17-19 février, 22-27 février, 29 février

Vente après décès d’Eugène Delacroix, à l’hôtel Drouot.

Catalogue de la vente qui aura lieu par suite du décès de Eugène Delacroix, Paris, hôtel Drouot, tableaux 17, 18, 19 février 1864, dessins 22-27 février 1864, eaux-fortes, lithographies, pierres lithographiées, 29 février 1864, notice biographique par Philippe Burty, commissaires-priseurs Me Charles Pillet, Me Charles Lainné, experts M. Francis Petit, M. Tedesco, Paris, de l’Imprimerie de J. Claye, 1964, 104 pages, 858 numéros.

27 février

Lettre de Cezanne à Numa Coste.

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 110-111.

« Paris, 27 février 1864.

Mon cher,

Tu excuseras le papier sur lequel je te réponds. Je n’en ai pas d’autre pour le moment… Que te dirais-je sur ton malheureux sort, c’est calamité grande ce qu’il t’arrive là, et je comprends les ennuis que tu dois en avoir 1. Tu m’apprends que Jules aussi a eu mauvaise chance, et qu’il devance l’appel.

Une supposition (Baille était avec moi hier soir quand j’ai reçu ta lettre) : si par hasard tu voulais devancer l’appel et que tu puisses venir à Paris pour y rentrer dans un corps, il pourrait (Baille, j’entends) te recommander au lieutenant de ton corps, parce que, m’a-t-il dit, il en connaissait un grand nombre sortant de la même école que lui, et de l’école de Saint-Cyr aussi. Ce que je t’en dis là, ce n’est qu’autant que l’idée te viendrait de revenir ici, où tu aurais, même enrôlé, plus de facilités de toutes les façons, soit comme permissions, soit comme corvées moindres, pour pouvoir te livrer à la peinture. C’est à toi à te décider, et voir si toutefois la chose te sourirait, et pourtant je sens bien que ce n’est pas gai du tout. — Si tu peux les voir, souhaite le bonjour à ce brave Jules, qui ne doit pas être content, et à Penot, qui devrait bien me donner des nouvelles de sa famille et de son père.

Quant à moi, mon brave, j’ai cheveux et barbe plus longs que le talent 2. Pourtant pas de découragement pour la peinture, on peut faire son petit bout de chemin, quoique soldat. J’en vois ici qui viennent assister aux cours d’anatomie de l’école des bozards (qui, tu dois le savoir, a été bougrement modifiée et dont on a balayé l’Institut 3). Lombard dessine, peint, et pirouette plus que jamais, je n’ai pu encore aller voir ses dessins, dont il m’a dit être content. Je n’ai plus depuis deux mois touché à ma galette d’après Delacroix [probablement La Barque de Dante, d’après Delacroix, R 172].

Je la retoucherai pourtant avant que de partir pour Aix, ce qui n’aura lieu, je crois, que vers le mois de juillet, à moins que mon père ne me rappelle. Il y aura dans deux mois, c’est-à-dire en mai, une exposition de peinture comme celle de l’an passé 4, si tu étais ici nous parcourerions ça ensemble. Enfin que tout aille pour le mieux. Présente mes respects affectueux à tes parents, et crois-moi ton dévoué ami.

Paul Cezanne

Je verrai bientôt Villevieille, il aura de tes compliments pour moi. »

1. Numa Coste venait de tirer un mauvais numéro à la conscription et devait donc faire sept ans de service. Cezanne même, reconnu bon pour le service par le conseil de révision à Paris (il apprend cette nouvelle à ses parents dans une lettre aujourd’hui introuvable) s’est vu acheter un remplaçant par son père. Quant à Zola il était exempté du service comme fils unique d’une veuve.

2. Deux mois plus tard Zola devait apprendre à Valabrègue : « Cezanne a fait couper sa barbe et en a consacré les touffes sur l’autel de Vénus victorieuse. »

3. Allusion au décret impérial du 11 novembre 1863 qui avait aboli le contrôle de l’Institut sur l’École des Beaux-arts et particulièrement son droit de nommer les professeurs de l’École. Cette mesure offensa profondément Ingres ; néanmoins, les nouveaux professeurs se trouvaient choisis — comme par le passé — parmi les membres de l’Institut.

4. Allusion au « Salon des Refusés ». Cette célèbre tentative de présenter au public, en même temps que le Salon officiel, une exposition des œuvres refusées par le jury, fut effectivement renouvelée lors du Salon de 1864 dont le jury s’était pourtant montré beaucoup plus clément que celui de 1863. Des salles annexes furent réservées aux envois « jugés trop faibles pour participer au concours des récompenses ».

Provence Marcel, « Cezanne et ses amis. Numa Coste », Mercure de France, 37e année, tome CLXXXVII, n° 667, 1er avril 1926, p. 54-81, p. 58-59 (lettre p. 59-60) :

« Un an plus tard, 1864, Cezanne écrit de Paris à Coste, toujours à Aix. Le Parisien a appris une fâcheuse nouvelle ; du moins, dans son horreur des disciplines du service militaire, la juge-t-il ainsi. Le pauvre Augustin-Numa a tiré un mauvais numéro à la conscription. Il s’agit de se débrouiller, de le tirer de là. Si Numa devançait l’appel ? Il viendrait à Paris. Baille, ingénieux, a de nombreuses relations militaires. Numa, dans Paris, pourrait s’y pousser dans son art, la peinture, car Numa est apprenti-peintre. Ils le sont tous alors, nos Aixois, sauf Zola, cependant, critique, et Solari, sculpteur. Peintre, Cezanne. Peintre, Coste. Peintre, Antony Valabrègue. Il faudra voir ce que le temps fera de ces vocations…

Tout en plaignant avec une sincérité qui n’est pas douteuse l’infortuné Numa, pour son triste sort, Cezanne le veut attirer à Paris. A Paris, bien que soldat, il pourrait suivre les bozards, car cette fois, Cezanne écrit bien les bozards ; il se tiendra à cette forme désormais. Avec le temps, que de rancœurs, que de peines fera-t-il entrer dans cette déformation !

Cezanne est à Paris pour cinq mois encore, travaillant de loin en loin à une étude d’après Delacroix. Il a peu d’illusions sur son talent. Sa phrase est d’une modestie gentille. Il compte voir bientôt Villevieille, venu d’Aix à Paris, et qu’il écoute encore, avec attention, comme l’an passé il laissait corriger ses dessins par M. Chautard. Faut-il que la triple conjugaison de l’incompréhension, des douleurs morales et du diabète se soient acharnés sur ce grand cœur pour en faire, dans la dernière part de sa vie, le vieillard taciturne qui ne voudra plus voir dans Aix ni Villevieille ni Numa ! »

19 avril

Il commence à copier Les Bergers d’Arcadie de Poussin (voir aussi C1011 et C1012 en 87-90).

Registre des copistes des écoles françaises et flamandes, 1851-1871, Archives du Louvre, LL22, carte n° 3246.

21 avril

Zola écrit à Antony Valabrègue (Aix, 9 septembre 1844 – Paris, 28 juillet 1900) : Cezanne s’est fait couper la barbe et « en a consacré les touffes sur l’autel de Vénus ».

Lettre de Zola à Valabrègue, 21 avril 1864, sur papier à en-tête « LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77 » ; vente Autographes livres, étude Tajan, Paris, hôtel Drouot, 27 septembre 2002, n° 22 .
Émile Zola, correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, n° 76, p. 359-361.
Zola. Correspondance, choix de lettres, présentation, notes, notices, bibliographie et index par Alain Pagès, Paris, « GF » Flammarion, 2012, 381 pages, p. 106-107, lettre citée ici d’après une copie du manuscrit original.

« Parlons des autres. Une demi-page, voilà qui est suffisant. Cezanne a fait couper sa barbe et a consacré les touffes sur l’autel de Vénus victorieuse. Baille s’est fait arracher une dent hier soir ; vous pourriez croire que c’est par pure précaution, pour ne plus mordre au sang ; mais je vous dois la vérité : cette dent le faisait beaucoup souffrir. Tous deux, Baille et Cezanne, Cezanne et Baille vous serrent les mains vigoureusement. — Si vous voyez Marguery, dites-lui donc qu’il me réponde. C’est très aimable à lui de m’avoir envoyé un exemplaire du Fils de Thésée ; mais je ne le tiens pas quitte pour cela d’une lettre à laquelle j’ai certainement droit. — J’aurai peu d’occasions, dans notre correspondance, de vous parler de ce que je viens d’appeler les autres. Les trois jeunes gens que j’ai nommés ne sont pas les autres et je leur demande bien pardon de les avoir ainsi traités ; les autres, ce sont les imbéciles de ce bas monde, tous ceux qui n’existent pas pour moi. Que de vivants on pourrait enterrer ! »

Antony Valabrègue (Aix, 9 septembre 1844 – Paris, 28 juillet 1900), poète et critique d’art, est un camarade de jeunesse de Cezanne et de Zola. Il s’installera à Paris à partir de 1867 et y sera plus tard critique d’art. Il publiera notamment Petits Poèmes parisiens, en 1880 ; Les Frères Le Nain, en 1904, après sa mort en 1900.

Valabrègue Antony, Petits Poèmes parisiens. Filles de Paris. Le Dimanche des mendiants. L’Invitation à l’amour. L’Amour de Claire. Paysages. A travers champs. Les Petits Cabarets. Le Dîner sur l’herbe. Après l’amour, etc., Paris, Alphonse Lemerre, éditeur, 1880, 161 pages.
Valabrègue Antony, Les Frères Le Nain, Paris, Librairie de l’Art ancien et moderne, 1904, 178 pages.

Cezanne peindra le Portrait d’Antony Valabrègue (R 147) vers 1870.

1er mai – 15 juin

Manet, Oller, Pissarro, Renoir exposent au Salon.

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Elysées le 1er mai 1864, Paris, Charles de Mourgues Frères, successeurs de Vinchon, imprimeurs des musées impériaux, 1864, 613 pages, p. 210, 237, 255, 265.

« MANET (Édouard), né à Paris.

Boulevard des Batignolles, 34.

1281 — Les anges au tombeau da Christ.

1282 — Épisode d’une course de taureaux.

[…]

OLLER (Francisco), né à Puerto-Rico (colonie espagnole), élève de Juan Noa et de M. T. Couture.

Rue Saint-Dominique-Saint-Germain, 27 [Paris 7e].

1452 — Château aux environs de Saint-Michel (Oise).

[…]

PISSARRO (Camille), né à Saint-Thomas (colonies danoises), élève de MM. A. Melbye et Corot.

Rue de Vanves, 57.

1558 ― Bords de la Marne.

1559 ― Route de Cachalas, à La Roche-Guyon.

[…]

RENOIR (Pierre-Auguste), né à Limoges, élève de M. Gleyre.

Rue d’Argenteuil, 23.

1618 — La Esméralda. »

Vers début juillet, avant le 6

Cezanne retourne à Aix, comme il en avait exprimé l’intention à Coste (« partir pour Aix, ce qui n’aura lieu, je crois, que vers le mois de juillet »).

Lettre de Cezanne à Coste, 27 février 1864 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 111.
Lettre de Zola à Valabrègue, 6 juillet 1864 ; Bakker B. H. (éd.), Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome I (1858-1867), 1978, n° 82, p. 368.

6 juillet

Lettre de Zola à Antony Valabrègue :

Lettre de Zola à Valabrègue, Paris, 6 juillet 1864 ; Émile Zola, correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, n° 82, p. 366-369.

« Vous avez vu Paul et vous avez vu Baille. Baille vous a-t-il porté un coup furieux de sa bonne lame de Tolède, et Paul vous a-t-il pansé de sa bienveillante charpie d’indifférence ? »

15 août

Cezanne remercie le poète Jean-Baptiste Saint-Martin (Pertuis, 5 mai 1840 – Avignon, 30 décembre 1926) de lui avoir envoyé son recueil de poèmes, Juvenilia. Poésies. Il séjourne à l’Estaque.

Enveloppe d’expédition

Lettre de Cezanne à « Monsieur [Jean-Baptiste] Saint-Martin avt [avocat], rue Vacon 36, Marseille » (adresse écrite sur l’enveloppe, timbre oblitéré « Marseille / 15 AOUT 64 »), datée « 15 août 1864 » ; Paris, bibliothèque d’Art et d’Archéologie, fonds Doucet, carton 8 – Peintres.
Prati Xavier et Reynaud Georges, « A letter by Cezanne from l’Estaque, 1864 », The Burlington Magazine, volume CL, n° 1262, mai 2008, p. 327-328, lettre transcrite pp. 327-328.

« 15 août 1864

Mon cher poëte
car je ne saurais vous appeler autrement, soyez bien sûr votre petit livre justifie entièrement le titre si charmant et si plein de douces promesses.
Je ne pourrais mieux dire ce qu’est votre livre qu’en copiant et répétant ici quelques uns de vos vers les plus suaves.
Fleurs d’avril que l’aube arrose
Frais parfums, beaux papillons ;
Brises pleines d’harmonies,
Rossignol, chanteur lutin,
Aériennes symphonies,
Joyeux concert du matin,
Blancs jasmins aux fleurs de neige
Sentier tout humide encor. —
Oui, mon cher, votre petit livre est tout ça et plus même encore, et hier au bord de la mer, sous l’ombrage noir des pins j’en ai savouré plus de la moitié, — aujourdhui j’en terminerai la lecture, me promettant bien d’y revenir, car ce ne sont pas de ceux qu’on laisse de côté et qu’on oublie aussitôt après —
Je ne manquerai pas sitôt que j’écrirai à Zola de faire ce que vous me recommandez, et alors que je partirai pour Paris, je vous annoncerai mon départ en vous écrivant, et soyez certain qu’avec le plus vif plaisir je recevrai ce que vous voudrez bien m’envoyer.
Je suis encore à l’Estaque, voilà la cause du retard que j’ai mis à vous répondre, car seulement hier — matin dimanche, mon père m’a apporté votre volume et votre lettre d’aix.
Je vous salue donc sincèrement, et vous serre cordialement la main
Paul Cezanne »

Après des études de droit à la faculté d’Aix, de 1858 à 1860, où il a rencontré Cezanne, Jean-Baptiste Saint-Martin (1840-1926) sera avocat à Apt et en Avignon. Élu conseiller général pour le canton de Pertuis, il deviendra vice-président du conseil général du Vaucluse. Il sera député radical-socialiste du Vaucluse et de la Seine (1877-1910) et aussi directeur de l’École des Beaux-Arts d’Avignon.

Son poème, que cite Cezanne, intitulé « Matin », a paru dans son livre Juvenilia. Poésies en 1864.

Saint-Martin J.- B., Juvenilia. Poésies, Aix, Typographie Remondet-Aubin, sur le cours, 53, 1864, 106 pages, poème cité p. 49
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5713693m/

18 août

Zola envoie sa fameuse lettre à Valabrègue, « L’Écran », véritable manifeste artistique, dans lequel il pose les bases de sa théorie littéraire, en considérant que l’œuvre d’art est la réalité « vue à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité », distinguant trois écrans : l’écran classique, l’écran romantique et l’écran réaliste.

Lettre de Zola à Valabrègue, sur papier à en-tête « LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE, RUE PIERRE SARRAZIN, N° 14 », datée « Paris, le 18 août 1864 » ; vente Autographes livres, étude Tajan, Paris, hôtel Drouot, 27 septembre 2002, n° 23. Bakker B. H. (éd.)
Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome I (1858-1867), 1978, n° 88, p. 373-381, p. 375-380.
Zola. Correspondance, choix de lettres, présentation, notes, notices, bibliographie et index par Alain Pagès, Paris, « GF » Flammarion, 2012, 381 pages, p. 107-117 lettre citée ici d’après une copie du manuscrit original.

« L’Écran.

L’Écran— L’Écran et la Création — L’Écran ne peut donner des images réelles

Je me permets, au début, une comparaison un peu risquée : Toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création. Seulement, entre l’œil du spectateur et la création, il y a, enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’Écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l’Écran lui-même. On n’a plus la création exacte et réelle, mais la création modifiée par le milieu où passe son image.

Nous voyons la création dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité. L’image qui se produit sur cet Écran de nouvelle espèce est la reproduction des choses et des personnes placées au-delà, et cette reproduction, qui ne saurait être fidèle, changera autant de fois qu’un nouvel Écran viendra s’interposer entre notre œil et la création. De même, des verres de différentes couleurs donnent aux objets des couleurs différentes ; de même des lentilles, concaves ou convexes, déforment les objets chacune dans un sens.

La réalité exacte est donc impossible dans une œuvre d’art. On dit qu’on rabaisse ou qu’on idéalise un sujet. Au fond, même chose. Il y a déformation de ce qui existe. Il y a mensonge. Peu importe que ce mensonge soit en beau ou en laid. Je le répète, la déformation, le mensonge qui se produisent dans ce phénomène d’optique, tiennent évidemment à la nature de l’Écran. Pour reprendre la comparaison, si la fenêtre était libre, les objets placés au-delà apparaîtraient dans leur réalité. Mais la fenêtre n’est pas libre et ne saurait l’être. Les images doivent traverser un milieu, et ce milieu doit forcément les modifier, si pur et si transparent qu’il soit. Le mot art n’est-il pas d’ailleurs opposé au mot nature ?

Ainsi, tout enfantement d’une œuvre consiste en ceci : l’artiste se met en rapport direct avec la création, la voit à sa manière, s’en laisse pénétrer, et nous en renvoie les rayons lumineux, après les avoir, comme le prisme, réfractés et colorés selon sa nature.

D’après cette idée, il n’y a que deux éléments à considérer : la création et l’Écran. La création étant la même pour tous, envoyant à tous une même image, l’Écran seul prête à l’étude et à la discussion.

Étude de l’Écran — Sa composition

L’étude de l’Écran, voilà le grand point de controverse philosophique. Les uns, et ils sont nombreux à notre époque, affirment que l’Écran est tout de chair et d’os, et qu’il reproduit matériellement les images ; Taine, parmi ceux-là, le considérant d’abord en lui-même, lui donne une faculté maîtresse, puis lui fait prendre toutes les natures possibles en le soumettant à trois grandes influences, la race, le milieu et le moment. Les autres, sans nier tout à fait la chair et les os, jurent que les images se reproduisent sur un Écran immatériel ; tous les spiritualistes en sont là, Jouffroy, Maine de Biran, Cousin, etc. Enfin, comme il faut en toute chose un juste milieu, Deschanel a écrit ceci, dans un de ses derniers ouvrages : « Dans ce qu’on nomme les œuvres de l’esprit, tout ne s’explique pas par l’esprit ; mais aussi, à plus forte raison, tout ne s’explique pas par la matière. » Voilà un garçon qui ne se compromettra jamais. On ne saurait mieux dire, en ne disant rien. Qu’est-ce que l’esprit, avant tout ?

Je n’ai pas d’ailleurs à étudier en ce moment la nature de l’Écran. Peu importe le mécanisme du phénomène. Ce que je désire constater, c’est que l’image se produit, et que par une propriété mystérieuse de l’être translucide, matériel ou immatériel, cette image lui est propre.

Les Écrans de génie — Les petits Écrans opaques

Un Chef d’école est un Écran très puissant, qui donne les images avec une grande vigueur. Une école est une troupe de petits Écrans opaques d’un grain très grossier, qui, n’ayant pas eux-mêmes la puissance de donner des images, prennent celle de l’écran puissant et pur dont ils font leur chef de file. Voici le résultat honteux d’un tel procédé.

Il sera toujours permis à un artiste de génie de nous faire voir la création en vert, en bleu, en jaune, ou en toute autre couleur qui lui plaira ; il pourra nous transmettre les ronds par des carrés, les lignes droites par des lignes brisées, et nous n’aurons pas à nous plaindre ; il suffira que les images reproduites aient l’harmonie et la splendeur de la beauté. Mais ce qu’on ne saurait tolérer, c’est le barbouillage et la déformation de parti pris. C’est le bleu, le vert ou le jaune, le carré ou la ligne droite érigés en préceptes et en lois.

Parce que tel génie a fait subir à la nature certaines déviations dans les contours, certains changements dans les nuances, ces déviations et ces changements vont devenir des articles de foi ! Chaque école a ceci de monstrueux qu’elle fait mentir la nature suivant certaines règles. Les règles sont des instruments de mensonge que l’on se passe de main en main, reproduisant facticement et mesquinement les images fausses, mais grandioses ou charmantes, que l’Écran de génie donnait dans toute la naïveté et la vigueur de sa nature. Lois arbitraires, façons très inexactes de reproduire la création, prescrites par la sottise et à la sottise comme des moyens faciles d’arriver à toute vérité.

Les règles n’ont leur raison d’être que pour le génie, d’après les œuvres duquel on a pu les formuler ; seulement, chez ce génie, ce n’étaient pas des règles, mais une manière personnelle de voir, un effet naturel de l’Écran.

Les écoles ont été faites pour la médiocrité. Il est bon qu’il y ait des règles pour ceux qui n’ont pas la force de l’audace et de la liberté. Ce sont les écoles qui fournissent de tableaux et de statues les hôtels particuliers et les monuments publics, qui mettent un air à chaque chanson, qui contentent les besoins de plusieurs millions de lecteurs ; tout ceci se réduit à dire que la société a besoin d’un certain luxe plus ou moins artistique, et que, pour satisfaire ce besoin, les écoles fabriquent, tant bien que mal, un nombre convenu d’artistes par année. Ces artistes exercent leur métier, et tout est pour le mieux. Mais le génie n’est pour rien là-dedans. Il est de sa nature de n’être d’aucune école, et d’en créer de nouvelles au besoin ; il se contente de s’interposer entre la nature et nous, et de nous en donner naïvement les images, et on se sert de ses produits, de sa liberté d’allures pour défendre toute originalité aux disciples. Cent ans plus tard, un autre Écran nous donne d’autres épreuves de l’éternelle nature, et de nouveaux disciples formulent de nouvelles règles. Ainsi de suite. Les artistes de génie naissent et grandissent librement ; les disciples les suivent à la trace. Les écoles n’ont jamais produit un seul grand homme. Ce sont les grands hommes qui ont produit les écoles. Celles-ci, à leur tour, nous fournissent, bon an mal an, les quelques douzaines de manœuvres artistiques dont notre civilisation a besoin.

(Ici, je suis obligé de laisser une lacune. Il me faudrait prouver que les grandes règles générales, communes à tous les génies, se réduisent au simple usage du bon sens et de l’harmonie innée. Il me suffit de vous faire remarquer que j’entends par règle tout procédé particulier d’une école.)

Tous les Écrans de génie doivent être compris, sinon aimés

Tous les Écrans de génie doivent être acceptés au même titre. Dès l’instant où la création ne peut nous être donnée avec sa couleur vraie, ses lignes exactes, peu importe qu’on nous la donne en bleu, en vert ou en jaune, en carré ou en circonférence. Certainement, il est permis de préférer un Écran à un autre, mais c’est là une question individuelle de goût et de tempérament. Je veux dire qu’au point de vue absolu, il n’y a pas, dans l’art, de raison motivée de donner le pas à l’Écran classique sur les Écrans romantiques et réalistes, et réciproquement, puisque ces écrans nous transmettent des images aussi fausses les unes que les autres. Ils sont tous presque aussi loin de leur idéal, la création, et, dès lors, ils doivent, pour le philosophe, avoir des mérites égaux.

D’ailleurs, je veux, en les jugeant moi-même, racheter ce que cette opinion peut avoir d’excessif. Mais, auparavant, j’établis nettement que s’il m’échappe quelque épigramme, ce n’est pas à l’Écran de génie, chef d’école, que je l’adresse, mais à l’école elle-même, qui nous rend ridicules les beautés du maître. D’autre part, je ne donne ici que mon opinion personnelle, et je déclare à l’avance comprendre et accepter, malgré tout, les Écrans de génie que mon propre organisme me porte à ne pas aimer.

(Ici, nouvelle lacune. Je sais que le commencement de ce paragraphe ne vous convaincra pas. Vous voudrez classer les écoles et les ranger selon un ordre de mérite. Je ne crois pas qu’on doive le faire et, en tout cas, comme elles ont chacune leurs défauts et leurs qualités, il faudrait mettre une délicatesse extrême dans cette classification. S’il faut les ranger, rangeons-les suivant leur degré de vérité.)

L’Écran classique — L’Écran romantique — L’Écran réaliste

L’Écran classique est une belle feuille de talc, très pure et d’un grain fin et solide, d’une blancheur laiteuse. Les images s’y dessinent nettement, au simple trait noir. Les couleurs des objets s’affaiblissent en en traversant la limpidité voilée, parfois s’y effacent même tout à fait. Quant aux lignes, elles subissent une déformation sensible, tendant toutes vers la ligne courbe ou la ligne droite, s’amincissent, s’allongent, avec de lentes ondulations. La création, dans ce cristal froid et peu translucide, perd toutes ses brusqueries, toutes ses énergies vivantes et lumineuses ; elle ne garde que ses ombres et se reproduit sur la surface polie, en façon de bas-relief. L’Écran classique est en un mot un verre grandissant, qui développe les lignes et arrête les couleurs au passage.

L’Écran romantique est une glace sans tain, claire, bien qu’un peu trouble en certains endroits, et colorée des sept nuances de l’arc-en-ciel. Non seulement elle laisse passer les couleurs, mais elle leur donne encore plus de force ; parfois elle les transforme et les mêle. Les contours y subissent aussi des déviations ; les lignes droites tendent à s’y briser, les cercles s’y changent en triangles. La création que nous donne cet Écran est une création tumultueuse et agissante ; les images se reproduisent vigoureusement par larges nappes d’ombre et de lumière. Le mensonge de la nature y est plus heurté et plus séduisant ; il n’a pas la paix, mais la vie, une vie plus intense que la nôtre ; il n’a pas le pur développement des lignes et la sobre discrétion des couleurs, mais toute la passion du mouvement et toute la splendeur fulgurante de soleils imaginaires. L’Écran romantique est en somme un prisme, à la réfraction puissante, qui brise tout rayon lumineux et le décompose en un spectre solaire éblouissant.

L’Écran réaliste est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. Ainsi, point de changement dans les lignes ni dans les couleurs : une reproduction exacte, franche et naïve. L’Écran réaliste nie sa propre existence. Vraiment, c’est là un trop grand orgueil. Quoi qu’il dise, il existe, et, dès lors, il ne peut se vanter de nous rendre la création dans la splendide beauté de la vérité. Si clair, si mince, si verre à vitre qu’il soit, il n’en a pas moins une couleur propre, une épaisseur quelconque ; il teint les objets, il les réfracte tout comme un autre. D’ailleurs, je lui accorde volontiers que les images qu’il donne sont les plus réelles ; il arrive à un haut degré de reproduction exacte. — Il est certes difficile de caractériser un Écran qui a pour qualité principale celle de n’être presque pas. Je crois, cependant, le bien juger, en disant qu’une fine poussière grise trouble sa limpidité. Tout objet, en passant par ce milieu, y perd de son éclat, ou, plutôt, s’y noircit légèrement. D’autre part, les lignes y deviennent plus plantureuses ; elles s’exagèrent, pour ainsi dire, dans le sens de leur largeur. La vie s’y étale grassement, une vie matérielle et un peu pesante. Somme toute, l’Écran réaliste, le dernier qui se soit produit dans l’art contemporain, est une vitre unie, très transparente sans être très limpide, donnant des images aussi fidèles qu’un Écran peut en donner.

L’Écran que je préfère

Il me reste maintenant à dire mon goût personnel, à me déclarer pour un des trois Écrans dont je viens de parler. Comme j’ai en horreur le métier de disciple, je ne saurais en accepter un exclusivement et entièrement. Toutes mes sympathies, s’il faut le dire, sont pour l’Écran réaliste ; il contente ma raison, et je sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité. Seulement, je le répète, je ne peux l’accepter tel qu’il veut se présenter à moi ; je ne puis admettre qu’il nous donne des images vraies et j’affirme qu’il doit avoir en lui des propriétés particulières qui déforment les images, et qui, par conséquent, font de ces images des œuvres d’art. J’accepte d’ailleurs pleinement sa façon de procéder, qui est celle de se placer en toute franchise devant la nature, de la rendre dans son ensemble, sans exclusion aucune. L’œuvre d’art, ce me semble, doit embrasser l’horizon entier. — Tout en comprenant l’Écran qui arrondit et développe les lignes, qui éteint les couleurs et celui qui avive les couleurs, qui brise les lignes, je préfère l’Écran qui, serrant de plus près la réalité, se contente de mentir juste assez pour me faire sentir un homme dans une image de la création.

Voilà qui est fait, mon cher Valabrègue. Ce n’est pas sans peine. Je viens de relire ma prose, et je ne sais jusqu’à quel point elle va vous faire crier. Bien des nuances manquent ; le tout est brutal et matérialiste en diable. Je crois cependant être dans le vrai. […] »

22 septembre

Lettre de Valabrègue à Zola.
Valabrègue fait une longue réponse à la lettre de Zola, se déclarant en accord avec la théorie qu’il propose dans « L’Écran ».

Zola. Correspondance, choix de lettres, présentation, notes, notices, bibliographie et index par Alain Pagès, Paris, Flammarion, « collection GF », 2012, 381 pages, note 1 p. 119.

« Vous êtes très ingénieux, mon cher écran, du haut de votre fenêtre, et votre théorie est pleine d’excellentes idées. Il est vrai qu’il y a des écrans de toutes sortes. […] Je distingue deux côtés dans l’écran, le côté littéraire et le côté personnel, l’un factice, l’autre natif, mais ordinairement réunis et agissant ensemble. Je nie que nous naissions classiques, romantiques, ou réalistes, et je suis convaincu que ce sont nos impressions littéraires seules qui nous rattachent à une école. […] Je passe maintenant au côté personnel de l’écran. Ici je n’aurai guère à m’étendre ; nous nous y rencontrons du même avis. Oui, l’homme apporte en ce monde, ou reçoit du milieu où il vit, une somme de passions qui lui demeurent et se retrouvent dans l’écrivain. La personnalité de l’homme ne s’efface point devant l’art ; ni même souvent la personnalité du peuple auquel il appartient. Chacun a son tempérament, ses goûts, grands et petits, et y assujettit les choses. »

Abordant la question des influences littéraires, Valabrègue ajoute :

« Nous voyons et nous dépeignons le monde à travers tels ou tels livres. Si l’écrivain travaillait plus souvent hors de son cabinet, s’il allait contempler l’aspect réel des choses avant de les décrire, il reconnaîtrait dès la première vue de quelles couleurs menteuses son style est fardé, et il le retremperait dans la nature. Mais il en est très rarement ainsi. Les erreurs de contours, de lignes, de coloris se lèguent d’écrivains en écrivains, de littérature en littérature, d’art en art ; c’est un héritage précieux, avidement recherché, et défendu, quand il le faut, au prix d’âpres et de longs procès. Les plus grands génies ont eux-mêmes subi des influences étrangères ; et certes il est bien triste que l’homme de génie n’ait pas le pouvoir de se créer en entier, et de faire d’un seul jet son intelligence sublime ».

Courant de l’année

Cezanne peint Tête de femme (FWN395-R075), tableau signé et daté « P. CEZANNE 1864. », qui appartiendra à Émile Zola (portrait présumé de Mme Zola ?)

Courant de l’année

de Beucken décrit la vie de famille au jas de Bouffan :

de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 65-66 :

« Les Cezanne vivent simplement, sans guère de relations, en petites gens qu’ils sont restés, dans ce Jas de Bouffan, trop grand pour eux. M. Louis-Auguste Cezanne, tout à ses affaires, ne cesse d’arrondir sa fortune, et reste vert, solide, et peu maniable à soixante-six ans. Mme Cezanne plutôt esclave, comme les femmes de là-bas, se limite au ménage, et, soucieuse de la cuisine, toujours raffinée dans le Midi, dirige et aide la servante. Marie Cezanne a vingt-trois ans — un âge, pour le pays. D’un physique quelconque, assez dépourvue de grâce, déjà elle tourne à la vieille fille pieuse, mais pratique, aussi peu romanesque que possible. Elle aurait voulu épouser un officier de marine ; son père s’y est opposé, et elle a renoncé à cette union déraisonnable. Rose, encore une gamine, ne compte pas. La vie familiale, malgré ses commodités, l’affection aveugle de sa mère, et celle trop lucide de Marie, pèse bientôt sur Cezanne. Et puis le banquier méprise la peinture et le métier de peintre : son fils, qu’il aime à sa manière, l’a déçu. De l’incompréhension entre eux, il résulte des heurts. »