5 janvier

Lettre de Cezanne à Numa Coste.

Cezanne donne de ses nouvelles à Numa Coste1, à Aix, et par son intermédiaire à Villevieille. Depuis deux mois qu’il se trouve à Paris, il fréquente l’atelier Suisse, de huit heures du matin à treize heures, puis de dix-neuf heures à vingt-deux heures. Il habite impasse Saint-Dominique d’Enfer (autre nom de l’impasse Saint-Dominique). Il voit souvent Joseph Chautard, qui lui corrige ses études. Le 26 décembre, il a soupé chez eux.

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 107-109 :

« 5 de janvier 1863, Paris.

Mon cher,

Que cette lettre que je t’adresse soit et pour toi et pour M. Villevieille en même temps. Et d’abord j’aurais pu vous écrire il y a déjà longtemps, car voici deux mois que je suis parti d’Aix.

Vous parlerai-je du beau temps ? non. Seulement le soleil, jusqu’ici caché par les nuages, vient aujourd’hui de mettre la tête à la lucarne, et voulant terminer glorieusement cette dernière journée, nous jette en s’en allant quelques pâles rayons.

Je souhaite que la présente vous trouve tous en bonne santé. Du courage, et tâchons de nous revoir dans peu de temps.

Comme par le passé (car il convient que je vous apprenne ce que je fais), je vais chez Suisse le matin de huit heures à une heure et le soir de sept à dix. Je travaille avec calme, je me nourris, et dors de même.

Je vais assez souvent voir M. Chautard, qui a la bonté de me corriger mes études. Le lendemain de Noël, j’ai soupé chez eux, et j’ai goûté au vin cuit que vous lui avez envoyé, ô monsieur Villevieille, et votre petite jeunesse, Fanny et Thérèse, est-ce qu’elles se portent bien, je l’espère au moins, et vous tous donc ? Mes respects, je vous en prie, à Mme Villevieille, à votre père, à votre sœur, à vous aussi. Mais à propos, votre tableau, dont je vous ai vu faire l’esquisse, est-il en train ? J’ai parlé à M. Chautard de ce sujet, il en a loué l’idée, et dit que vous pourriez bien faire quelque chose.

O Coste, Coste jeune, continues-tu à scier le révérendissime Coste vieux ? Peins-tu toujours, et ces soirées académiques de l’école comment vont-elles, dis-moi quel est le malheureux qui vous tient les poses en X ou qui se tient le ventre ; avez-vous les deux magots de l’an passé 2 ?

Il y a un mois à peu près que Lombard est retourné à Paris. J’ai appris non sans peine qu’il fréquentait l’atelier Signol. Le digne sire fait apprendre un certain poncif qui mène juste à faire ce qu’il fait ; c’est très beau, mais ce n’est pas admirable. Dire qu’il fallait qu’un jeune homme intelligent vînt à Paris pour se perdre. D’ailleurs l’apprenti Lombard a fait beaucoup de progrès.

J’aime aussi Félicien, le commensal de Truphémus 3.

Le brave garçon ne voit que d’après son illustrissime ami, et ne juge que d’après sa couleur. Truphème détrône Delacroix à son dire, il n’y a que lui qui fasse de la couleur, aussi grâce à certaine lettre il va aux Beaux-Arts. Ne crois pas que je l’envie.

A l’instant je viens de recevoir une lettre de mon père qui m’annonce sa prochaine arrivée pour le 13 de ce mois ; tu diras à M. Villevieille de le charger de ce qu’il voudra et que, quant à M. Lambert (mon adresse étant pour l’heure impasse Saint-Dominique d’Enfer [autre nom de l’impasse Saint-Dominique]) il m’écrive ou me fasse écrire quelques renseignements sur l’objet, le lieu de l’achat, le mode d’envoi indiqué, je suis à son service ; sur ce, je regrette

Ce temps où nous allions sur les prés de la Torse 4
Faire un bon déjeuner, et la palette en main,
Retracer sur la toile un paysage rupin :
Ces lieux où tu faillis te donner une entorse
Dans le dos, quand ton pied glissant sur le terrain
Tu roulais jusqu’au fond de l’humide ravin,
Et « Black 5 », t’en souviens-tu ! Mais les feuilles jaunies
Au souffle de l’hiver ont perdu leur fraîcheur.
Sur le bord du ruisseau les plantes sont flétries
Et l’arbre, secoué par les vents en fureur,
Agite dans les airs comme un cadavre immense
Ses rameaux dépouillés que le mistral balance.

Je souhaite que la présente que je n’avais pas tout de suite terminée vous trouve tous en bonne santé ; mes respects à tes parents, le bonjour aux amis ; je te serre la main, ton ami et confrère en peinture.

Paul Cezanne

Vois le jeune Penot, et dis-lui bonjour de ma part. »

1. Numa Coste (1843-1907), historien, journaliste et peintre, camarade de jeunesse de Cezanne et de Zola, restera lié avec le romancier, mais perdra un peu de vue le premier.

2. Depuis 1858 jusqu’en 1862 Cezanne ainsi que Coste et quelques autres amis (Chaillan, Huot, Solari, Truphème) avaient fréquenté les soirées académiques de l’École des Beaux-arts à Aix.

3. Auguste Truphème (1836-1898), peintre, pensionnaire de la ville d’Aix, frère du sculpteur François Truphème. En 1863, il devait concourir, sans succès, au Prix de Rome.

4. Petite rivière entre Aix et le village du Tholonet.

5. « Black » était un chien. Cezanne le mentionne également dans une autre lettre à Numa Coste.

 

Provence Marcel, « Cezanne et ses amis. Numa Coste », Mercure de France, 37e année, tome CLXXXVII, n° 667, 1er avril 1926, p. 54-81, p. 57-58 :

« CÉZANNE ET SES AMIS

NUMA COSTE

La correspondance d’Émile Zola, son roman l’Œuvre fournissent des éléments divers sur cette jeune troupe de compagnons qui, partis d’Aix-en-Provence vers la gloire, en 1860, arrivèrent plus ou moins loin du but, Émile Zola, Paul Alexis, le peintre Achille Emperaire, le sculpteur Solari et, le premier de tous, Paul Cezanne.

C’est cependant sur Cezanne que l’on possède le moins de documents. Le peintre avait pris soin de conserver la correspondance de son ami l’écrivain ; Émile Zola donna moins d’attention encore aux lettres de Cezanne qu’à ses tableaux ; il détruisit ces lettres, témoignages dont nous n’avons que l’écho par la correspondance de Zola. Par ailleurs, les lettres de jeunesse de Paul Cezanne sont rares.

En voici du moins un petit lot. Il a été remis à la Société Paul-Cezanne qui a assemblé dans l’atelier des Lauves de nombreux souvenirs cézanniens, par Mlle M. Coste, sœur vénérée d’un des plus sûrs compagnons de jeunesse de Cezanne et de Zola, l’Aixois Numa Coste.

Il n’est pas sans agrément d’esquisser le portrait de ce parfait honnête homme. Coste, Augustin suivant le désir de sa mère, Numa de par la volonté de son père, Augustin-Numa par transaction familiale, naquit à Aix le 28 août 1843, d’un père, maître cordonnier, de race paysanne, féru de lectures romaines. Le cordonnier, fort démuni, mit son fils à l’école gratuite des frères de la Doctrine chrétienne ; le soir après dîner, très vite, le jeune Augustin-Numa prit coutume de se rendre aux cours de dessin de l’école des Beaux-Arts d’Aix que dirigeait le peintre Honoré Gibert. Il y connut Paul Cezanne. Sorti de l’école, Augustin-Numa rentra comme clerc dans une étude de notaire ; mais chaque soir, il était au cours de dessin. Il y devint le plus fervent ami de Cezanne, fils de banquier, généreux, cordial, et qui se plaisait à l’assiduité et au courage de son camarade.

Bientôt il fallut se séparer. Cezanne le banquier, accompagné de sa fille Marie, conduisit son fils à Paris. Moins heureux, Augustin-Numa demeura dans l’étude de notaire, mais avec la ferme espérance de rejoindre son ami dans Paris.

Une correspondance s’engagea. Nous avons, sur notre table, les lettres de Paul Cezanne à Coste. Les voici.

La première lettre est datée de Paris, janvier 1863. Le jeune fils du bourgeois d’Aix est à Paris depuis deux mois. Sa lettre nous fixe sur l’emploi de son temps ; il travaille chez Suisse. Huit heures par jour en deux séances.

Cezanne est l’habitué de M. Chautard, ami lui-même de Villevieille. Ce Villevieille est le peintre aixois, aîné de Cezanne, et qui, fidèle aux disciplines de ses prédécesseurs, s’écartera de plus en plus de son cadet, jusqu’à rompre avec lui une amitié ancienne. Amitié qui se renouera, un instant seulement, quand Cezanne, en 1871, ayant perdu sa mère, quittera en hâte le cadavre pour aller supplier Villevieille d’en venir prendre un croquis. Chautard, Villevieille, Cezanne, Coste sont morts. Seule Mlle Fanny VillevieilIe, dans une dépendance du magnifique hôtel de Lestang-Parade, au-dessus de la chambre où naquit Louise Collet, fille du receveur des postes d’Aix, vit toujours et enseigne l’art du dessin aux demoiselles aixoises.

Dans cette lettre, Cezanne, gamin, blague le peintre apprenti Lombard, son compatriote, élève de Signol, un autre apprenti, Félicien, et enfin Truphème, digne artiste provençal qu’il appelle Truphemus. L’excellent latiniste que fut et que demeurera l’ancien collégien du collège Bourbon se plaît à latiniser les noms de ses contemporains, à signer P. C. pictor, etc…

Mais déjà le lionceau admire Delacroix, n’envie pas les élèves des Beaux-Arts, que pour une fois cependant il n’écrit pas bozards, suivant la prononciation des Provençaux et de Zola.

La surprise de cette lettre, la surprise… c’est Cezanne poète ! On sait que le peintre des Lauves a écrit et détruit quelques milliers de vers français et latins ; il reste peu de chose de cette production qui, dans sa meilleure partie française, était inspirée de Baudelaire, que Cezanne fut des tout premiers à mettre à sa vraie place.

À peine connaît-on le distique placé en 1862 sur le grand livre de la banque paternelle, dont la découverte découragea le père de faire du fils son continuateur :

Cezanne le banquier ne voit pas sans frémir
Derrière son comptoir naître un peintre à venir.

On a retrouvé aussi, derrière l’Apothéose de Delacroix, ses vers sur la jeune femme aux fesses rebondies, Et Pissarro en égara tout un cahier.

Les petits vers de cette épître à Coste et Villevieille sont charmants et ils débutent sur un ton plaisant. Black, le chien, les traverse. Puis le ton monte ; est-ce un pastiche lamartinien ? On y retrouve du moins le paysage d’automne près la rivière, les feuilles jaunies, les plantes flétries, les branches dépouillées et, pour donner la couleur locale, le mistral, ce mistral, grand vent de Provence que Van Gogh assura plus tard retrouver dans la peinture du maître d’Aix. Peignant la terre de Crau, le génial aliéné de Saint-Rémy écrivait : Involontairement, j’ai de temps en temps pensé à Cezanne justement quand je me suis rendu compte de sa touche si malhabile dans certaines études ― passe-moi le mot malhabile ― ou qu’il a exécuté lesdites études probablement quand le mistral soufflait… C’est son chevalet qui branle.

[…]

(1) La correspondance de Cezanne à Numa Coste que. nous publions fut remise en juillet par Mlle Coste, sœur de Numa Coste, à la Société Paul-Cezanne d’Aix, que nous avons l’honneur de présider. À notre insu, des extraits de cette correspondance furent donnés dans un article de la revue l’Art vivant (1er août 1925), par M. Georges Rivière à un parent duquel nous l’avions confiée. »

 

Raimbault Maurice, « Nécrologie. Numa Coste », Annales de la Société d’études provençales, 4e année, n° 4, juillet-août 1907, Aix-en-Provence, Typographie et lithographie B. Niel, 1907, p. 259-262 :

« NÉCROLOGIE

NUMA COSTE

La Société d’Études Provençales vient de subir une perte qu’on peut à trop bon droit qualifier d’irréparable, en la personne d’un de ses membres qui, par son érudition, son acharnement au travail, sa probité et son désintéressement scientifiques, lui faisaient le plus d’honneur : j’ai nommé Numa Coste.

Augustin-Numa Coste était né à Aix le 28 août 1843. Son père, maître cordonnier des plus habiles et d’une intelligence remarquable, oublia de faire fortune dans un temps où ses confrères n’y manquèrent point, et ce pour se livrer à des lectures historiques qui le passionnaient au point que, lorsqu’il devint père, il tint à donner à l’enfant le prénom de Numa, en souvenir du grand législateur romain pour lequel il professait une très grande admiration. La famille opposa bien quelques résistances à cette fantaisie paternelle, mais tout s’arrangea par une transaction qui attribua à l’enfant les deux prénoms ci-dessus.

On pense bien que M. Coste père, étant donnés ses goûts, eût désiré pouvoir procurer à son fils cette instruction qu’il regrettait tant de ne point posséder lui-même. Sa situation de fortune ne le lui permettant pas, il dut se borner à envoyer l’enfant à l’école gratuite tenue par les Frères des Écoles Chrétiennes et ceux-ci, en présence des progrès extrêmement rapides faits par l’écolier grâce à une intelligence hors ligne et à un travail assidu, exprimèrent souvent le regret que des règlements draconiens ne leur laissassent point la liberté de pousser plus loin le jeune homme, en lui donnant des notions que l’Université catalogue enseignement secondaire ; mais il est une matière que la gratuité de son enseignement lui permit de cultiver : c’est le dessin pour lequel il professa étant jeune et garda toute sa vie un véritable amour. Aussi, le soir, dès la fin du repas familial, ne manqua-t-il jamais de se rendre à l’École municipale et là encore, sous la direction d’Honoré Gibert, fit des progrès assez rapides pour pouvoir bientôt aborder la peinture dans l’atelier de Villevieille. Entre temps, comme beaucoup d’autres, il noircissait du papier timbré dans une étude de notaire pour gagner sa vie.

L’âge de la conscription approchant, Coste partit pour Paris et contracta un engagement de sept ans dans la Section des Ouvriers où, à la suite d’un avancement rapide, il put passer, avec le n° 1 de sa promotion, l’examen d’officier d’administration. Le siège de Paris le trouva employé en cette qualité, grâce à sa connaissance du dessin, au Dépôt des modèles du Ministère.

On pense bien que tous les instants libres que lui laissait le service étaient employés à la satisfaction de ses goûts artistiques. Et en effet, muni du bagage que lui avaient donné ses maîtres d’Aix, il se perfectionna dans la fréquentation des meilleurs artistes et littérateurs du temps et surtout par de très nombreuses copies d’après les maîtres, faites dans les grands musées. C’est ainsi qu’il acquit un véritable talent, apprécié des intimes qui ont pu en juger par les nombreuses études ou tableaux entassés chez lui.

Un de ses amis, possesseur d’une immense fortune, étant mort en lui léguant une centaine de mille francs à titre de souvenir et de témoignage d’estime, Coste, dont la vie matérielle se trouvait désormais assurée, s’empressa de donner sa démission pour se livrer tout entier à ses goûts. Ce fut à cette époque qu’avec Zola, Paul Alexis, Marius Roux et Dujardin-Baumetz, aujourd’hui sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, il créa le journal L’Art Libre, dont le titre seul indique suffisamment le but et les tendances et d’où sortit le Salon des Indépendants. Je me hâte d’ajouter que, comme tant d’autres qui ont prêché la liberté, Coste n’avait pas prévu la licence qui suivrait fatalement et sur laquelle il m’exprima souvent, ces temps derniers, des opinions plutôt sévères.

Une question de paysage changea la vie de Coste. Depuis son bas âge, il avait remarqué, en allant à Éguilles voir sa grand’mère, une propriété située à Célony, à l’embranchement du chemin des Figons et de la route de Lambesc. La vue merveilleuse dont on jouissait à cet endroit lui avait fait rêver la possession de cette terre, si bien que vers 1881, ayant appris sa mise en vente, il s’empressa d’en faire l’acquisition et revint s’installer à Aix. Malheureusement Célony n’est habitable que quelques mois de l’année, à titre de villégiature. Coste acheta donc aussi, place de l’Archevêché, une maison qui fut bientôt un musée et sur le toit de laquelle il fit élever un atelier. C’est là que pendant plus de vingt ans, ayant à peu près renoncé à la peinture, il s’adonna aux recherches historiques, artistiques, archéologiques et scientifiques qu’il utilisait ensuite dans des articles publiés par le Sémaphore de Marseille ou dans des communications faites chaque année à la Société des Beaux-Arts des Départements dont le Ministre de l’Instruction publique l’avait nommé correspondant il y a déjà nombre d’années.

La quantité de matériaux glanés par Coste dans les archives nationales, départementales et communales, dans les minutes de notaires, dans les bibliothèques publiques et les papiers de diverses familles qui avaient consenti à les lui communiquer, est vraiment énorme. Avec une conscience au-dessus de tout éloge, il prenait pour documenter un article de journal autant de peine que s’il s’était agi d’une communication à l’Institut. Malheureusement de cette somme formidable de labeur, de cet ensemble unique d’informations de toutes sortes, peu de chose est utilisable pour les travailleurs, Coste n’ayant pas songé dès le début à en faire des tirages à part qui eussent été on ne peut plus appréciés. Tout cela se trouve noyé dans la collection d’un journal quotidien qui, à cause de son caractère spécial et de son prix, est peu lu du grand public et du monde de l’érudition encore moins.

Les quelques brochures publiées par Coste sont les suivantes :

La Vénus d’Arles, poésie lue au banquet de la Cigale au retour des fêtes d’Arles, 2 p. in 4°, s. 1. n. d.
Les architectes, sculpteurs et maîtres d’œuvre de l’église St-Sauveur d’Aix-en-Provence, au XVe siècle, Paris, 1894, in 8°, grav.
Documents inédits sur le mouvement artistique au XVe siècle à Aix-en-Provence, Paris, 1894, in 8°.
Le portail et les grandes portes de l’église St-Sauveur à Aix, Paris, 1896, in 8°, 2 phot.
Le peintre Laurent Fauchier, Paris, 1900, in 8°
Jean Daret, peintre, Paris, 1901, in 8°.
Les tombeaux des comtes de Provence à Saint-Jean-de-Malte, Aix, 1902, in 8°.
A notre ami Exel, le jour de son dîner de garçon, Aix, in 32, 23 janvier 1902.
Les origines de l’École de dessin et du Musée d’Aix-en-Provence, Paris, in 8°, 1905.
Discours prononcé à l’inauguration du buste d’Émile Zola à la Bibliothèque Méjanes, Aix, 1906, in 8°.

Peu de temps avant de mourir, il avait commencé dans le Sémaphore la publication d’une monographie de Saint-Sauveur, la vieille cathédrale que de sa table de travail, par la grande baie de son atelier, il couvait des yeux avec une véritable passion d’artiste,… on pourrait dire d’amoureux. Dans son agonie, il ne cessait d’y penser, répétant qu’il avait encore beaucoup à travailler et qu’il voudrait bien finir son œuvre avant d’ouvrir sa porte à la mort qu’il n’avait aucune autre raison de redouter.

Ses travaux comme ses relations auraient pu lui valoir des distinctions honorifiques et le faire admettre dans les cénacles. Il méprisa les premières qui ne consacrent plus rien, et les secondes qui ne font guère plus. Cependant, son concours était acquis d’office, entier et plein de dévouement, à toute tentative qui lui paraissait de nature à pouvoir porter des fruits. C’est ainsi qu’il y a quelques années, il donna d’excellentes monographies d’artistes provençaux à la Revue historique de Provence publiée par M. Allec, et que dès sa fondation il donna son adhésion à notre Société d’Études Provençales dont il appréciait fort la marche rapide dans une voie où personne encore n’avait pu, avant elle, avancer autant.

Extrêmement modeste, très bon, très obligeant, allant jusqu’à mettre son existence au service de ses amis pour les défendre l’épée au poing s’ils ne savaient le faire eux-mêmes, Coste avait cependant suscité pas mal d’animosités. Indépendant grâce à sa fortune, à son caractère, à sa force physique et morale et à sa connaissance des armes, il s’exprimait sur tout et sur tous avec une liberté et une causticité que ceux qui en étaient victimes oubliaient d’autant moins qu’ils ne savaient comment s’en venger. En politique, n’admettant pas les compromissions avec les électeurs influents mais tarés, les alliances d’un jour et tout ce qui compose cette cuisine que, comme l’autre, il ne faut pas voir faire faute de pouvoir s’en passer, il resta fidèle à ses opinions sinon aux hommes qui, après les avoir représentées, avaient tourné au vent du jour. Naturellement ceux-ci ne le lui pardonnaient pas non plus, ce dont il n’avait cure, d’ailleurs.

Depuis deux ans cette belle existence d’artiste et de travailleur était menacée. Une maladie de cœur consécutive à l’influenza, l’obligeait à suivre un traitement des plus sévères qui ne pouvait que retarder mais non conjurer le dénouement fatal. C’est le 10 juin, à 8 heures du matin, après une agonie de quatre jours vraiment épouvantable, que la mort vint enfin délivrer notre ami des souffrances inénarrables qu’il endurait avec un courage extraordinaire.

Ses obsèques, que dans son testament il avait stipulé devoir être religieuses et très simples, eurent lieu le lendemain et, suivant sa volonté également, il n’y fut prononcé aucun discours.

Nous ne terminerons pas cette notice sans adresser à sa famille et principalement à sa vieille mère et à sa sœur, avec qui il vivait, les bien sincères condoléances de la Société d’Études Provençales.

Maurice RAIMBAULT. »

13 janvier

Louis-Auguste Cezanne rend visite à son fils à Paris. Paul loge impasse Saint-Dominique, 5e arrondissement (aujourd’hui rue Royer-Collard), probablement chez madame Zola. Émile Zola demeure alors 62, rue de la Pépinière (aujourd’hui rue Daguerre), à Montrouge.

Lettre de Cezanne à Coste et à Villevieille, 5 janvier 1863 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 108.
Lettre de Zola à Cezanne, Paris, 29 septembre 1862 ; Émile Zola, correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, p. 314.

24 avril

Parution dans Le Moniteur universel de la décision de l’empereur Napoléon III d’organiser une exposition des « œuvres d’art refusées » au Salon.

Le Moniteur universel, 24 avril 1863.

« De nombreuses réclamations sont parvenues à l’Empereur au sujet des œuvres d’art qui ont été refusées par le jury de l’Exposition. Sa Majesté, voulant laisser le public juge de la légitimité de ces réclamations, a décidé que les œuvres d’art refusées seraient exposées dans une autre partie du Palais de l’Industrie.

Cette exposition sera facultative, et les artistes qui ne voudraient pas y prendre part n’auront qu’à informer l’administration qui s’empressera de leur restituer leurs œuvres.

Cette Exposition s’ouvrira le 15 mai. Les artistes ont jusqu’au 7 mai pour retirer leurs œuvres. Passé ce délai, leurs tableaux seront considérés comme non retirés, et seront placés dans les galeries. »

15 mai – 30 juin

Salon des Refusés. Parmi les exposants, Pissarro (« Pissaro, 23, rue Neuve-Bréda : 468. —Paysage. 469. — Étude. 470. — Village. »), Manet, dont l’une des toiles fait scandale (Le Bain, qui s’appellera plus tard Le Déjeuner sur l’herbe) (« Manet (Édouard), 69, rue de Clichy. 363. — Le Bain. 364. — Jeune homme en costume de Majo. 365. —Mademoiselle V. en costume d’Espada. »), Fantin-Latour, et peut-être aussi Cezanne et Guillaumin, bien que leur nom ne figure pas dans le catalogue, incomplet, de l’exposition. Duranty écrira en 1877 à propos du personnage Marsabiel d’une de ses nouvelles, qui caricature Cezanne : « Il n’avait même pas voulu, m’apprit-il, tenter le salon des refusés, alors ouvert. »

Catalogue des ouvrages de peinture, sculpture, gravure, lithographie et architecture refusés par le jury de 1863 et exposés, par décision de S. M. l’Empereur au Salon annexe, Palais des Champs-Élysées, le 15 mai 1863, Paris, Les Beaux-arts, revue de l’art ancien et moderne, 1863, 68 pages, Pissarro p. 42, Manet p. 34-35 ; p.1-2 :

« Ce catalogue a été composé, en dehors de toute spéculation de librairie, par les soins du comité des artistes refusés par le jury d’admission au salon de 1863 ; sans le secours de l’administration et sur des notices recueillies de tous côtés et à la hâte. Un certain nombre d’artistes n’ayant point eu sans doute connaissance de sa préparation, soit qu’ils aient été absents de Paris, soit que les avis publiés par l’Opinion Nationale la Patrie, le Temps, la Presse, le Siècle, le Moniteur des Arts, etc., ne soient point parvenus jusqu’à eux, ce catalogue n’a pu être rendu aussi complet que l’eût désiré le comité.

En livrant la dernière page de ce catalogue à l’impression, le comité a accompli sa mission tout entière ; mais en la terminant, il éprouve le besoin d’exprimer le regret profond qu’il a ressenti, en constatant le nombre considérable des artistes qui n’ont pas cru devoir maintenir leurs ouvrages à la contre-exposition. Cette abstention est d’autant plus regrettable, qu’elle prive le public et la critique de bien des œuvres dont la valeur eût été précieuse, autant pour répondre à la pensée qui a inspiré la contre-exposition, que pour l’édification entière de cette épreuve, peut-être unique, qui nous est offerte.

                             Les membres du comité,

[…]

Paris, le 14 mai 1863. »

 

Participation de « Sésame » d’après un article d’Arnold Mortier dans Le Nain jaune, repris par F. M. [Francis Magnard] dans Le Figaro, 14e année, 2e série, n° 144, 8 avril 1967, p. 2, mentionné par Lethève Jacques, Impressionnistes et symbolistes devant la presse, Armand Colin, Paris, 1959, p. 44-45 et note n° 9 p. 279 :

« On m’a parlé encore de deux tableaux refusés, dus à M. Sésame (rien des Mille et une Nuits), le même qui provoqua, en 1863, une hilarité générale au Salon des refusés ― toujours ! ― par une toile représentant deux pieds de cochon en croix. »

Voir aussi Duranty, Les Séductions du chevalier Navoni, Paris, E. Dentu, éditeur, Librairie de la société des gens de lettres, 1877, 362 pages, « La simple vie du peintre Louis Martin », p. 327-362, citation p. 330.

 

Zola Émile, Les Rougon-Macquart : L’Œuvre, dossier préparatoire, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, Nouvelles Acquisitions françaises, 10316, folio 70 :

« Chapitre v.

Prendre Claude à son lever, le jour de l’ouverture du Salon du Refusé (15 mai.) Il est convaincu qu’il doit passer prendre Sandoz et que toute la bande se retrouvera la bas. Mais poser tout de suite quelques détails dans l’atelier : le cadre fait et doré avec Christine. Quelque chose laissé par elle ici des fleurs ou autre chose, et qu’ils retrouveront pour rattacher le soir. — Avant tout, l’historique : Claude a envoyé son tableau qu’on lui a refuse ; son etonnement toujours, bien qu’il dise s’y attendre ; et les articles de Jory dans le Tambour et les clameurs des artistes toujours en fermentation a cette epoque et l’empereur instituant le Salon des Refuses (tout cela plus loin, par Bongrand). Facultatif, ceux qui ont retiré, et ceux qui ont laissé. Enfin le bruit mené, la notoriété dans Paris. Le café Baudequin. »

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 49-50 :

« Au Salon des Refusés, ils reçurent ensemble [Cezanne et Pissarro] le coup de soleil du Déjeuner sur l’herbe. Ils s’exaltèrent. Ils allèrent peindre « sur nature », dans la banlieue, le long de la Marne, et même ils plantèrent parfois leur chevalet en plein Paris. Mais Cezanne, bouleversé, revenait de ces séances plus torturé encore. Le contact de la bonne terre et des purs horizons ne l’apaisait pas. Au contraire. Le drame recommençait en lui.

Devant ces ébauches décoratives, les corps passionnés, les lourds feuillages de rêve, « les seins nus et pourprés de ses tentations » dans des alcôves de frénésie, un doute l’étreignait qu’il ne faut rien inventer et ne peindre, comme le lui disait Pissarro, que ce qu’on peut voir et toucher de la main ou des yeux. Et devant la rivière lente, le chevalet dressé sous les vraies branches, les pieds dans les mottes ou dans l’herbe, le regret des grandes compositions lui venait, le souvenir des maîtres, les triomphes, les scènes du Louvre le hantaient. Et lui qui tâtonnait à traduire péniblement cette simple nature, à l’enregistrer comme il le voulait, il se sentait appelé à la dominer, à la transfigurer, à la transporter tout entière mêlée à sa fièvre dans des fonds tragiques ou douloureux, dans des « bouillies » de soleil prodigué, en une sorte de paganisme qui irait par-dessus les siècles rejoindre les grandes époques nues et les naturels Olympes sans dieux. Il courait alors à son atelier, il fuyait la terre, le ciel, l’eau, trop vivants, qui l’écrasaient, l’anéantissaient, trop impérieux, trop durs, qui ne se ployaient pas aux apothéoses de son imagination il voulait les incarner. Il se battait contre l’air ingrat, la chair savoureuse. Il fermait son oreille aux voix humides de la pluie, aux caresses du vent, à l’appel du soleil dans les feuilles. Il se barricadait, seul avec ses modèles. Un ami quelquefois. Son cerveau brûlait. Ceux qui l’ont vu alors me l’ont dépeint terrible, halluciné, et comme bestial dans une sorte de divinité peinante. Il changeait de modèle chaque semaine. Il était si désespéré de ne pouvoir se satisfaire, que « lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchait sans document en dehors de la nature ». Il accouchait d’ébauches, de pochades, de tableaux monstrueux. »

13 août

Mort d’Eugène Delacroix, à soixante-cinq ans.

13 novembre

Un décret impérial réforme le règlement de l’École impériale et spéciale des beaux-arts.

Décret du 13 novembre 1863 sur l’organisation et l’enseignement de l’École impériale et spéciale des beaux-arts, Le Moniteur universel, 15 novembre 1863. Publié aussi dans Gazette des beaux-arts, courrier européen de l’art et de la curiosité, tome XV, 90e livraison 1er décembre 1863, p. 563-572.

20 novembre

Cezanne est inscrit sur le registre des cartes d’élèves autorisés à faire des copies au musée du Louvre. Il donne comme nom de maître Chesneau, probablement le critique Ernest Chesneau qui est aussi secrétaire de rédaction de La Revue européenne. Son adresse est 7, rue des Feuillantines, dans le 5e arrondissement.

Registre des cartes d’élèves, LL 10, carte n° 2097, 20 novembre 1863, Archives du Louvre.

Ernest Chesneau (Rouen, 9 avril 1833 – Paris 21 février 1890) est journaliste et critique d’art.

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 21-22 :

« Zola habitait alors la rue Saint-Victor, dans les environs du Panthéon. Pour se rapprocher de lui, Cezanne loue une chambre dans un hôtel meublé de la rue des Feuillantines. Dans le jour, Zola se rend aux Docks, où il avait un petit emploi, tandis que Cezanne fréquente l’académie Suisse, quai des Orfèvres. Tous les soirs, les deux amis se retrouvent dans la chambre de Zola, où l’on s’entretient d’art et de littérature, comme naguère à Aix. Zola posa même pour un portrait ; mais cette étude ne « venait » point, et le jeune peintre, déjà prompt au découragement, ne tarda pas à détruire sa toile :

« Ton portrait, je viens de le crever ; j’ai voulu le retoucher ce matin, et comme il devenait de plus en plus mauvais, je l’ai anéanti… » »

Fin décembre

Cezanne commence à copier La Barque de Dante, appelée aussi Dante et Virgile aux enfers, de Delacroix, inspiré du chant VIII de L’Enfer, de Dante Alighieri, mais, deux mois plus tard, sa copie (R172) est toujours inachevée.

La Barque de Dante, de Delacroix, a été exposée au musée du Luxembourg de 1822 à 1874, où Cezanne a pu la copier.

Lettre de Cezanne à Coste, 27 février 1864 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 111.

Courant de l’année

Ambroise Vollard rapporte cette histoire qu’il tient de Renoir :

Vollard Ambroise, Renoir, Les Éditions G. Crès & Cie, Paris, 1920, 286 pages, p. 32-33 :

« Ce fut aussi cette année-là [1863] que je [Renoir] connus Cezanne. J’avais alors, aux Batignolles, rue de La Condamine [de 1868 au printemps 1870, en fait], un petit atelier que je partageais avec Bazille. Celui-ci arriva, un jour, accompagné de deux jeunes gens : « Je t’amène deux fameuses recrues ! » C’étaient Cezanne et Pissarro.

Je devais les connaître, dans la suite, intimement tous les deux ; mais c’est de Cezanne que j’ai gardé le souvenir le plus vif. Je ne crois pas que, dans toute l’histoire des peintres, on trouve un cas semblable à celui de Cezanne. Avoir vécu jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, et, depuis le premier jour où l’on a tenu un pinceau, demeurer aussi isolé que si l’on était dans une île déserte ! Et aussi, à côté de cet amour passionné de son art, une telle indifférence pour son œuvre une fois faite, si même on a eu la chance de la « réaliser » ! Voyez-vous Cezanne, n’ayant pas de rentes, obligé, pour vivre, d’attendre le client ! L’imaginez-vous se contraignant à sourire complaisamment à l’« amateur » qui se serait permis de dédaigner Delacroix ? Avec cela, si peu « pratique dans la vie », comme il aimait à dire lui-même ! »»

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 29 :

« Cette même année, Cezanne fit la connaissance de Renoir. Celui-ci vit un jour entrer dans son atelier un de ses amis, Bazille, avec deux inconnus qu’il présenta à Renoir : « Je vous amène deux fameuses recrues. » C’étaient Cezanne et Pissarro. »

Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 114 :

« Enfin vint la rencontre [de Renoir] avec Cezanne. « Du premier coup, même avant d’avoir vu sa peinture, j’avais compris qu’il avait du génie. » L’amitié entre les deux hommes devait durer toute leur vie. […] Pourtant quelle différence entre les deux hommes ! Cezanne n’avait que deux ans de plus que Renoir mais paraissait beaucoup plus âgé. « Il ressemblait à un hérisson ! » Ses mouvements semblaient limités par une invisible carcasse extérieure ; sa voix également. Les mots sortaient prudemment de sa bouche, marqués d’un invraisemblable accent aixois, un accent qui n’allait pas du tout avec les manières contrôlées, exagérément polies, du jeune provincial [Renoir]. Ce contrôle craquait parfois. Alors il proférait ses deux injures favorites : « châtré » et « jean-foutre ». La constante préoccupation de Cezanne était de ne pas « se laisser mettre le grappin dessus ». Il était méfiant. »

Courant de l’année

Cezanne et Zola partent souvent ensemble le dimanche en excursion dans la banlieue sud de Paris. Zola en évoquera plus tard le souvenir, dans un article du Figaro, « Printemps », du 2 mai 1881, dans lequel il nomme son compagnon le peintre « Paul ».

Zola Émile, « Printemps », Le Figaro, 27e année, 3e série, n° 122, lundi 2 mai 1881, p. 1 ; repris par Zola Émile, Le Capitaine Burle. Comment on meurt – Pour une nuit d’amour – Aux champs – La fête à Coqueville – L’Inondation, Paris, G. Charpentier, 1883 (paru en novembre 1882), 310 pages, « Aux champs. Le bois » p. 205-217.

« LE BOIS

I

Je me souviens des grandes courses que nous faisions, Paul et moi, il y a vingt ans, au bois de Verrières. Paul était peintre. Moi, j’étais alors employé dans une librairie, très pauvre, parfaitement inconnu. Je rimais des vers, à cette époque, de mauvais vers qui dorment au fond d’un tiroir le bon sommeil du néant. Dès le lundi, je rêvais le dimanche, avec la passion d’un garçon de vingt ans élevé au grand air, et que sa vie enfermée d’employé désespérait. Autrefois, dans les environs d’Aix, nous avions battu les routes, couru le pays pendant des lieues, couché à la belle étoile. À Paris, nous ne pouvions renouveler ces longues marches, car il fallait songer à l’heure inexorable du bureau, qui revenait si vite. Nous partions donc par le premier train du dimanche, pour être de grand matin hors des fortifications.

II

C’était une affaire. Paul emportait tout un attirail de peintre. Moi, j’avais simplement un livre dans la poche. Le train côtoyait la Bièvre, cette rivière puante, qui roule les eaux rousses des tanneries voisines. On traversait la plaine désolée de Montrouge, où se dressent les carcasses des grands treuils, nus sur l’horizon. Puis, Bicêtre apparaissait au flanc d’un coteau, en face, derrière des peupliers. La tête à la portière, nous respirions largement les premières odeurs d’herbe. C’était pour nous l’oubli de tout, l’oubli de Paris, l’entrée dans le paradis rêvé pendant les six jours de la semaine.

Nous descendions à la station de Fontenay-aux-Roses. On trouve là une magnifique allée d’arbres. Puis, nous coupions à travers champs, ayant découvert un sentier, au bord d’un ruisseau. C’était exquis. À droite, à gauche, il y avait des champs de fleurs, des champs d’héliotropes et de roses surtout. Le pays est peuplé de jardiniers qui font pousser des fleurs, comme les paysans font ailleurs pousser le blé. On marche dans un parfum pénétrant, tandis que des femmes moissonnent les roses, les giroflées, les œillets, que des voitures emportent à Paris.

Vers huit heures, cependant, nous arrivions chez la mère Sens. Je crois que la bonne femme est morte aujourd’hui. La mère Sens tenait un cabaret, entre Fontenay-aux-Roses et Robinson. Toute une légende courait sur l’établissement. Une bande de peintres réalistes, vers 1845, l’avait mis à la mode. Courbet y régna un moment ; on prétendait même que la grande enseigne de la porte, un écroulement de viandes, de volailles et de légumes, était en partie due à son pinceau. En tout cas, c’était un aimable cabaret, qui alignait ses bosquets sous des arbres superbes, des bosquets d’une fraîcheur délicieuse, où l’on buvait du petit vin aigre dans des pots de terre, et où l’on mangeait des gibelottes de lapin renommées.

Nous faisions là notre premier repas, au frisson un peu froid des ombrages, sur un bout de table noirci par la pluie, sans nappe. À cette heure matinale, nous étions seuls, parmi les servantes affairées, tuant les lapins et plumant les poulets pour le soir. Ah ! que les œufs frais étaient bons, dans ce réveil des beaux dimanches printaniers.

Quand nous repartions, il commençait à faire chaud. Nous nous hâtions, laissant Robinson sur notre droite. Il nous fallait traverser d’immenses champs de fraises, avant d’arriver à Aulnay. Après les roses, les fraises. C’est la culture du pays, avec les violettes. On y vend les fraises à la livre, dans de vieilles balances vert-de-grisées. Le dimanche soir, on voit des familles qui viennent avec des saladiers, et qui s’installent au bord d’un champ, pour s’y donner une indigestion de fraises. Vers neuf heures, nous arrivions à Aulnay, un hameau, quelques maisons groupées le long d’un chemin. Là, s’ouvre la célèbre Vallée aux Loups, que le séjour de Chateaubriand a illustrée. Le chemin tourne, on entre dans un véritable désert. Ce chemin a dû éventrer une carrière de sable ; à droite, à gauche, des pentes s’élèvent, tandis qu’on enfonce dans un sol jaune, d’une finesse de poussière. Mais bientôt la gorge s’élargit, des rochers se dressent, au milieu de futaies, qui descendent en gradins. C’est à cet endroit, au fond de l’étroite vallée, que se trouve l’ancienne propriété de Chateaubriand ; l’habitation a d’étranges allures romantiques ; des fenêtres à ogives, des tourelles gothiques, semblent avoir été plaquées sur une maison bourgeoise. Pourtant, la route monte encore et devient de plus en plus sauvage ; des fondrières se creusent, des pins tordus poussent entre les rochers ; par les jours brûlants de juillet, on pourrait se croire dans un coin perdu de la Provence.

Enfin, on débouche sur le plateau ; et, brusquement, un vaste horizon se déroule ; pendant que, au ras du ciel bleu, on a devant soi la ligne sombre du bois de Verrières.

Alors, si l’on suit le bord du plateau pour se rendre au bois, on aperçoit à ses pieds toute la vallée de la Bièvre, puis une succession sans fin de coteaux qui moutonnent, de plus en plus violâtres et éteints, jusqu’au fond de l’horizon. L’œil distingue des villages, des rangées de peupliers, des points blancs qui sont des façades claires de maisons, des champs cultivés, très divisés, étalant une veste d’arlequin bariolée de toutes les nuances du vert et du jaune. Nulle part, je n’ai eu une impression plus large de l’étendue.

III

Dans les premiers temps, bien que le bois de Verrières ne soit pas très vaste, nous nous y perdions facilement. Je me souviens qu’un jour, nous étant avisés de couper par les taillis, pour arriver plus vite, nous nous trouvâmes noyés au milieu d’un tel flot de feuillages, que, pendant deux heures, nous tournâmes sur nous-mêmes, sans pouvoir nous dégager. Paul voulut monter sur un chêne, comme le petit Poucet, afin de reconnaître notre chemin ; mais il s’écorcha les jambes et ne vit que les cimes des arbres rouler sous le vent et se perdre au loin.

Je ne connais pas de bois plus charmant. Les longues avenues sont semées d’une herbe fine qui est comme un velours de soie sous les pieds. Elles aboutissent à de vastes ronds-points, à des salles de verdure, au-dessus desquelles des arbres de haute futaie, pareils à des colonnes, soutiennent des dômes de feuilles. On y marche dans un recueillement, ainsi que dans la nef d’une église. Mais je préférais encore les petits sentiers, les allées étroites, qui s’enfonçaient au beau milieu des fourrés. Au bout, on apercevait le jour lointain, une tache de clarté ronde. D’autres faisaient des coudes, serpentaient dans un jour verdâtre, à l’infini. Et il y avait encore des coins adorables, des clairières avec de grands bouleaux élancés, d’une élégance blonde, avec de grands chênes majestueux, dont le défilé mettait un cortège royal le long des pelouses ; il y avait encore des talus où fleurissaient des nappes de fraisiers et de petites violettes pâles, des trous imprévus où l’on avait de l’herbe jusqu’au menton, des pentes plantées d’une débandade d’arbres qui semblaient descendre dans la plaine, comme l’avant-garde d’une armée de géants.

Parmi ces retraites, une entre autres nous avait séduits.

Un matin, en battant le bois, nous étions tombés sur une mare, loin de tout chemin. C’était une mare pleine de joncs, aux eaux moussues, que nous avions appelée la « mare verte », ignorant son vrai nom ; on m’a dit depuis qu’on la nomme « la mare à Chalot ». Rarement, j’ai vu un coin plus retiré. Au-dessus de la mare, des arbres épanouissaient des jets, des bouquets, des nappes de verdure ; il y avait des verts tendres d’une légèreté de dentelle, des verts presque noirs, massés puissamment ; un saule laissait tomber ses branches, un tremble semblait mettre au fond une pluie de cendre grise. Et tous ces feuillages, qui se perdaient en fusées, qui étageaient leurs rondeurs, qui enguirlandaient des bouts de draperies traînantes, se reflétaient dans le miroir d’acier de la mare, creusaient là un autre ciel, où leurs images pures se répétaient exactement. Pas une mouche volante ne ridait la surface de l’eau. Un calme profond, une paix souveraine endormait ce trou clair. On songeait au bain de la Diane antique, trempant ses pieds de neige dans les sources ignorées des bois. Un charme mystérieux pleuvait des grands arbres, tandis qu’une volupté discrète, les amours silencieuses des forêts, montaient de cette eau morte, où passaient de larges moires d’argent.

La mare verte avait fini par devenir le but de toutes nos promenades. Nous avions pour elle un caprice de poète et de peintre. Nous l’aimions d’amour, passant nos journées du dimanche sur l’herbe fine qui l’entourait. Paul en avait commencé une étude, l’eau au premier plan, avec de grandes herbes flottantes, et les arbres s’enfonçant comme les coulisses d’un théâtre, drapant dans un recul de chapelle les rideaux de leurs branches.

Moi, je m’étendais sur le dos, un livre à mon côté ; mais je ne lisais guère, je regardais le ciel à travers les feuilles, des trous bleus qui disparaissaient dans un remous, lorsque le vent soufflait. Les rayons minces du soleil traversaient les ombrages comme des balles d’or, et jetaient sur les gazons des palets lumineux, dont les taches rondes voyageaient avec lenteur. Je restais là des heures sans ennui, échangeant une rare parole avec mon compagnon, fermant parfois les paupières et rêvant alors, dans la clarté confuse et rose qui me baignait.

Nous campions là, nous déjeunions, nous dînions, et le crépuscule seul nous chassait. Nous attendions que le soleil oblique allumât la forêt d’un incendie. Au sommet des arbres, une flamme brûlait, et la mare, qui reflétait cette flamme, devenait sanglante, dans l’ombre dont le flot épaissi noyait déjà la terre. Cette ombre était complètement tombée, que le miroir d’acier gardait une lueur ; on eût dit qu’il avait une lumière propre, qu’il flambait au fond des ténèbres comme un diamant ; et nous restions un instant encore devant cet éclat mystérieux, cette blancheur de déesse se baignant à la lune. Mais il fallait regagner la gare, nous traversions le bois qui s’endormait. Une vapeur bleuissait les taillis ; au loin, les troncs noirs des arbres, sur le ciel de pourpre, prolongeaient des colonnades ; sous les allées, il faisait nuit déjà, une nuit qui montait lentement des buissons et qui mangeait peu à peu les grands chênes. Heure solennelle du soir, frissonnante des dernières voix de la forêt, long bercement des futaies hautes, assoupissement des herbes pâmées.

IV

Quand nous sortions du bois, c’était comme un réveil. Il faisait grand jour encore sur le plateau. Nous nous retournions une dernière fois, vaguement inquiets de cette masse de ténèbres que nous laissions derrière nous. La vaste plaine, à nos pieds, s’étendait sous un air bleuâtre, qui se fonçait dans les creux et tournait au lilas. Un dernier rayon de soleil frappait un coteau lointain, pareil à un champ d’épis mûrs. Un bout argenté de la Bièvre luisait comme un galon, entre les peupliers. Cependant, nous dépassions, à droite, la Vallée aux Loups ; nous suivions le bord du plateau, jusqu’à la route de Robinson, qui dévale le long de la côte ; et, dès que nous descendions, nous entendions la musique des chevaux de bois et les grands rires des gens qui dînaient dans les arbres.

Je me rappelle certains soirs. Nous traversions Robinson, par curiosité pour toute cette joie bruyante. Des lumières s’allumaient dans les châtaigniers, tandis qu’un bruit de fourchettes venait d’en haut ; on levait la tête, on cherchait le nid colossal où l’on trinquait si fort. L’explosion sèche des carabines coupait par moments les valses interminables des orgues de Barbarie. D’autres dîneurs, dans des bosquets, au ras de la route, riaient au nez des passants. Parfois, nous nous arrêtions, nous attendions là le dernier train.

Et quel retour adorable, dans la nuit claire ! Dès qu’on s’éloignait de Robinson, tout ce vacarme s’éteignait. Les couples, qui regagnaient le chemin de fer, marchaient avec lenteur. Sous les arbres, on ne voyait que les robes blanches, des mousselines légères flottant ainsi que des vapeurs envolées des herbes. L’air avait une douceur embaumée. Des rires passaient comme des frissons ; et, dans ce calme, les bruits portaient très loin, on entendait, sur les autres routes, en haut de la côte, des voix alanguies de femmes qui chantaient quelque chanson, un refrain dont la bêtise prenait un charme infini, bercée ainsi par l’air du soir.

De grands vols de hannetons donnaient aux arbres un bourdonnement. Quand il faisait chaud, ces lourdes bêtes ronflaient jusqu’à la nuit aux oreilles des promeneurs ; les filles avaient de petits cris, des jupes fuyantes passaient rapidement avec un bruit de drapeau ; pendant que, là bas, sans doute dans le cabaret de la mère Sens, un sonneur de cor jetait une fanfare, qui arrivait, mélancolique et perdue, comme du fond d’un bois légendaire. La nuit devenait noire, les rires se mouraient, et l’on n’apercevait plus, dans les ténèbres, que le quinquet éclatant de la station de Fontenay-aux-Roses.

À la gare, on s’écrasait. C’était une petite gare, avec une salle d’attente très étroite. Les jours où un orage éclatait, les promeneurs éreintés étouffaient là-dedans. Les beaux soirs, on restait dehors. Toutes les femmes emportaient des brassées de fleurs. Et les rires recommençaient, fouettés par l’impatience. Puis, dès qu’on s’était entassé dans les wagons, les voyageurs souvent, d’un bout à l’autre du train, entonnaient le même refrain imbécile, concert formidable qui dominait le bruit des roues et le ronflement de la locomotive. Les fleurs débordaient des portières, les femmes agitaient leurs bras nus, se renversaient au cou de leurs amoureux. C’était la jeunesse ivre de printemps qui rentrait dans Paris.

V

Ah ! mes beaux dimanches de la banlieue, lorsque j’avais vingt ans ! Ils sont restés un de mes plus chers souvenirs. Depuis, j’ai connu d’autres bonheurs, mais rien ne vaut d’être jeune et de se sentir lâché pour un jour dans la liberté des grands bois. »