit, du coude, aurait-il sur le sol
Versé ton verre plein d’un vieux vin espagnol ?
N’importe ! puisqu’au fond de la lointaine allée,
Pensif, tu ne viens pas errer sous la feuillée,
Frère, puisqu’il te plaît de rester aujourd’hui,
Je veux par mon babil égayer ton ennui.

Fais-moi place, parlons de tes jeunes années,
De ces heures d’amour de rosés couronnées ;
Parlons de Gratienne, et redis-moi tout bas
Ce que chantait ton cœur, quand tu suivais ses pas.
Dis-moi quel soir brûlant et sous quelle avenue,
Comme un enfant de l’air, vague, elle est apparue ;
Ce qui te fit frémir soudain, et chanceler,
Et la baiser de loin du regard, sans parler ;
Tout en marchant, pour voir vaguement, à la lune,
Sur sa nuque d’enfant jouer la natte brune…

Mais, mon poète aimé, quel est donc le tourment
Qui pâlit de nouveau ton visage charmant ?
Des pleurs et des sanglots ! quelle blessure ancienne
S’est rouverte en ton cœur, au nom de Gratienne ?
Allons, ne pleure plus ; parlons de tes amis,
Parlons du seul espoir que le ciel t’ait permis,
Et toi qui ne crois plus qu’en cette amitié sainte,
Toi que l’amour brisa dans une seule étreinte,
Et que n’éveille plus le grand mot d’avenir,
O mon poète, écoute et tes pleurs vont tarir !

Ah ! tu souris déjà. Sous le ciel de Provence,
Te souviens-tu, dis-moi, des jours de ton enfance.
Vous étiez trois enfants vous tenant par les mains,
Vivant au grand soleil et battant les chemins.
Les marmots ont grandi ; leurs frêles mains serrées
Jamais un seul instant ne se sont séparées.
Te souviens-tu ? Le soir, près du clos des Chartreux,
Lorsque vous promeniez vos rêves d’amoureux,
Vous croyez voir soudain se glisser à la lune,
Allant au rendez-vous quelque marquise brune ;
Et vous couriez ; et l’ombre, en s’évanouissant,
N’était plus qu’un rameau dans la nuit blanchissant… »

Et, longtemps, mon démon, mon sylphe aux ailes roses,
Bavarda, remua toutes ces vieilles choses,
Et, quoique tout en pleurs, longtemps je lui souris
Car il parlait de vous, ô mes deux vieux amis !

Lycée Saint-Louis, 1858. »

Peu avant le 26 juillet

Lettre de Zola à Baille.

Becker Colette, « La correspondance de Zola, 1858-1871 : trente lettres nouvelles », Les Cahiers naturalistes, n° 57, p. 147-178, lettre p. 151-153.

« Ce n’est point pour le lettré Cézanne que j’écris, c’est pour Baille le scientifique (c’est étonnant comme cela rime avec soporifique, soit dit sans méchanceté aucune). […]

Viens à Paris, que Cézanne y vienne faire son droit ; nous prenons une petite chambre et nous nous conduisons comme des anges… déchus. Tu peux, au sujet de ce projet, voir ma dernière à Cézanne [sans doute la lettre vers le 20 juillet 1858]. »

26 juillet

Lettre de Cézanne et Baille à Zola.

Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 33-35.

« [Aix] le 26 juillet 1858.

Mein lieber Freund,

C’est Cézanne qui écrit et c’est Baille qui dicte. Muses ! de l’Hélion descendez jusque dans nos veines, pour célébrer le triomphe baccalauréatal de moi ! (C’est Baille qui parle et moi ce ne sera que la semaine prochaine.)

[De la main de Baille :]

Cette bizarre originalité convenait assez à nos caractères. — Nous allions te donner une foule d’énigmes à deviner : mais les destins en ont décidé autrement. Je venais chez l’ami poétique, fantastique, bachique, érotique, antique, physique, géométrique, que nous avons ; il avait déjà mis le 26 juillet 1858, et attendait l’inspiration. — Je lui en donne une : je mets le titre en allemand : il allait écrire sous ma dictée, et semer à profusion, en même temps que les figures de sa réthorique [sic], les fleurs de ma géométrie (permets-moi cette transposition. — Tu aurais pu croire que nous allions t’envoyer des triangles, et autres choses pareilles.) Mais, mon cher, l’amour qui perdit Troie cause encore bien du mal : j’ai des graves soupçons pour croire qu’il est amoureux. (Il ne veut pas en convenir.)

Mon cher, c’est Baille qui d’une main téméraire (ô vain esprit) vient de tracer ces lignes perfides, son esprit n’en fait jamais d’autres. Tu le connais assez bien, tu sais ses folies avant qu’il eut subi l’examen terrible, que n’est-il donc pas maintenant ? Quelles idées burlesques, informes, ne naissent point de son esprit malignement railleur. Tu sais, Baille est bachelier ès sciences, et il se présente le 14 prochain pour être bachelier ès lettres. — Moi, je me présente le 4 août ; fassent les Dieux tout puissants que je n’aille pas me briser le nez dans ma chute, hélas, prochaine. Je bûche, grands Dieux, je me casse la tête à ce travail abominable.

Je frémis, quand je vois toute la géographie.
L’histoire, et le latin, le grec, la géométrie
Conspirer contre moi : je les vois menaçants
Ces examinateurs dont les regards perçants
Jusqu’au fond de mon cœur portent un profond trouble.
Ma crainte, à chaque instant, terriblement redouble !
Et je me dis : Seigneur, de tous ces ennemis,
Pour ma perte certaine impudemment unis,
Dispersez, confondez la troupe épouvantable. —
La prière, il est vrai, n’est pas trop charitable. —
Exaucez-moi pourtant, de grâce, mon Seigneur,
Je suis de vos autels un pieux serviteur…

D’un encens quotidien j’honore vos images.
Ah ! terrassez, Seigneur, ces méchants personnages.
Les voyez-vous déjà prompts à se rassembler,
Ils se frottent les mains, prêts à nous tous couler ?
Les voyez-vous, Seigneur, dans leur cruelle joie
Compter déjà des yeux quelle sera leur proie ?
Voyez, voyez, Seigneur, comment sur leurs bureaux
Ils groupent avec soin les fatals numéros !
Non, non, ne souffrez pas que victime innocente
Je tombe sous les coups de leur rage croissante.
Envoyez votre Esprit-Saint sanctificateur !
Qu’il répande bientôt sur votre serviteur
De son profond savoir l’éclatante lumière.
Et si vous m’exaucez, à mon heure dernière
Vous m’entendrez encore beugler des oremus
Dont vous, Saintes et Saints, serez tous morfondus.
De grâce, veuillez bien, veuillez, Seigneur, m’entendre
Daignez aussi, Seigneur, ne pas vous faire attendre (Dans l’envoi de vos grâces, sous-entendu)
Puissent mes vœux monter jusqu’au céleste Eden :
In saecula, saeculorum, amen !

En v’là une de digression saugrenue ! Qu’en dis-tu ? n’est-elle pas difforme ? Ah, si j’avais le temps, tu en avalerais bien d’autres. À propos, un peu plus tard je t’enverrai tes bouts-rimés. Adresse quelque prière au Très-Haut (Altissimo) pour que la Faculté me décore du titre tant souhaité.

[Écrit par Baille]

A mon tour à continuer : je ne vais pas te faire avaler des vers : je n’ai presque plus rien à te dire, sinon que nous t’attendons tous : Cézanne et moi, moi et Cézanne. Nous bûchons en attendant. Viens donc : seulement je n’irai pas chasser avec vous : entendons-nous seulement : je ne chasserai pas, mais je vous accompagnerai — Enfin quoi ! Nous pourrons faire encore de bonnes parties : je porterai la bouteille, moi : quoique ce soit le plus pesant ! Cette lettre t’a déjà ennuyé : elle est faite pour cela : je ne veux pas dire que ce soit dans cette intention que nous l’ayons faite.
Présente nos respects à ta mère (je dis nos et pour cause : La Trinité n’est qu’une seule personne).
Nous te serrons la main : cette lettre est de deux originaux.

BACEZANLLE.

Tu vois dans cette lettre l’œuvre de deux originaux.
Mon cher, quand tu viendras, je laisserai pousser barbe et moustache : je t’attends ad hoc. Dis donc, as-tu barbe et moustache ? Adieu mon cher, je ne comprends pas comment je suis si bête… »

4 août

Cézanne et Zola échouent à la première session du baccalauréat.

Mi-août – octobre

Zola passe ses vacances d’été à Aix. Les trois « inséparables » reprennent leurs promenades dans les champs et les collines. Ils continuent de se baigner nus dans l’Arc, bien que ce soit interdit par arrêté municipal.

Vollard Ambroise, Paul Cézanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 11-12 :

« Zola, de son côté, était très malheureux à Paris, ses condisciples du lycée Saint-Louis le dédaignant à cause de son manque de fortune et de ses façons provinciales. Il ne laissa donc pas échapper l’occasion d’aller passer ses vacances à Aix, pendant l’été de 1858. Alors se renouvellent les bonnes promenades du Tholonet et de Roquefavour. Cézanne, obligé de se cacher de son père dès qu’il s’agit de peinture, est heureux de montrer ses ébauches à son ami. Zola expose ses plans, lit ses premiers essais ; Baille lui donne la réplique. Enfin l’on se grise tellement de littérature, qu’au terme des vacances l’ami Baille, craignant d’être repoussé par ses camarades s’ils le voient incapable « d’exprimer l’art au dehors, soit par la peinture, soit par la poésie », ne parlera de rien moins que de lâcher l’algèbre pour se consacrer à la rime. »

Zola Émile, « Souvenirs III », Nouveaux Contes à Ninon, Paris, G. Charpentier, éditeur, 1878, 306 pages, p. 143-150, p. 148-150 (1re édition, Paris, Charpentier et Cie, libraires-éditeurs, 1874) :

« Non, je préfère encore ma petite rivière. Nous ne mettions pas même de caleçons. À quoi bon ! les martins-pêcheurs et les bergeronnettes ne rougissaient seulement pas. Et nous choisissions les trous, « les goures, » comme on dit dans le Midi.

On traversait la rivière à pied sec, en sautant sur les grosses pierres ; mais les trous étaient tragiques. Certains de ces trous, chaque année, dévoraient deux ou trois enfants. Il y avait des légendes atroces, avec des poteaux pleins de menaces dont nous ne nous inquiétions guère. Nous les prenions pour cibles, et il ne restait souvent qu’un bout de planche tenu par un clou, que le vent balançait.

Le soir, l’eau était brûlante, Les grands soleils chauffaient l’eau des trous, au point qu’il fallait la laisser refroidir, dans les premières fraîcheurs du crépuscule. Nous restions nus sur le sable, pendant des heures, luttant, jetant des pierres aux poteaux, prenant des grenouilles avec les mains, dans la vase. La nuit tombait, un immense soupir, un soupir de soulagement passait sur les arbres.

Alors, c’était des baignades sans fin. Quand nous étions las, nous nous couchions dans l’eau, sur le bord, à un endroit peu profond, la tête sur quelque touffe d’herbe. Et nous demeurions là, avec le continuel glissement de la rivière sur notre peau, nos jambes flottant, comme emportées à la dérive. C’était l’heure où les pions étaient sévèrement jugés et où les devoirs du lendemain s’en allaient dans la fumée des premières pipes.

Bonne rivière où j’ai appris à faire la planche, eau tiède où les petits poissons blancs cuisaient, je t’aime encore comme une maîtresse enfantine. Tu nous as pris un camarade, un soir, dans un de ces trous dont nous nous moquions, et c’est peut-être cette tache de sang sur ta robe verte qui a laissé en moi des frissons de désir pour ton maigre filet d’eau. Il y a des sanglots, dans ton babil d’innocente. »

Arrêté municipal du 30 mai 1856, archives communales d’Aix-en-Provence ; Demangeot Bernard, Aix-en-Provence et la famille Zola, Les Vents contraires, Aix-en-Provence, 2002, 394 pages, reproduit.

« MAIRIE D’AIX.

ARRETE
relatif aux personnes qui se baignent
DANS LA RIVIÈRE DE L’ARC.

Nous MAIRE D’AIX,
Vu la loi du 18 Juillet 1837 ;

Vu les plaintes qui nous ont été adressées au sujet de nombreux individus qui vont se baigner dans la rivière de l’Arc, et, à cette occasion, stationnent sur les berges dans un état complet de nudité ;

Considérant qu’il importe de faire cesser au plus tôt de pareils actes, aussi contraires à la décence et à la morale publique.

ARRÊTONS :

Art. 1er. — Il est défendu de se baigner dans la rivière de l’Arc, sans être vêtu d’un caleçon de natation.

Art. 2. — Il sera dressé procès-verbal contre les délinquants, et des poursuites seront exercées contre eux devant les tribunaux compétents, sans préjudice de celles qui pourront avoir lieu aux termes de l’art. 330 du Code Pénal.

Art. 3. — MM. le Commissaire central, les Commissaire et Agents de Police, ainsi que les Gardes-Champêtres sont chargés de l’exécution du présent arrêté.

Fait à Aix, en l’Hôtel-de-Ville, le 30 Mai 1856.

P. ROUX, Adjoint.

AIX — Typ. NICOT, sur le Cours, 88. — 1856. »

12 novembre

Après avoir échoué, le 4 août, à la première session du baccalauréat ès lettres, Cézanne est reçu à la seconde session, avec la mention « assez bien ».

Lettre de Cézanne à Zola, 26 juillet 1858 : Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 34.
Émile Zola. Correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, p. 99, note 12.
Lettre de Cézanne à Zola, 23 novembre 1858 : Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 36.

[Une lettre du 14 novembre dans laquelle il annonce cet événement à Zola semble être perdue, dixit Rewald, in Paul Cézanne, correspondance]

16 novembre

Cézanne paie sa première inscription à la Faculté de droit d’Aix, 30 francs.

« Registre des inscriptions à la Faculté de droit d’Aix, contenant quatre cent trois feuilles recto et verso, commencé le 2 janvier 1858 à la page n° 1 clos le 18 à la page » ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, fonds de la Faculté de droit, 1T 1900 ; reproduit par Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cézanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres éditions, 2006, 299 pages, p. 58 :
Ordre numérique des inscriptions Numéros d’ordre

de chaque inscription

1er trimestre 1858-1859

 

Du 16 9bre 1858

Montant des droits
Droits acquis Droits remis

qui seront ordonnancés par le Ministre de l’Instruction publique

113 1re Du 16

Le soussigné Cezanne Paul né à Aix

Département des BdR le 19 janvier 1839 demeurant à Aix, rue Matheron  14

A pris aujourd’hui sa première inscription, pour laquelle il a payé la somme de trente francs, ci

mon père habite à Aix département des Bouches du Rhône

P. Cezanne

Professeurs       Carles

MM.                  Du Fraisguet [?]

30

23 novembre

Lettre de Cézanne à Zola. Le 23 novembre 1858, date de la lettre, n’était pas un mercredi, mais un mardi.

Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 36-38.

« [Aix] mercredi, 23 novembre 1858.

Travaille, mon cher, nam labor improbus omnia vincit [« Un travail acharné vient à bout de tout », d’après Les Géorgiques de Virgile ; Rewald transcrit « nom » au lieu de « nam »].

Excuse, ami, excuse-moi ! Oui, je suis coupable. Cependant à tout péché miséricorde. Nos lettres doivent s’être croisées, tu me diras, lorsque tu m’écriras encore — tu n’as pas besoin pour cela de te déranger — si tu n’as pas reçu une lettre datée de ma chambre : rimant avec le quatorze novembre ?

J’attends la fin du mois pour que, m’envoyant une nouvelle lettre, tu m’y donnes le titre d’un longissime poème que je veux faire et dont je te parle dans ma lettre du 14 novembre, ce que tu pourras voir, si tu la reçois, sinon je ne puis guère m’interpréter sa non-arrivée chez toi, mais, comme rien n’est impossible, je me suis donc hâté de t’écrire. J’ai été reçu bachelier, mais tu dois le savoir par cette même lettre du 14, en admettant qu’elle te soit parvenue.

Sacré nom, sacré nom de 600 000 bombes !
Je ne peux pas rimer. — Je tombe et tu succombes
Aux 600 000 éclats des 600 000 bombes.

C’est trop d’esprit en un seul coup, oui.

Je le sens (bis) je dois jeune en mourir,
Car comment tant d’esprit en moi pourrait tenir ?
Je ne suis pas assez vaste, et ne puis suffire
A contenir l’esprit, aussi, jeune j’expire.

J’ai écrit à Baille 1, pour lui faire part, et lui annoncer irrévocablement et définitivement que je suis bachelier. Hein ! Heum !

Oui, mon cher, oui mon cher, une très vaste joie,
A ce titre nouveau, dans mon cœur se déploie,
Du latin et du grec je ne suis plus la proie !
Ô très fortuné jour, ô jour très fortuné,
Où ce titre pompeux put m’être décerné ;
Oui, je suis bachelier, c’est une grande chose,
Qui, dans l’individu fait bachelier, suppose
Du grec et du latin une fameuse dose !

Matière de vers latins donnés en rhétorique et traduits en français par nous, poète.

SONGE D’ANNIBAL
ANNIBALIS SOMNIUM

Au sortir d’un festin, le héros de Carthage,
Dans lequel on avait fait trop fréquent usage
Du rhum et du cognac, trébuchait, chancelait.
Oui, déjà le fameux vainqueur de Cannes allait
S’endormir sous la table : ô étonnant miracle !
Des débris du repas effrayante débâcle !
Car d’un grand coup de poing qu’appliqua le héros
Sur la nappe, le vin s’épandit à grands flots.
Les assiettes, les plats et les saladiers vides
Roulèrent tristement dans des ruisseaux limpides
De punch encore tout chaud, regrettable dégât !
Se pouvait-il, messieurs, qu’Annibal gaspillât,
Infandum, Infandum, le rhum de sa patrie !
Du vieux troupier français, ô liqueur si chérie !
Se pouvait-il, Zola, commettre telle horreur,
Sans que Jupin vengeât cette affreuse noirceur ?
Se put-il qu’Annibal perdit si bien la tête
Pour qu’il pût t’oublier d’une façon complète,
Ô rhum ?. — Éloignons-nous d’un si triste tableau !
Ô punch tu méritais un tout autre tombeau !
Que ne t’a-t-il donné, ce vainqueur si farouche,
Un passe-port réglé pour entrer dans sa bouche,
Et descendre tout droit au fond de l’estomac ?
Il te laissa gisant sur le sol, ô Cognac !

— Mais par quatre laquais, irrévocable honte,
Est bientôt enlevé le vainqueur de Sagonthe
Et posé sur un lit ; Morphée et ses pavots
Sur ses yeux alourdis font tomber le repos,
Il bâille, étend les bras, s’endort du côté gauche ;
Notre héros pionçait après cette débauche,
Quand des songes légers le formidable essaim
S’abattit tout à coup auprès du traversin.
Annibal dormait donc. — Le plus vieux de la troupe
S’habille en Amilcar, il en avait la coupe. —
Les cheveux hérissés, le nez proéminent,
Une moustache épaisse extraordinairement ;
Ajoutez à sa joue une balafre énorme
Donnant à son visage une binette informe,
Et vous aurez, messieurs, le portrait d’Amilcar.
Quatre grands chevaux blancs attelés à son char
Le traînaient : il arrive et saisit Annibal par l’oreille
Et bien fort le secoue : Annibal se réveille,
Et déjà le courroux… Mais il se radoucit
En voyant Amilcar qu’affreusement blêmit
La colère contrainte : « Indigne fils, indigne !
Vois-tu dans quel état le jus pur de la vigne
T’a jeté, toi, mon fils — Rougis, corbleu, rougis,
Jusqu’au blanc de l’œil. Tu traînes sans souci,
Au lieu de guerroyer, une honteuse vie.
Au lieu de protéger les murs de ta patrie,
Au lieu de repousser l’implacable romain,
Au lieu de préparer, toi vainqueur au Tésin,
A Trasimène, à Cannes, un combat où la Ville
Qui fut des Amilcars toujours le plus hostile
Et le plus acharné de tous les ennemis,
Vit tous ces citoyens par Carthage soumis,
Ô fils dégénéré, tu fais ici la noce !
Hélas ! ton pourpoint neuf est tout taché de sauce,
Du bon vin de Madère et du rhum ! C’est affreux !
Va, suis plutôt, mon fils, l’exemple des aïeux.
Loin de toi, ce cognac et ces femmes lascives
Qui tiennent sous le joug nos âmes trop captives !
Abjure les liqueurs. C’est très pernicieux
Et ne bois que de l’eau, tu t’en trouveras mieux. »
A ces mots Annibal appuyant sur son lit
Sa tête, de nouveau profondément dormit.

As-tu trouvé jamais style plus admirable ?
Si tu n’es pas content, tu n’es pas raisonnable.

P. Cezanne »

1. Baille suivait ses études universitaires à Marseille.

7 décembre

Cézanne annonce à Zola qu’il a été « forcé » par son père de s’inscrire à la faculté de Droit d’Aix, « l’horrible Droit d’ambages enlacé », pour suivre des cours durant les trois années à venir. Néanmoins, il lui demande de s’informer sur le concours d’entrée à l’École des beaux-arts de Paris.

Lettre de Cézanne à Zola, 7 décembre 1858 ; Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 40.

« Aix, le 7 décembre 1858

Mon cher,

tu ne m’avais pas dit que ta maladie avait été grave, très grave. — il fallait me l’apprendre ; monsieur Leclerc me l’a appris à ta place, mais puisque te voilà bien, salut.

Après avoir quelque temps balancé — car je te l’avoue ce pitot ne m’allait pas d’abord — je me suis enfin décidé à le traiter le moins pitoyablement possible. Ainsi donc je me suis mis à l’œuvre ; mais par ma foi, je ne sais pas ma mythologie ; cependant je me rangerai de façon à connaître les exploits de master Hercule, et les convertirai en hauts faits de pitot, autant que faire se peut. Je t’annonce que mon œuvre — si cela peut mériter le nom d’œuvre plutôt que celui de gâchis — sera longtemps par moi élaborée, digérée, perfectionnée, car j’ai peu de temps à consacrer au récit aventureux de Pitot Herculéen.

Hélas, j’ai pris du Droit la route tortueuse.
— J’ai pris, n’est pas le mot, de prendre on m’a forcé !
Le Droit, l’horrible Droit d’ambages enlacé
Rendra pendant trois ans mon existence affreuse !

Muses de l’Hélicon, du Pinde, du Parnasse
Venez, je vous en prie, adoucir ma disgrâce.
Ayez pitié de moi, d’un malheureux mortel
Arraché malgré lui d’auprès de votre autel.
Du Mathématicien 1 les arides problèmes,
Son front pâli, ridé, ses lèvres aussi blêmes
Que le blême linceul d’un revenant terreux,
Je le sais, ô neuf sœurs, voua paraissent affreux !
Mais celui qui du Droit embrasse la carrière
De vous et d’Apollon perd la confiance entière.
Sur moi ne jetez pas un œil trop dédaigneux
Car je fus moins coupable, hélas, que malheureux.
Accourez à ma voix, secourez ma disgrâce
Et dans l’éternité, je vous en rendrai grâces.

Ne dirais-tu pas à entendre, non à lire, ces insipides vers, que la muse de la poésie s’est à jamais retirée de moi. Hélas, v’là ce que fait ce misérable Droit.

O Droit, qui t’enfanta, quelle cervelle informe
Créa, pour mon malheur, le Digeste difforme ?
Et ce code incongru, que n’est-il demeuré
Durant un siècle encore dans la France ignoré ?
Quelle étrange fureur, quelle bêtise et quelle
Folie avait troublé ta tremblante cervelle,
Ô piètre Justinien des Pandectes fauteur,
Et du Corpus juris impudent rédacteur ?
N’était-ce pas assez qu’Horace et que Virgile,
Que Tacite et Lucain, d’un texte difficile
Vinssent, durant huit ans, nous présenter l’horreur,
Sans t’ajouter à eux, causes de mon malheur !
S’il existe un enfer, et qu’une place y reste
Dieu du ciel, plongez-y le Gérant du Digeste !

Informe-toi du concours de l’Académie, parce que je persiste dans l’intention que nous avions prise de concourir à quel prix que ce fût, pourvu que cela ne coûtât rien, bien entendu 2.

Tu sais que de Boileau l’omoplate cassée,
Fut trouvée l’an dernier dans un profond fossé,
Et que creusant plus bas des maçons y trouvèrent
Tous ses os racornis, qu’à Paris ils portèrent.
Là, dans un muséum, ce roi des animaux
Fut classé dans le rang des vieux rhinocéros.
Puis on grava ces mots, au pied de sa carcasse :
« Ci-repose Boileau, le recteur du Parnasse. »

Ce récit que voilà, tout plein de vérité
Te fait voir le sort qu’il avait mérité,
Pour avoir trop loué dans sa verve indiscrète
Le quatorzième Louis, de nos rois le plus bête.
Puis cent francs l’on donna pour les récompenser,
Aux ardents travailleurs, qui, pour cette trouvaille,
Portent, avec ces mots, une belle médaille :
« Ils ont trouvé Boileau dans un profond fossé. »

Hercule, un certain jour, dormait profondément
Dans un bois, car le frais était bon, car vraiment
S’il ne s’était tenu sous un charmant bocage
Et s’il avait été exposé à la rage
Du soleil, qui dardait des rayons chaleureux,
Peut-être aurait-il pris un mal de tête affreux ;
Donc il dormait très fort. Une jeune dryade
Passant tout près de lui…

Mais je vois que j’allais dire quelque sottise, donc je me tais. Permets-moi de finir cette lettre aussi bêtement finie que commencée.

Je [te] souhaite mille et une bonnes fortunes, joies, voluptés ; adieu mon cher, salut à monsieur Aubert 3, à tes parents, adieu, je te salue. Ton ami.

P. Cezanne

P.-S. — Je viens de recevoir ta lettre, ça me fait fort plaisir ; cependant je te prie à l’avenir d’employer du papier un peu plus mince, car tu as occasionné à ma bourse une saignée qui lui a porté préjudice. Grands Dieux, ces monstres-là d’administrateurs des postes m’ont fait payer huit sous. J’aurais eu de quoi t’envoyer deux lettres de plus. Ainsi donc emploie du papier un peu plus fin. Adieu mon cher. »

1.  Allusion à Baille.

2. Il est probable que Cézanne projetait de se présenter à un concours de l’Académie des Beaux-Arts à Paris.

3. M. Aubert était le grand-père de Zola ; sa grand-mère était morte à Aix le 16 octobre 1857, avant que sa famille ne s’installe à Paris.

Vollard Ambroise, Paul Cézanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 12 :

« Cézanne avait de plus graves sujets de préoccupations. Son père se refusait à croire à une vocation sérieuse ; il n’admettait pas non plus que le métier de peintre pût nourrir son homme. « Paul » dut céder cette fois encore. Il prit ses inscriptions à la Faculté de Droit d’Aix (1858-1859), et passa même sans difficulté le premier examen, malgré un tel dégoût que, pour trouver un peu d’intérêt à cette besogne, il s’était mis en tête de mettre les codes en vers français. »

Gasquet Joachim, Cézanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 31.

« Son baccalauréat passé, son père le fit inscrire à la Faculté d’Aix comme étudiant en droit. Il suivit les cours de-ci de-là, mais il faisait surtout des vers, des vers « d’une sombre tristesse ». Lorsqu’il ne mettait pas le Code en distiques, il griffonnait sur la fuite du temps des métaphores sentimentales, des suites d’images banales, mais où brusquement saillissait une expression crispée, un cri de douleur vrai, un raccourci populaire d’émotion. Il se sentait seul. Son génie le travaillait. Ses immenses lectures ne comblaient plus sa faim d’aimer et de savoir. Quelques amourettes platoniques ― une petite chapelière suivie de loin, sous les arbres des Minimes, puis tendrement abordée, le long des aires de Saint-Roch, avec des mots qui effrayèrent la pauvrette, tant une passion inaccoutumée, flambante et naïve, débordait de ce grand garçon barbu, coiffé d’un feutre calabrais et dont les petits yeux brûlaient ―, deux ou trois aventures provinciales, où il se donnait tout, le replièrent, le confirmèrent dans son culte de 1’Amour de Michelet, qu’il avait dévoré plusieurs fois sur les conseils de Zola. Zola était à Paris, Baille préparait l’École polytechnique au lycée de Marseille. Les vagues étudiants qu’il coudoyait, ses anciens camarades du collège étaient sans flamme, ne songeaient qu’à tripoter des cartes ou à « ingurgiter des bocks ». Il se vit différent, solitaire, marqué du signe. Il eut peur… »

[Poème de Cézanne se trouvant au verso d’un dessin de jeunesse non daté, conservé au Musée de Bâle]

Rewald John, Paul Cézanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 39-41.

« POÈME

Ma gracieuse Marie
Je vous aime et je vous prie
De garder les mots d’écrit
Que vous envoient vos amis.

Sur vos belles lèvres roses
Ce bonbon glissera bien,
il passe sur bien des choses
Sans en gâter le carmin.

Ce joli bonbon rose
Si gentiment tourné
Dans une bouche rose
Serait heureux d’entrer. »

Courant de l’année

Le docteur Gachet rencontre Louis-Auguste Cézanne à Aix, chargé d’une commission de la part d’une connaissance commune, Mme Raynaud.

Gachet Paul, Deux amis des impressionnistes, le docteur Gachet et Murer, Paris, éditions des Musées nationaux, 1956, 233 pages, p. 28.

 

Joseph Gubert (1864-1940)

(François Chédeville)

Joseph Gubert est né le 9 janvier 1864 à Draguignan.

Il est fils de Léonce Gubert, membre de la Chambre de Commerce de Toulon et du Var, président de la Chambre consultative des Arts et Manufactures, ancien juge au Tribunal de Commerce de Draguignan (figure à l’Almanach Royal et national en 1832 et 1838).

Il est petit-fils de Pierre Jean François Gubert (né le 12 février 1753 à Draguignan, mort le 23 octobre 1855 à Cormeilles en Parisis (95)), maire de Draguignan du 20 mars 1796 au 23 mars 1797, et décoré de la Légion d’Honneur.

Sa famille est donc bien implantée depuis plusieurs générations à Draguignan. Ce sont des notables locaux de bonne bourgeoisie.

Il épouse (en 1896 ?) Mlle Marie Rose Marc (mariage évoqué par le Figaro du 27 février 1898, n° 58), dont il aura deux filles (Paillette et Simone[1]) et un garçon : Léonce Jean Henri (né le 17 janvier 1907 à Draguignan – Directeur de banque ; Directeur des Agences de Province de la Sté Générale), lequel a 6 enfants et une douzaine de petits-enfants, encore largement implantés aujourd’hui à Draguignan.

Joseph fait sa scolarité au collège de Draguignan, où il reçoit le prix Claude Gay pour la littérature française[2], puis au collège Bourbon à Aix (qui assure l’ensemble des classes jusqu’au baccalauréat avant de devenir officiellement lycée Mignet, inauguré le 3 octobre 1884).

On peut donc imaginer qu’il vient à Aix dans la seconde moitié des années 70, et il est donc difficile de penser qu’il a connu personnellement Zola et Cézanne, de 25 ans plus âgés que lui, et à une époque où Cézanne vit plutôt en région parisienne et ne se lie pas particulièrement avec des jeunes, comme ce sera le cas à la fin de sa vie. En revanche, le fait que Zola soit passé par le même collège peut expliquer que Joseph Gubert le sollicite pour collaborer au journal d’étudiants dont il est rédacteur à Aix-en-Provence (cf. tome IV, lettre 213, p. 290 : le 16 avril 1882, Zola remercie J. Gubert de sa « bonne sympathie littéraire », en lui disant qu’il regrette de ne pouvoir collaborer à son journal). La date de 1882 montre que Joseph Gubert est encore à Aix à cette date, et donc qu’il doit y poursuivre ses études avant de retourner à Draguignan où l’on retrouve sa trace la même année.

De retour à Draguignan, son adresse est 35, boulevard de la Liberté, Draguignan, Tél. : 16

Il travaille alors dans l’entreprise familiale.

Il pratique l’escrime et répond à la question posée par l’édition de 1923 du « Qui êtes-vous ? » (le Who’s who de l’époque) : « Quelles sont vos distractions favorites ? » : « lecture; voyage; journalisme ».

Il collectionne les timbres et les autographes, ce qui peut expliquer qu’il semble en possession de la lettre de Zola du 14 juin 1858 qu’il fera paraître en 1894 dans Le Gaulois (voir plus bas).

2 – Activité professionnelle

Joseph Gubert apparaît dans divers registres en tant que « commerçant », « industriel » ou « fabricant de savons et d’huiles d’olives ». Il reprend l’entreprise familiale, créée en 1742, alors florissante.

Exemple de facture :

exemple de publicité dans Le Littoral (7 octobre 1921) :

Exemple d’enveloppe commerciale (pour l’avocat aixois Ernest Aube) :

En tant qu’industriel, son nom figure dans la liste des exposants à l’Exposition Universelle, Internationale et Coloniale de Lyon de 1894, en tant que « membre de la Chambre de Commerce, Fabricant de savons à Draguignan ». La maison Gubert est titulaire d’une médaille d’or et de vermeil, hors concours.

Fidèle à ses racines familiales, il va multiplier ses engagements tout au long de sa carrière, comme l’indique en 1923 le « Qui êtes-vous ? » : conseiller du Commerce extérieur de la France ; membre consultant de la Chambre de Commerce de Toulon et du Var ; vice-président de la Chambre consultative des Arts et Manufactures ; président de là Chambre syndicale des Industriels et Commerçants de Draguignan ; délégué de la Fédération des Industriels et commerçants de Draguignan ; délégué de la Fédération des Industriels et commerçants français ; délégué du Comité national de l’Or et des emprunts, etc.

Il mène de nombreuses campagnes économiques dans la presse, notamment dans le Var, pendant plus de trente ans.

Malheureusement, il fait faillite et prend sa retraite vers 1925. Il se retire 6, avenue Chantal à Nice, tout en maintenant ses liens avec sa cité d’origine.

3 – Activité scientifique

Dès 1880, il prend contact avec la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan, dont il devient membre honoraire en 1882 (en même temps qu’il est présenté par Ernest AUBE, avocat à Aix à la Société française pour la conservation et la description des monuments historiques (Société française d’archéologie) dirigée par M. de Caumont. Mais il n’en est pas membre en 1891). Il en sera le secrétaire et enfin le président de 1916 à 1926.

A ce titre il est l’auteur de nombreuses communications dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan (et du Var vers 1920) dont il devient assez vite rédacteur en chef, par exemple :

  • lecture faite à la Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan, séance du 3 février 1894 : « A travers le musée de Draguignan, à propos du catalogue de M. Octave Teissier »
  • « De Draguignan à Prunières par les sous-préfectures sans chemin de fer » (1904)
  • « La savonnerie à Draguignan » (1904)
  • « Après « De Draguignan à Prunières »… Nos relations avec les Alpes » (1905)

Il intervient encore dans la Société en 1930, bien qu’ayant formellement quitté Draguignan.

4 – Activité journalistique et politique

Joseph Gubert collabore très tôt à la presse varoise, avec de nombreux articles publiés dans Le Var (dont il deviendra directeur et rédacteur en chef); Le Gaulois ; L’Illustration ; Le Soleil illustré du Dimanche ; L’Eveil du Centre (?) ; Le Courrier du Var ; Les Tablettes de la Côte d’Azur ; il devient correspondant local du Figaro et de l’Agence Havas.

Dès 1893, il est considéré par la gauche comme un « journaliste réactionnaire notoire ». C’est ainsi que court sur son compte l’anecdote suivante :

« En 1885, Georges Clemenceau est élu dans la circonscription de Draguignan et réélu en 1889 comme radical-socialiste. Le 20 décembre 1892, Clemenceau est nommément mis en cause par le nationaliste Déroulède, à la Chambre des députés, à propos du scandale du canal de Panama pour ses relations avec Herz, qui achetait les votes de certains députés.

Déroulède : « Vous le connaissez tous, son nom est sur toutes vos lèvres ; mais pas un de vous, pourtant, ne le nommerait, car il est trois choses en lui que vous redoutez : son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien moi, je brave les trois et je le nomme : c’est M. Clemenceau ! Voilà la vérité ! » (Applaudissements à droite et sur divers bancs à l’extrémité gauche de la salle). Clemenceau : « A cette dernière accusation il n’y a qu’une réponse à faire : monsieur Paul Déroulède, vous en avez menti ! » (Applaudissements répétés à gauche) .

Ils se défient en duel le 23 décembre à Saint-Ouen. Six balles sont tirées, aucune n’atteindra sa cible !

On affirme même, au vu d’un faux, que Clemenceau est payé par l’Angleterre mais il est blanchi.
 Néanmoins, le mal est fait, sa réputation est entachée, la revanche de ses nombreux adversaires est en marche.

En 1893, lors de la campagne électorale, son opposition utilise abondamment la rhétorique de l’homme vendu aux puissances étrangères, de l’escroc, du parvenu. A Draguignan, une Ligue anticlémenciste a été formée. Malgré le magnifique discours qu’il prononce à Salernes, le mardi 8 août au café Augustin Sigaud devant1500 personnes :

« Après une longue épreuve, je me présente devant vous. C’est le sort des hommes politiques – je parle des hommes de combat – d’être exposés à toutes les surprises, à tous les attentats. Autrefois on les assassinait ; c’était l’âge d’or. Aujourd’hui, contre eux l’entreprise réputée infâme paraît légitime ; contre eux le mensonge est vrai ; la calomnie, louange ; la trahison, loyauté.

Dans une démocratie où tous les appétits, tous les intérêts, toutes les passions sont publiquement aux prises, quoi de plus tentant que de profiter sans scrupules de tous les incidents pour chercher à troubler l’opinion par les attaques personnelles les plus violentes ?

Et tous ceux qu’on aura pu redouter un jour seront exposés à subir ce qu’auront accumulé de sentiments inavouables, les appétits inassouvis, les intérêts menacés, les espérances trompées, les ambitions déçues. (Mouvements.)…

Attaqué de tous les côtés à la fois, insulté, vilipendé, lâché, renié ; sous les accusations les plus infamantes, je n’ai pas faibli ; et me voici debout, devant vous pour qui j’ai subi ces outrages, prêt à vous rendre des comptes. (Applaudissements)… Depuis plus de trente ans, je suis un républicain de bataille… Notre plate-forme, c’était la République par l’application de ce qui a constitué notre parti : le vieux programme républicain.

Développer l’action du suffrage universel, accroître son efficacité par la plus large diffusion de l’instruction à tous les degrés ; mieux répartir les charges publiques ; débarrasser l’individu des vieilles entraves monarchiques qui l’enserrent.

Vis-à-vis de l’église, la liberté de conscience, la sécularisation de l’état. Dans le domaine économique et social, rechercher le principe par où se résume tout le programme républicain : la Justice. (Longs applaudissements. Bravo !) Enfin, pour refaire la France vaincue, ne pas gaspiller son sang et son or dans des expéditions sans profit. Voilà ce qu’on a osé appeler une politique antipatriotique. (Applaudissements prolongés)…
Parlerai-je de ma situation personnelle ? J’ai réglé mes dettes de jeunesse par un emprunt chez un notaire de Nantes. On peut y aller voir, la dette subsiste encore. Où sont les millions ? (Applaudissements.) J’ai marié ma fille sans dot. Où sont les millions ? (Applaudissements.)

Je suis installé depuis six ans dans mon domicile actuel. Le marchand de meuble et le tapissier ont été peu à peu réglés par acomptes. Je n’ai pas encore fini de les payer. Où sont les millions ? (Applaudissements répétés.)

Voici à quels aveux on réduit les serviteurs désintéressés de la République. Que la honte de cette humiliation soit sur ceux qui ont rendu cette confession nécessaire. »

Le 3 septembre 1893, au second tour des élections, Clemenceau est pourtant battu par l’avocat Joseph Jourdan, soutenu par une coalition hétéroclite de gauche et de droite. A propos de sa défaite une anecdote court.

Un stratagème aurait été monté par Adolphe Constantin, receveur principal des Postes, socialiste opposé à Clemenceau et Gubert, journaliste réactionnaire notoire (Le Var, Le Gaulois).

Recevant par télégramme les résultats électoraux de tout le département et ne devant les communiquer qu’au seul Préfet, il ne peut déroger à cette obligation. Mais si Clemenceau est battu, la tentation d’annoncer cette défaite sera trop forte.

Ils conviennent donc : en cas de perte de son siège de député, Constantin commandera une boisson précise et «joyeuse» au café proche du bureau de poste.

Le journaliste observant le receveur déguster la boisson synonyme de défaite, télégraphie à son journal : «Clemenceau battu !» bien avant que les résultats officiels ne soient proclamés. Constantin, satisfait, honnête et scrupuleux, a la conscience en paix ! Le lendemain, Clemenceau quitte Draguignan sous les huées de la foule (de l’hôtel Bertin où il était hébergé, à la gare) aux cris de « Aoh, yes! », et se retire un temps de la scène politique[3] ».

C’est l’année suivante que Gubert envoie au Gaulois la lettre de Zola à Cézanne du 14 juin 1858, qui paraît le 17 juin 1898[4]. On peut se demander comment elle est venue en sa possession : il est peu vraisemblable que Cézanne la lui ait donnée, puisque rien n’indique qu’ils se connaissaient ni que Gubert ait gardé quelques relations à Aix après ses études. Seule sa passion de collectionneur d’autographes peut expliquer qu’il la possède, mais on ne peut imaginer qui la lui a cédée. Si malgré tout c’est Cézanne lui-même, il est possible qu’effectivement, comme le suggère Alain Pagès, cette publication constitue « un signe amical de Cézanne à l’attention de son ancien camarade, indiquant que les souvenirs de leur jeunesse commune comptent pour lui ». Mais si ce n’est pas le cas, il est assez vraisemblable, vu le contexte politique, que compte tenu des opinions de Joseph Gubert et du journal Le Gaulois, cette lettre soit un moyen détourné d’écorner quelque peu, comme en passant, la gloire de Zola, en mettant en balance « tous ses défauts » (donc il en a beaucoup…) et ses qualités, et en saisissant cette occasion de contester l’emploi qu’il fait de son talent : « cette indiscrétion (…) a son utilité puisqu’on retrouve en germes, dans la lettre de 1858, tous ses défauts comme toutes ses qualités. Peut-être même est-elle le premier document de la genèse d’un talent dont on ne conteste que l’emploi »[5]. Quand on sait que l’affaire Dreyfus démarrera très bientôt, on peut ressentir cette note liminaire comme un signe avant-coureur de la position que prendra Joseph Gubert et qui ne va pas tarder à se manifester.

En effet, en juillet 1900, Joseph Gubert rend compte pour Le Figaro du procès fait à Max RÉGIS pour antisémitisme : à la suite des violentes manifestations antijuives qui se déroulèrent à Alger en 1898 et 1899, Max Régis, ancien maire d’Alger, fondateur de L’Antijuif et ami du député Édouard Drumont, fut accusé de plusieurs meurtres et traduit devant la Cour d’assises de Draguignan ; il fut acquitté le 26 juillet 1900. On est alors en pleine affaire Dreyfus, le « J’Accuse ! » de Zola ayant provoqué un séisme qui ne s’apaisera qu’en 1906, et Joseph Gubert a choisi son camp.

En 1904, Joseph Gubert fonde un nouveau journal, L’Eveil Dracénois, conservateur, anti-collectiviste, pour soutenir son activité politique. Il s’appuie sur son implantation locale en jouant d’effets caustiques en provençal. Ce journal de droite donne régulièrement un large écho aux idées régionalistes et décentralisatrices développées par La Freirié Prouvençalo, qui regroupe les félibres provençaux actifs.

Ce journal va jouer sa partition lors de la crise viticole de 1907 qui secoue tout le Midi[6]. Le mouvement naît d’une désespérance économique ; avec le refus de l’impôt, la demande de démission des municipalités, il se retourne contre l’Etat. En 1906 le Bloc de Gauche a obtenu les quatre sièges de députés (trois socialistes, un radical-socialiste), et un nouvel hebdomadaire socialiste, Le Cri du Var, a célébré cette victoire.

Mais le mouvement de 1907 mêle “Rouges” et “Blancs”, la gauche comme la droite étant divisée. A droite, la presse hésite : encouragement, quand elle est sur le terrain (Le Progrès Républicain de Brignoles, l’Eveil Dracénois), peur sociale qui amène à Toulon La République du Var à ménager le gouvernement de Clemenceau. A gauche, Le Petit Var, socialiste anti-Clemenceau, s’exprime peu sur le fond au début. Certes Reuter y appelle les vignerons au refus de l’impôt, “en dignes fils de la Révolution”, et lie leur lutte à celle de tous les exploités contre le capitalisme (9 mai). Mais en page 2, le prudent Vigne, député socialiste (et viticulteur !), n’y intervient pas : il préfère tenir le terrain de sa circonscription de Brignoles, d’où le mouvement est parti. Les députés socialistes Allard (Draguignan) et Ferrero (Toulon) ne donnent pas leurs éditoriaux habituels. Soutenir les viticulteurs contre Clémenceau ferait éclater le Bloc de Gauche et sa suprématie électorale, et briserait les profitables réseaux d’influence clémencistes. 

L’Eveil Dracénois, si ouvert à l’expression provençale, et plus que jamais à droite dans le soutien au mouvement, publie “la Marseillaise des Viticulteurs” de P. Arnaud, mais sans nom d’auteur (15 juin 1907) :

“Vignerons des monts et des plaines

Levons-nous contre les fraudeurs :

Clamons nos douleurs et nos peines

A la fraude à ses protecteurs, (bis)

Soyons sans haine et toujours dignes

Demandons des Lois d’équité,

Qu’on nous donne la liberté

De vivre en travaillant nos vignes.

Refrain : Debout, Viticulteurs,

Combattons les fraudeurs,

Marchons, crions,

Nous avons faim !

Et nous voulons du pain !

Ouvriers des champs et des villes

Unissons-nous dans nos malheurs

Car nul ne doit mourir de faim

Sous le beau ciel de notre France”.

L’Eveil Dracénois dénonce une fois de plus le centralisme parisien, et pense que les Provençaux veulent “vivre leur vie régionale en hommes libres, traitant eux-mêmes de leurs affaires dans leurs comices” (13-7-07). Quant au Petit Var, il se livre à la dénonciation de Clémenceau, qui a trahi ses électeurs, prône l’union avec les ouvriers, les commerçants et tous ceux qui gagnent leur vie en travaillant, et surtout le nécessaire contrôle des élus : que le peuple soit le maître, et non ceux qu’il nomme pour le représenter.

En 1908, profitant de l’élan que lui a donné la crise viticole avec l’appui de son journal, Joseph Guibert se présente aux élections municipales, mais il est battu.

Il vise alors la députation en 1910, et L’Éveil Dracénois, qui le présente comme le “candidat républicain libéral anticollectiviste”, joue à nouveau l’implantation locale en soulignant que Gubert parle provençal. Un plus pour le dracénois face aux “étrangers”. L’Eveil Dracénois du 6 mai 1910 dénonce “cette horde d’étrangers venus de Tours (Allard), de Rouen ou de Montpellier (Fourment), pour implanter dans notre beau pays le collectivisme allemand”. Qu’ils retournent chez eux, “le Var appartient aux Varois”.

Son adversaire direct, Gustave Fourment, professeur de philosophie estimé à Draguignan, est responsable du journal concurrent Le Cri du Var et rassemble autour de lui un grand nombre de travailleurs dracénois. Membre du parti SFIO. depuis sa création en 1905, il a accepté de se présenter dans la circonscription de Draguignan, et est confortablement élu au second tour avec 8.443 voix sur 14.852 contre 5.892 à Gubert. Il sera député du Var jusqu’en 1919, puis sénateur de 1920 à 1940. En outre, au grand dam de Joseph Gubert, il conquerra la mairie qu’il occupera de 1912 à 1919. On peut imaginer que ces échecs successifs expliquent ce qui semble être dès lors un retrait de la vie politique active de la part de Joseph Gubert qui se consacre dès lors à la présidence de la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan et du Var, tout en poursuivant son activité journalistique.

Exemple d’article repris par le Mémorial d’Aix le 7 octobre 1917 :

Durant sa retraite et jusqu’à sa mort en 1940, il trouvera aussi un nouveau terrain où employer son énergie en participant à des œuvres charitables, comme en témoigne cet entrefilet paru dans Le Littoral du 13 août 1942 :

 

Le « Monsieur de Tournadre », père du disparu, est certainement parent avec l’ingénieur concepteur et réalisateur du Canal du Verdon (réalisé entre 1860 et 70).

Bien cordialement à vous,

François Chédeville

 

Petit complément à ma note sur Gubert : ayant téléphoné à un de ses petits-fils, j’ai appris que Joseph avait fait faillite et que tout avait été vendu… Il n’a jamais entendu parler de la lettre de Zola. Pas de chance !

 

Cher Alain Pagès,

Joseph a eu deux filles dont je n’ai pas encore trouvé la trace, et un fils, aujourd’hui décédé, qui a eu deux filles et quatre fils (nés entre 1934 et 1941), dont deux sont morts.

C’est la veuve d’un de ces petits-fils de Joseph (mort il y a deux ans) que j’ai eu au téléphone ce matin, et qui m’a donné les informations de mon mail. Elle m’a communiqué l’adresse d’un des autres petits-fils qui vit à Paris et que je vais contacter, le second petit-fils encore vivant étant actuellement à l’hôpital (il a 80 ans)… mais elle ne m’a laissé que peu d’espoir, parce que, dit-elle, elle s’est mariée il y a une cinquantaine d’années et elle a donc très bien connu toute la famille ; or personne n’a jamais fait allusion à cette lettre de Zola.

On verra bien ce qui ressortira de tout cela.

Pour le moment, il est difficile de savoir comment Joseph a pu se procurer cette lettre :

1) S’il a connu Cézanne et l’a rencontré, ce qui semble peu probable et dont on n’a actuellement aucun indice :

– il est inconcevable que Cézanne la lui ait donnée, alors qu’il a gardé précieusement toutes les autres ;

– il aurait pu lui en communiquer le contenu seulement, mais on ne voit pas pourquoi (sauf dans l’hypothèse formulée par Alain Pagès, d’un signe en direction de Zola), et en outre dans ce cas cette lettre serait restée avec les autres et on l’aurait retrouvée dans le paquet quand Cézanne l’a confié à Alexandrine. Or elle n’y était plus. Peut-être en a-t-elle été extraite pour la recopier et ensuite on a omis de la remettre à sa place et elle s’est perdue ?

2) Il faut plutôt supposer une intervention étrangère à Cézanne, de la part de quelqu’un qui savait que ce paquet de lettres existait et y a eu accès (Maxime Conil ?, un ami de Cézanne à qui il aurait montré ce paquet ?)

– dans ce cas, soit il l’a recopiée avec l’accord de Cézanne, et elle n’a pas été replacée dans le paquet ensuite, soit parce que le recopieur l’a gardée, soit parce que Cézanne l’a égarée dans son désordre avant de la replacer dans le paquet ;

– soit il l’a subtilisée pour la recopier et pour la garder (puisqu’elle n’est plus dans le paquet), ce qui pouvait être facilité par le fait qu’elle était la première chronologiquement, donc on peut imaginer en tête du paquet et facile à saisir ;

– dans les deux cas, il faudrait établir son lien avec Joseph Gubert, intéressé par le contenu en tant que journaliste si le « voleur « lui en a donné copie, et/ou par le document lui-même en tant que collectionneur d’autographes si le « voleur » la lui a cédée,

– si la lettre a été subtilisée, Cézanne n’a certainement pas eu connaissance de sa publication dans Le Gaulois, ce qui explique qu’il n’en parle pas à Alexandrine en lui confiant le paquet, car on imagine mal Cézanne ne pas réagir violemment à la découverte de sa publication sans son aval.

– Si Cézanne a vu cette publication dans Le Gaulois (mais lisait-il ce journal ? et s’il ne le lisait pas, qui le lui aurait signalé ?) et n’a pas réagi, c’est que cela s’est fait avec son accord.

3) On peut imaginer que cette lettre, étant la première, n’a jamais fait partie du paquet, Cézanne n’imaginant pas à sa réception devoir la conserver, idée qui ne lui vient qu’avec la seconde lettre de Zola. Mais dans ce cas, la lettre n’ayant pas été conservée, comment le contenu l’a-t-il été ?

4) D’où la question : Zola gardait-il une copie des lettres qu’il écrivait ? On pourrait imaginer dans ce cas que c’est à partir d’une telle copie que Joseph Gubert en a eu connaissance, et il resterait à déterminer par quel chemin ce contenu lui est parvenu.

5) Connaît-on la réaction de Zola à cette publication s’il en a eu connaissance ? Apparemment, l’article du Gaulois en tête de la lettre semble indiquer qu’il n’était pas au courant.

Ma conclusion provisoire est qu’il faut rechercher toute personne suffisamment proche de Cézanne (si la lettre a été conservée et était en sa possession) OU de Zola (si celui-ci en avait conservé une copie) qui aurait pu servir d’intermédiaire avec Joseph Gubert.

L’enquête continue…

François Chédeville

 

Alain

As-tu jamais entendu parler d’un avocat aixois appelé Ernest AUBE contemporain de Cézanne ? S’il lui était lié, on aurait peut-être une piste pour Le Gaulois…

Je vais vérifier dans tous les actes officiels que j’avais scanné si son nom apparaît, mais si tu savais quelque chose, ce serait sympa…

Merci !

François

[1] Faire-part de naissance de Paillette dans Le Figaro du 25/11/1899, N° 329 et de Simone dans La Vedette (Marseille) le 18 janvier 1902.

[2] Claude Gay, ancien élève du collège de Draguignan, lui a laissé à sa mort un legs important : « Je lègue une rente de 1 000 francs-or au collège de Draguignan pour fonder trois prix annuels : un prix de littérature française, un prix de littérature latine, un prix de sciences mathématiques ou physiques. Les prix seront alloués aux élèves qui auront obtenu les premières places dans leurs classes ». Les prix furent décernés pour la première fois en 1879. En 1924, Joseph Gubert est cité comme le doyen des récipiendaires dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan.

[3] Il reviendra à Draguignan le 6 avril 1902 pour les élections sénatoriales puis en janvier 1903, en octobre 1908 et enfin en janvier 1920. Récit de Maurice Mistre dans L’Écho de Salernes, bulletin municipal de juin 2013, p. 38.

[4] Cette lettre, la première connue de Zola (et donc la première connue destinée à Cézanne) a été publiée pour la première fois en 1928-1929 par Maurice Le Blond dans la Correspondance de Zola. On peut donc supposer qu’il l’a trouvée dans Le Gaulois. Sait-on où est l’original ? Est-il resté en possession des héritiers de Joseph Gubert ? Pour Alain Mothe, « La mention d’un cornet (à pistons) est déterminante pour identifier C. : Cézanne. « Que fait B.? Que fait B.? Que fait M.? Que fait B.? » Il peut y avoir des Baille Jean-Baptiste et Isidore, Marguery et Boyer. »

[5] Il se peut aussi que cette publication soit tout simplement le résultat de la fierté ou de la vanité d’un collectionneur voulant faire admirer la valeur d’une pièce unique de sa collection – ce qui pourrait d’ailleurs faire penser qu’il l’a acquise récemment.

[6] Nous empruntons les éléments relatifs à la crise de 1907 à une étude très approfondie de René Merle sur l’utilisation du provençal dans la presse varoise entre 1876 et 1912.

cf http://rene.merle.charles.antonin.over-blog.com/article-rene-merle-visions-de-l-idiome-natal-enquete-de-1807-i-110473366.html