1866

Selon Paul Alexis, Zola, accompagné par Cezanne, fait la connaissance de Pissarro.

Alexis Paul, Émile Zola, notes d’un ami, G. Charpentier éditeur, Paris, 1882, 338 pages, p. 71.

« Une belle année d’ailleurs, pour Zola, que cette année 1866-1867. […] Avec Cezanne, qui venait alors de rencontrer Guillemet, il fit le tour des ateliers, surtout des ateliers de l’école dite « des Batignolles », qui fut le berceau des impressionnistes d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’il se lia avec Édouard Béliard, Pissaro, Monet, Degas, Renoir, Fantin-Latour, etc. »

Pissarro et Oller connaissaient déjà Zola avant qu’Oller ne parte à Porto Rico, fin 1865, puisque le 24 juillet 1866 celui-ci écrira à Pissarro : « cerre la main à Zola pour moi ».

Lettre de F.[Francisco] Oller, Humacao, à Pissarro, datée 24 juillet 66 ; vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 137.4.

8 janvier

Lettre de Zola à Valabrègue, Paris, 8 janvier 1866.

Vente Autographes, livres, étude Tajan, Paris, hôtel Drouot, 27 septembre 2002, n° 25.
Émile Zola, correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, n° 139, p. 435.
Zola. Correspondance, choix de lettres, présentation, notes, notices, bibliographie et index par Alain Pagès, Paris, « GF » Flammarion, 2012, 381 pages, p. 126-127.

« Paul a dû vous dire où j’en suis. Je quitte la librairie à la fin de janvier, et je remplace mon travail de bureau par la rédaction de certains livres qui me sont commandés chez Hachette. Je vais m’occuper beaucoup de théâtre ; maintenant tous les éditeurs me sont ouverts, mais je n’ai pas une seule scène à mon service ; il va me falloir donner assaut de ce côté, qui est le côté du gain et du retentissement. En outre, je compte écrire plus ou moins régulièrement dans quatre ou cinq journaux. Je battrai monnaie autant que possible. D’ailleurs, j’ai foi en moi, et je marche gaillardement.

Quand venez-vous et que comptez-vous faire ? Ne quittez pas Aix en étourdi, et arrivez ici avec des projets réalisables. Reviendrez-vous avec Paul, que j’attends vers le milieu de février ?

[…] J’écris à Paul par le même courrier. [écrit dans la marge] »

[Février]

Cezanne quitte Aix pour Paris. Il participe aux réceptions du jeudi organisées par Zola, dans son appartement, 142, boulevard du Montparnasse, que fréquentent aussi Baille et Coste.

Lettres de Zola à Valabrègue, 8 janvier 1866, et [février 1866] ; vente Autographes, livres, Me Tajan, Paris, hôtel Drouot, 27 septembre 2002, n° 26. Émile Zola, correspondance, tome I, 1858-1867, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal et Paris, Les Presses de l’Université de Montréal – éditions du CNRS, 1978, lettres n° 139, p. 145, et n° 145, p. 445.
Becker Colette, « Un ami de jeunesse d’Émile Zola : Georges Pajot », Les Cahiers naturalistes, 25e année, n° 53, Paris, éditions Grasset-Fasquelle et Société littéraire des Amis d’Émile Zola, 1979, p. 95-123, p. 95-97 :

« Georges, Alexandre, Camille Pajot 1 était né le 19 février 1842, à Paris, dans une famille aisée. Son père était au moment de sa naissance pharmacien. Il obtint le baccalauréat ès-sciences le 10 novembre 1859. Il suivit alors, pendant un an, les cours de la classe de mathématiques spéciales au lycée Saint-Louis. Il fit ensuite un stage comme aide-préparateur au laboratoire de M. Payen 2 au Conservatoire des Arts et Métiers, puis suivit, comme auditeur libre, les cours de l’École des Mines, à partir de la fin de 1861, pendant deux ou trois ans (les documents varient sur ce point). Il fut ensuite en 1864 employé pendant six mois et demi comme dessinateur pour la construction des machines à vapeur, dragues et bateaux chez Gouin, société de construction de grosses machines, avenue de Clichy, à Paris. Puis il entra, en 1865, comme « ingénieur constructeur » aux Forges et fonderies de Fourchambault (Nièvre), grâce aux relations de son père. Il y devint chef des études de chaudronnerie. On le retrouve, à la fin de 1866, à Paris. Il fait alors une demande d’entrée comme commis dans les bureaux de la préfecture de Police, le 12 janvier 1867. L’enquête administrative faite le 21 janvier signale qu’il habitait depuis trois mois 15, carrefour de l’Observatoire, qu’il avait fait quelques voyages à l’étranger, en Suisse et en Italie, qu’il n’avait pas fait de service militaire, ayant été reconnu comme « trop faible », et que, sans occupation à ce moment-là, il était entretenu par son père, riche propriétaire et conseiller municipal de Suresnes.

Georges Pajot fut reçu à l’examen d’entrée dans l’administration préfectorale. On le juge comme un « candidat de choix au point de vue de l’instruction », ayant « des manières annonçant une éducation soignée ». Toutefois on regrette qu’il ne paraisse pas « disposé à poursuivre longtemps la carrière administrative. Son intention serait seulement de se procurer l’avantage temporaire d’une occupation fixe et rétribuée ». Georges Pajot voulait en effet, apprend ce rapport, se consacrer à des études scientifiques pour devenir « ingénieur industriel ». Le jeune homme entra cependant dans l’administration de la préfecture de Police le 21 mars 1867, comme secrétaire suppléant. Il devint secrétaire le 10 mai 1869. Il exerça ces deux fonctions dans divers commissariats de Paris et de la banlieue. Tous les rapports de ses supérieurs le mentionnent comme un bon employé, zélé, intelligent. On loue souvent aussi son extérieur distingué et on le promet à une belle carrière. De fait, il fut nommé, le 1er février 1874, officier de paix de la ville de Paris dans le 17e arrondissement, et, le 8 mars 1880, commissaire de police. Il exerça cette fonction jusqu’à sa retraite qu’il prit le 31 octobre 1898, restant attaché au quartier du Combat, malgré sa demande d’être affecté au commissariat de la Bourse. Il mourut le 24 janvier 1904, à l’âge de 61 ans, à son domicile, à Paris, 22, rue des Solitaires. Il avait épousé, le 16 juillet 1892, Mademoiselle Julie Bruchet.

Entré dans l’administration par « raccroc », Georges Pajot ne fut ni un de ces « chevaux de manège » qui effrayaient tant son ami Zola, ni un fonctionnaire modèle. Ses débuts furent prometteurs ; il n’en fit pas pour autant une « belle » carrière. Pour quelles raisons ?

Il est difficile de le dire. Mais il semble que son zèle initial se soit peu à peu attiédi. Et l’on sent pas mal de découragement dans la lettre qu’il écrivait à ses supérieurs le 18 novembre 1889 : « Depuis bientôt dix ans, je travaille obscurément au milieu d’une population ouvrière où j’ai fait mes efforts pour mériter l’estime de mes chefs et pour faire aimer l’administration républicaine. »

Ce qui est sûr, c’est qu’il fut souvent absent pour cause de maladie ou pour d’autres raisons, qu’il semble avoir manqué de ponctualité dans son travail, au point qu’il fut l’objet d’une surveillance administrative, au terme de laquelle le contrôleur général qui en fut chargé conclut : « M. Pajot a, paraît-il, le goût de la peinture et il se livre à son occupation favorite au détriment de son service. » Pajot, qui avait eu les mêmes amis que Zola, qui avait participé aux luttes des peintres de la nouvelle école, n’oubliait pas ses premières amours… Ce fut certainement une personnalité riche et généreuse qui se sentait à l’étroit dans les fonctions qu’il occupait.

Il fonda, sous le patronage de l’Association philotechnique, avec l’aide, selon ses termes, de quelques professeurs dévoués, des cours publics aux ouvriers de Puteaux en 1883, et à Suresnes en 1885. Il est l’auteur de quelques études techniques concernant son métier. C’est lui aussi qui eut, le premier à l’en croire, l’idée de régler la circulation à Paris : « Chargé de la surveillance sur l’avenue du Bois de Boulogne, à l’occasion des courses et des revues, raconte-t-il, j’ai pris un jour l’initiative d’interrompre le défilé des voitures pour permettre le passage des piétons ; ce qu’on n’avait jamais osé faire, en raison de la masse considérable qu’il fallait arrêter. Depuis lors de semblables barrages sont journellement établis dans tout Paris, et aux carrefours des voies les plus passantes, des agents munis de petits bâtons blancs réglementent la circulation. »

Il obtint la médaille d’honneur à l’occasion de l’épidémie cholérique de 1884, pour avoir organisé et dirigé le service d’enlèvement des malades, et la désinfection des locaux contaminés de l’arrondissement.

Georges Pajot connut Émile Zola au lycée Saint-Louis. Ils étaient tous deux élèves de rhétorique et communiaient dans le même culte de la poésie. Ils composèrent et signèrent ensemble un hymne à la gloire des armées françaises victorieuses à Solférino, « À l’Impératrice Eugénie ». Les lettres de Georges Pajot montrent combien il fut alors, malgré les remontrances de sa famille, lié à Zola et à sa mère. Les deux jeunes gens menèrent, en 1860 et 1861, une vie de joyeuse insouciance, voire de bohème, que décrit La Confession de Claude. Lorsqu’il revint de Fourchambault, à la fin de 1866, Georges Pajot reprit ses anciennes habitudes. Il est, à nouveau, en décembre, au nombre des fidèles qui assistent aux réunions du jeudi chez Zola. Nous n’avons plus trace après 1870 des relations des deux condisciples, sauf la mention que l’écrivain fit, un soir, chez Goncourt, en mai 1886, de Georges Pajot, « le futur commissaire de police », lorsqu’il rappelait ses années de bohème auxquelles il le liait. Ce qui semblerait indiquer d’ailleurs, puisque Georges Pajot ne fut nommé commissaire de police que le 8 mars 1880, que les deux hommes ne s’étaient pas totalement perdus de vue.

1. Nous tenons les renseignements qui suivent du « Dossier Georges Pajot, n° 44512 » conservé par les archives de la préfecture de Police, et de divers autres documents que nous ont obligeamment communiqués M. Robert Pontillon, conseiller général et maire de Suresnes, et M. Guillot, archiviste de la commune. Nous les en remercions très vivement.

2. Anselme Payen, chimiste français, né en 1795, mort en 1871, professeur à l’École centrale, puis au Conservatoire des Arts et Métiers, auquel on doit l’analyse de nombreuses substances alimentaires, notamment du grain de blé. »

Rewald John, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, p. 48-49.

« En 1866, les réunions de jeudi étaient des plus cordiales et des plus intimes. Cezanne, Baille et Numa Coste retrouvaient chez Zola, Georges Pajot et Camille Pissarro ainsi que leur compatriote Philipp (sic) Solari, titulaire d’un prix de sculpture de l’Académie d’Aix. Chacun parlait de ses projets et de ses rêves et tous étaient animés du désir de s’entr’aider.

Solari ayant vite dépensé tout l’argent que son prix lui avait rapporté, Cezanne partageait maintenant ses ressources avec lui. Cezanne aimait beaucoup ce camarade qui imaginait des choses grandioses, mais qui n’avait pas « le sentiment des exigences de la vie. Merveilleusement indifférent, sobre, distrait, toujours pareillement calme, il était un bohème libre de tout intérêt et aussi un timide » (1)

Pajot venait de découvrir un comte russe désirant — comme il l’écrit à Zola — « faire placer dans son jardin une statuette ; mais « comme il veut quelque chose d’original, son intention est de trouver « un jeune artiste qui exécute en argile la Source de Ingres » (2)

Et Pajot présenta Solari pour cette commande, dont on ne sait si elle lui fut passée.

L’atmosphère des réunions chez Zola se révèle dans une lettre que celui-ci adressa à Antony Valabrègue, encore retenu à Aix. « Je ne vous cache pas — lui écrit-il — que j’aurais préféré vous voir au milieu de nous, luttant comme nous, renouvelant chaque jour vos tentatives, frappant à droite, frappant à gauche, marchant toujours en avant. » (3)

Seulement, la lutte est dure et souvent on vient « gémir » chez Zola « et se plaindre de la dureté des temps » (4)

(1) Bernex, « Zola, Cezanne, Solari », Les Cahiers d’Aix-en-Provence, 1923.

(2) Lettre inédite de Pajot à Zola (sans date), Paris, 1867 ?

(3) Lettre de Zola à Valabrègue. Paris, 10 février 1867. [Daté du 19 février, en réalité ; vente Paris, hôtel Drouot, Me Tajan, 27 septembre 2002, n° 27.]

(4) Lettre de Zola à Valabrègue. Paris, 10 décembre 1866. »

[Février]

Lettre de Zola à Valabrègue, [Paris, février, 1866].

Vente Autographes, livres, étude Tajan, Paris, hôtel Drouot, 27 septembre 2002, n° 26. Émile Zola, correspondance, édité sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire Henri Mitterand, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, Paris, éditions du CNRS, tome I 1858-1867, 1978, 594 pages, n° 145, p. 445.

« Nous vivons ici toujours de la même manière. Le jeudi, je reçois ; je vois Baille et Paul, qui travaillent chacun dans leur sens, Coste, avec lequel vous êtes en correspondance, ce qui m’évite la peine de vous parler de lui, et plusieurs autres encore. »

20 mars

Cezanne accompagné d’une troupe de camarades va déposer ses toiles au Salon dans une charrette à bras.

Article 1 du « Règlement », Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants, des pensionnaires de l’Académie de France à Rome et des grands prix de 1865 exposés au palais des Champs-Élysées le 1er mai 1866. Salon de 1866, 84e Exposition officielle depuis l’année 1673, Ministère de la Maison de l’Empereur et des Beaux-arts, Surintendance des Beaux-arts, Paris, Charles de Mourgues Frères, successeurs de Vinchon, 1866, 467 pages, p. XVI :

« Les ouvrages devront être déposés du 10 au 20 mars, à six heures du soir. »

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, Paris, H. Floury éditeur, 1923, 242 pages, p. 29-30.

« Lorsqu’en 1866, il [Cezanne] résolut de faire une manifestation publique, il envoya au Salon les deux toiles dont nous venons de rappeler les titres [Après-midi à Naples (R 115), et Femme à la puce (R 140), présentés et refusés en 1867, en réalité], sachant bien qu’il allait soulever par cet envoi l’indignation du Jury. Accompagné de quelques amis, il avait apporté ostensiblement ses toiles au Palais de l’Industrie le dernier jour fixé pour le dépôt des tableaux [« Les ouvrages devront être déposés du 10 au 20 mars, à six heures du soir. »], et son arrivée avait été l’objet d’une manifestation bruyante, plus gouailleuse que sympathique, de la part des rapins formant la haie sur le passage des retardataires. Son but principal était atteint puisqu’il s’agissait de mettre en fureur les amis du jury de peinture. »

Rivière Georges, Cezanne, le peintre solitaire, Paris, Librairie Floury, collection « Anciens et modernes », 1933, 179 pages, p. 63.

« C’est dans l’atelier de la rue Beautreillis que Paul Cezanne prépara son envoi au Salon de 1866. Cet envoi se composait de deux toiles parmi lesquelles un tableau dont le titre était dû, comme pour d’autres, à Guillemet : La Femme à la puce (R 140). Ce tableau a été probablement détruit par l’auteur ; seul le titre a survécu.

Le peintre, en soumettant ses tableaux au jury de peinture ne se faisait aucune illusion sur le sort qui les attendait. Mais il avait résolu de se servir, cette année-là, du refus du jury pour se livrer à une manifestation. Il commença les hostilités par l’ostentation qu’il mit à transporter ses tableaux en se faisant accompagner d’une petite troupe bruyante de camarades. Il présenta ses toiles au Palais de l’Industrie le dernier jour fixé pour la réception des œuvres et à la dernière heure. Elles avaient été apportées dans une charrette à bras traînée et poussée par les amis du peintre. Arrivé au Palais, Cezanne retira lentement ses toiles de la charrette et les montra à la cohue de rapins formant la haie devant la porte. En général, les derniers arrivés étaient salués par les plaisanteries des jeunes artistes qui attendaient les retardataires, mais les toiles de Cezanne provoquèrent un charivari inaccoutumé. Les lazzis, les rires ironiques accompagnèrent l’auteur jusqu’à la salle de réception des tableaux. »

28 mars

Marion écrit à Morstatt que des lettres qu’il reçoit de Paris lui disent que Cezanne « espère » être refusé au Salon. Il cite Valabrègue, dont l’adresse est, 21, rue Vavin, Hôtel du Danemark.

Barr Alfred, « Cezanne, d’après les lettres de Marion à Morstatt, 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome XVII, 883e livraison, 79e année, janvier 1937, lettre n° 4 de Marion à Morstatt, p. 45, 58 :

« Je viens de recevoir une lettre de mes amis de Paris : Cezanne espère n’être pas reçu à l’exposition, et les peintres de sa connaissance lui préparent une ovation. Guillemet joue du cor de chasse ; et Valabrègue qui vient d’arriver là-bas m’écrit ces mots : Je t’écrirai bientôt, attends ma lettre. »

Le Blond-Zola Denise, Émile Zola raconté par sa fille, Paris, Fasquelle éditeurs, 1931, 266 pages, p. 35-36, réédition Paris, Bernard Grasset, 1986, 289 pages, p. 43.

« Pour le Salon de 1866, Philippe Solari, ami d’enfance de Zola, voulut faire son buste. Trop pauvres l’un et l’autre, ils ne pouvaient se procurer un mouleur, mais ils eurent vite tourné la difficulté : aidés de Cezanne, ils gâchèrent le plâtre eux-mêmes et moulèrent le buste extraordinaire de force qui resta pendant trente-six ans dans le cabinet de travail d’Émile Zola. »

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, Paris, H. Floury éditeur, 1923, 242 pages, p. 18-20.

« La fréquentation de Pissarro et de Guillaumin apporta un élément nouveau aux relations que Paul Cezanne entretenait avec quelques jeunes gens, écrivains ou peintres, qu’il rencontrait en compagnie de Zola ou de Guillemet. Celui-ci, qui avait eu un rôle très actif dans les événements qui marquèrent les débuts de Cezanne, était resté le compagnon préféré du jeune peintre aux heures de délassement. Guillemet était un robuste garçon, jovial, bon vivant, pourvu d’une belle aisance grâce à la pension que lui servait son père, marchand de vins en gros à Bercy. Ses plaisanteries rabelaisiennes déridaient Paul Cezanne, et son amitié pour lui se manifestait en toute occasion. C’est lui, croyons-nous, qui présenta Cezanne à Manet. Le peintre d’Olympia l’accueillit aimablement mais il n’avait rien de ce qu’il fallait pour apprivoiser un « sauvage ». Son élégance, ses manières mondaines, l’esprit boulevardier de ses propos, tout cela était de nature à éloigner Cezanne de l’atelier des Batignolles. Les relations des deux peintres se bornèrent aux rencontres, d’ailleurs assez fréquentes, que les expositions de peinture et les soirées du Café Guerbois leur ménageaient. Ce fut encore Guillemet qui, vers la même époque, mit son ami en relations avec Frédéric Bazille, originaire de Montpellier, homme de langue d’oc, lui aussi. Frédéric Bazille était une sorte de géant blond qui ressemblait bien plus à un Scandinave qu’à un latin, physiquement du moins. Il avait de l’esprit, de la gaieté, mais sa verve méridionale ne blessait jamais personne. Peintre de talent, il apportait dans son art une sincérité égale à celle de Cezanne, avec moins d’âpreté et d’intransigeance. Une certaine communauté de vue sur la peinture en général, une égale admiration pour Delacroix, c’en était assez pour que les deux artistes éprouvassent une réciproque sympathie. Bazille voulut emmener tout de suite Paul Cezanne, rue des Beaux-Arts, à l’atelier qu’il occupait avec Renoir, autre admirateur passionné de Delacroix. »

Avril ?

Camille Pissarro loue un logement à Pontoise, rue du Fond-de-l’Ermitage (actuelle rue Maria-Deraismes), adresse que donne le catalogue du Salon. Dans une lettre à Franc(isc)o Oller, datée « Batignolles – 14 Décembre 1865 », Pissarro avait pourtant exprimé l’intention de rester à La Varenne-Saint-Hilaire jusqu’en avril 1866 :

Lettre à Franc(isc)o Oller, datée « Batignolles – 14 Décembre 1865 », JBH n° 1090 :

« Envoie tes lettres chez Guillemet si tu veux, cependant il n’y a pas d’inconvénient chez moi, je suis à la Varenne jusqu’en Avril. »

Ludovic Rodo Pissarro notera, d’après un document ayant appartenu à son père :

« 16 janvier 1866, quittance de loyer, allée Ste-Hyacinthe, La Varenne-St-Hilaire, terme échu ».

Pissarro Ludovic Rodo, Curriculum vitæ ; inédit, Pontoise, musée Pissarro.

La compagne de Pissarro, Julie Vellay (née le 2 octobre 1838, à Grancey-sur-Ource, Bourgogne) a été la domestique de Mme Pissarro mère. Ils ont deux enfants : Lucien, né le 20 février 1863, et Jeanne Rachel (dite Minette), née le 18 mai 1865.

Pissarro Ludovic Rodo, Arbre généalogique de la famille de Camille Pissarro, 1939 ; inédit, Pontoise, musée Pissarro.

Pourquoi ce choix de Pontoise ? Manifestement parce que le charme de la campagne et des bords de l’Oise convenait à sa peinture. Vivre avec sa femme Julie et leur fils Lucien devait être plus facile à Pontoise qu’à Paris, compte tenu de leurs très faibles ressources, et meilleur pour la santé de l’enfant. Les paysages n’avaient quasiment pas été défrichés par d’autres peintres. Le voyage à Paris était commode depuis l’ouverture de la gare du chemin de fer en 1862.

6 avril

Lettre de Marie Lecœur, nièce du peintre Jules Lecœur, 6 avril 1866.

« L’éternel jury », Les Cahiers d’aujourd’hui, n° 2, nouvelle série, janvier 1921 ; cité par Nicholas Wadley, Renoir, un peintre, une vie, une œuvre, Belfond, Paris, 1989, p. 59.

« Monsieur Renoir, l’infortuné, est refusé. Figure-toi qu’il avait fait deux tableaux : un paysage avec deux personnages — tout le monde dit que celui-là est bien, qu’il a des défauts et des qualités —, l’autre a été fait à Marlotte en quinze jours, il appelle cela une pochade, il ne l’a envoyé à l’exposition que parce qu’il en avait un autre qui avait plus de valeur, sans cela il aurait trouvé qu’il ne fallait pas l’exposer.

Vendredi [30 mars], comme personne ne pouvait lui dire s’il était reçu ou refusé, il est allé attendre des membres du jury à la sortie de l’exposition, et quand il a vu sortir MM. Corot et Daubigny (deux paysagistes distingués), il leur a demandé s’ils savaient si les tableaux d’un de ses amis, Renoir, étaient reçus. Alors, Monsieur Daubigny s’est souvenu et lui a décrit son tableau en lui disant : « Nous en sommes bien fâchés pour votre ami, mais son tableau est refusé, nous avons fait tout ce que nous avons pu pour empêcher cela, nous avons redemandé ce tableau dix fois, sans pouvoir réussir à le faire accepter, mais que voulez-vous, nous étions six pour lui contre tous les autres. Dites à votre ami qu’il ne se décourage pas, qu’il y a de grandes qualités dans son tableau ; il devrait faire une pétition et demander une exposition des refusés. »
De sorte que, dans son malheur, il a la consolation d’avoir eu des compliments de deux artistes dont il admire le talent.
Le soir, il est allé dans un café et a entendu des artistes qui parlaient de l’exposition et l’un d’eux a dit : « Il y a un tableau d’un nommé Renoir qui est très bon et qui a été refusé. »
Maintenant, ce qui l’ennuie le plus, c’est qu’il a appris hier que son tableau de Marlotte était reçu. L’autre étant refusé, il aurait préféré que celui-là le fût aussi. »

Renoir Jean, Renoir, Paris, Hachette, 1962, 457 pages, p. 124-125.

« Monet et Renoir trouvèrent à Marlotte, chez Mme Mallet, une cuisine qui devait leur faire oublier le repas de la pauvre vieille. Ils y trouvèrent aussi de bons lits, des motifs « à la pelle et à portée de la main » et une servante dont la fraîcheur devait charmer les yeux de leur ami Sisley. Celui-ci les rejoignit bien vite, accompagné de Pissarro. Bazille suivit. Même Cezanne, le sauvage, vint aussi peindre « ces sentiers sylvestres où ne manquaient que les nymphes ». Il était très intéressé par l’histoire du « Sylvain Collinet », vétéran de la·Grande Armée, qui, inconsolable de la défaite de l’Empereur, s’était retiré à Fontainebleau pendant la Restauration. Peu à peu, il était passé du culte de Napoléon à celui de la forêt ; des rêveries dans la cour des Adieux aux longues marches dans ces bois connus alors seulement des braconniers. C’est lui qui avec quelques compagnons avait tracé les sentiers que nous suivons encore et avait donné aux sites de la forêt ces noms romantiques qui ravissaient Cezanne : vallée de l’Enfer, grotte de Kosciuszko, table du Roy, mare aux Fées. »

12 avril

Malgré l’intervention de Daubigny auprès d’un membre du jury du Salon, l’envoi de Cezanne, comme les envois de Manet, Renoir, Guillemet et Solari, est refusé.

L’envoi de Cezanne est probablement Portrait d’Antony Valabrègue, signé « P. Cezanne » (FWN399-R094, 116 x 98 cm), dont Valabrègue rapporte qu’un membre du jury a dit qu’il est « peint, non seulement au couteau, mais encore au pistolet ». Cezanne dira aussi à Zola, au mois d’octobre 1866 : « Ça n’a qu’un mètre […] ; c’est grandeur du cadre du Valabrègue. », ce qui indique que le portrait de Valabrègue avait été vu par Zola avant octobre 1866.

L’organisation d’une exposition collective indépendante du Salon est envisagée.

Lettre de Marion à Morstatt, 12 avril 1866.

Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, lettre n° 5, 12 avril 1866, p. 46, 51, 58.

Marion écrit à Morstatt que Daubigny a défendu le portrait de Valabrègue par Cezanne devant un membre du jury du Salon. L’École « réaliste » est refusée au Salon. Il recopie un extrait d’une lettre de Valabrègue relatant une visite de Cezanne à Manet :

« Paul sera sans doute refusé à l’exposition. Un philistin du jury s’est écrié en voyant mon portrait [R094] que c’était peint, non seulement au couteau, mais encore au pistolet. Une série de discussions se sont élevées déjà. Daubigny a prononcé quelques mots de défense. Il a dit qu’il préférait les tableaux chargés de hardiesse aux nullités accueillies à chaque salon. Il n’a pas eu l’avantage. »

« Cezanne t’a déjà écrit sa visite chez Manet. Mais il ne t’a pas écrit que Manet avait vu ses natures mortes chez Guillemet. Il les a trouvées fortement traitées. Cezanne en a une grande joie, une joie qu’il ne développe pas et sur laquelle il n’insiste guère selon son habitude. Manet doit lui faire une visite. Tempéraments parallèles, ils se comprendront assurément. »

Puis il imagine l’organisation d’une exposition collective indépendamment du Salon :

« J’ai reçu depuis d’autres nouvelles. Toute l’école réaliste a été refusée : Cezanne, Guillemet et les autres. On ne reçoit que les toiles de Courbet qui, à ce qu’il paraît, tombe en faiblesse, et un Joueur de fifre par Manet [tableau refusé, en fait], une des jeunes gloires qui décidément arrive au premier rang.

En réalité nous triomphons, et ce refus en masse, cet exil immense est une victoire. Il ne nous reste plus qu’à exposer nous-mêmes et faire une concurrence mortelle à tous ces vieux idiots borgnes.

Ce moment est une période de lutte, et ce sont les jeunes qui combattent vis-à-vis des vieux ; le jeune homme contre le vieil homme, le présent tout plein de promesses de l’avenir contre le passé, ce noir pirate.

La postérité, c’est nous : et l’on nous dit que c’est la postérité qui juge. Nous espérons, nous, dans l’avenir. Nos adversaires ne peuvent guère espérer que dans la mort.

Nous avons de la confiance. Ne désirons qu’une chose, produire. Avec la production le succès nous est sûr. »

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 52 :

« Mais Claude Monet expose sa Camille, et tous les jeunes se groupent, s’enflamment autour de lui, l’opposent à l’ennemi, à Roybet, qui, avec Un fou sous Henri III, veut frapper un coup d’éclat. Cezanne bataille au premier rang. Il est accouru de la campagne, barbu, chevelu, le nez en bec d’aigle, avec son gilet rouge, tout empêtré d’ardeur, traînant après lui un air terreux de feuillages et de sources, tel que nous le montre un portrait de cette époque ; affirmatif, dogmatique, dès qu’il ne s’agit plus de lui, sûr du génie des autres comme il doute du sien.. À soixante ans, il tirait encore son chapeau, lorsqu’on prononçait devant lui le nom de Claude Monet.
« ― Le plus bel œil de peintre qui ait jamais existé, » disait-il. »

Pissarro et Monet se connaissent depuis 1860, quand tous deux fréquentaient l’académie Suisse. En 1900, Monet dira au critique d’art Thiébault-Sisson :

Thiébault-Sisson, « Claude Monet. Les années d’épreuves », Le Temps, 40e année, n° 14414, lundi 26 novembre 1900, p. 3 :

« Je cessai peu à peu de le voir [Troyon] et ne me liai plus, tout compte fait, qu’avec des artistes qui cherchaient. Je rencontrai à ce moment Pissarro, qui ne songeait pas encore à se poser en révolutionnaire et qui travaillait tout bonnement dans la note de Corot. Le modèle était excellent : je fis comme lui […]. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 28-29 :

« L’opinion courante de la critique officielle sur les travaux de Cezanne était qu’il faisait sa peinture en visant une toile blanche avec un pistolet chargé jusqu’à la gueule de couleurs variées : aussi appelait on communément sa manière la « peinture au pistolet ». A la vérité, nul plus que Cezanne n’avait le souci de montrer au public qu’il y avait dans ses œuvres autre chose que l’effet du hasard : mais s’il savait faire des tableaux, sa science ne s’étendait pas jusqu’à les expliquer, ni même à les pourvoir de titres appropriés. »

Zola a fait la connaissance de Manet grâce à Guillemet et Duranty (Paris, 5 juin 1833 – Paris, 9 avril 1880) :

Paul Alexis, Émile Zola, notes d’un ami, Paris, Charpentier, 1882, p. 73 :

« Il me reste à dire que ce fut par Duranty et Guillemet que Zola fit connaissance d’Édouard Manet, lequel, à la suite du « Salon » de l’Événement, devint aussi un des grands amis de son défenseur. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 29-30 :

« Cezanne connut aussi, vers la même époque [1863], Manet, à qui il fut présenté, en même temps que Zola, par Guillemet. Il fut tout de suite pris par la force de réalisation de Manet. « Il crache le ton ! » s’exclamait il ; seulement, à la réflexion, il ajoutait : « Oui, mais il manque d’harmonie, et aussi de tempérament. » C’était d’ailleurs bien simple. Cezanne avait divisé la peinture en deux genres : la peinture « bien couillarde », celle qu’il rêvait de « réaliser », et la peinture qui n’était pas « couillarde », celle des « ôttres ». De cette seconde catégorie était notamment Corot, dont Guillemet lui parlait sans cesse ; à quoi Cezanne répondit un jour : « Ton Corrot, tu ne trouves pas qu’il manque un peu de temmpérammennte ? » Il ajouta : « Je suis en train de peindre le portrait de Valabrègue ; le point lumineux sur le nez, c’est le vermillon pur ! » »

Zola dira, en 1884 :

Émile Zola, « Préface », catalogue d’exposition Édouard Manet, école des Beaux-arts, Paris, A. Quantin, 1884.

« J’ai connu Manet en 1866. Il avait alors trente-trois ans et habitait un grand atelier délabré, dans la plaine Monceau [51, rue de Saint-Pétersbourg]. »

Bazire Edmond, Manet, Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1884, p. 72 :

« Manet n’avait pas d’école. Mais un nombre assez considérable d’artistes, impressionnés par sa large interprétation de la vérité, suivaient ses traces, et, sans s’attacher précisément à l’imiter, s’inspirèrent des procédés sincères qu’il avait introduits dans l’art de peindre. […] Monet fut l’un des audacieux qui commencèrent, et la similitude de nom servit singulièrement les parodistes, qui riaient de tout talent à l’aurore ; Degas, qui se livrait, au début, à des pourtraictures sages, se mit à chanter les danseuses, les foyers d’opéra, les envolements de gaze, qu’il surprend d’un clin d’œil ; Mlle Morizot [sic], aujourd’hui Mme Eugène Manet, s’exerça en des marines très lumineuses, en des scènes de genre bien féministes par la conception et très viriles dans l’exécution ; Pissaro se convertit et, de classique raisonnable, passa au camp des révoltés. Cezanne s’adonna furieusement aux baigneurs et aux canotiers, et Sisley fit ses paysages, Renoir fit ses enfants roses et ses femmes blanches, et déploya dans ses reflets les sept couleurs de l’arc-en-ciel. »

C’est aussi en 1866 que Pissarro a rencontré Manet, d’après Théodore Duret.

Duret Théodore, Histoire des peintres impressionnistes, Librairie Floury, Paris, 1906 ; réédité en 1939, 183 pages, p. 36-37 :

« Il [Pissarro] peignait alors dans une gamme un peu sombre, dans la manière qui prévalait parmi les peintres influencés par Courbet et Corot. Ses paysages de cette première époque sont particulièrement fermes, par plans simplifiés, dans une gamme de verts et de gris sobres. Mais la sensation du plein air et des valeurs s’y trouve déjà et les oppositions traditionnelles de parties tenues dans l’ombre et d’autres éclairées artificiellement ne s’y trouvent pas.

A ce moment survint Manet. Il repoussait la pratique généralement suivie des oppositions constantes d’ombres et de clairs, pour peindre en pleine lumière et juxtaposer, sans transition, les couleurs les plus tranchées, ce que personne n’avait encore réellement fait. Pissarro fut tout de suite attiré par cette technique. Il fit la connaissance personnelle de Manet en 1866 et, lorsque le café Guerbois fut devenu un centre, où les révoltés contre l’art officiel et les audacieux en quête de renouveau prirent l’habitude de se rencontrer avec Manet, il le fréquenta d’une manière suivie. Il s’y lia d’amitié avec Claude Monet et les autres artistes qui devaient être appelés Impressionnistes. Il s’y livrait depuis des années et maintenant, il la préconisait, en y appliquant la technique des tons clairs, adoptée par lui et ses amis comme une heureuse innovation. »

 

Le café Guerbois

11, Grande-Rue des Batignolles jusqu’en 1868, puis 9, avenue de Clichy, devient le rendez-vous de Manet et de ses amis, artistes et écrivains, Astruc, Belot, Burty, Desboutin, Duranty, Zola, Cladel, Vignaux, Whistler, Degas, Renoir, Fantin-Latour, Guillemet, etc.

Un Domino, « Échos de Paris », Le Gaulois, 7e année, n° 2049, dimanche 24 mai 1874, p. 1 :

« Il existe dans la grande rue des Batignolles, non loin du restaurant bien connu du Père Latuile, un café — le café Guerbois — où se rencontrent, tous les vendredis soir, un certain nombre d’artistes et de raffinés de lettres : le critique Babou et le peintre Manet sont les deux gros bonnets de cette réunion.

On cause là, entre pipes et chopes, de omni re scibili et quibusdam aliis [de toutes les choses qu’on peut savoir, et même de plusieurs autres]. Parfois la discussion y atteint au paroxysme de l’intensité, de la chaleur et du bruit. Dernièrement, le peintre du Bon Bock y a tarabusté d’une virulente façon le graveur B… [Belot] qui lui a servi de modèle pour cette toile fameuse l’an passé. C’est ce graveur B. qui disait autrefois :
— Je fréquente les littérateurs afin d’apprendre d’eux les trucs de la conversation.

C’est au café Guerbois qu’Hippolyte Babou se montre le plus déterminément opposé aux beautés des arts plastiques. N’est-ce pas lui, du reste, qui a qualifié la peinture, la sculpture et l’architecture, en bloc, d’arts latéraux ? Un de ses livres de critique renferme à ce propos un paradoxe soutenu de pied ferme, qui est comme la contrepartie de l’opuscule Sur un appartement, de Lucien de Samosate.

On parlait dernièrement de l’Exposition devant cet iconoclaste. Manet interrompit celui qui tenait le dé :
— Passons à autre chose, fit-il : tout ce que nous chantons sur ce thème n’amuse guère notre ami Babou.
— Au contraire, repartit le critique, continuez je vous en prie je ne jouis de la peinture que par l’oreille. »

Rebell Hugues : Trois Artistes étrangers : Robert Shérard, Sattler, Félicien Rops, Paris, Tricon éditeur, 1901, p. 145 :

Lettre de Félicien Rops, 1874 : « Quelquefois, au café Guerbois, boulevard de Clichy. Là c’est Manet, Salmon, un médecin avec lequel je parle Dalécarlie. Louis Verwée, Richter Hepp, Babou, etc. »

Rude Maxime, Tout-Paris au café, Paris, Maurice Dreyfous, éditeur, 1877, 304 pages, p. 297 :

« Ferdinand Fabre ne paraît plus chez Guerbois, son voisin des Batignolles, surnommé « le Café des Visières vertes » à cause des bonshommes antédiluviens, habitués de la grande arrière-salle à grosses colonnes jaunâtres où l’on sent déjà la province à plein nez. C’est dans le salon de devant que sont retournés Duranty, Manet et la bande des peintres du quartier. Fantin n’y va plus depuis qu’il est marié. »

Bazire Edmond, Manet, Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1884, 150 pages, p. 30-32 :

« Ce fut l’avis des fervents qui se réunirent autour de Manet dès ses premières manifestations. Ils étaient une douzaine. On voit que les trois que j’ai cités avaient eu des imitateurs. À Legros, Whistler, Fantin-Latour s’étaient joints des écrivains Babou, Vignaux, Duranty, Zola ; un graveur Belot, immortalisé depuis par le Bon Bock ; un autre graveur : Desboutins, qui fut aussi un peintre et un modèle, et qui s’est fait une large place parmi ses contemporains, non comme modèle, mais comme peintre et comme graveur ; un paysagiste délicat : Guillemet ; un orientaliste : Tabar ; un universaliste : Zacharie Astruc, qui emploie avec une égale passion le pinceau, la massette et la plume. Au fait, vous le connaissez. Le cartouche qui accompagne Olympia et dont j’ai reproduit le contenu est de lui, ainsi que maint tableau, et maint bronze, et maint plâtre, sans compter des comédies, et des drames, et des mémoires. À la longue, des noms nouveaux s’ajouteront : Degas, Renoir, Monet, Pissaro.

Le lieu de réunion choisi fut un café des Batignolles, le café Guerbois. De là le nom d’école des Batignolles donné à l’élite qui en avait fait son centre. Deux fois par semaine, on s’y retrouvait. Il y avait des irréguliers : tantôt celui- ci, tantôt celui-là. Monginot y faisait des apparitions. Burty s’y asseyait. Un soir, c’était Antonin Proust ; un soir, c’était Henri d’Ideville. Henner vint quelquefois, Stevens plus souvent.

Ce café existe toujours. Seulement le Guerbois d’alors est aujourd’hui rentier, et c’est son fils qui dirige la maison, à l’entrée de l’avenue de Clichy, à deux pas du Père Lathuille.

Les clients de l’école buvaient peu. Ils causaient beaucoup. On discutait des expositions récentes ; on s’occupait des talents naissants ; on pensait surtout aux œuvres à exécuter, et les mesquineries, les jalousies, les petits épluchages envieux ne trouvaient point de place en ces conversations. C’étaient des artistes s’entretenant des arts. Il y avait des programmes très complets exposés et développés. Où est le beau ? Tel était le problème. Et les débats s’engageaient, ardents, enflammés, entre les chercheurs qu’une même pensée animait et soutenait. De temps en temps une épigramme sifflait c’était le plus rare. »

Dans L’Œuvre, Zola évoque le café Guerbois sous le nom de café Baudequin.

Zola Émile, Les Rougon-Macquart : L’Œuvre, dossier préparatoire, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, Nouvelles Acquisitions françaises, 10316, folios 43, 53 :

« Enfin, au café de l’école sur le boulevard des Batignolles. Ce qu’ils boivent La terrasse garnie des consommateurs. Mais la bande au fond, dans la salle vide, [mot non lu]. On se reunit là, tous les dimanches soirs. Mais, le jeudi, l’après midi, on a aussi l’habitude d’y monter. Les chuchottements, les mots flatteurs (?) qui accueillent Claude, ou plutôt qui l’accompagnent quand il sort. Enfin lui donner l’importance de chef [Manet]. Ne pas du reste aborder les questions d’art au café, les reserver pour le dîner. […]

Au café, boulevard des Batignoles. Le café de l’ecole. Malgré le beau temps à la terrasse, la bande Le soir habitué. Souvent le soir, mais pas au fond dans le café vide.

Tardivement le mardi, et parfois le jeudi ou le dimanche dans l’après-midi. Enfin l’après midi. Acclamation Poignées de mains qui accueillent Claude, le chef [Manet], très feté, très entouré, applaudi, on chuchote. Pour poser, ce qu’ils boivent : pourtant ne pas deflorer ma soirée chez Claude. Son dîner, Fagerolles lui [mot non lu], avec un peu de blague. »

Armand Silvestre, Au Pays des souvenirs, mes maîtres et mes maîtresses, A la Librairie illustrée, Paris, 1892, p. 161.
Silvestre Armand, Portraits et souvenirs 1886-1891, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1891, 366 pages, p. 38-39 :

« Marcellin Desboutin « l’homme à la pipe » comme il se qualifie dans son propre portrait, je l’ai connu au café Guerbois, à Batignolles, vers 1872, où il fréquentait avec Émile Zola, Manet, Duranty, Fantin Latour, Degas, Hippolyte Babou, Philippe Burty, toute une pléiade de réfugiés dont quelques-uns sont glorieux, dont quelques autres sont morts. Un endroit étonnant, ce café Guerbois, sis à l’entrée de l’avenue de Clichy, non loin du légendaire Lathuile. Je sais peu d’endroits où la circulation soit plus active à certaines heures, celles qui sonnent l’aller au travail et le retour. Car c’est un monde laborieux qui habite les environs, un petit monde « guaignant cahin caha sa paôvre et chétive vie », comme dit Rabelais. Par les beaux soirs d’été, au moment où le jour tombe, c’est, — le samedi surtout, — comme une Kermesse de gens que grise le repos déjà prévu du dimanche. D’admirables filles en cheveux passent, en théories joyeuses, de larges rires et des fleurs mourantes aux lèvres. Tous les peintres du quartier connaissent ce spectacle et viennent choisir là des modèles. La vertu y est beaucoup plus rare que la beauté. Mais la superbe allure, faite de majesté antique et de grâce parisienne tout à la fois, qu’ont ces passantes ! Et quelle musique de voix fraîches qu’aigrit l’accent faubourien ! »

Montorgueil Georges, La Vie à Montmartre, illustrations de Pierre Vidal, librairie artistique G. Boudet, éditeur, 1899, 293 pages, p. 126-127 :

« Un groupe pourrait plus exactement se recommander de Montmartre, celui dont il reste Monet, Pissaro, Degas, Renoir ; la petite phalange des impressionnistes qui modifièrent les tonalités conventionnelles de l’art, qui le nettoyèrent du bitume pour l’installer dans l’arc-en-ciel du prisme. Monet a été l’âme de cette innovation. Il avait pour habituels camarades ceux qui tendaient au même affranchissement. Il y avait alors, avenue de Saint-Ouen, un café à peine distingué de ses pareils, sinon que les consommateurs n’y étaient pas autrement nombreux, et que la bière y était buvable, le café Guerbois. La petite bande de nos émeutiers d’art y tenaient [sic] ses assises, autour du billard, sans le moins du monde affecter des airs de cénacle. Elle accueillait les littérateurs qui partageaient ses tendances ou les défendaient, comme Antonin Proust. Zola qu’avait amené son ami Paul Cezanne, y fut un assidu et y conçut l’Œuvre. »

Duret Théodore, Histoire d’Édouard Manet et son œuvre, Paris, Floury, 1902, p. 63-64 :

« Le café Guerbois, aux Batignolles, à l’entrée de l’avenue de Clichy, devint le lieu choisi pour se réunir. Manet, qui habitait dans le voisinage, y venait fréquemment le soir. Le vendredi était le jour spécial, où l’on se rencontrait plus volontiers. A côté des peintres se voyaient des graveurs, Desboutins, Belot, un sculpteur poète Zacharie Astruc. Aux artistes se joignaient des hommes de lettres ; Duranty, romancier et critique de l’école dite alors réaliste, y était fort assidu ; on y trouvait aussi Zola, Cladel, Philippe Burty, Vignaux, Babou. D’autres, en assez grand nombre, y apparaissaient visiteurs irréguliers, plus ou moins liés d’amitié ou d’opinion avec les assidus du lieu.

Ces hommes se trouvaient là groupés, sur la hauteur de la place Clichy, comme sur une sorte de mont Aventin. La grande ville au-dessous d’eux leur était hostile, elle semblait vouloir à jamais leur rester fermée. Mais ils possédaient la force de la jeunesse, ils avaient foi en l’avenir, ils se sentaient au-dessus du mépris et des railleries. L’isolement ne les effrayait point. Manet avait l’habitude de dire : «Il faut être mille ou seul. » Ils portaient véritablement en eux des éléments de renouveau et des germes de vie, et ils devaient à la longue réaliser leur rêve de conquérir la grande ville, qui maintenant les repoussait. »

Duret Théodore, Histoire des peintres impressionnistes, Librairie Floury, Paris, 1906 ; réédité en 1939, 183 pages, p. 10, 12 :

« Il [Manet] habitait avec sa femme et sa mère rue de Saint-Pétersbourg [au n° 49, sans doute depuis le début octobre, d’après une lettre de Manet à Zola du 15 octobre] et auprès, à l’entrée de l’Avenue de Clichy, existait le café Guerbois, suffisamment vaste et luxueux. Ce café devint le lieu où, le soir, Manet et ses amis prirent l’habitude de se rencontrer. Les réunions, commencées au café Guerbois en 1866, d’accidentelles devinrent régulières. Le groupe dont Manet avait été le premier lien, formé des peintres adoptant son esthétique, s’accrut bientôt d’artistes d’un autre ordre et d’hommes de lettres. On y voyait là fréquentant assidûment Fantin-Latour, qui devait garder sa manière de peindre distincte ; Guillemet, paysagiste de la donnée naturaliste ; les graveurs Desboutin et Belot ; Duranty romancier et critique de l’époque naturaliste ; Zacharie Astruc, à la fois sculpteur et poète. Émile Zola, Degas, Stevens et Cladel le romancier, s’y montraient assez souvent Vignaud, Babou, Burty, homme de lettres, étaient des plus assidus. Ceux-là formaient, avec les peintres rattachés directement à Manet, le fond du groupement ; mais lorsque les réunions furent connues, les amis et connaissances des habitués y vinrent aussi et certains soirs le café Guerbois se remplissait de tout un monde d’artistes et d’hommes de lettres. Manet était parmi eux la figure dominante ; avec sa verve, son esprit de saillie, la valeur de son jugement sur les choses d’art, il donnait le ton aux discussions. Sa qualité d’artiste persécuté, repoussé des Salons, honni des tenants de l’art officiel, en faisait comme le chef des hommes assemblés là, dont en art et en littérature l’esprit de révolte était le trait commun.

Pendant les années 1868, 1869 et 1870, jusqu’à la guerre, le café Guerbois fut ainsi un centre de vie intellectuelle, où des hommes jeunes s’encourageaient à soutenir le bon combat et à braver les dures conséquences à en prévoir. »

Kahn Gustave, « Montmartre et ses artistes », L’Art et le beau, numéro spécial n° 4, Paris, Livrairie artistique et littéraire, s. d. [1907], p. 1-36, p. 7.

« Tout près de Montmartre à Batignolles, au café Guerbois, les Impressionnistes se rencontrent, c’est Manet, Monet, Cezanne, Pissarro, Degas. »

T. [Tabarant], « Quelques souvenirs de Théodore Duret », Le Bulletin de la vie artistique, 3e année, n° 2, 15 janvier 1922, p. 32-33, MM. Bernheim-Jeune & Cie, éditeurs d’art :

« C’est en 66 qu’ont commencé les réunions du café Guerbois, avenue de Clichy, où venaient Zola, Burty, Astruc, Duranty, Fantin et le pittoresque Desboutin.

— Rarement Degas… ?

— Rarement. Il fut surtout, après 70, assidu à la « Nouvelle Athènes », qui était tout près de chez lui. Mais le rendez-vous général, jusqu’à la guerre, fut le Guerbois, où se fit peu à peu l’incubation de Manet et des Impressionnistes. »

Vollard Ambroise, Renoir, Les Éditions G. Crès & Cie, Paris, 1920, 286 pages, p. 88 :

[Conversation de Vollard avec Renoir] « — MOI. Vous avez connu Albert Wolff ?
— RENOIR. Un peu. Je me rappelle, un jour, une grande discussion, au Tortoni, entre Wolff et un autre… C’était, je crois, Robert-Fleury… Ils se demandaient ce qui valait le mieux : d’émailler tout de suite sa peinture, comme faisait Blaise Desgoffe, ou de laisser au temps le soin de l’émailler, comme faisait Vollon.
— MOI. J’entends Cezanne au milieu de telles discussions :
— « Tas de châtrés ! »
— RENOIR. Cezanne ne descendait guère jusqu’au boulevard. À peine l’ai-je rencontré trois ou quatre fois au Guerbois ou à la Nouvelle Athènes. Et encore fallait-il qu’il y fût entraîné par son ami Cabaner. »

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, Henri Floury éditeur, Paris, 1923, 242 pages, p. 34-35 :

« Le « Café Guerbois » était situé avenue de Clichy, à côté du restaurant du « Père Lathuile », fréquenté aussi par les artistes et les gens de lettres. Édouard Manet, dont l’atelier était proche de la place Clichy, se rendait souvent dans l’un ou l’autre établissement ; mais c’était au Café qu’on le voyait surtout. Quelques amis l’y venaient retrouver et assez rapidement “le Guerbois” devint le rendez-vous d’artistes et d’écrivains dont les tendances s’opposaient généralement aux doctrines de l’Institut ou au régime impérial. On y voyait, plus ou moins assidus, Manet, Degas, Pissarro, Fantin-Latour, Desboutin, Monet, Cezanne, Sisley, Renoir, Bazille, Carolus-Duran et quelques autres. Les gens de lettres y étaient moins nombreux que les peintres et, presque tous, ils étaient les adversaires de l’Empire, tels Zola, Duranty, Philippe Burty, Castagnary, Léon Cladel, Th. Duret ; mais cette opposition se manifestait discrètement ou modérément ; les questions politiques autour des tables du Café Guerbois étaient traitées la plupart du temps par prétérition. En parlant favorablement de Manet ou de Courbet dans leurs articles de critique, Burty et Castagnary croyaient certainement servir les idées républicaines quand ils ne pouvaient les avouer ouvertement.

Quant aux jeunes peintres encore inconnus du public : Monet, Renoir, Bazille, Sisley, jamais leurs noms ne se rencontraient sous la plume des critiques d’art du Café Guerbois. Néanmoins, ceux-ci, par esprit d’opposition politique, leur témoignaient une certaine sympathie dans laquelle l’art n’avait rien à voir. Un seul, Paul Cezanne, ne trouvait pas grâce devant ces bourgeois républicains. À son égard, l’opinion était unanime : c’était un fou. Il faut bien reconnaître que Cezanne ne faisait rien pour se concilier la bienveillance des gens de lettres du Café Guerbois, ni même celle des peintres. C’était un rude Scythe égaré sur l’Agora. Quand il se mêlait — ce qui était rare — aux discussions artistiques de ses voisins, ses opinions, formulées avec une franchise sans atténuation, scandalisaient ses auditeurs. En outre, comme il ne supportait jamais la contradiction, il quittait la place dans un subit mouvement de colère qui stupéfiait ceux qui en étaient les témoins. De tels accès d’humeur, ou plutôt d’indignation, avaient largement contribué à lui donner la réputation d’un être insociable. L’homme était aussi mal jugé que le peintre. Seuls quelques intimes connaissaient son âme généreuse, sa cordialité et sa haute conscience d’artiste.

Les accès de colère, les ripostes violentes, qu’un mot souvent prononcé innocemment près de lui provoquait chez Paul Cezanne, avaient leur source dans son intransigeante conception de la sincérité dans l’art. »

Coquiot Gustave, Degas, Paris, librairie Ollendorff, 1924, 232 pages, p. 21-24 :

« En cette année-là — 1865 —, il existait, à l’entrée de l’avenue de Clichy, un café que nous connûmes encore en l’année 1889 : c’était le café Guerbois. Il apparaissait comme un bon café, hospitalier et doux, où se réunissaient les artistes, habitant le « village » des Batignolles.

Ce Guerbois offrait le type de ces cafés, anéantis aujourd’hui, où les garçons différaient tellement des insolents louffiats de ce jour ; et où l’on ne bousculait point ces clients qui paisiblement s’attardent à boire d’innommables liquides dans des verres malpropres. C’était un café de nuances neutres, patinées et amies.

Les habitués y étaient assidus plus que partout ailleurs. D’autres cafés, dans l’avenue, recueillaient les buveurs de passage, les soiffards qui ne peuvent s’empêcher de lever leur verre à chaque comptoir qui brille. Au Guerbois ne venaient que des gens du quartier, — et surtout « ces messieurs les peintres », — qu’un vieil amateur, M. de Beauchêne, égaré là, —et dont j’ai connu la face en pain de sucre — nomma le premier « ces messieurs de l’école des Batignolles. »

Les plus fidèles — on vit, à bien dire, parmi ces peintres, des critiques d’art et des poètes — furent Manet, Renoir, Claude Monet, Lhermitte Sisley, Desboutin (venu de sa villa de « l’Ombrellino », près de Florence, pour être le plus accompli des bohèmes parisiens), Fantin-Latour, Guillaume Régamey, Legros, Cazin, Camille Pissarro, Zacharie Astruc, sculpteur et poète, Whistler, Stevens, Zola, les critiques Duranty, Théodore Duret, Burty, — et certains autres.

Conduit par Duranty, Degas apparut un jour dans ce milieu. Il se montra poli, de bonne compagnie, surtout très distant. Il rechercha Desboutin et Burty. Mais déjà Manet l’impressionnait ; Manet qui, à l’exemple de Courbet, faisait depuis longtemps œuvre de « peintre réaliste » ; aussi, Degas, tiraillé par Ingres et par Manet, se lança à dater de l’année 1866 des dessins de jockeys.

Toutefois, tandis que les uns et les autres, Monet, Renoir, Sisley, etc., se proclamaient, par l’œuvre et par la parole, les tenants de la peinture claire et « moderniste », Degas restait à cheval sur la barricade. Inquiet, irrésolu. Ainsi, un jour, il se décidait à être « moderne » comme Manet ; mais, dès le lendemain et se cachant, il dessinait d’après Poussin, Holbein, Clouet ou Bellini.

De même, s’il se montre au Guerbois, il prend presque régulièrement ses repas dans un petit restaurant de la rue de la Rochefoucauld, où s’assoient les peintres officiels Cormon, Humbert, Gérôme et autres Cabanel.

Il reste toujours discret, presque hautain. Ainsi il se tient à l’écart du débraillé, du cynisme qu’apporte au Guerbois le familier Henri Pille. A son corps défendant, il échange quelques mots avec Cezanne, qui apparaît de temps en temps ; mais il ne cèle point ses sentiments hostiles à l’égard de Monet et de Renoir. La prétentieuse faconde de Zola, qui se croit le porte-paroles du groupe, l’exaspère — et il lance des mots féroces à Whistler, qui, lorsqu’il est en train, le pique de mots légers. »

Tabarant Adolphe, Pissarro, 1924, p. 15 :

« C’est vers ce temps-là, en effet — hiver 1865-1866 [ne serait-ce pas plutôt l’hiver 1866-1867 ?] — que les amis de Manet, peintres et littérateurs, convinrent de se retrouver chaque soir dans un café situé au 9 de l’avenue de Clichy, le Guerbois — aujourd’hui brasserie Muller — et Pissarro fut admis dans cette société, du reste assez ouverte, qui bientôt fut l’objet des brocards de la petite presse boulevardière. Entourant Manet, le critique et sculpteur Zacharie Astruc, le romancier Vignaux, un peu plus tard Émile Zola et Duranty, Hippolyte Babou, Armand Silvestre, Léon Cladel, Philippe Burty, Guillemet, Frédéric Bazille, les graveurs Bellot et Bracquemond, en étaient les habitués presque quotidiens, le vendredi soir étant jour de grande réunion. Fantin-Latour, Renoir, Degas y paraissaient quelquefois ; Cezanne [probablement à partir de 1867] et Monet, plus rarement. On y apercevait de loin en loin Constantin Guys. Nadar y passait en coup de vent. Marcellin Desboutin n’y fit son apparition qu’en 1872. Courbet n’y vint jamais. Vivant le plus souvent hors de Paris, Pissarro n’y pouvait fréquenter de façon bien régulière, mais son plaisir était grand, toujours, de prendre part aux discussions de ce turbulent Procope de la rive droite, qui, inlassablement, avaient pour thème la peinture et les peintres, le Salon, l’École des Beaux-Arts, la critique et le public. »

Elder Marc, À Giverny, chez Claude Monet, Paris, Bernheim-Jeune, 1924, p. 48-49 :

[Monet raconte] « Cezanne venait parfois au café Guerbois où notre groupe se réunissait après la guerre de 70. Il était toujours vêtu à la bonne franquette, plutôt négligé, et portait, pour retenir son pantalon, une ceinture rouge comme les ouvriers… Les ouvriers du temps de l’Assommoir, mon cher maître. Aujourd’hui Coupeau porte des bretelles, un chapeau melon, est un fidèle de Paris-Sport, du « Vel’ d’Hiv’ » et a son boxeur favori…

— Manet, par contre, ne se montrait qu’en gentleman, ganté, la canne aux doigts, le haut de forme sur la tête. En entrant Cezanne jetait un coup d’œil méfiant sur l’assemblée. Puis, écartant sa veste, d’un mouvement de hanche très zingueur, il remontait son pantalon et rajustait ostensiblement la ceinture rouge à son flanc. Après quoi il serrait les mains à la ronde. Mais en présence de Manet il se découvrait et nasillait avec son rire :
« Je ne vous donne pas la maing, monsieur Manet, je ne me suis pas lavé depuis huit jours. »
Il se fichait de Manet, c’était évident. Mais Manet lui rendait son mépris. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 36-37 :

« De cette année 1866 datent aussi les réunions du café Guerbois, où se rencontraient Manet, Fantin, Guillemet, Zola, Cezanne, Renoir, Stevens, Duranty, Cladel, Burty, pour ne citer que ceux-là. Ce fut Guillemet qui conduisit Cezanne au Guerbois ; mais décidément Cezanne ne pouvait s’y plaire. « Tous ces gens-là sont des salauds ! disait-il à Guillemet. Ils sont aussi bien mis que des notaires ! » En manière de protestation, il posait au cynique. Manet lui demandant, un jour, ce qu’il préparait pour le Salon, s’attira cette réponse : « Un pot de m..de. » »

Moreau-Nélaton Etienne, Manet raconté par lui-même, Henri Laurens, Paris, éditeur, 1926, tome I, p. 80 :

« Parmi les peintres que Manet rencontrait au café Guerbois et qui lui témoignaient son ardente sympathie, il en était un qu’on appelait Antoine Guillemet. Guillemet, qui s’adonnait au paysage, était devenu, sur le terrain de ses exploits, le camarade d’un certain Paul Cezanne, débarqué de sa province pour faire de la peinture et tout de suite acoquiné avec un « pays » d’Aix en Provence, voué à la littérature ainsi qu’à de basses besognes alimentaires, qui se nommait Émile Zola. »

Tabarant Adolphe, Manet et ses œuvres, « nrf », Gallimard, Paris, 1947, p. 117 :

« Bien qu’il fût un habitué du café de Bade, de Tortoni, et aussi du Frontin, où son frère Gustave s’attablait souvent avec Ranc et Spuller, Manet avait créé un rendez-vous personnel au café Guerbois, 19, avenue de Clichy, dont le local, à peine transformé, est aujourd’hui celui de la brasserie Muller. Presque chaque soir, et régulièrement le vendredi, se rencontraient là nombre d’amis, entourant l’artiste qui depuis 1863 prenait visage de chef. Y venaient ou y viendraient : Antonin Proust, Nadar, Zacharie Astruc, le commandant Lejosne, Armand Silvestre, Duranty, Philippe Burty, Henri d’Ideville, Hippolyte Babou, le romancier Vigneau, Pothey, qui allait écrire la Muette, quelque fois Léon Cladel ; le fantasque musicien Cabaner, les peintres Alfred Stevens, Joseph de Nittis, Fantin-Latour, Alphonse Legros, Frédéric Bazille, Charles Monginot, camarade de l’atelier Couture, Degas, avec de longues éclipses, Edmond André, Émile Guillaudin, le débutant paysagiste Antoine Guillemet, l’orientaliste Tabar, Whistler, toujours pressé ; furtivement Renoir, mais pas avant 1868, alors qu’il habitait dans le voisinage, au 9 d’une voie batignollaise, la rue de la Paix ; le graveur Bellot. On y aperçut Edmond Maître, et Henner y fit de brèves apparitions. Desboutin ne s’y montrera qu’après 1870. Claude Monet ? Rarement. Courbet ? Jamais. Pissarro ? Peut-être. Cezanne consentit deux ou trois fois à s’y asseoir, en sauvage. Sisley n’y vint pas, quoi qu’on ait raconté. Les réunions du Guerbois tinrent jusqu’en 1875, puis ce fut l’exode à la Nouvelle-Athènes, place Pigalle, élue par Degas, qui trouvait mieux à y exercer son antisémitisme agressif. »

Cezanne rencontre Adolphe Monticelli (Marseille, 14 octobre 1924 – Marseille, 29 juin 1886), probablement au café Guerbois.

Garibaldi Charles et Mario, Monticelli, collection « Découverte du dix-neuvième siècle », Genève, éditions d’art Albert Skira, 1991, p. 54.

19 avril

Seconde lettre de Cezanne (la première n’est pas connue) à M. de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-arts, datée, pour demander le rétablissement d’un salon des Refusés, une exposition sans jury, « ouverte à tout travailleur sérieux ».

Archives du musée du Louvre, X Salons ; reproduit par Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 58-59 :

« A M. de Nieuwerkerke.
Surintendant des Beaux-Arts.

Paris, 19 avril 1866.

Monsieur,

J’ai eu dernièrement l’honneur de vous écrire au sujet de deux toiles que le jury vient de me refuser.

Puisque vous ne m’avez pas encore répondu, je crois devoir insister sur les motifs qui m’ont fait m’adresser à vous. D’ailleurs, comme vous avez certainement reçu ma lettre, je n’ai plus besoin de répéter ici les arguments que j’ai pensé devoir vous soumettre. Je me contente de vous dire de nouveau que je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n’ai pas donné moi-même mission de m’apprécier.[Seuls les artistes qui avaient déjà obtenu des récompenses au Salon étaient autorisés à participer aux élections du jury (auquel ils n’avaient d’ailleurs plus à soumettre leurs envois). N’ayant pas encore été admis au Salon, Cezanne n’avait évidemment pas le droit de voter.]

Je vous écris donc pour appuyer sur ma demande. Je désire en appeler au public et être exposé quand même. Mon vœu ne me paraît avoir rien d’exorbitant, et, si vous interrogiez tous les peintres qui se trouvent dans ma position, ils vous répondraient tous qu’ils renient le jury et qu’ils veulent participer d’une façon ou d’une autre à une exposition qui doit être forcément ouverte à tout le monde travailleur sérieux.

Que le salon des refusés soit donc rétabli. Dussé-je m’y retrouver seul2, je souhaite ardemment que la foule sache au moins que je ne tiens pas plus à être confondu avec ces messieurs du jury qu’ils ne paraissent désirer être confondus avec moi.

Je compte, monsieur, que vous voudrez bien ne pas garder le silence. Il me semble que toute lettre convenable mérite une réponse.

Veuillez agréer, je vous prie, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.

Paul Cezanne

22, rue Beautreillis ».

1. Seuls les artistes qui avaient déjà obtenu des récompenses au Salon étaient autorisés à participer aux élections du jury (auquel ils n’avaient d ailleurs plus à soumettre leurs envois). N’ayant pas encore été admis au Salon, Cezanne n’avait évidemment pas le droit de voter.

2. Cezanne n’était pas le seul refusé ; les envois de Manet et de Renoir n’avaient pas été acceptés non plus alors que — parmi les futurs impressionnistes — Degas, Monet, Morisot, Pissarro et Sisley avaient été admis au Salon.

En marge de la lettre figure cette note laconique : « Ce qu’il demande est impossible, on a reconnu tout ce que l’exposition des refusés [en 1863] avait de peu convenable pour la dignité de l’Art et elle ne sera pas rétablie ; rép. le 28 avril. »

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, Paris, H. Floury éditeur, 1923, 242 pages, p. 29-30 :

« Quand l’aréopage eut rendu [1866] la décision prévue par le peintre, celui-ci rédigea, en manière de protestation contre elle, une profession de foi qu’il adressa à M. de Nieuwerkerke, surintendant des Beaux-Arts. Il est probable que ce morceau littéraire fut élaboré avec le concours ou, tout au moins, avec l’approbation de Pissarro, Guillemet et Zola. Paul Cezanne et ses amis pensaient qu’une réclamation aussi inusitée que celle-là aurait quelque retentissement et qu’elle impressionnerait le monde officiel. Il n’en fut rien. M. de Nieuwerkerke n’eut vraisemblablement pas connaissance du document, qu’un employé « classa », c’est-à-dire laissa sans réponse. Le silence de l’administration ne faisait pas l’affaire du jeune artiste : il lui fallait du bruit. Reprenant la plume, il écrivit de nouveau au surintendant des Beaux-Arts. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 33-34 :

« CÉZANNE ASPIRE AU SALON DE BOUGUEREAU

(1866-1895)

En 1866, Cezanne résolut d’affronter le Salon officiel. Il porta son choix sur l’Après-midi à Naples [R 115]et la Femme à la Puce [R 140], qui, à son avis, pouvaient être compris de tous les « bourgeois » du jury. Cezanne, sans le sou ce jour-là, était hors d’état de payer les services d’un commissionnaire. Prenant bravement son parti, il chargea les toiles sur une petite voiture et, aidé d’amis complaisants qui poussaient, il s’achemina vers le Palais de l’Industrie. Son arrivée au Salon fit sensation : entouré par les jeunes peintres, il fut porté en triomphe.

Est-il besoin de dire que le jury ne partagea pas cet enthousiasme ? Les deux tableaux furent refusés. »

26 avril

Lettre inédite de F.[rancisco] Oller, Puerto Rico, à Pissarro, datée.
Le peintre Oller, qui est à Puerto Rico, donne de ses nouvelles à Pissarro et lui demande comment envoyer des tableaux pour l’exposition universelle. Il aimerait recevoir des nouvelles de Guillemet et Cezanne, « cochon de languedotien ».

Vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 137-44.

« Puerto-Rico, ce 26 Avril 1866

Mon cher Camille, je viens de recevoir ta lettre du 26 mars et tu dois comprendre comme je dois être embêté, je crois, que si le marchand de couleur auquel j’avais envoyer mes toiles avait pris la peine d’écrire à M. Nazaire voyant que les tableaux n’arrivent pas j’aurais eu mon exposition à temps patience et à une autre année, ne lui dis rien car c’est n’ai pas la peine, seulement tu lui diras de prendre mes tableaux et les garder chez lui ou si tu le crois possible, après que tu les auras vus le faire exposer chez Cadard ou un autre, au même temps je t’envois une lettre pour Mr Ch. Monselet, ancienne connaissance de mon beau-frère [mot non lu], quoique mon tableau ne soit pas admis elle pourrai te servir pour toi-même et tu fairais connaissance avec lui aussi tu pourras lui montrer le mien après qu’il soit vernis car il est tout à fait [mot non lu], en fin tu fairas pour le mieux.

et surtout je tiens beaucoup à savoir ton avis comme celui de Cezanne et Guillemet écrivez-moi bougres de paresseux, pas toi Guillemet et Cezanne cochon de languedotien.

Comme je serais content de voir vos tableaux, tu as raison mon vieux j’ai peur de m’encrouter, mais je tache de voir comme je pourrais gagner de l’argent pour me retourner. Je voudrais savoir si l’exposition ordinaire de l’année prochaine est comme toutes les autres, et pour l’exposition universel ce qu’on dois faire, je pourrai envoyer avec les espagnols car il y a une Real orden pour voir si il y a quelque chose à envoyer de Pto Rco et je pourrais profiter de cette occasion si je ne pourrai pas exposer comme peintre français.

J’ai fais des études, mais pas trop car ici il faut pas un parapluie mais une tienta, le soleil est insuportable lorsque je travaille en plein air, ma boite se décole mes painceaux se plient et le vent m’emporte tout.

Le catalogue tu peux l’envoyer par la poste, cela ne coûte pas beaucoup, avec une boucle, de la meme manière tu seras bien bon si tu m’envoyer les journaux qui parle de l’exposition, si tu ne pense pas le payer tu le diras de ma part à Guillemet ou Cezanne, tu me faira grand plaisir.

Ici mon cher je n’ai pas une personne pour parler peinture seulement à la campagne je parle avec les paysans Je leur parle de Courbet, de Manet de Ribot et de vous autres et s’il me croyent pas je leur montre tes lettres et ils comprennent que vous puissiez vous entendre en parlant de cette manière-là.

Je suis très étonné au sujet du tableau de Courbet il été bien conservé mais finit être un faux maigre

J’ai fait une grande comande au marchand de couleurs et je lui demande mon tableau [mot non lu], nous verrons si je peux le vendre bien

Embrasse ta femme et tes enfants pour moi, vous ete bien heureux d’être la-bas, je m’embête, quand tu m’écriras, donne moi des nouvelles de l’exposition dis-moi si ton grand tableau c’est celui que tu m’a montrer à la varenne de l’autre côté du bac chez le batelier

J’ai écrit à Dominguez à propos des tableaux que j’avais laissé à Paris mais on ne m’a pas répondu

Je désire beaucoup vous embrasser tous

ton ami

F. Oller

Tu meteras une envelope à la lettre pour Monselet, j’espère que tu fairas ce service »

1er mai-20 juin

Salon, au palais des Champs-Élysées.
Cezanne, Degas, Guillaumin, Guillemet, Manet, Renoir sont refusés. Monet et Sisley, eux, exposent chacun deux toiles.

Pissarro expose une toile :

Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants, des pensionnaires de l’Académie de France à Rome et des grands prix de 1865 exposés au palais des Champs-Élysées le 1er mai 1866. Salon de 1866, 84e Exposition officielle depuis l’année 1673, Ministère de la Maison de l’Empereur et des Beaux-arts, Surintendance des Beaux-arts, Paris, Charles de Mourgues Frères, successeurs de Vinchon, 1866, 467 pages, p. 199.

« PISSARRO (CAMILLE), né à Saint-Thomas (colonies françaises [sic]), élève de M. A. Melbye.

À Pontoise, rue du Fond-de-l’Ermitage ; et à Paris, chez M. Guillemet, Grande-Rue, 20 (Batignolles).

1564 —Bords de la marne en hiver. » [PDRS 107]

Pissarro ne se présente plus comme élève de Corot :

Moreau-Nélaton Étienne, « L’Histoire de Corot et de ses œuvres », dans Robaut Alfred, L’Œuvre de Corot. Catalogue raisonné et illustré, tome Ier, Paris, H. Floury, éditeur, 1905, 357 pages, p. 228 ; repris par Moreau-Nélaton Étienne : Corot raconté par lui-même, Henri Laurens, éditeur, Paris, 1924, volume II, p. 22.

« Faut-il attribuer à l’influence de Français l’accueil plutôt défavorable que reçurent auprès de Corot, à cette époque, les représentants de l’impressionnisme naissant ? Quoi qu’il en soit, on doit à la vérité de constater qu’il ne se prêtait pas à reconnaître sa lignée dans cette famille d’artistes amoureux, comme lui, de lumière et de vérité. Il parla sévèrement à Pissarro, c’est lui-même qui nous l’a confessé. Il laissa à Daubigny l’honneur de prôner Monet. »

Le journaliste Paul Gsell rapportera en1892 cet entretien avec Pissarro :

Gsell Paul, « La tradition artistique française. I, L’impressionnisme », Revue bleue, revue politique et littéraire, tome XLIX, n° 13, 26 mars 1892, p. 404.

« ― « Vous n’avez pas toujours été pointilliste ; car je vois là des paysages délicieux qu’on prendrait pour des Corot, aussi bien pour le sentiment que pour la facture. » Je parlais surtout des « sapins de Louveciennes » [PDRS 173], toile remarquable où l’on voit flotter comme un sourire dans l’atmosphère argentée. ― « En effet, me répond-il, j’ai connu très intimement Corot, je l’ai passionnément admiré, et il n’est pas étonnant que son influence se fasse sentir dans mes œuvres anciennes. » »

Alexandre Arsène, Claude Monet, Les Éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1921, 125 pages, p. 38 :

« Un autre peintre, plus âgé qu’eux [que Monet, Renoir, Sisley], et que Monet avait même connu avant de connaître ses camarades de chez Gleyre, les voyait occasionnellement, et leur répétait ce qu’à lui, Pissarro, avait dit le grand Corot qu’ils admiraient tous sans le fréquenter : « Puisque vous êtes un artiste, vous n’avez pas besoin de conseils. Sauf celui-ci, pourtant : il faut avant tout étudier les valeurs. Nous ne voyons pas de la même façon ; vous voyez vert, et moi je vois gris et blond. Mais ce n’est pas une raison pour que vous ne travailliez pas les valeurs, car cela est au fond de tout et, de quelque façon que l’on sente et que l’on exprime, on ne peut faire de bonne peinture sans cela. » »

27 avril – 20 mai

Zola, sous le pseudonyme de Claude, publie dans L’Événement sept articles sur le Salon, qu’il réunira plus tard sous la forme d’un livre intitulé Mon salon, dédié à Cezanne, avec en tête cette déclaration : « Ce que je cherche avant tout dans un tableau, c’est un homme et non pas un tableau. »

Il déclenche une vigoureuse offensive contre l’art académique et en faveur de la nouvelle peinture. Un seul membre du jury, Daubigny, trouve grâce à ses yeux. Ses articles scandalisent tellement de lecteurs, en déclarant son admiration pour Manet, dont l’envoi avait été refusé, et en traitant de médiocres les peintres les plus aimés du public, qu’il est contraint d’arrêter sa série. Le dernier jour de sa campagne, il rédige une longue lettre dédicace très amicale à Cezanne (datée du 20 mai 1866), qui paraîtra comme préface au livre.

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 116.

« Emile Zola, qui était depuis quelques semaines rédacteur littéraire du journal L’Événement, avait demandé qu’on lui confie le compte-rendu du Salon. Le jour même où Cezanne adressa sa seconde lettre au surintendant des Beaux-Arts, Zola annonça dans L’Événement qu’il avait « un rude procès » à faire au jury. « Je ferai sans doute beaucoup de mécontents, étant bien décidé à dire de grosses et terribles vérités, mais j’éprouverai une volupté intime à décharger mon cœur de toutes les colères amassées. »

De fin avril jusqu’à la mi-mai Zola publia une série d’articles attaquant le jury, se moquant des professeurs de l’Académie des Beaux-Arts et louant surtout les œuvres de Manet qui avaient été refusées. Ses vues peu conventionnelles suscitèrent un déluge de protestations telles que l’auteur fut prié d’abréger son compte rendu (qui devait comprendre de seize à dix-huit articles) et de se contenter d’un sixième et dernier article pour faire ses « adieux » de critique d’art. Zola, qui avait signé ces écrits du nom de « Claude », les publia alors sous son nom dans une plaquette intitulée Mon salon, suivie de quelques lettres injurieuses et de quelques autres pleines de louanges reçues par le directeur de L’Événement, et précédés d’une lettre-dédicace adressée à Cezanne. »

Zola Émile, « Le Jury », L’Événement, 27 avril 1866 :

« Mais qu’on rétablisse alors ce qu’on a appelé le Salon des Refusés. Je supplie tous mes confrères de se joindre à moi, je voudrais grossir ma voix, avoir toute puissance pour obtenir la réouverture de ces salles où le public allait juger, à son tour, et les juges et les condamnés. Là, pour le moment, est le seul moyen de contenter tout le monde. Les artistes refusés n’ont pas encore retiré leurs œuvres ; qu’on se hâte de planter des clous et d’accrocher leurs tableaux quelque part. »

Lettre de Zola à Cezanne, 20 mai 1866 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 116-118 :

« À MON AMI PAUL CÉZANNE

J’éprouve une joie profonde, mon ami, à m’entretenir seul à seul avec toi. Tu ne saurais croire combien j’ai souffert pendant cette querelle que je viens d’avoir avec la foule, avec des inconnus ; je me sentais si peu compris, je devinais une telle haine autour de moi, que souvent le découragement me faisait tomber la plume de la main.

Je puis aujourd’hui me donner la volupté intime d’une de ces bonnes causeries que nous avons depuis dix ans ensemble. C’est pour toi seul que j’écris ces quelques pages, je sais que tu les liras avec ton cœur, et que, demain, tu m’aimeras plus affectueusement.

Imagine-toi que nous sommes seuls, dans quelque coin perdu, en dehors de toute lutte, et que nous causons en vieux amis qui se connaissent jusqu’au cœur et qui se comprennent sur un simple regard.

Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble, — te souviens-tu ? — et souvent le jour nous a surpris, discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas effroyables d’idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge et sottise.

Heureux ceux qui ont des souvenirs ! Je te vois dans ma vie comme ce pâle jeune homme dont parle Musset [La Confession d’un enfant du siècle]. Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. Nos esprits, dans leur fraternité, se sont développés côte à côte, et, aujourd’hui, au jour du début, nous avons foi en nous, parce que nous avons pénétré nos cœurs et nos chairs.

Nous vivions dans notre ombre, isolés, peu sociables, nous plaisant dans nos pensées. Nous nous sentions perdus au milieu de la foule complaisante et légère. Nous cherchions des hommes en toutes choses, nous voulions dans chaque œuvre, tableau ou poème, trouver un accent personnel. Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité.

Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir. Je viens de pouvoir dire tout haut ce que nous avons dit tout bas pendant dix ans. Le bruit de la querelle est allé jusqu’à toi, n’est-ce pas ? et tu as vu le bel accueil que l’on a fait à nos pauvres chères pensées. Ah ! les malheureux enfants, qui vivaient sainement en pleine Provence, sous le large soleil, et qui couvaient une telle folie et une telle mauvaise foi !

Car — tu l’ignorais sans doute — je suis un homme de mauvaise foi. Le public a déjà commandé plusieurs douzaines de camisoles de force pour me conduire à Charenton. Je ne loue que mes parents et mes amis, je suis un idiot et un méchant, je cherche le scandale. Lis les quelques lettres qui terminent ce petit volume.

Ô mes pauvres chères pensées, que ne vous ai-je toujours cachées ! Nous étions heureux là-bas, je n’avais que faire de vous montrer ainsi dans votre sainte et belle nudité. Vous voilà souillées de la boue qu’on a jetée sur vous.

Cela fait pitié, mon ami, et cela est fort triste. L’histoire sera donc toujours la même ? Il faudra donc toujours parler comme les autres, ou se taire ? Te rappelles-tu nos longues conversations ? Nous disions que la moindre vérité nouvelle ne pouvait se montrer sans exciter des colères et des huées. Et voilà qu’on me siffle et qu’on m’injurie à mon tour.

Vous autres peintres, vous êtes bien plus irritables que nous autres écrivains. J’ai dit franchement mon avis sur les médiocres et les mauvais livres, et le monde littéraire a accepté mes arrêts sans trop se fâcher. Mais les artistes ont la peau plus tendre. Je n’ai pu poser le doigt sur eux sans qu’ils se mettent à crier de douleur. Il y a eu émeute. Certains bons garçons me plaignent et s’inquiètent des haines que je me suis attirées ; ils craignent, je crois, qu’on ne m’égorge dans quelque carrefour.

Et pourtant je n’ai dit que mon opinion, tout naïvement. Je crois avoir été bien moins révolutionnaire qu’un critique d’art de ma connaissance qui affirmait dernièrement à ses trois cent mille lecteurs que M. Baudry était le premier peintre de l’époque. Jamais je n’ai formulé une pareille monstruosité. Un instant, j’ai craint pour ce critique d’art, j’ai tremblé qu’on n’allât l’assassiner dans son lit pour le punir d’un tel excès de zèle. On m’apprend qu’il se porte à ravir. Moi, je suis plongé dans le plus profond étonnement.

Il paraît qu’il y a des services qu’on peut rendre et des vérités qu’on ne peut dire.

Nous avons tous deux, mon ami, des remerciements à faire à l’homme courageux et intelligent qui a hébergé pendant quelques jours nos pauvres chères pensées. Je veux parler de M. de Villemessant. Je ne trouverais sans doute jamais à Paris un second journal qui tolère ma façon de voir en matière artistique. M. de Villemessant seul a osé permettre ma liberté de paroles et d’allures. Il m’a maintenu tant qu’il l’a pu, contre la colère toute puissante du peuple, et, au dernier instant, lorsqu’on demandait mon abdication à grands cris, il a voulu que mon honneur fût sauf et il m’a encore accordé trois articles. Je vieillis, et j’éprouve le besoin de remercier M. de Villemessant de sa conduite digne et toute naturelle.

Donc, la campagne est finie, et, pour le public, je suis vaincu. On applaudit et on fait des gorges-chaudes.

Je n’ai pas voulu enlever son jouet à la foule, et je publie ce petit volume. Dans quinze jours, le bruit sera apaisé, il ne restera aux plus ardents qu’une idée vague de mes articles. C’est alors que, dans les esprits, je grandirai encore en ridicule et en mauvaise foi. Les pièces ne seront plus sous les yeux des rieurs, le vent aura emporté les feuilles volantes de l’Événement, et on me fera dire ce que je n’ai pas dit, on racontera de grosses bêtises que je n’ai jamais formulées. Je ne veux pas que cela soit, et c’est pourquoi je réunis dans cette brochure les articles que j’ai donnés à l’Événement sous le pseudonyme de Claude. Je souhaite que « Mon Salon » demeure ce qu’il est, ce que le public lui-même a voulu ce qu’il fût.

Ce sont là les pages maculées et déchirées d’une étude que je n’ai pu compléter. Je les donne pour ce qu’elles sont, des lambeaux d’analyse et de critique. Ce n’est pas une œuvre que je livre aux lecteurs, c’est en quelque sorte les pièces d’un procès.

L’histoire est excellente, mon ami. Pour rien au monde je ne voudrais anéantir ces feuillets ; ils ne valent pas grand chose en eux-mêmes, mais ils ont été, pour ainsi dire, la pierre de touche contre laquelle j’ai essayé le public. Nous savons maintenant combien nos pauvres chères pensées sont impopulaires.

Puis, il me plaît d’étaler une seconde fois mes idées. J’ai foi en elles, je sais que dans quelques années j’aurai raison pour tout le monde. Je ne crains pas qu’on me les jette à la face plus tard. Elles sont à moi, bien à moi, — et je le crie de toutes mes forces.

Et maintenant, mon ami, ne lis pas les pages qui suivent, car tu les connais : pendant dix ans nous les avons discutées ensemble. Le mieux, vois-tu, serait peut-être de retourner là-bas, sous le large ciel, et de vivre seul à seul, en compagnie de nos pauvres chères pensées.

ÉMILE ZOLA.

20 mai 1866. »

Zola Émile, « Le jury (suite) », L’Événement, 30 avril 1866 ; non repris par Zola Émile, Mon Salon augmenté d’une dédicace et d’un appendice, Paris, Librairie Centrale, 1866, 98 pages :

« M. Corot. Un artiste d’un grand talent. Je m’expliquerai sur lui plus tard. Il a été mou dans la défense des toiles qui auraient dû lui être sympathiques. Pour expliquer son attitude dans le jury, j’ai recours à une anecdote. C’était l’année dernière, on distribuait les médailles. Certains jurés s’extasiaient devant un paysage de M. Nazon, et se démenaient pour arracher sa voix à M. Corot. À la fin, celui-ci, fatigué : « Je suis un bon garçon, dit-il, donnons-lui une médaille, mais j’avoue que je ne comprends rien à ce tableau. »

[…] M. Daubigny. Je ne saurais trop le louer. Il s’est conduit en artiste et en homme de cœur. Lui seul a lutté contre certains de ses collègues, au nom de la vérité et de la justice.

« Ne refusons que les nuls et les médiocres, disait-il ; acceptons les tempéraments, tous ceux qui cherchent et qui travaillent. »

Belle parole, qui devrait être la seule loi de ce tribunal d’artistes jugeant des artistes.

Les efforts de M. Daubigny ont été paralysés, il a été battu dans chaque vote ; à deux ou trois reprises, il a parlé de se retirer, devant les incroyables décisions de ses collègues.

Un trait achèvera de peindre cette figure sympathique :

Son fils et sa fille ayant envoyé au Salon l’un des paysages et l’autre des fleurs, il s’est absenté pendant que le jury décidait du sort de ces tableaux. »

Zola Émile, « Les réalistes du Salon », L’Événement, 11 mai 1866 ; repris par Zola Émile, Mon Salon augmenté d’une dédicace et d’un appendice, Paris, Librairie Centrale, 1866, 98 pages, p. 55-56 :

« Voilà donc les quelques réalistes du Salon. Je puis en omettre ; mais, en tous cas, j’ai nommé et étudié les principaux. J’ai voulu simplement, je le répète, faire comprendre que je ne me parque dans aucune école, et que je demande uniquement à l’artiste d’être personnel et puissant.

J’ai tenu à être d’autant plus sévère que je craignais d’avoir été mal compris. Je n’ai aucune sympathie pour la charge du tempérament, — qu’on me passe ce mot, — et je n’accepte que les individualités vraiment individuelles et nettement accusées. Toute école me déplaît, car une école est la négation même de la liberté de création humaine. Dans une école, il y a un homme, le maître ; les disciples sont forcément des imitateurs.

Donc pas plus de réalisme que d’autre chose. De la vérité, si l’on veut, de la vie, mais surtout des chairs et des cœurs différents interprétant différemment la nature. La définition d’une œuvre d’art ne saurait être autre que celle-ci : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 36 :

« Cezanne ne se tenait pas de joie : « N… de D…, ne cessait-il de dire, comme il les arrange bien, tous ces merdeux ! » »

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 51-52 :

« Il a une grande joie, la dédicace qu’Émile Zola lui fait de Mon Salon, les articles de l’Événement réunis en brochure, après tout le tapage qu’ils ont mené et leur brusque arrêt dans les colonnes du journal. Ce sont ses causeries, il le sait, qui en grande partie ont inspiré toutes ces lignes qui pétillent de courage et de vérité. Il adore se battre. Il fait peur. Le jury ne l’a pas encore admis et ne l’admettra qu’une fois, par surprise, lorsque Guillemet lui fera recevoir son portrait, au Salon de 1882. On le bannit. Tant mieux. Il s’en exalte. Les pavés sentent la bataille. L’air a pour lui, autour du palais de l’Industrie, une odeur de poudre. Cette année, on vient de refuser, en même temps que son envoi, le Joueur de fifre, digne du Louvre, l’œuvre la plus solide peut-être d’Édouard Manet. Mais Courbet expose la Femme au perroquet et la Remise de chevreuils. On parle de lui donner la grande médaille. La génération qui monte trouve ces toiles moins puissantes, moins graves surtout que la Baigneuse ou la Curée, bien loin de l’Enterrement à Ornans. Millet, qu’elle aimait solide et gras, devient indécis et mou. Il n’y a plus là ce souffle de la terre qui emplissait les horizons de ses anciens paysages. Théodore Rousseau apparaît moins large, devient méticuleux. »

7 mai

Lettre de Manet à Zola.
Manet félicite Zola pour l’article qu’il lui a consacré dans sa série sur le Salon (« M. Manet », L’Événement, 7 mai 1866). Désirant le rencontrer, il lui donne rendez-vous au café de Bade, boulevard des Italiens, où il se trouve tous les jours de 5 heures 30 à 7 heures.

Becker Colette, « Lettres de Manet à Zola », p. 519-528, lettre n° 1 p. 520, dans Cachin Françoise, Moffett Charles S., Manet, catalogue d’exposition, Paris Galeries nationales du Grand Palais, 22 avril – 1er août 1983, New York, The Metropolitan Museum of Art, 10 septembre – 27 novembre 1983, Paris, éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1983.
Brady Patrick, « L’Œuvre » d’Émile Zola, Genève, Droz, 1968.

« Lundi 7 mai

Cher Monsieur Zola,

Je ne sais où vous trouver pour vous serrer la main et vous dire combien je suis heureux et fier d’être défendu par un homme de votre talent. Quel bel article ! Merci mille fois.

Votre avant-dernier article (« Le moment artistique ») était des plus remarquables et a fait un grand effet. J’aurais un avis à vous demander. Où pourrais-je vous rencontrer ? Si cela vous allait, je suis tous les jours au café de Bade de 5 1/2 à 7 h.

A bientôt, cher monsieur. Veuillez, je vous prie, agréer l’assurance de ma vive sympathie et me croire votre très obligé et reconnaissant. »

Cezanne présente Zola à Guillemet.

10 mai

Lettre d’Émilie Zola, Paris, à Émile Zola.

Walter Rodolphe, « Zola et ses amis à Bennecourt (1866). Appendice, lettres d’Émilie Zola à Émile Zola », Les Cahiers naturalistes, Paris, éditions Fasquelle, 1961, volume 7, nos 17-19, p. 33-35, lettre p. 33-34.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 119 :

La mère de Zola écrit à son fils Émile, qui se trouve quelque part dans la campagne normande depuis quelques jours, sans qu’elle connaisse les lieux. Elle transmet un « gros bonjour à M. Paul » (Cezanne), qui se trouve donc avec lui. Il s’agit de Bennecourt.

« Paris, 10 mai 1866.

Mon cher et bien aimé enfant,
Ta lettre que j’ai reçue ce matin m’a beaucoup tranquillisée, j’ai éprouvé une vive joie en te lisant. Je te vois d’ici respirant un bon air et éprouver le charme du village. Quant à la pêche d’aujourd’hui je te souhaite bonne et meilleure chance que celle au lapin dont tu n’as annoncé qu’une malheureuse queue sans même pouvoir la retrouver pour faire preuve de ta prouesse. […]
Sans connaître les lieux où tu es je te suis pas à pas ; je te vois tendant une amorce à un pauvre et innocent goujon, cependant très malicieux car il te rit au nez, te disant avec le flegme d’un anglais : « beau Parisien les normands sont plus rusés que toi, si tu veux manger nos frères va à la cuisine de ta mère ; quant à nous, nous restons chez nous, Adieu. » […]
Reviens-moi comme tu me le dis, bien portant et surtout avec une bonne mine. Que le soleil brûle ton teint, tu n’en seras que plus beau.
Mon Dieu combien je suis bavarde, je sais, tu le sais, lorsque je cause avec toi je n’ai jamais assez de temps, si je suivais mes pensées une rame de papier ne suffirait pas.
Après cet aveu je me tais en te disant à samedi, ou dans le cas contraire écris-moi.
Encore une chose, tu me dis le pays très fleuri, apporte moi donc quelques marguerites des champs.

Un gros bonjour à M. Paul et à toi mon Mimi les embrassements de ta bonne et affectionnée mère

Ve F. Zola

N.B. — Je ne t’écrirai pas sans que tu m’annonces un prolongement de séjour. Reviens bien portant, je prie Dieu pour que ce vœu s’accomplisse. »

Au moins à partir du 9 mai jusqu’à début août

Cezanne séjourne à plusieurs reprises à Gloton, hameau de Bennecourt, un village sur la rive droite de la Seine, en face de Bonnières, à environ dix kilomètres de Mantes en direction de Rouen. en compagnie de Zola, Chaillan, Baille et Valabrègue. C’est probablement Daubigny qui leur a indiqué ce village, situé au bord de la Seine en face de Bonnières-sur-Seine. A moins que ce soit  le peintre Antoine Guillemet, avec lequel il venait de se lier à Paris, qui lui ait recommandé cette villégiature. Guillemet était un ami de Pissarro et de Courbet ; il était élève de Corot et de Daubigny qui lui-même venait parfois peindre à Bennecourt.
Cezanne est installé à l’auberge du village, tenue par le père Dumont. Il entreprend des toiles de grandes dimensions, « de quatre à cinq mètres ». Zola lui expédie soixante francs de la part de Baille.

Lettre de madame Zola à son fils, 10 mai 1866, voir ci-dessus.
Walter Rodolphe, « Cezanne à Bennecourt », Gazette des beaux-arts, février 1962, p. 104. Lettres de Zola à Coste, 14 juin 1866 et 26 juillet 1866.
Émile Zola, correspondance, éditée sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire, Henri Mitterand, tome I : 1858-1867, 594 pages, Montréal et Paris, Les Presses de l’Université de Montréal-éditions du CNRS, 1978, lettres nos 150, 151, p. 450, 453.
Lettre de Cezanne à Zola, 30 juin 1866 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 119, 121.

Peut-être peint-il à cette époque Le Bac à Bonnières (R 96), mais il est aussi possible qu’il l’ait peint les années suivantes, jusqu’en 1869, lors d’un séjour qui n’est pas connu.

Walter Rodolphe, « Un vrai Cezanne : « La Vue de Bonnières » », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome LXI, 1133e livraison, 105e année, mai-juin 1963, p. 359-366.

L’auberge de la mère Gigoux :

Walter Rodolphe, « Émile Zola et Paul Cezanne à Bennecourt, en 1866 », tiré à part du Bulletin de la société Les Amis du Mantois, 1er mars 1961, p. 1-40, p. 12-19 et notes p. 38-39 :

« A) « LA COLONIE »

En ce qui concerne la colonie, outre les lettres déjà utilisées, nous aurons recours aux développements romancés des Contes et Nouvelles, dans la mesure où ceux-ci s’accordent avec le témoignage des lettres. L’Œuvre également pourra être citée, mais l’essentiel de nos documents est inédit et provient de Bonnières et de Bennecourt mêmes.

« La colonie » donc, dans la journée, vit « en canot » ; elle a « pour retraite des îles désertes, noires d’ombrages » (1) ; mais, à l’heure des repas et pour coucher, elle rejoint une auberge, celle de la « mère Gigoux » et de son époux, bien entendu (2).

a) La Mère et le Père Gigoux-Faucheur

Brave mère Gigoux, tous nos amis qui nous ont vu aux prises avec votre identification savent quel mal vous nous avez donné ! Aussi est-il juste que nous nous arrêtions à vous pour tenter de dérober au temps qui fuit votre ombre indécise que la présence, il y a près d’un siècle en votre auberge rustique, de quelques hommes de génie a sauvée de l’oubli où vous dormiriez sans eux.

Mais que disent nos textes ? Les lettres d’Émile Zola sont muettes de même que celles de sa mère. Celle de Cezanne (3), plus riche d’enseignements, n’est pas très explicite pour autant : « Impossible de se défaire du patron… Le beau-frère au patron est venu, donc un tas d’idiots. Dumont partira avec moi. » Le « patron » n’est pas un employeur du brave Paul, lequel ne travaille qu’à sa peinture, mais le patron d’une auberge où « la nourriture devient trop sobre et trychinante », si bien que le client condamné à ce régime s’inquiète : « Ils finiront par ne plus me donner à manger qu’avec belle face. »

Ce patron possède un « beau-frère » qui est ou bien le mari d’une de ses sœurs ou bien un frère de sa femme.

Le nom de « Dumont » ? Tout simplement la clé de notre problème, comme on le verra, alors que nous aurions pu penser tout d’abord qu’il s’agissait d’un collaborateur de Villemessant à L’Événement (4).

Ce même « patron » — et ici il faut bien avouer que la plume de Cezanne a été en la circonstance plus naturaliste que celle de Zola que le romantisme guettait chaque fois qu’il parlait de Bennecourt (5) — ce même patron devient dans La Rivière un « hôte bonhomme qui mettait toute son auberge à notre disposition.. Les clients étaient rares, il n’avait que quelques paysans, le dimanche ; aussi était-il enchanté de cette aubaine de Parisiens, dont la bande lui arrivait pour des semaines » (6). « Impossible de se défaire du patron », tel était bien l’avis de Cezanne.

Dans Une farce, l’hôte est abandonné au profit de l’hôtesse et l’auberge est vue avec davantage de réalisme : « C’est presque toujours un peintre qui, sa boîte aux épaules, tombe un beau jour dans une auberge borgne, qu’il invente pour la saison prochaine. Telle est l’histoire de l’auberge de la mère Gigoux, à Gloton, inventée par le peintre Bernicard », lequel a de fortes chances de représenter Paul Cezanne en personne (7).

Cette brave mère Gigoux régale nos bohèmes attablés d’une omelette et de pommes de terre frites et « apporte deux œufs sur le plat au retardataire », Planchet.

« Le soir, après le dîner, la société va s’étendre au fond de la cour » où une soirée et une nuit à la belle étoile s’organisent. Planchet, malade, doit garder le lit. Louise « lui a monté deux fois de la tisane », ce qui prouve que l’hôtel de la mère Gigoux ne se limitait tout de même pas à une cour hospitalière mais comportait une ou plusieurs chambres, à l’étage.

L’Œuvre ici apporte une précision intéressante, pour peu que l’on veuille bien admettre que les « Gigoux » du conte deviennent, toujours à Bennecourt, les « Faucheur » du roman : « Quelle joie que cette auberge de campagne, avec son petit commerce d’épicerie, sa grande salle qui sentait la lessive, sa vaste cour pleine de fumier, où barbotaient des canards ! » (8)… et où s’étendaient nos Aixois !

« — Hé, père Faucheur, nous venons déjeuner…

Déjà Christine avait suivi la mère Faucheur dans la basse-cour. »

Nous avions donc deux noms : Gigoux et Faucheur et une auberge-épicerie à Gloton-Bennecourt sous le Second Empire.

Une première enquête eut tôt fait de nous révéler que les noms, comme ceux des autres personnages, étaient tous deux forgés par Zola. Personne ne s’est jamais appelé ni Faucheur ni Gigoux, à Bennecourt, et aucun surnom de cette consonance ne nous est parvenu. Pourquoi Gigoux, pourquoi Faucheur ? Y avait-il dans la démarche ou l’allure de l’aubergiste quelque chose qui rappelait un homme fauchant ? Sortait-on « fauché » de chez lui ? La mère Gigoux, servait-elle de bons gigots, avait-elle la jambe bien faite, dansait-elle agréablement « la gigue », chère à Verlaine ? Mystère.

Une chose cependant demeurait : l’existence d’un ménage d’aubergistes-épiciers.

Ni le plus ancien cadastre de Bennecourt, établi en 1829, pas plus que le recensement du 15 avril 1851 — tous deux conservés dans d’excellentes conditions à la mairie — ne nous ont fourni de renseignement satisfaisant. Cependant très tôt des témoignages concordants nous apprenaient que l’actuelle boulangerie de Gloton avait été primitivement une boulangerie-auberge et cela au début de la IIIe République. Un examen attentif des lieux devait confirmer ces témoignages : derrière la boutique de la boulangerie se trouve effectivement une assez grande salle transformée pour les besoins de l’exploitation moderne, mais où de curieux élargissements en tablette de la cimaise devaient permettre autrefois de déposer une bouteille et des verres. Nous nous trouvions en présence de la « grande salle » des Faucheur-Gigoux.

Restait à dénicher ces derniers.

Le plus ancien boulanger-aubergiste dont le nom soit resté vivant est un certain Abel Hauchecorne. « Hauchecorne », nom naturaliste s’il en fut, puisqu’utilisé non seulement par Émile Zola dans Au bonheur des dames, mais également par Maupassant dans La Ficelle. Abel Hauchecorne était-il le père Gigoux ? Né à Limetz, à quelques kilomètres au nord-ouest de Gloton, en 1845, il était trop jeune, en 1866, pour constituer le modèle d’un « hôte bonhomme », et puis nulle part Zola ne parle d’un boulanger.

Ici notre enquête marquait le pas, lorsque deux sources de renseignements nous permirent simultanément de réaliser des progrès décisifs. Le 1er mars 1960, en effet, nous interrogions à Limetz M. Louis-Édouard Hauchecorne, né en 1875, et neveu d’Abel le boulanger. Or M. Hauchecorne se rappelle fort bien avoir couché à la boulangerie où son oncle était également hôtelier, et surtout il nous révéla qu’Abel avait pris la succession d’une certaine « Marienne Dumont », veuve, laquelle logeait, lorsque M. L.-É. Hauchecorne tout enfant venait à Gloton, derrière la boulangerie dans la maison ancienne faisait partie de la propriété et adossée à « la Charrière ». M. Charles Lecler, né à Gloton en 1873, confirma aussitôt ce témoignage.

Dès lors que nous tenions un nom, les vérifications d’état civil à la mairie à Bennecourt, grâce à l’obligeante compétence de Mme la Secrétaire, n’étaient plus qu’un travail de routine, d’autant plus qu’en ce même début de mars nous recevions coup sur coup de M. Anne, Maire de Bonnières, divers documents que celui-ci avait retrouvés en l’étude du notaire de Bonnières et que nous avons pu compléter par des investigations aux Hypothèques de Mantes, dont les registres ont été déposés entre temps aux Archives Hypothécaires de Versailles, ainsi que par un ancien titre de propriété mis à notre disposition par les consorts Masson.

Compte tenu de toutes ces sources de renseignements, dont nous indiquerons les principales en référence, nous avons pu dégager les faits suivants :

b) Louis-Joseph Dumont, Marie-Anne Rouvel et leurs proches

Le 23 juin 1823 naissait à Bennecourt, Louis-Joseph Dumont, fils légitime de Antoine Dumont, terrassier, et de Marie-Désirée Hémery. Louis-Joseph exerçait le métier de son père, lorsqu’il épousa le 30 septembre 1844, à 6 heures du soir, Marie-Anne Rouvel, couturière, née à Bennecourt, le 23 octobre 1822, fille légitime de Pierre-Vincent Rouvel, cultivateur, et d’Ursule Isard (9). Dumont-Rouvel, on a reconnu sans peine les noms de la lettre de Cezanne à Zola.

Le 26 juillet 1851, trois mois après le recensement d’avril 1851 ce qui explique le silence de ce dernier, Louis-Bénuni Hayet vendait à Louis-Joseph Dumont, passeur — il avait troqué la pelle contre la rame ― et à sa femme Marie-Anne Rouvel, par acte dressé par Me Courteaux, notaire à Bonnières (10), « une maison d’habitation sise à Gloton, comprenant trois bassiers (pièces de rez-de-chaussée), trois chambres dessus, et un grenier, toit à porcs, cour et jardin, tenant d’un côté Calvaire Levasseur, d’autre côté la ruelle (donc à droite et à gauche), d’un bout longeant le chemin de la Seine, d’autre bout la charrière de Gloton » (par conséquent devant et derrière).

C’était là une maison ancienne que Hayet tenait de son père décédé en 1788 et dans laquelle Marie-Anne Rouvel se retirera, comme nous l’avons noté plus haut.

Le prix de vente était fixé à 800 francs.

Le ménage Dumont-Rouvel ne se contenta pas de cet achat, mais, faisant preuve d’un bel esprit d’entreprise, il fit édifier en bordure de chemin qui longe la Seine, c’est-à-dire sur le devant, « une maison à usage de commerce » (11). Ce qui revient à dire que l’auberge de la mère Gigoux était une création récente lorsque nos amis vinrent y prendre la pension que l’on sait.

Le 13 avril 1862 Marie-Anne donnait naissance à un garçon Jules-Edmond, qu’elle aura la douleur de perdre le 25 juin 1863. Les actes (12) relatifs à cet enfant unique indiquent pour Louis-Joseph la profession de « cabaretier domicilié à Gloton ».

Il est tout à fait probable que ce « cabaretier » tenait les quelques produits qu’un épicier de campagne était susceptible de vendre sous le Second Empire.

À ce propos, voici une petite anecdote assez caractéristique et non sans rapport avec notre sujet. On se rappelle peut-être que, dans L’Œuvre, Christine achète chez les Faucheur « une livre de vermicelle » (13). Questionné à ce sujet, un de nos vieux témoins nous rit au nez, protestant que dans ce temps-là on ne trouvait pas de denrée aussi compliquée dans une épicerie. Nous reportant au manuscrit de L’Œuvre (14) nous y avons lu : « Christine était allée chez les Faucheur acheter un kilog. de sel » ! Sans commentaire…

Au printemps de 1866, Marie-Anne était dans sa quarante-quatrième année. Elle devait se montrer une hôtesse pleine d’entrain et mener rondement les affaires. Dans tous les cas, en 1871, le ménage estima qu’il pouvait s’accorder un repos bien gagné — peut-être aussi Louis-Joseph était-il fatigué — et l’on céda l’exploitation, le 7 juin, à Abel Hauchecorne, garçon boulanger :

« Moi Dumont Louis-Joseph, donne par le présent à bail à ferme pour dix-huit années consécutives… une maison à usage de marchand de vin, consistant en salle de billard, salle à manger à côté, cuisine sur le derrière, trois creux (sic) sur le derrière… une écurie et une remise pour voitures, séparée par la cour »… (15) « sa vaste cour pleine de fumier » de L’Œuvre (16).

Tout était prévu : ― le prix, « 550 francs que le dit preneur s’oblige à payer tous les trois mois », — les charges : « le dit preneur s’oblige par le présent de faire faire un four pour son usage… » — la garantie : « une pièce de terre contenant un acre, à Anvéville, canton de Doudeville, arrondissement d’Yvetot », sans compter qu’au « cas où le preneur ne ferait pas ses affaires, le dit bailleur reprendrait la dite maison », — les réserves : « une clef dans la porte cochère (sur la ruelle de gauche) pour puiser de l’eau au puits ».

Notre « hôte bonhomme » était un homme à précautions !

Voilà donc Abel Hauchecorne qui entreprend la construction du four de la première boulangerie de Bennecourt. Jusque-là les gens faisaient leur pain eux-mêmes, ou bien un boulanger des environs, de Gasny semble-t-il, venait les livrer, non sans déposer quelques miches à l’épicerie-auberge de la mère Dumont, pour les clientes de Gloton (17).

Mais le père Dumont ne devait pas jouir longtemps de sa jeune retraite, puisque le 21 juin 1872 déjà il décédait, à l’âge de quarante-neuf ans (18). L’inventaire de ses biens dressé par Me Pichon, notaire à Bonnières, les 10 août et 13 septembre 1872 montre qu’il s’était retiré dans quelques pièces et disposait d’un mobilier assez sommaire dont nous croyons devoir extraire quelques éléments particulièrement caractéristiques ; ils serviront en outre à mieux connaître des gens qu’Émile Zola et Cezanne ont beaucoup approchés :

« Dans la cuisine » : « Chenets en fonte, pelle et pincette, une vieille casserole, trois chandeliers, deux lampes, une petite lanterne à globe de verre… une cafetière en fer battu, table en chêne… un seau en bois, un coffre à laver, un battoir ». ― « Sa grande salle qui sentait la lessive » (16), dans L’Œuvre, avait dû être parfumée par les travaux qu’atteste la présence de ces derniers ustensiles.

Dans la salle à manger : « Un poêle bouillotte en fonte, une petite table ronde, un petit miroir, deux rideaux de croisée en calicot, un lit de fer, une robe, fichus, jupons, buffet chêne, un morceau de sucre, une armoire noyer, douze draps, bonnets de coton, trois chemises de drap à usage d’homme, trente chemises de toile à usage de femme, un foulard soie blanche, un châle laine noire, trois marmottes, un caraco en laine grise. »

Dans la chambre à l’étage tout serait à relever. Contentons-nous de « une toilette en noyer avec dessus marbre, un broc en zinc, une glace dans son cadre doré.

Jupons, robes, caraco, deux rideaux de croisée en calicot. Une pendule à colonnes en bois de palissandre, avec dessus de marbre. — Habits, chiffons, colifichets — bonnets à usage de femme.

Une paillasse, un matelas, un lit de plume, deux draps en toile (seulement ?)… une couchette en noyer, etc. »

Jupon, caraco, robe, bonnet, foulard, voilà que la mère Gigoux s’anime devant nous dans son univers de calicots, de pendules à colonnes et de glaces dans leurs cadres dorés !

Et au centre de l’inventaire, le trésor de ménage, estimé à lui seul 100 francs contre 5 francs, 12 francs, 80 francs, seuls chiffres rencontrés ici et là : « Un bateau de pêche avec accessoires, avirons, un filet de pêche, une boutique à poisson. »

« Notre aubergiste avait une barque un peu lourde, conte Zola (19), construite au Havre, je crois, et qui pouvait contenir cinq ou six personnes. Elle devait être solide pour résister aux terribles aventures qu’elle traversait… J’ignore si l’aubergiste se doutait des expériences que nous faisions subir à la solidité de sa barque, mais je me rappelle l’avoir vu, songeur et attendri devant elle, à des heures où il ne se croyait pas remarqué. Il se baissait, il l’examinait, la touchait d’un air de paternité inquiète. C’était un homme doux. Jamais il n’osa se plaindre. »

Veuve dans sa cinquantième année de son brave homme de mari, la mère Dumont vit à côté du ménage Hauchecorne, car Abel s’est marié à Limetz avec une cuisinière rencontrée à Vernon, Augustine-Nathalie-Maria Lesueur (20). Marie-Anne continue de participer à la vie de l’auberge et c’est à cette époque que notre témoin, M. Hauchecorne, l’a rencontrée. Il se souvient de sa présence, sans que sa mémoire — qui oserait s’en montrer surpris ? — puisse nous livrer autre chose qu’un nom. Habitant dans « la maison de derrière » elle descendait dans l’hôtel « pour donner un coup de main ». Il revoit l’enseigne qu’Abel avait conservée : « Marienne Dumont (il tient à cette graphie phonétique du prénom, adoptée pour des raisons commerciales ?). Restaurant. Noces. Banquets. Matelotes. Fritures. »

En 1874 meurt à Bennecourt le père de Marie-Anne, Pierre-Vincent Rouvel, à l’âge de soixante-dix-huit ans (21). Il était né le 6 Thermidor de l’An III de la République, de Jean-Pierre Rouvel et de Marie-Catherine-Victoire Giverni (sic). Étrange destinée que celle de ce vieillard — il comptait déjà 70 ans en 1866 — puisqu’il a été à la fois le modèle de Cezanne peignant « le père Rouvel le vieux » (22) et celui de Zola qui l’a utilisé dans L’Œuvre sous le nom de Poirette, père de Mme Faucheur, ce vieux paysan avec « ses yeux rapetissés de vieux loup », lequel loue à Claude et à Christine « une grande lanterne de maison » (23).

En 1882, le 15 octobre, à 9 heures du soir, s’éteint à son tour Marie-Anne Dumont, la mère Gigoux-Faucheur, à l’âge de soixante ans (24). La demande de concession temporaire, que nous avons sous les yeux en écrivant ces lignes, a été établie, d’une plume magnifique, par le frère de la défunte, Pierre-Vincent Rouvel, cinquante-trois ans, employé de chemin de fer de l’Ouest, qui avait également déclaré son décès (25). Ce cheminot a naturellement retenu notre attention, car nous avons aussitôt deviné en lui « le beau-frère au patron » de Cezanne (22).

C’était manifestement l’intellectuel de la famille. Né le 17 mai 1829, il se maria deux fois, d’abord à Victoire-Françoise Launay, dont il eut un fils, Charles, ensuite, en 1885, à Angélique-Henriette Dubois, « fabricante de chaînes ». Différentes pièces d’état civil aimablement recherchées par les services de la mairie du xviie et divers actes notariés à Bonnières, sans compter les registres de Bennecourt, nous ont permis de relever les adresses suivantes : 1872 et 74 ; rue Nollet n° 93 ; 1882, rue Truffaut, n° 100 ; 1885, rue Cardinet, n° 138 ; 1885 (après son deuxième mariage), rue Jacquemont, n° 18. Sa profession, « employé à la Compagnie de l’Ouest » se mue en 1885 en « préposé des douanes » ; à son décès, survenue le 15 juin 1899, à Paris, il est « retraité de la Compagnie de l’Ouest ».

Il revenait fréquemment à Bennecourt, où il est le témoin de tous les événements de sa famille qui ont laissé une trace écrite. Émile Zola l’a certainement bien connu ; dès 1866, l’expression « le beau-frère au patron » ne demandait de la part de Cezanne aucune précision supplémentaire ; or le père Dumont ne possédait comme beau-frère que celui-là. Nous croyons voir en lui un des modèles des cheminots de la Bête humaine. Pour obtenir davantage de précisions sur sa carrière, nous avons fait effectuer des recherches à la S.N.C.F. Souhaitons qu’elles aboutissent et permettent de préciser bientôt une source inexplorée d’un de nos grands romans.

La mère Dumont fut ensevelie dans le cimetière alors tout nouveau, puisque ses plans n’avaient été dressés qu’en 1874, qui se trouve sur la colline au-dessus de Bennecourt dans un site admirable ; sa concession temporaire fut le n° 56. Un élargissement de l’allée centrale a débordé sur sa tombe qui était la première de l’avant-dernière rangée de droite. Que l’on se rassure, aucune exhumation réaliste n’a violé le repos de la mère Gigoux laquelle repose toujours, croyons-nous, sous l’allée centrale du cimetière de Bennecourt.

Marie-Anne Dumont-Rouvel était morte en 1882, son mari dès 1872, son père en 1874. Ouvrons L’Œuvre écrite en 1885-86 : « Un vent meurtrier avait passé là : les Faucheur, le mari (Dumont), la femme (Marie-Anne), le père Poirette (Rouvel le vieux) étaient morts. » Croit-on vraiment qu’Émile Zola ne se soit plus intéressé à Bennecourt après 1871 ?

Le décès de la mère Dumont fut suivi d’une adjudication de ses biens faite par ses héritiers, dont procès-verbal fut dressé par Me Pichon, le 7 juin 1885. Nous y trouvons une description des lieux qui correspond à l’état actuel, hormis un revêtement grisâtre en imitation de pierre de taille qui paraît une « création » postérieure : « 1° Sur le devant : au rez-de-chaussée, une petite salle, une salle de billard, une petite boutique de boulanger, une chambre de farine et une cuisine.

― Au premier étage : 4 chambres, grenier dessus couvert en ardoises.

2° Sur le derrière : 2 cuisines, 2 chambres et grenier dessus, écurie et cellier couverts en tuiles, cour, jardin et autres dépendances… »

Précisons que la façade de la maison comporte de gauche à droite la devanture et la porte de la boulangerie, ainsi que la fenêtre de la « petite salle » ; à l’étage deux fenêtres, celles des deux chambres donnant sur le devant, les deux autres chambres ayant vue sur la cour. Soulignons également qu’en 1866, l’auberge de la mère Dumont était de création toute récente, sans aucun cachet d’« hostellerie » ancienne, genre dont nos villes et nos villages comptent de nos jours tant de plates imitations. Non, c’était une bonne auberge de campagne, assez coquette sans doute, mais avant tout naturelle, sans fausse rusticité à l’usage de Parisiens amateurs d’antiquailles.

Pour faire procéder à cette adjudication ont comparu :

1° Pierre-Vincent Rouvel, l’inévitable cheminot ;

2° Le frère du cabaretier, Jean-Charles Dumont, pêcheur et batelier, et son épouse, Adelaïde-Andrésine Bailly, demeurant à Juziers ;

3° Louis-François David, cultivateur et son épouse, nièce du cabaretier, Françoise-Appoline Dumont, demeurant à Gloton, agissant en leur nom personnel, et David comme mandataire spécial de Rosalie-Appoline Dumont, sa belle-sœur ;

4° Eugène Jolivet, cultivateur, et Geneviève-Désirée Dumont, son épouse, demeurant à Colombes (Seine).

Nous sommes persuadés que derrière les trois héritières nées Dumont, se cache Mélie, la bonne de Claude Lantier et de Christine, dans l’Œuvre, une « nièce des Faucheur », « la plus bête du département » (26).

L’identification étant peu flatteuse, nous ne l’avancerons que lorsque nous serons parvenus à une certitude absolue. De toute façon, ce n’est pas elle, mais Hauchecorne, nous venons de le voir, qui prit la succession des aubergistes ; Zola transpose lorsqu’il décrit : « l’auberge, tombée aux mains de cette oie de Mélie, devenait répugnante de saleté et de grossièreté » (26). La décadence de l’établissement fut sans doute réelle, mais ce fut Hauchecorne qui y présida.

Abel, en tout cas, devint adjudicataire de l’ensemble, en 1885, pour la somme de 8 300 francs. Fit-il de mauvaises affaires, ou bien fut-il victime d’un incendie, comme on me l’a indiqué ? Peut-être a-t-il été ruiné par la construction du pont, survenue en 1884 et qui, avec la disparition du bac, compromettait les intérêts de l’auberge. Ce qui est certain, c’est que, déclaré en faillite, il séjourne à la maison d’arrêt de Mantes, en 1888 (27), avant de quitter la région.

Nous voilà parvenus bien loin de 1866, mais notre descente dans le temps nous a paru indispensable pour jeter toute la lumière souhaitable sur le père et la mère « Gigoux-Faucheur » et sur leur auberge d’artistes. Voici d’ailleurs un dernier élément rigoureusement inédit lui aussi, qui servira de recoupement à notre identification.

[…]

II. La vie à Bennecourt

A) LA COLONIE

(1) É. Zola, Correspondance, lettre à Coste, 26 juillet, t. II, p. 284.
(2) É. Zola, Une farce, p. 529-536.
a) La Mère et le Père Gigoux-Faucheur
(3)     J. Rewald, Cezanne, Correspondance, 30 juin 1866, p. 95-96.
(4)   L’Événement, 19 avril 1866. Villemessant : « Nous sommes, Dumont et moi, deux vieux routiers. »
(5)   Romantisme dû, pour une bonne part, au recul du temps. À remarquer que La Rivière n’est pas une œuvre « de toute jeunesse », comme M. Le Blond l’a pensé (Contes et Nouvelles, t. II, p. 657-58), mais qu’elle a été écrite après l’installation à Médan (cf. ibid. t. I, p. 71-72 et p. 78), c.-à.-d. entre 1878 et 1880, première publication, Le Figaro, 18 octobre 1880.
(6)   É. Zola, La Rivière, p. 72.
(7)   É. Zola, Une farce, p. 532-533, p. 534 et 535.
(8)   É. Zola, L’Œuvre (Livre de poche), p. 190.
b) J. Dumont, A.-M. Rouvel
(9)   Registres d’état civil de Bennecourt, 1844. n° 44.
(10)  Hypothèques de Mantes (transférées à Versailles), 1851, vol. 302, n° 20. Cf. 1885, vol. 1012, n° 330.
(11)  Les matrices cadastrales de Bennecourt, parcelles 1275-76, enregistrent une « addition » en 1858 et une « augmentation » en 1866.
(12)  Reg. état civil. Bennecourt, 1862, n° 15 et 1863
(13)  É. Zola, L’Œuvre, p. 213.
(14)  Bibl. Nat. ms. Nouv. Acq. franc. 10.314, f° 292.
(15)  Bureau de l’Enregistrement de Bonnières, vol. 45, f° 123, 5 sept. 1871.
(16)  É. Zola, L’Œuvre, p. 190.
(17)  Ibid. p. 190 : « Le pain d’une telle dureté, qu’il dut lui couper des mouillettes », ce qui confirme l’absence d’une boulangerie sur place.
(18)  Registre d’état civil, Bennecourt, 1872, n° 31.
(19)  É. Zola, La Rivière, p. 74.
(20)  Registres de l’état civil de Limetz, 1870, n° 38, 27 octobre.
(21)  Registre d’état civil, Bennecourt, 1874, n° 10. 29 mars, et An III de la République, 1795.
(22)  Lettre de Cezanne à Zola analysée plus haut. Catalogue Venturi n° 17 [Tête de vieillard (le père Rouvel à Bennecourt), R 97].
(23)  É. Zola, L’Œuvre, p. 191-192 et p. 195.
(24)  Reg. état civil, Bennecourt, 1882, n° 32.
(25)   Lettre de Cezanne à Zola, 30 juin 1866, cf. plus haut.
(27)   Adjudication du 29 août 1888 à M. E.-J. Petit, boulanger.
(26)  É. Zola, L’Œuvre, p. 196 et p. 438. »

12 mai

Lettres d’Émilie Zola, Paris, à Émile Zola.
Émilie Zola écrit à nouveau à son fils Émile, toujours à Bennecourt, et en compagnie de M. Paul (Cezanne), à qui elle transmet « ses amitiés ».

Walter Rodolphe, « Zola et ses amis à Bennecourt (1866). Appendice, lettres d’Émilie Zola à Émile Zola », Les Cahiers naturalistes, Paris, éditions Fasquelle, 1961, volume 7, nos 17-19, p. 33-35, lettre p. 34-35.

« 12 mai 9 heures du matin.

Mon cher enfant,

Ta lettre m’est parvenue hier soir, je te réponds dans la crainte de ne pouvoir le faire cet après-midi attendu que je dois sortir.

Je t’approuve de rester deux jours de plus au bon air mais ce que je n’approuve pas c’est de t’exposer sur l’eau par le vent qu’il fait ; une petite barque est vite renversée ; j’aurais cependant aimé te voir ramer, rien ne m’étonne de tes ampoules, tes mains n’ayant jamais rien fait de rude.

Puisque tu trouves des nids, je voudrais bien que tu en découvres un de sansonnet ou de merle, ces deux oiseaux apprenant très bien à parler lorsque ce sont des mâles, je pourrais très bien me charger de leur éducation. À défaut apporte ton corbeau s’il ne doit pas trop t’embarrasser. […]

À lundi, tâche de passer un bon dimanche je souhaite pour toi du beau temps. Sois prudent dans tes courses. […]

Tu as fait erreur sur l’adresse de ta lettre tu as mis E. V. au lieu de Paris où tu te croyais peut-être.

Mes amitiés à M. Paul, […] »

14 juin

Lettre de Zola, « 142 boulevard du Mont Parnasse », à Numa Coste, datée « Paris, 14 juin 66 »
Zola annonce de Paris à Numa Coste qu’il part avec Baille retrouver Cezanne à Bennecourt.

Émile Zolacorrespondance, éditée sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire, Henri Mitterand, tome I : 1858-1867, 594 pages, Montréal et Paris, Les Presses de l’Université de Montréal-éditions du CNRS, 1978, lettre n° 150, p. 450-451.
Vente Autographes, ancienne collection de maître Lévy Oulmann, Argent-sur-Sauldre, maison de vente Jean Havin, 14 octobre 2015, lot n° 98

« Paris, 14 juin 66

Mon cher Coste,

Je n’ai que dix minutes pour vous répondre. Je pars sur-le champ à la campagne, où je vais retrouver Paul. Baille part avec moi, et nous resterons une semaine loin de Paris.
Je porte à Paul les quinze fr. que vous m’envoyez, et je lui ferai lire votre lettre. Nous ferons ensemble notre acte de contrition, nous reconnaîtrons notre culpabilité à votre égard. Voilà qui doit vous désarmer.

Voici maintenant les nouvelles.

Paul a été refusé, comme de juste, ainsi que Solari et tous ceux que vous connaissez. Ils se sont remis au travail, certains qu’ils ont dix ans devant eux avant de se faire accepter.
Valabrègue est ici. Il travaille, — lentement. Je crois que la maturité vient, et j’espère beaucoup en lui.
Quant à moi, j’aurais beaucoup à dire, si je voulais tout vous apprendre. J’ai quitté la librairie Hachette le 1er février et depuis cette époque je suis attaché à l’Événement pour une besogne régulière : la Revue des livres. J’ai fait en outre un Salon qui a beaucoup excité soulevé de grands cris. Je viens de recevoir mes articles en brochure, et je vous envoie un exemplaire de l’œuvre, ainsi qu’un exemplaire d’un volume que je viens également de publier [Mes Haines].
En somme, je me hâte, je travaille beaucoup. Je suis un impatient.
Je vais maintenant tenter le théâtre.

Voilà les choses en gros. Quant aux détails, je vous les dirai à votre retour dont vous ne me parlez point, mais qui ne peut beaucoup tarder. C’est un crime que de vivre loin de Paris en ces temps de fièvres et de luttes (souligné en rouge).

Je prierai Paul de vous écrire, mais je ne vous affirme pas qu’il le fera. Quant à Valabrègue, je ne le verrai que dans huit jours, lorsque je reviendrai. Il aura de vos nouvelles.

Pardonnez ma brièveté ! Je n’ai pas voulu rester coupable plus longtemps, et je tâcherai de gagner un pardon complet en vous écrivant plus souvent et plus longuement.
Mais surtout revenez vite.
Mille compliments de la part de tous.
à vous,

Emile Zola
142 boulevard du Mont Parnasse

J’attends d’ailleurs une lettre de vous qui me rappellera l’engagement que je prends.»

30 juin

Depuis Bennecourt, Lettre de Cezanne à Zola depuis Bennecourt.

Arrouye Jean (sous la direction de), Le Temps Cezanne, Paris-Provence, Paris, Les éditions Textuel, 1995, 144 pages, reproduction de deux pages de la lettre p. 128.
Lettre de Cezanne à Zola, 30 juin 1866 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 119-121 (deuxième page reproduite figure 15) :

« 30 juin 1866.

Mon cher Émile,

J’ai reçu les deux lettres que tu m’as adressées et où il y avait les soixante francs, dont je te remercie bien parce que je suis plus triste encore quand je n’ai pas le sou. Il ne se passe donc rien de drôle que tu ne me parles pas longtemps dans ta dernière lettre. — Impossible de se défaire du patron 1. Je ne sais trop quel jour je partirai, mais ce sera lundi ou mardi 2. J’ai peu travaillé, la fête de Gloton 3 a eu lieu dimanche passé le 24, et le beau-frère au patron est venu, donc un tas d’idiots. — Dumont partira avec moi.

Le tableau ne va pas trop mal, mais le temps est long à passer durant le jour ; il faudra que j’achète une boîte d’aquarelle pour travailler durant que je ne fais rien à mon tableau.

Je vais changer toutes les figures de mon tableau, j’ai déjà mis une pose différente à Delphin 4 comme un cheveu, il est comme ça, je crois que ça vaut mieux,

[Ici le dessin d’un homme activant le feu d’une forge, C1050.]

Je vais différer aussi les deux autres. J’ai ajouté un peu de nature morte à coté du tabouret un panier avec un linge bleu et quelques bouteilles vertes et noires 5. Si je pouvais y travailler plus longtemps ça irait assez vite, mais deux heures à peine par jour, ça sèche trop vite, c’est bien embêtant 6. ― Décidément il faudrait que ces gens là vous posent dans l’atelier. J’ai commencé un portrait en plein air du père Rouvel le vieux 7, qui ne vient pas trop mal, mais il faut le travailler encore, surtout les fonds et les vêtements, sur une toile de 40, un peu plus grand qu’une de 25 8. ― ― J’ai péché mardi soir avec Delphin et hier soir avec les mains dans les trous 9. J’en ai attrapé au moins plus de vingt hier dans un seul trou. J’en ai pris six, les uns après les autres, et une fois j’en ai pris trois d’un coup, un dans la droite et deux dans la gauche ; ils étaient assez beaux. C’est plus facile, tout ça, que la peinture, mais ça ne mène pas loin.

Mon cher ami, à bientôt et mes respects à Gabrielle 10 ainsi qu’à toi.

Paul Cezanne.

Remercie Baille de ma part, qui me sauve du besoin d’argent.

La nourriture devient trop sobre et [mot non lu ; trychinante transcrit par Rewald] ; ils finiront par ne plus me donner à manger qu’avec belle face. ―

Et bonjour à ta mère que j’oubliais, mille pipes. »

  1. Il s’agit du père Dumont qui, avec sa femme, née Rouvel (appelée « mère Gigoux » dans la nouvelle de Zola) tenait la petite épicerie et la seule auberge de l’endroit.
  2. Cezanne devait ajourner son départ, puisque le 26 juillet Zola annonça à Coste : « Il partira pour Aix prochainement, peut-être en août, peut-être à la fin de septembre seulement. Il y passera deux mois au plus. » En réalité, Cezanne allait rester jusqu’à la fin de l’année à Aix où Guillemet vint le rejoindre.
  3. Petite localité à plusieurs centaines de mètres seulement de Bennecourt. Pendant les années suivantes, Zola devait retourner encore à Bennecourt et à Gloton.
  4. Le jeune Delphin, alors âgé de quatorze ans, était le fils du forgeron J.-J. Calvaire-Levasseur chez lequel descendait Zola (et peut-être Cezanne) en 1868.
  5. Il n’est pas possible d’identifier ce tableau d’après ces indications ; il s’agit sans doute d’une œuvre détruite ou perdue.
  6. Puisque Delphin assistait son père dans la forge, il n’avait pas beaucoup de temps pour poser.
  7. Rouvel, âgé alors de soixante-dix ans, était le père de Mme Dumont, femme de l’aubergiste.
  8. Les mesures d’une toile de 40, figure, sont de 100 x 81 cm, celles d’une toile de 25, figure, sont de 81 x 65 cm. D’après la description de l’artiste il pourrait s’agir de la Tête de vieillard (Catalogue de Venturi n° 17) dont les vêtements et le fond sont précisément à l’état d’ébauches. Cependant cette toile ne mesure que 51 x 48 cm. Peut-être s’agit-il d’une partie de l’œuvre originale.
  9. Il s’agissait sans doute de crabes d’eau douce qu’on peut pêcher nuitamment dans des petites rivières lorsque, aveuglés par la lumière, ils se laissent prendre même à la main. On en trouve également et on les attrape ainsi dans les environs d’Aix.
  10. Gabrielle-Éléonore-Alexandrine Meley qui deviendra en 1870 Mme Émile Zola. Le romancier l’aurait connue vers 1863-1864 chez Cezanne, qui sera avec Marius Roux, Philippe Solari et Paul Alexis un des témoins de leur mariage.
Walter Rodolphe, « Émile Zola et Paul Cezanne à Bennecourt, en 1866 », tiré à part du Bulletin de la société Les Amis du Mantois, 1er mars 1961, p. 1-40, p. 12-19 et notes p. 38-39 :

« Pour le réconcilier avec le « tas d’idiots », il y a heureusement « Delphin », le modèle du peintre en même temps que le fidèle compagnon du pêcheur. Ce Delphin dont nous justifierons l’identification dans notre étude sur 1868, était un des fils du maréchal Calvaire Levasseur et déjà employé à la forge paternelle. Il faut donc que Cezanne attende la fin de la journée de travail pour l’utiliser comme modèle ou comme camarade. […]

Or, pour peindre Delphin et les « deux autres » figures, Cezanne ne dispose que de « deux heures par jour ». Pourquoi ? Parce que ses modèles travaillent durant la journée et qu’ils ne peuvent poser que le soir, une fois leur besogne accomplie, après le départ des clients, en attendant le coucher du soleil heureusement tardif au moment du solstice d’été. Car Delphin n’est pas représenté « bêchant » comme M. J. Rewald (6) l’a supposé, mais s’employant à activer le feu d’une forge, avec une sorte de pelle ou de fourche à deux dents : la fumée de la vapeur que l’on distingue parfaitement sur le croquis accompagnant la lettre à Zola et que M. Rewald a reproduit au n° 9 en même temps qu’une vingtaine de lignes du texte écrit, ne laissent aucun doute à ce sujet (7) [Delphin bêchant, C 150]. Un forgeron normand auquel nous avons soumis le dessin de Cezanne pense que Delphin pourrait bien aider à « ferrer » une roue : avec son outil il remonterait le feu autour du cercle de fer destiné à « châtrer » le bois de la roue ; une fois le cercle à point et mis en place autour de la roue, l’eau que contient la cruche, parfaitement discernable sur le dessin, servirait à refroidir le cercle pour obtenir une bonne cohésion de l’ensemble. En Normandie, ce travail, effectué ailleurs par le charron, revenait souvent au forgeron.

Pour les deux autres personnages nous pouvons dès lors supposer qu’il devait s’agir du maréchal-ferrant Jean-Jacques Calvaire-Levasseur lui-même et de son fils aîné qui travaillait également avec lui avant d’aller s’installer à son compte comme forgeron à Bonnières. […]

Populaire avec Delphin, l’art de Cezanne l’est également, par le modèle choisi, dans le « portrait en plein air » du « père Rouvel le vieux, qui ne vient pas trop mal » (14). Cette dernière appréciation expliquerait que le tableau n’ait pas connu le sort du précédent, si, comme nous l’admettrons après M. J. Rewald (14) et malgré des différences de mesure, la Tête de vieillard de Venturi (15) représente bien le père Rouvel. […]

(6)    Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Bernard Grasset éditeur, 1937, p. 96, parenthèse et note l, où J. Rewald précise que le tableau lui-même risque fort d’être détruit ou perdu.
(7)    Photocopie extrêmement précieuse pour nous, car elle constitue un témoignage de première main.
(14)  Lettre de Cezanne à Zola du 30 juin, Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Bernard Grasset éditeur, 1937, p. 96 et note 2.
(15)  Catalogue L. Venturi, n° 17. [Tête de vieillard (le père Rouvel à Bennecourt ?), R 97] »

Walter Rodolphe, « Cezanne à Bennecourt en 1866 », Gazette des beaux-arts, 6e période, tome LIX, 1117e livraison, 104e année, février 1962, p. 103-118, p. 112-113 :

« Populaire avec Delphin, l’art de Cezanne l’est également, par le modèle choisi, dans le « portrait en plein air » du « père Rouvel le vieux, qui ne vient pas trop mal ». Ce Rouvel — et non Roussel comme il est indiqué dans la Correspondance de Cezanne 23 — était certainement le père de Marie-Anne Rouvel, l’aubergiste, femme de Dumont, alias mère Gigoux. Il était âgé de soixante-dix ans en 1866 ; Zola l’a utilisé dans L’Œuvre sous le nom de « Poirette », père de Mme Faucheur 24.

L’affirmation : « (il) ne vient pas trop mal » expliquerait que le tableau n’ait pas connu le sort du précédent (lequel risque fort d’être détruit ou perdu), si nous admettons, avec M. J. Rewald, que la Tête de Vieillard (Venturi, n° 17) (fig. 9) représente bien le père Rouvel malgré des différences de mesure 25. « Il faut le travailler encore, souligne Cezanne, surtout le fond et les vêtements » ; or, vêtements et fond sont précisément à l’état d’ébauches dans la Tête de Vieillard, ce qui confirmerait l’identification. Nous étions prêt à reconnaître dans la tête burinée du vieillard, dont les traits et la chevelure blanche ne manquent pas de noblesse et chez qui les lourdes paupières baissées semblent abriter un rêve intérieur, le père Rouvel, dont malheureusement aucune photographie n’est parvenue jusqu’à nous. Ces paupières baissées nous avaient même rappelé, encore qu’elles soient assez fréquentes chez Cezanne, les « yeux rapetissés de vieux loup » du père Poirette dans L’Œuvre, où Zola semble attribuer à une attitude de roublardise, ce qui n’était peut-être dû qu’à une fatigue physique et que Cezanne interprétait clans un sens symbolique : la lassitude consentante au soir d’une vie de travail, la résignation confiante des simples, si proches encore de la nature et de ses inéluctables nécessités. Cependant, exposant le résultat de nos recherches devant un public local, nous avons eu la surprise d’apprendre que la description que nous avions donnée du portrait supposé du père Rouvel rappelait à deux personnes, Mme Levasseur et sa fille, Mme Binsfeld, un tableau sans cadre qu’elles avaient possédé jusqu’à une date relativement récente. Or, ces dames sont les descendantes directes du forgeron Calvaire Levasseur ; le tableau leur venait en droite ligne du frère de Delphin, Charles, maréchal à Bonnières 11 ; elles en ignoraient la signature et la valeur, mais elles assurent qu’il était hautement expressif, au point de faire peur à la fille, alors enfant, qui n’osait plus passer dans le couloir où il était déposé et d’où il a été retiré sans doute pour cette raison. Cela se passait vers 1928, à Courbevoie, et le mystérieux tableau, plus ou moins relégué dans des chambres de réserve, aurait accompagné ses propriétaires jusqu’à Rouen, où il aurait disparu dans les bombardements de la dernière guerre. L’homme qu’il représentait aurait porté une barbe blanche plus importante que celle de la Tête de Vieillard, semble-t-il. — Nous n’avons pu obtenir d’indications précises sur ses yeux : s’il faisait peur, il est assez vraisemblable qu’ils étaient ouverts. Interrogée sur les dimensions approximatives du tableau, Mme Levasseur a estimé qu’il devait mesurer 50 x 30 cm environ, sa fille le voyant nettement plus important, haut d’un mètre à peu près 26.

Était-ce là le portrait du « père Rouvel le vieux » ? Si la différence dans l’ampleur des barbes ne doit pas être considérée comme un obstacle insurmontable, — car là aussi il s’agit de souvenirs vieux de plus de 30 ans —, nous serions assez enclin à penser que nous avons affaire à deux versions d’une même œuvre. Éternel insatisfait, le peintre peut très bien avoir repris son portrait à plusieurs reprises, offrant, au fur et à mesure, à ses hôtes et à ses modèles des toiles que ceux-ci conservaient parfois…

(23)  J. Rewald, dans sa très précieuse Correspondance de Cezanne, op. cit., [1937] a lu « Roussel », nom beaucoup plus répandu en France que Rouvel ; mais à Bennecourt il n’y avait pas de Roussel, alors que les Rouvel sont une grande famille du lieu.
(24)  E. Zola, L’Œuvre, p. 155.
(25)  Cezanne écrit à Zola, dans sa lettre du 26 juillet, op. cit. : « sur une toile de quarante, un peu plus grande qu’une de 25 ». M. J. Rewald indique à ce propos (op. cit., p. 96, note 2 : « Les mesures d’une toile de quarante, figure, sont de 100 x 81 cm, celles d’une toile de vingt-cinq, figure, sont de 81 x 65 cm. D’après la description de l’artiste il pourrait s’agir de la Tête de Vieillard (Venturi n° 17) [Tête de vieillard (le père Rouvel à Bennecourt ?), R 97] dont les vêtements et le fond sont précisément à l’état d’ébauches. Cependant cette toile ne mesure que 5I x 48 cm. Peut-être s’agit-il d’une partie de l’œuvre originale ? »
(26)  Nous tenons à souligner que nous n’avons ni sollicité ni orienté ce témoignage, nous contentant d’interroger Mmes Levasseur et Binsfeld sur leurs souvenirs, après la révélation spontanée qu’elles nous avaient faite de leur impression concernant le tableau du vieux Rouvel. C’est ainsi que nous ne leur avons pas soumis la reproduction du portrait dans le cat. Venturi, ni indiqué les mesures. »

24 juillet

Lettre de F.[rancisco] Oller, Humacao (Puerto Rico), à Pissarro, datée.
Il « cerre la main à Zola » et dit « Bien de choses à Julie et les enfants à Cezanne et Guillemet je ne les oublis pas et je vous aime tous dans la pâte et par grandes masse ».

Lettre de F. Oller à Pissarro, datée « Humacao, ce 24 Juiliet 1866 » ; vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 137 4°.

Enveloppe :

« Mr Camille Pissarro
artiste = peintre.
[papier déchiré] Boulevard Rochechouard
Paris. »

Cachet de la poste : « Paris R. Bonaparte 7E 21 août 66 ».

« Humacao, ce 24 Juiliet 1866

Mon cher Camille, j’ai reçu ta letre et
les journaux, tu m’as fait un grand plaisir
j’avais faim ou soif, comme tu voudras de
ta lettre et des journaux, c’est bien tapé, cerre
la main à Zola pour moi, ah que vous
êtes heureux, je m’emmerde ici et avec
cela je n’ai rien gagné, je n’ai pas des
nouvelles d’Alphonsine il y a bien longtemps
je lui ai envoyer 200 francs [mot illisible]
depuis que je suis ici, je n’ai rien gagner
et mes deux beaux-frère auxquelles j’au =
ras pu m’adresser avec toutes les [mot illisible]
du courrier sont ruinés, il ne me man =
que rien chez eux mais je n’ose leur
demander de l’argent pour la même rai =
son que c’est pour envoyer, en fait tu
sais ce que c’est que tout cela.
Je t’écris à la hâte parce que je ne veux
pas perdre cette occasion, je viens d’écrire
à Mr Martin pour qu’il te remetre
les tableaux pour le metre chez Cadart
mais ne te fache pas avec lui par ce
que je n’ai pas une autre personne
qui se charge de mes affaire la = bas
il faut vernir les tableaux pour les
exposer, chez Cadart il y a encore
deux tableaux, deux têtes Bascaran
et Coralie que je ne voudrai pas perdre
………………………………
Bien de choses à Julie et les enfants
à Cezanne et Guillemet je ne les oublis
pas et je vous aime tous dans la pâte
et par grandes masse
tout à toi de cœur

F. Oller

mon adresse toujours
la même à Pto = Rico. »

26 juillet

Lettre de Zola à Numa Coste, Paris, 26 juillet 1866.

Émile Zola, correspondance, éditée sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire, Henri Mitterand, tome I : 1858-1867, 594 pages, Montréal et Paris, Les Presses de l’Université de Montréal-éditions du CNRS, 1978, lettre n° 151, p. 452-454.

« Votre dernière est arrivée chez ma mère comme j’étais encore à la campagne. Mais vous vous trompez, lorsque vous imaginez que nous nous contentons de Fontenay-aux Roses. Il nous faut plus d’air et de liberté. Nous avons, à seize lieues de Paris, une contrée inconnue encore aux Parisiens, et nous y avons établi notre petite colonie. Notre désert est traversé par la Seine ; nous y vivons en canot ; nous avons pour retraite des îles désertes, noires d’ombrages. Vous voyez combien vous êtes en retard en songeant encore aux misérables bosquets, maigres, efflanqués de la mère Cense [cabaret de la « mère Sens », entre Fontenay-aux Roses et Robinson].

Il y a trois jours, j’étais encore à Bennecourt avec Cezanne et Valabrègue. Ils y sont restés tous deux et ne reviendront qu’au commencement du mois prochain. L’endroit, je vous l’ai dit, est une véritable colonie. Nous y avons traîné Baille et Chaillan ; nous vous y traînerons à votre tour.

Procédons méthodiquement.

Baille est parti pour Aix samedi dernier. Il reviendra le 2 ou 3 octobre. Il a achevé, pour la librairie Hachette, un volume de physique dont je crois vous avoir parlé. L’œuvre paraîtra vers la fin de l’année. [Baille J.-B., L’Électricité, Paris, Hachette, 1868, 344 pages]

Et d’un.

Cezanne travaille ; il s’affirme de plus en plus dans la voie originale où sa nature l’a poussé. J’espère beaucoup en lui. D’ailleurs, nous comptons qu’il sera refusé pendant dix ans. Il cherche en ce moment à faire des œuvres, de grandes œuvres, des toiles de quatre à cinq mètres. Il partira pour Aix prochainement, peut-être en août, peut-être à la fin de septembre seulement. Il y passera deux mois au plus.

Et de deux.

Valabrègue est ici depuis le mois de mars. Il a perdu beaucoup de sa jeunesse, et je crois pouvoir répondre de lui maintenant. Il n’a point à se presser, et je l’approuve de ne vouloir publier une première œuvre qu’à vingt-cinq ans au plus tôt. Il observe et il étudie. — Il part pour Aix dans huit jours et y passera deux mois.

Et de trois.

Il me reste à vous parler de moi. Je vous ai envoyé mes deux dernières publications : vous savez donc ce que j’ai fait depuis votre départ. En outre, je ne suis plus chez Hachette depuis le 1er février, époque à laquelle je suis entré à L’Événement. Je fais dans le journal la bibliographie, d’une façon fixe, aux appointements de cinq cents francs par mois. Ajoutez à cela une correspondance hebdomadaire que j’envoie au Salut public, et qui m’est payée cent francs. Voilà mon bilan, et mes occupations ordinaires. De plus, j’ai commencé un livre de haute critique : « L’œuvre d’art devant la critique », que je publierai sans doute vers novembre [?]. Je compte enfin donner dans deux ou trois mois un roman à L’Événement [« Le Vœu d’une morte », L’Événement, 11-26 septembre 1866]. Vous voyez que le travail ne manque pas. Dieu merci, la paresse se porte également fort bien.

Je n’habite plus la rue de l’École-de-Médecine. Je suis maintenant avec ma femme rue de Vaugirard, n° 10, à côté de l’Odéon. Nous avons là tout un appartement, salle à manger, chambre à coucher, salon, cuisine, chambre d’ami, terrasse. C’est un palais véritable dont nous vous ouvrirons largement les portes dès votre retour.

En somme, je suis satisfait du chemin parcouru. Mais je suis un impatient, et je voudrais marcher encore plus vite. Puis, vous ne sauriez croire combien on est sujet à des lassitudes subites dans le rude métier que je fais. J’ai presque un article à faire par jour. Il me faut lire ou du moins parcourir, les ouvrages de tous les imbéciles contemporains. Je ne me repose qu’en travaillant un peu à mes livres.

Alexandrine engraisse, moi je maigris un peu.

Et de quatre, et de cinq. »

Dans deux nouvelles, La Rivière et Une farce, ou bohème en villégiature, Zola décrit l’atmosphère des réunions à Bennecourt, où les discussions étaient vives entre écrivains et poètes, partisans du romantisme, et les peintres qui défendaient le réalisme. Zola contemplait alors et avait déjà commencé « un livre de haute critique : « L’Œuvre d’art devant la critique », qu’il n’a jamais terminé et dont rien ne subsiste. Parmi les estivants, il y avait, outre Cezanne, Zola et Gabrielle Meley, sa future femme, ainsi que Guillemet, encore plusieurs Aixois comme Solari probablement avec sa maîtresse, Chaillan, Valabrègue, etc.

Zola, « Dans l’herbe »Le Figaro, 26e année, 3e série, n° 292, lundi 18 octobre 1880, p. 1 ; repris par Zola Émile, « La rivière », Le Capitaine Burle. Comment on meurt – Pour une nuit d’amour – Aux champs – La fête à Coqueville – L’Inondation, Paris, G. Charpentier, 1883 (paru en novembre 1882), 310 pages, « La rivière », p. 218-230 :

« II

C’était un hameau, éloigné du chemin de fer, ce qui expliquait son isolement. Les maisons s’en allaient à la débandade sur une berge élevée ; pourtant, lors des grandes crues, il arrivait parfois que la rivière entrait chez les habitants, et ils en étaient réduits à se visiter en barque. L’été, on descendait à la Seine par un talus gazonné où se croisaient des sentiers. Nous avions trouvé là un hôte bonhomme qui mettait toute son auberge à notre disposition. Les clients étaient rares, il n’avait que quelques paysans, le dimanche ; aussi était-il enchanté de cette aubaine de Parisiens, dont la bande lui arrivait pour des semaines.

Pendant trois ans, nous fûmes les rois de la contrée. L’auberge était petite ; quand nous tombions une douzaine, il fallait chercher des chambres dans le village. J’avais choisi pour moi une chambre chez le maréchal-ferrant. J’ai toujours devant les yeux cette vaste pièce, avec son armoire de chêne colossale, ses murs blanchis à la chaux où étaient collées des images, sa cheminée de plâtre sur laquelle s’étalait tout un luxe de paysan, des fleurs en papier sous verre, des boîtes dorées, gagnées dans les foires, des coquillages rapportés du Havre. Il fallait une échelle pour monter sur le lit. La pièce sentait le linge frais, la dernière lessive dont l’armoire était pleine.

C’était la chambre de sa fille ainée que le maréchal me cédait, et des jupes d’indienne, des corsages de toile pendaient encore à des clous. La bande me plaisantait, en disant que je dormais là en plein dans les jupons. Le fait est que toute cette garde-robe de paysanne me troublait un peu. J’avais parfois la curiosité de visiter l’armoire et d’examiner les effets pendus. Quelle gaillarde ! les ceintures de ces robes n’étaient pas trop étroites pour moi, et deux Parisiennes auraient dansé dans un de ces corsages. Un soir, je découvris un corset, derrière une pile de serviettes ; je fus stupéfait, c’était une vraie armure, une cuirasse bardée de baleines, grande à y mettre le torse de la Vénus de MiIo. D’ailleurs, la seconde année de notre séjour, la belle Ernestine épousa un boucher de Poissy.

À quatre heures, le matin, des hirondelles qui avaient fait leur nid en haut de la cheminée, me réveillaient par un bavardage aigu. Pourtant, je me rendormais mais, vers six heures, j’entrais dans un branle assourdissant. En bas, le maréchal se mettait la besogne. Ma chambre était juste au-dessus de la forge. Le soufflet ronflait avec une violence de tempête, les marteaux tombaient en cadence sur l’enclume, toute la maison sautait à cette musique. Mon lit, les premiers matins, me sembla secoué si rudement, que je dus me lever ; puis, je m’habituai, et, quand j’étais très las, les marteaux finissaient par me bercer.

III

Nous ne venions que pour la Seine et nous y passions nos journées. En trois ans, nous ne fîmes pas une promenade à pied ; tandis qu’il n’était point d’île, de petit bras, de baie que nous ne connussions. Les arbres du bord étaient devenus nos amis ; nous aurions dit le nombre des roches, nous étions chez nous à une lieue, en amont et en aval. Aujourd’hui, lorsque je ferme les yeux, ce bout de Seine se déroule encore, avec ses rideaux de peupliers, ses berges toutes fleuries de grandes fleurs bleues et violettes, ses îles désertes aux herbes géantes.

Notre aubergiste avait une barque, un peu lourde, construite au Havre, je crois, et qui pouvait contenir cinq ou six personnes. Elle devait être solide, pour résister aux terribles aventures qu’elle traversait. Nous la poussions contre les berges, sans ménagement aucun ; nous passions par-dessus les arbres tombés, nous l’enfoncions dans le sable, et si profondément, que nous devions nous mettre à l’eau, les jambes nues, afin de l’en tirer. Elle se contentait de craquer, ce qui nous faisait rire. Parfois, cédant à une pensée malfaisante, voulant l’éprouver, disions-nous, nous la jetions sur de grosses pierres, d’un violent coup de rames. Nous tombions à la renverse, tant le choc était rude ; elle, entamée, avait une plainte sourde, et nous étions enchantés.

J’ignore si l’aubergiste se doutait des expériences que nous faisions subir à la solidité de sa barque ; mais je me rappelle l’avoir vu, songeur et attendri devant elle, à des heures où il ne se croyait pas remarqué. Il se baissait, il l’examinait, la touchait d’un air de paternité inquiète. C’était un homme doux. Jamais il n’osa se plaindre.

IV

Puis, nous nous calmions, nous goûtions le charme profond de la rivière.

Les deux rives s’écartent ; la nappe d’eau s’élargit en un vaste bassin ; et, là, trois îles se présentent de front au courant. La première, à gauche, très longue, descend à près d’une demi-lieue ; la seconde ménage un bras de trois cents mètres au plus ; et, quant à la troisième, elle n’est qu’une butte de gazon, couverte de grands arbres. Derrière, d’autres touffes de verdure, d’autres petites îles, s’en vont à la débandade, coupées par des bras étroits de rivière. Sur la gauche du fleuve, des plaines cultivées s’étendent ; sur la droite, se dresse un coteau, planté au sommet d’un bois chevelu.

Nous remontions le courant, longeant les berges, pour éviter la fatigue ; puis, quand nous étions en haut du bassin, nous prenions le milieu et nous laissions aller notre barque à la dérive. Elle descendait lentement d’elle-même, sans un bruit. Nous, étendus sur les bancs, nous causions, pris de paresse. Mais, chaque fois que la barque arrivait en vue des îles, par les temps calmes, la conversation tombait, un recueillement invincible nous envahissait peu à peu.

En face, au-dessus de l’eau blanche, les trois îles se présentaient sur une même ligne, avec leurs pointes arrondies, leurs proues énormes de verdures. C’étaient, sur le couchant empourpré, trois bouquets d’arbres, au jet puissant, aux cimes vertes, endormies dans l’air. On aurait dit trois navires à l’ancre, trois Léviathans, dont les mâtures se seraient miraculeusement couvertes de feuillages. Et, dans la nappe d’eau, dans le miroir d’argent qui s’étendait, démesuré, sans une ride, les îles se reflétaient, enfonçant leurs arbres, prolongeant leurs rives. Une sérénité, une majesté, venaient de ces deux azurs, le ciel et le fleuve, où le sommeil des arbres était si pur. Le soir surtout, quand pas une feuille ne remuait, quand la nappe d’eau prenait le poli bleuâtre de l’acier, le spectacle s’élargissait encore et faisait rêver d’infini.

Nous descendions toujours, nous entrions dans un bras de rivière, entre les îles. Alors, c’était un charme plus intime. Les arbres, aux deux bords, se penchaient, changeaient la rivière en une grande allée de jardin. Sur nos têtes, il n’y avait plus qu’une bande de ciel ; tandis que, devant nous, au loin, s’ouvrait une échappée de Seine, un courant qui fuyait avec un froissement continu d’écailles d’argent, des coteaux boisés, le clocher perdu d’un village. Dans les îles, après la fenaison, des prairies déroulaient un velours tendre, coupé des rayons obliques du soleil. Un martin-pêcheur jetait un cri, mettait au-dessus de l’eau l’éclair rose et vert de son vol. En haut des arbres, des ramiers roucoulaient. C’était une paix souveraine, une fraîcheur délicieuse, l’impression grande et forte d’un parc séculaire, où de puissantes dames, anciennement, auraient aimé.

Puis, nous nous engagions dans un des petits bras ; et, là, nous trouvions une joie encore. Le maniement des rames devenait impossible. Il fallait s’abandonner et se servir de la gaffe, dans les endroits difficiles. Les murs des arbres s’étaient resserrés, les cimes se rejoignaient, on filait sous une voûte, sans apercevoir un coin de ciel. Des saules centenaires, à moitié déracinés par le courant, montraient l’emmêlement de leurs racines, pareilles à des nœuds de couleuvres ; leurs troncs semblaient pourris, se penchaient, dans des attitudes tragiques de noyés, retenus par les cheveux ; et, de ce bois crevassé, livide, sali des écumes du flot, toute une jeunesse de frêles tiges et de feuilles délicates s’épanouissait, montait, retombait en pluie. Nous devions, en passant, baisser la tête, le front caressé par les branches.

D’autres fois, nous filions au milieu des plantes d’eau ; les nénuphars étalaient leurs épaisses feuilles rondes, nageant comme des échines de grenouilles, et nous arrachions leurs fleurs jaunes, si charnues et si fades, ouvertes la surface ainsi que des yeux de carpes curieuses. Il y avait encore d’autres fleurs, dont nous ignorions les noms ; une surtout, une petite fleur violette, d’une finesse exquise.

Mais la barque descendait toujours, au milieu du frôlement prolongé des plantes. À chaque instant, elle devait tourner, pour suivre les coudes du petit bras. Et c’était une émotion, car on n’était jamais certain de pouvoir passer. Souvent un banc de sable se présentait. Aussi quel triomphe, quand nous débouchions sans encombre dans un grand bras, en laissant derrière nous l’étroit passage, comme un de ces sentiers des bois, à peine frayés, où l’on a dû se couler un à un, et dont les buissons d’eux-mêmes se referment !

V

Que de belles matinées passées ainsi sur la rivière ! Le matin, une buée légère se dégageait de l’eau. On aurait dit des mousselines qui s’envolaient, en accrochant des lambeaux de leur fin tissu aux arbres de la rive. Les peupliers semblaient tout vêtus de blanc. Puis, quand le soleil se levait, leur robe tombait mollement comme une robe de mariée, au jour des noces ; ils fumaient un instant dans l’air, et luisaient, avec un petit frisson de leurs feuilles.

Nous aimions ces matinées de blanches vapeurs, nous allions sur l’eau voir le soleil grandir. Autour de nous, la rivière exhalait une haleine laiteuse. Brusquement, un rayon jaillissait, une trouée d’or empourprait le brouillard. Pendant quelques minutes, les tons les plus délicats, le rose pâle, le bleu tendre, le violet adouci d’une pointe de laque, se fondaient dans l’air vague. Puis, c’était comme si un coup de vent avait passé. Les vapeurs s’en étaient allées, la rivière, très bleue, se pailletait d’étincelles, sous le soleil triomphant.

La nuit, les nuits de lune surtout, nous aimions également nous rendre à un village voisin, en amont, et revenir tard, vers minuit, au fil du courant. La barque descendait très lente, dans le grand silence. Au ciel d’un bleu éteint, la lune pleine montait, jetant, sur la nappe élargie, son éventail d’argent. On ne distinguait rien autre, les deux rives, avec leurs champs et leurs coteaux, étaient comme deux masses d’ombre, entre lesquelles la coulée du fleuve passait toute blanche. Cependant, de ces campagnes qu’on ne voyait pas, montaient par moments des voix lointaines, le cri d’une chouette, le coassement d’une grenouille, le large frisson des cultures endormies. Et nous regardions la lune danser dans le sillage de notre barque, nous laissions pendre nos mains brûlantes dans l’eau fraîche.

Quand je revenais à Paris, je gardais longtemps en moi le balancement du canot. La nuit, je rêvais que je ramais, qu’une barque noire m’emportait à la dérive, au fond de l’ombre. C’étaient des retours pleins de tristesse. Le pavé des rues m’exaspérait, et, lorsque je passais les ponts, je jetais sur la Seine un regard d’amant jaloux. Puis, la vie recommençait, il fallait bien vivre. Ma besogne me reprenait tout entier, je rentrais dans le grand combat. […] »

Zola Émile, « Le Parisien en villégiature et à la campagne », Le Messager de l’Europe, en russe, novembre 1877 ; repris par Zola Émile, « Une farce », Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, sous la direction d’Albert de la Nocée, deuxième série, Bruxelles, Messageries de la Presse, et Paris, Librairie universelle, 1888, p. 3-7 :

« Le soir, après le dîner, la société va s’étendre sur deux bottes de paille, que la mère Gigoux a eu la générosité d’étaler au fond de la cour. C’est l’heure des théories, des discussions furibondes qui durent jusqu’à minuit et qui tiennent éveillés les paysans tremblants. On fume des pipes, en regardant la lune. On se traite d’idiot et de crétin, pour la moindre divergence d’opinion. Ce qui enflamme surtout les querelles, c’est que Laquerrière, le poète, défend le romantisme, tandis que les peintres Bernicard et Charlot sont des réalistes enragés. Les deux femmes, très au courant des questions que l’on discute, portent, elles aussi, des jugements carrés. On exécute les hommes connus, on se grise de l’espoir de renverser prochainement tout ce qui existe, pour révéler un nouvel art, dont on sera les prophètes. Ces jeunes gens, sur cette paille, au milieu de la nuit calme, font la conquête du monde. »

31 juillet ou 1er août ?

Lettre de Guillemet à Zola, Le Guildo, 31 [juillet 1866] ;Antoine Guillemet souhaite que Zola et Cezanne le rejoignent au Guildo, Créhen, en Bretagne.

Baligand Renée, « Lettres inédites d’Antoine Guillemet à Émile Zola (1866-1870) », Les Cahiers naturalistes, Paris, Éditions Grasset-Fasquelle et Société littéraire des Amis d’Émile Zola, 23e année, 1978, n° 52, p. 173-205, lettre p. 184-186

« Mercredi 31

Mon cher Zola,

Le pauvre paysagiste perdu dans le pays de Bretagne prend la liberté de vous écrire sûr qu’il est que la lettre vous arrivera. Il me semble que depuis des mois, je n’ai vu d’amis ni entendu parler peinture. Je vais donc vous demander, si toutefois vous en avez le temps, dix lignes dans lesquelles il ne sera question que de vous, de Paul [Cezanne] et de Pissarro, un mot sur Philippe [Solari] et des nouvelles de votre dame. Je serai content et me croirai pour un moment auprès de vous. La campagne a beau être belle et la nature notre mère à tous, au bout de peu de temps et livré à ses propres forces on se sent triste et seul.

J’ai eu l’envie d’écrire à Paul mais qui sait où il est maintenant et s’il aurait pensé à me répondre ?

[…] L’art est-il toujours un sacerdoce et le grand tableau de Paul est-il bien venu, avez-vous été voir Pissarro — est-il raffermi dans ses croyances du beau et du vrai ?

Quant à moi, j’ai fait le tour de la Bretagne, un splendide voyage, trop beau pour un peintre. La beauté des sites, leur multiplicité n’aident pas à la production, rien ne vaut Montmartre et la seule chose raisonnable que Proudhon ait dite dans son livre de l’art est que le peintre doit choisir un pays et y rester [Proud’hon P. J., Du principe de l’art et de sa destination sociale, Paris, Garnier Frères, 1865.]. Là est un des motifs de la force de Courbet. J’ai donc vu des choses superbes mais peu travaillé. Je compte rester quelque temps dans le trou que j’ai déterré et y faire quelques pochades pour le Salon. Mais je me sens gêné, les motifs sont si beaux que je n’ose y toucher. L’an prochain, je compte louer quelque chose du côté de Bonnières et y travailler sérieusement.

Voilà la chose, je pense que vous vous portez bien, vous et votre dame, que votre terrasse est superbe et que le soir vous y fumez des pipes avec Philippe qui doit faire sa figure dans la pâte.

Que fait Paul, à quelle époque compte-t-il aller à Aix ? Si le temps ne vous manquait pas, venez nous voir ici. Votre dame se baignera et pêchera la crevette. Une huitaine est peu de chose, en vous arrangeant avec un remplaçant vous pourriez venir — on part à 8 h du soir, à 8 h du matin on est arrivé. J’espère en vous, vous viendriez avec Paul. Si vous me faites la charité d’un petit mot vous me direz tout cela. Si Paul voulait m’écrire par dessus le marché, je serais riche. Pardon de mon bavardage. Il y a si longtemps que je n’ai rien dit à personne. Ma femme et moi vous faisons mille compliments à vous deux, à Paul et à tous les amis. Paron et merci de votre réponse car j’y compte.

Tout à vous de cœur.

A. Guillemet

Avez-vous revu Manet ?

chez M. Dagorne, au Guildo en Créhen par Plancoët »

Renée Baligand date la lettre du mercredi 31 juillet 1867. Elle paraît plutôt dater de 1866, du mardi 31 juillet 1866, ou bien du mercredi 1er août 1866, ce qui supposerait que Guillemet s’est trompé en écrivant « mercredi 31 ». En effet, la lettre présente des similitudes avec une autre de Guillemet à Pissarro datée vendredi 17 août, dans laquelle Guillemet relate son voyage en Bretagne, son séjour au Guildo en Créhen.

Mi-août (?)

Cezanne est de retour à Aix. Il se promène dans la campagne en compagnie de Marion et de Valabrègue.
Un poème dédié « À Paul Cezanne » paraît dans un journal d’Aix L’Écho des Bouches-du-Rhône.
Pendant le mois d’août, il travaille à un tableau inspiré par Wagner, L’Ouverture de Tannhäuser, aujourd’hui disparu (voir un autre tableau, Jeune Fille au piano – Ouverture du Tannhäuser (FWN600-R149), réalisé plus tard).

Lettres de Marion à Morstatt, 18, 28 août, 1er septembre (?) 1866 ; Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, lettres nos 6, 7, 8, p. 44, 45, 53-54, 58.

L’ouverture de Tannhäuser a été jouée pour la première fois à Paris à l’Opéra le 13 mars 1861 et l’ensemble de l’Opéra le 31 mars 1861. La musique de Richard Wagner suscita immédiatement une grande admiration chez les jeunes et une hostilité non moins grande chez leurs aînés ce qui déclencha une violente opposition de la part des habitués du Jockey Club qui sifflèrent lors des trois représentations. Le 1er avril 1861, Baudelaire a publié un article passionné sur le compositeur allemand, qui parut au moment même où Cezanne venait d’arriver pour la première fois à Paris. Il ne fait guère de doute que Zola a lu cette importante étude et l’a communiquée à son ami. On ne peut douter que le peintre y a trouvé de nombreux passages qui l’ont directement touché.

Baudelaire Charles, « Richard Wagner », Revue européenne. Lettres, arts, sciences, voyages, politique, 3e année, tome XIV, 1er avril 1861, p. 460-485, p. 483-484.

Baudelaire écrit à propos de l’ouverture de Tannhäuser :

« IV

On peut toujours faire momentanément abstraction de la partie systématique que tout grand artiste volontaire introduit fatalement dans toutes ses œuvres ; il reste, dans ce cas, à chercher et à vérifier par quelle qualité propre, personnelle, il se distingue des autres. Un artiste, un homme vraiment digne de ce grand nom, doit posséder quelque chose d’essentiellement sui generis, par la grâce de quoi il est lui et non un autre. A ce point de vue, les artistes peuvent être comparés à des saveurs variées, et le répertoire des métaphores humaines n’est peut-être pas assez vaste pour fournir la définition approximative de tous les artistes connus et de tous les artistes possibles. Nous avons déjà, je crois, noté deux hommes dans Richard Wagner, l’homme d’ordre et l’homme passionné. C’est de l’homme passionné, de l’homme de sentiment qu’il est ici question. Dans le moindre de ses morceaux il inscrit si ardemment sa personnalité, que cette recherche de sa qualité principale ne sera pas très difficile à faire. Dès le principe, une considération m’avait vivement frappé : c’est que dans la partie voluptueuse et orgiaque de l’ouverture de Tannhäuser, l’artiste avait mis autant de force, développé autant d’énergie que dans la peinture de la mysticité qui caractérise l’ouverture de Lohengrin. Même ambition dans l’une que dans l’autre, même escalade titanique et aussi mêmes raffinements et même subtilité. Ce qui me paraît donc avant tout marquer d’une manière inoubliable la musique de ce maître, c’est l’intensité nerveuse, la violence dans la passion et dans la volonté. Cette musique-là exprime avec la voix la plus suave ou la plus stridente tout ce qu’il y a de plus caché dans le cœur de l’homme. Une ambition idéale préside, il est vrai, à toutes ses compositions ; mais si, par le choix de ses sujets et sa méthode dramatique, Wagner se rapproche de l’antiquité, par l’énergie passionnée de son expression il est actuellement le représentant le plus vrai de la nature moderne. Et toute la science, tous les efforts, toutes les combinaisons de ce riche esprit ne sont, à vrai dire, que les serviteurs très humbles et très zélés de cette irrésistible passion. Il en résulte, dans quelque sujet qu’il traite, une solennité d’accent superlative. Par cette passion il ajoute à chaque chose je ne sais quoi de surhumain ; par cette passion il comprend tout et fait tout comprendre. Tout ce qu’impliquent les mots : volonté, désir, concentration, intensité nerveuse, explosion, se sent et se fait deviner dans ses œuvres. Je ne crois pas me faire illusion ni tromper personne en affirmant que je vois là les principales caractéristiques du phénomène que nous appelons génie ; ou du moins, que dans l’analyse de tout ce que nous avons jusqu’ici légitimement appelé génie on retrouve lesdites caractéristiques. En matière d’art, j’avoue que je ne hais pas l’outrance ; la modération ne m’a jamais semblé le signe d’une nature artistique vigoureuse. J’aime ces excès de santé, ces débordements de volonté qui s’inscrivent dans les œuvres comme le bitume enflammé dans le sol d’un volcan, et qui, dans la vie ordinaire, marquent souvent la phase, pleine de délices, succédant à une grande crise morale ou physique. »

17 août

Lettre de Guillemet à Pissarro.

Vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 79.

« Vendredi 17 août

Mr Guillemet chez Mr Dagorne

au Guildo en Crehen par Plancoët

(Côtes du nord)

Mon cher peintre,

Foin de la Bretagne aux beaux motifs que feu Bliss aurait pu immortaliser s’il eût été Courbet J’en ai assez de ces pays aux tons froids aux motifs compassés et propres seulement à des architectes ou à des élèves de Corot et Ingres J’ai eu de vos nouvelles tout dernièrement par Zola à qui j’ai écrit dans ma detresse pour avoir quelques nouvelles des amis Vous faites m’a t il dit tableaux sur tableaux pour à l’époque du salon, choisir dans le tas. Voilà un bonheur que je crains fort de ne jamais connaître. Car je peux arriver à peine à en faire deux qui ont toujours le même succès ——
J’ai donc assez de la vieille Bretagne où le temps a été atroce Depuis mon depart de Paris j’ai vu Douarnenez, la patrie de Breton et de Lansyer j’ai tout vu en un mot et ces pays la ne nous conviennent pas plus qu’un tableau à une vache (sauf votre respect) Je vais être de retour à Paris vers la fin du mois d’août dans une dizaine de jours —
Si vos affaires ne vous amènent pas à la capitale pour cette époque j’irai vous voir à Pontoise avec le vaccin C’est à dire Alphonsine qui parait il vous a écrit avant son départ. N’auriez-vous pas reçu sa lettre —
Je resterai quelques jours puis mon intention est d’aller soit à Aix soit dans un autre endroit du Midi où je pourrai travailler jusqu’en janvier et tranquillement. Le temps je pense doit être beau dans ces contrées. Je verrai du reste Cezanne à cet effet. Si vous pouviez y aller comme vous le pensiez quelle belle partie ensemble et quelles pochades colorées. Cezanne doit faire un tableau avant d’aller embrasser sa famille. peut être est-il déjà fait. Si vous les voyiez dites leur mille amitiés et remerciez bien Zola et Cezanne de leurs lettres. Elles m’ont fait grand plaisir J’irai du reste les voir à mon arrivée —
Quant à votre santé celle de votre Dame et des bébés Elle doit être superbe je n’en doute pas mille compliments de la part d’Alphonsine et de la mienne, à vous et à votre dame. Mille carresses [sic] aux héritiers présomptifs de la réputation paternelle ——
Je ne vous demande pas de reponse pensant vous voir dans peu —
Nous causerons alors bien mieux que par lettres et je verrai toutes vos etudes —
Si cependant cela vous tentait trop fort et qu’il plût comme ici je vous donne mon adresse mais ne vous genez pas
Tout à vous de cœur
A. Guillemet
(axiome) Tout est beau à peindre les beaux motifs ne sont que de la blague ———
Dans une dizaine »

Cette lettre est à rapprocher de celle de Guillemet à Zola datée mercredi 31, que Renée Balligand attribue au mercredi 31 juillet 1867. En fait, elle doit plutôt dater du mardi 31 juillet 1866, ou bien du mercredi 1er août 1866, Guillemet pouvant s’être trompé de jour en écrivant la date « mercredi 31 ». En effet, Guillemet raconte à Zola à peu près les mêmes choses qu’à Pissarro : son voyage en Bretagne, son séjour à Guildo en Crehen et son intention de se rendre à Aix, ce qu’il fera en octobre 1866, comme le montre sa lettre commune avec celle de Cezanne du 23 octobre 1866. En juillet 1867, Guillemet séjournera à Sainte-Adresse.

18 août

Marion écrit à Morstatt que Cezanne est de retour à Aix et qu’il loue les dessins de Marion.

Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, lettres n° 6 de Marion, Aix, à Morstatt, p. 57-58 :

« Mais, mon cher, il grandit de plus en plus. Je crois vraiment que ce sera le tempérament le plus violent et le plus fort. Plein de découragements, du reste. »

25 août

L’Écho des Bouches-du-Rhône publie un poème d’Honoré Guitton dédié « À mon ami Paul Cezanne ».

Guitton Honoré, « Amertume », L’Écho des Bouches-du-Rhône, 25 août 1866.

28 août

Marion invite Morstatt à venir à Aix dimanche 2 septembre. Cezanne travaille à l’ouverture de Tannhäuser.

Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, lettre n° 7 de Marion, Aix, à Morstatt, 28 août 1866, p. 44, 53-54, 58.

« Je t’attends dimanche, après que tu auras pu te lever. Par le second train de 9 1/2. On sera ici au complet. Et tous originaux, absolus, sans concessions. Pas même entre nous. »

« Paul désire bien te voir. Il est superbe cette année avec ses cheveux rares et immensément longs, et sa barbe révolutionnaire.

En un matin il a à demi bâti un tableau superbe, tu verras. Cela s’appellera l’Ouverture du Tanauhser [sic], — c’est aussi bien de l’avenir que la musique de Wagner.

Voici :

Une jeune fille au piano ; du blanc sur du bleu ; tout au premier plan. Le piano supérieurement et largement traité, un vieux père dans un fauteuil de profil ; — un jeune enfant, l’air idiot écoutant dans le fond [autre que FWN600-R149]. La masse toute sauvage et d’une puissance écrasante ; il faut regarder bien longtemps. »

31 août

Lettre de Camille Pissarro, Paris, à Julie Pissarro, sa « chère petite femme », Pontoise, datée 31 août 1866, Paris.

Bailly-Herzberg Janine, Correspondance de Camille Pissarro, tome 1, « 1865-1885 », Paris, Presses universitaires de France, 1980, 390 pages, lettre 2, p. 57-58.

« Guillemet est arrivé de Bretagne ; lui et Mme Guillemet me prient de te saluer. Mme Guillemet m’a remis un rouleau de gâteaux pour nos (babies) — qu’ils auront s’ils sont bien sages. Embrasse-les, mes chers enfants, pour moi. Dis-leur que papa les aime bien fort, bien fort.

Mme Guillemet est reçue sage-femme de première classe, avec un grand succès. Quant au choléra, on n’en parle plus. Ici, il n’y a que très peu de cas. Les pluies et le mauvais temps, paraît-il, le font disparaître. Tu peux être tranquille, je me porte très bien et je me comporte avec grande sagesse. J’espère, pour l’amour de moi, que tu te soigneras un peu et que tu ne te laisseras pas aller au marasme. »

1er septembre

Marion écrit à Morstatt : Cezanne et lui ont passé une journée dans les montagnes. Granier et Seren leur rendent visite. Marion et Valabrègue vont voir Cezanne. Un « idiot » a publié dans un journal d’Aix un poème dédié « À Paul Cezanne ».

Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, p. 37-58, lettre n° 8 de Marion, Aix, 1er septembre 1866, à Morstatt, p. 40, 44, 45 et 58.

« Nous sommes allés, Paul et moi, visiter un château et passer la journée dans les montagnes et au milieu des arbres. »

« Ni Paul ni Antony ne sont ici en ce moment ; c’est à cause de cela que je t’écris. Mais fais comme si la lettre était signée par tous les trois. On commence à nous gober rudement dans Aix. L’on nous salue ; un idiot dédie des vers « à Paul Cezanne » dans les journaux de la localité. Quels tas de culs ! Au revoir mon cher. »

« Ici toujours à peu près la même chose. Le matin je fais de la géologie ; le soir, je suis chez Paul à la campagne avec Antony [Valabrègue]. L’on soupe. L’on promène un peu. On ne se pocharde pas. Tout cela est bien triste. »

Septembre

Marion écrit à Morstatt. Il manifeste un grand enthousiasme pour Achim von Arnim. Guillemet projette de venir à Aix pour peindre des paysages.

Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, lettre n° 8 de Marion, Aix, septembre 1866, à Morstatt, p. 58.

12 septembre

Lettre de Guillemet à Oller.

Copie à Pontoise, musée Pissarro.
Lloyd Christopher, « Camille Pissarro y Francisco Oller » ; Francisco Oller, un realista del impresionismo, catalogue d’exposition, Museo de Arte de Ponce, Porto Rico, 7 juin 1983 – 30 décembre 1983, 233 pages, 73 numéros, p. 89-101, reproduction de la lettre.

« Mardi 12 sep.

Mon cher Oller

Ce vieux blagueur de Pissarro me dit qu’une lettre de moi te ferait plaisir. La paresse lui suggère cette blague, mais je fais semblant de couper dans son pont. Voilà mon épître. Et d’abord l’art est dans le marasme le plus profond, les couleurs coûtent cher. Crédit est mort tué par les peintres. Les commandes s’obstinent à ne point arriver et le jury lui-même, l’infâme, nous refuse l’entrée du sanctuaire !!! Le temps est atroce. La pituite règne dans la nature.

Seul Pissarro continue à faire des chefs-d’œuvre. Il aura cette année un salon superbe. Il a même l’audace d’envoyer une tartine réaliste à l’exposition universelle. L’innocent qui ne sait pas que la France ne veut montrer aux étrangers que les produits les moins hideux. Cezanne est à Aix où il a fait un bon tableau. C’est lui qui le dit, et il est fort difficile pour lui-même. Il a fait des études superbes d’audace, Manet ressemble à Ingres en comparaison. Que ton élève a donc fait de chemin, il est méconnaissable.

Pissarro est venu m’apprendre il y a quelques jours l’arrivée chez St. Martin de tes deux tableaux. Nous sommes allés les voir comme tu peux penser avec précipitation et nous avons trouvé beaucoup de bon : surtout dans la grande négresse qui a beaucoup de caractère, une seule observation toute personnelle du reste et que nous croyons très importante : Tes deux figures ne sont pas d’accord avec les fonds, tu aimes Manet et tu comprendras. Les figures très bien modelées du reste manquent de taches justes. Traites les comme du paysage. Dans ton portrait le fond rouge est atroce. pourquoi ne pas faire en plein air — Ton métier est bien, du reste nous nous en foutons tu le sais. Vois par taches, le métier n’est rien, pâte et justesse telle doit être le but à poursuivre — Le panier de la négresse est très bien, la robe du portrait est bien aussi, maintenant les figures sont collées sur le fond, faute de justesse des taches le fond de la négresse plus clair l’aurait fait ressortir davantage les taches justes il n’y a que cela.

Vas-y carrément c’est ton affaire et dans le portrait de Bascarans tu t’en es joliment tiré : l’éloignement de Paris est mauvais, les idées marchent joliment. Si tu savais comme Ribot est mauvais. Vollon aussi. Courbet devient classique. Il a fait des choses superbes, à côté les Manet c’est de la tradition et Manet à côté de Cezanne le deviendra à son tour. Tache de revenir. Traits ta belle sœur tache d’avoir de la braise il n’y a que Paris — que diable veux-tu faire à Porto Rico, que ferait Pissarro à St. Thomas, que ferais-je en Chine : nous peignons sur un volcan le 93 de la peinture va tinter son glas funèbre le Louvre brûlera, les musées des antiques disparaîtront et comme l’a dit Proudhon des cendres de la vieille civilisation peut seul sortir l’art nouveau. La fièvre nous brûle ; aujourd’hui est séparé d’un siècle de demain. Les dieux d’aujourd’hui ne seront pas ceux du lendemain. aux armes, saisissons d’une main fébrile le couteau de l’insurrection, démolissons et construisons (et monumentum exegi ære perennius). Courage frère. Serrons nos rangs nous sommes trop peu pour ne pas faire cause commune — on nous fout à la porte nous leur foutrons la porte au nez. Les classiques trébuchent. Nieukerque [Nieuwerkerke] chancelle sur son fondement. Montons à l’assaut et terrassons l’infâme. Comme dit bubon du poitrail ou Monselet, entre nous ne pas couper dans Monselet qui n’est qu’un goitreux. Ne couper dans personne qu’en soi — Construire, peindre en pleine pâte et danser sur le ventre des bourgeois Terrifiés. Nous aussi nous aurons notre tour — Blague à part, nous venons de déjeuner. Travaille ma vieille, bon courage, de la pâte, des taches justes, nous finirons par imposer notre manière de voir — Pissarro te dit mille choses aimables et nous souhaitons tous avec Cezanne de te voir bientôt. Fais des emprunts forcés là-bas et reviens nous vite. Nous pensons bien souvent à toi. La pluie tombe nous sommes au 12 septembre 1866 : et je n’ai pas mon salon prêt — Enverras-tu à l’exposition universelle — réponds-nous de suite, que fais-tu, ton tableau avance-t-il. Tout à toi, mille amitiés nous te serrons les mains et t’embrassons — Ton ami sincère.

                     A. Guillemet »

Saint-Martin est probablement le marchand de tableaux Saint-Martin & Frère, « A la palette de Rubens rue de Seine, 4 Paris ».

Lettre de Mme veuve Saint-Martin à Pissarro, sur papier à en-tête Saint-Martin & Frère, « A la palette de Rubens rue de Seine, 4 Paris », datée 20 juin 1868 ; vente « Collection Henriette et André Gomès. L’amour de l’art », Paris, villa Modigliani, 18 novembre 2008, n° 11.

Septembre

Visite d’Antoine Guillemet à Pontoise.

Cette information découle des lettres de Guillemet du 12 septembre et du 23 octobre 1866.

[Octobre]

Pissarro et sa famille s’installent à Paris pour y passer l’hiver (d’après la lettre de Guillemet à Pissarro du 23 octobre), sans doute au 108, boulevard Rochechouart. C’est à cette même adresse que Camille séjournait déjà lorsqu’il allait à Paris. Dans le Curriculum vitæ de son père, Ludovic Rodo Pissarro a noté l’adresse de son père, d’après un document qu’il a eu en main : « 21 août, ..8 Bd Rochechouart (lettre adressée) ». On devine qu’il s’agit du numéro 108, adresse que donnera le catalogue du Salon de 1868.

Ludovic Rodo Pissarro, Curriculum vitæ ; inédit, Pontoise, musée Pissarro.

2 octobre

Lettre de Valabrègue à Zola, 2 octobre 1866.
Valabrègue donne des nouvelles de Cezanne à Zola. S’il trouve excellentes certaines œuvres, il critique vivement l’esquisse le représentant avec Marion.

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 82.

« Paul vous a écrit dernièrement. Il vient de faire deux tableaux excellents — une scène où l’on joue de la musique et sa sœur regardant sa poupée [inconnu]. En ce moment, je pose pour lui avec Marion [FWN400-R099 et dessin C0153]. Nous sommes tous les deux, pris par le bras, et nous avons des tournures hideuses. Paul est un peintre horrible pour les maintiens qu’il donne aux gens au milieu de ses débauches de couleurs. Toutes les fois qu’il peint quelqu’un de ses amis, il semble qu’il se venge de lui, pour quelque injure cachée. »

6 octobre

Marion prévient Morstatt qu’avec Cezanne ils projettent d’aller le voir à Marseille. Guillemet, qui est à Aix avec sa femme, loue les esquisses de Marion. Valabrègue ajoute en post-scriptum des souvenirs.

Lettre de Marion à Morstatt, 6 octobre 1866 ; Barr Alfred, « Cezanne d’après les lettres de Marion à Morstatt 1865-1868 », Gazette des beaux-arts, 79e année, 6e période, tome xvii, 883e livraison, janvier 1937, lettre n° 11 de Marion, Aix, 6 octobre 1866, à Morstatt, p. 58.

Mi- octobre

Lettre de Cezanne à Zola, écrite un mercredi (le 17 est le plus vraisemblable – Rewald la date de façon erronée du 19).
Guillemet arrive à Aix où il passe quelques jours chez Cezanne avant de louer un appartement 43, cours Sainte-Anne. Cezanne travaille à un portrait de sa sœur Rose et, malgré la pluie, à des paysages car « tous les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier, ne vaudront jamais les choses faites en plein air ». Il peint Marion et Valabrègue partant pour le motif (R099, dessin C0153), dont Guillemet complimente l’esquisse. Il confie à Zola : « Je ne sais si tu seras de mon avis, et pour cela je ne changerai pas, mais je commence à m’apercevoir que l’art pour l’art est une rude blague. »

À l’invitation de son ancien professeur Gibert, il visite, en compagnie de Baille, Marion et Valabrègue, la collection de maîtres anciens, récemment léguée au musée d’Aix par le fils du collectionneur Jean-Baptiste de Bourguignon de Fabregoules et provisoirement exposée dans la chapelle des Pénitents blancs. « J’ai tout trouvé mauvais. C’est très consolant », écrit-il à Zola.

Chappuis Adrien, The Drawings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, New York Graphic Society Ltd., Greenwich, Connecticut, 1973, volume I, « Introduction and Catalogue », 288 pages, volume II, « Plates », 1223 numéros, dernière page reproduite nos 151-152.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 122-124,  dernière page reproduite figure 13.

« Mon cher Émile,

Il pleut depuis quelques jours d’une façon tenace. Guillemet est arrivé samedi soir, il a passé quelques jours chez moi, et hier — mardi — il est entré dans un petit local, assez bien, qui lui coûte 50 francs par mois, linge étant fourni. Malgré la pluie battante, le paysage est superbe et nous avons fait un bout d’étude. — Quand le temps se découvrira, il se mettra sérieusement au travail. — Pour ma part, l’oisiveté m’accable, il y a quatre ou cinq jours que je n’ai rien fait. Je viens de terminer un petit tableau qui est, je crois, ce que j’ai fait de mieux ; ça représente ma sœur Rose 1 lisant à sa poupée. Ça n’a qu’un mètre, si tu le veux, je te le donnerai ; c’est grandeur du cadre du Valabrègue 2. Je l’enverrai au Salon 3.

Le logement de Guillemet comprend une cuisine au rez-de-chaussée, et salon donnant sur jardin, lequel entoure la maison de campagne. Il a pris deux chambres au premier avec cabinet. Il n’a que l’aile droite de la maison. Ça se trouve au commencement de la route d’Italie, juste en face la petite maison que vous aviez habitée et où se trouve un pin, tu dois t’en souvenir. C’est à côté de la mère Constalin qui tenait guinguette.

Mais, vois-tu, tous les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier, ne vaudront jamais les choses faites en plein air 4.

En représentant des scènes du dehors, les oppositions des figures sur les terrains sont étonnantes, et le paysage est magnifique. Je vois des choses superbes, et il faut que je me résolve à ne faire que des choses en plein air 5.

Je t’ai déjà parlé d’une toile que je vais tenter, ça représentera Marion et Valabrègue partant pour le motif (le paysage s’entend). — L’esquisse que Guillemet a trouvée bien et que j’ai faite d’après nature fait tomber et paraître mauvais tout le reste 6. Je crois bien que tous les tableaux des anciens maîtres et représentant des choses en plein air, n’aient été faits de chic, car ça ne me semble pas avoir l’aspect vrai et surtout original que fournit la nature. Le père Gibert du musée, m’ayant invité à visiter le Musée Bourguignon 7, j’y suis allé avec Baille, Marion, Valabrègue. J’ai tout trouvé mauvais. C’est très consolant. Je m’ennuie assez, seul le travail occupe un peu, je languis moins avec quelqu’un. Je ne vois que Valabrègue, Marion et maintenant Guillemet.

[Croquis d’après le portrait de sa sœur Rose R100.]

Ceci te donne un léger aperçu de la galette dont je t’offre ! — Ma sœur Rose est au milieu, assise, tenant un petit livre qui [qu’elle] lit, sa poupée est sur une chaise, elle sur un fauteuil. Fond noir, tête claire, résille bleue, tablier d’enfant bleue, robe foncée jaune, un peu de nature morte à gauche un bol, des jouets d’enfant [tableau inconnu]. Tu diras bonjour à Gabrielle, ainsi qu’à Solari 8 et à Baille qui doit être à Paris avec son frater. — Je pense que maintenant les ennuis de la discussion étant passés avec Villemessant 9, tu dois te trouver mieux, et je souhaite que ton travail ne t’accable pas trop. J’apprends avec plaisir ton introduction au grand journal 10. — Si tu vois Pissarro, dis-lui bien des choses de ma part. — Mais je te le répète, j’ai un peu de marasme, mais sans cause. Comme tu sais, je ne sais pas à quoi ça tient, ça revient tous les soirs quand le soleil tombe et puis il pleut, ça me rend noir. — Je pense qu’un de ces jours je t’enverrai un saucisson, mais il faut que ma mère me l’aille acheter, parce qu’autrement on me couyonnerait. Ce serait très… embêtant. Figure-toi que je ne lis presque plus. Je ne sais si tu seras de mon avis, et pour cela je ne changerai pas, mais je commence à m’apercevoir que l’art pour l’art est une rude blague ; ça entre nous.

Croquis de mon futur tableau en plein air.

(P. S.). — Il y a quatre jours que j’ai la lettre dans la poche et je sens le besoin de te l’envoyer ; adieu, mon cher,

Paul Cezanne »

  1. Rose Cezanne, née en 1854, était la sœur cadette du peintre, Marie Cezanne étant née en 1841. Elle à épousé en 1881 M. Maxime Conil dont elle eut plusieurs enfants. Voir les lettres de Cezanne à ses nièces Marthe et Paule Conil, sa filleule. Le tableau en question semble perdu.
  2. Antonin Valabrègue, poète né à Aix en 1845, était un camarade de jeunesse de Cezanne et de Zola. Il s’installera à Paris à partir de 1867 et y sera plus tard critique d’art. Cezanne a fait plusieurs portraits de lui dont l’un mesure 116 x 98 cm et un autre 60 x 50 cm. Il publiera des Petits Poèmes parisiens en 1880 ; après sa mort en 1900 paraîtra son ouvrage sur les Frères Le Nain (Paris, 1904).
  3. A en juger d’après le catalogue du Salon, ce tableau ne fut pas reçu.
  4. Ces mots semblent contredire ce que Cezanne avait écrit de Bennecourt.
  5. De ce tableau on ne connaît que l’esquisse (Catalogue Venturi n° 96). D’après les lettres de Marion à Morstatt, Cezanne préparait vers cette époque encore d’autres toiles représentant ses amis.
  6. Il s’agit de la collection de maîtres anciens généralement d’un ordre secondaire accumulée par J.-B. de Bourguignon (1782-1863) qui venait d’être léguée au musée d’Aix.
  7. Philippe Solari (1840-1906) sculpteur, camarade de jeunesse de Cezanne et de Zola, a fait deux bustes du peintre (reproduits dans le livre de M. Gerstle Mack) et surtout un beau buste de Zola jeune.
  8. Villemessant, directeur du journal l’Événement où Zola avait publié pendant le mois de mai 1866 sa série d’articles sur le Salon, série qu’il dut interrompre, cédant aux véhémentes protestations du public. Consulter : E. Zola : Mes Haines, et J. Rewald : Cezanne et Zola, Paris, Sedrowski, 1936.
  9. Il doit s’agir du Figaro où Zola entrera en 1867.
  10. Les obstacles que le père de Cezanne croyait devoir élever à la carrière artistique de son fils avaient rendu celui-ci très sévère contre ses parents et ainsi s’explique le passage ci-dessus. Il faut cependant remarquer que Cezanne a, plus tard, et surtout après la mort du banquier, toujours parlé avec beaucoup de respect et de reconnaissance de son père qui lui avait assuré une vie libérée de tout souci matériel.

23 octobre

Lettre de Cezanne et d’A(ntoine) Guillemet à Pissarro, datée par Cezanne « Ce jourd’hui 23 octobre 1866 an de grâce ».
Cezanne dit à Pissarro qu’il est en conflit avec sa famille, « les plus sales êtres du monde […], emmerdants par-dessus tout ». Il renonce à envoyer des toiles au Salon de Marseille.

Vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 11.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 124-126.

« Mon cher ami,

Me voici dans ma famille avec les plus sales êtres du monde, ceux qui composent ma famille, emmerdants par-dessus tout. N’en parlons plus .

Je vois tous les jours Guillemet et son épouse, lesquels sont assez bien logés Cours Ste-Anne 49 [transcrit « 43 » par Rewald]. Guillemet n’a pas encore commencé de grands tableaux, il a préludé par quelques petites toiles qui sont très bien. Vous avez parfaitement raison de parler du gris, cela seul règne dans la nature, mais c’est dun dur effrayant à attraper. Le paysage est très beau ici, beaucoup d’allure, et Guillemet en a fait une [étude] hier et aujourd’hui par temps gris qui était fort belle. Ses études me semblent se détacher plus que celles qu’il a rapportées l’an passé d’Yport. J’en suis très émerveillé. D’ailleurs, vous en jugerez mieux par la vue. Je n’ajoute rien de plus, si ce n’est qu’il va se mettre au plus tôt à une grande toile, dès que le temps sera remis. A la prochaine lettre qu’on vous adressera, vous en aurez probablement de bonnes nouvelles.

Je viens de mettre une lettre à la poste pour Zola.

Je travaille toujours un peu, mais les couleurs sont rares ici et bien chères, marasme, marasme ! Souhaitons, souhaitons que la vente se fasse. Nous immolerons un veau d’or pour ça. — Vous n’envoyez pas à Marseille, eh bien, ni moi non plus. Je ne veux plus envoyer. D’autant plus que je n’ai pas de cadres, que ça fait faire des dépenses qu’il vaut mieux les [ce mot est supprimé Rewald dans sa transcription] consacrer à peindre. C’est pour moi que je dis ça, et puis merde pour le Jury.

Le soleil nous donnera, je pense, encore de beaux jours. — Je suis très fâché qu’Oller ne puisse, ainsi que Guillemet me l’a appris, revenir à Paris, car il pourrait s’ennuyer beaucoup à Porto-Rico et puis, sans avoir les couleurs à sa portée, cela doit être bien pénible pour peindre. Aussi me disait-il, qu’il ferait bien de prendre du service à bord d’un marchand qui viendrait directement en France. Si quelquefois vous nous écrivez encore, veuillez m’indiquer les moyens de lui écrire, c’est-à-dire l’adresse qu’il me faut mettre sur la lettre et le mode d’affranchissement le plus complet pour lui éviter des frais inutiles.

Je vous serre la main affectueusement, et après avoir soumis cette lettre à la lecture du sieur Guillemet, avoir au susdit donné connaissance de la vôtre, j’aurai celui de mettre la présente à la poste. Mes respects à votre famille, je vous prie, à Madame Pissarro et à votre frère. Je vous dis bonjour.

Paul Cezanne

Ce jourd’hui 23 octobre 1866 an de grâce. »

[Ajout de la main de Guillemet au verso]

« Mon vieux Pissarro,

j’allais vous ecrire quand la vôtre est arrivée — Je ne me porte pas mal pour le moment ni Alphonsine non plus J’ai fait quelques études et vais me mettre à mes grandes tartines, l’automne aidant. Cezanne a fait des peintures très belles. Il refait blond et je suis sûr que vous serez content de 3 ou 4 toiles qu’il va rapporter — Je ne sais encore au juste quand je reviendrai, quand mes tableaux seront finis, probablement

Vous voilà à Paris et je pense que votre femme s’y trouve mieux qu’à Pontoise. Les bébés vont bien, je pense aussi quand vous vous ennuierez trop donnez nous de vos nouvelles — Nous parlons souvent de vous et serons content de vous revoir.

Tout à vous. Ma femme et moi vous font mille compliments à tous, à bientôt

A. Guillemet 1»

1. Guillemet profita de son séjour à Aix pour essayer d’obtenir du père de son ami une rente plus élevée pour Paul. Dans les années à venir, Guillemet devait rester plus lié avec Zola qu’avec le peintre pour lequel il s’emploiera cependant auprès du jury du Salon dont il sera lui-même plus tard membre.

2 novembre

Lettre de Guillemet et Cezanne à Zola.
Guillemet, à Aix, écrit à Zola. Il dresse un portrait détendu de Cezanne : « Son physique est plutôt embelli, ses cheveux sont longs, sa figure respire la santé et sa tenue elle-même fait sensation sur le Cours. » Il admire ses dernières toiles, Jeune Fille au piano – L’Ouverture de Tannhäuser et un portrait de son père. Les Aixois commencent à s’intéresser à sa peinture et Guillemet prévoit un avenir prochain « où on viendra lui offrir la direction du musée ». Cette occasion serait alors la seule chance de voir entrer dans un musée « quelques paysages assez réussis au couteau ».

Baligand Renée, « Lettres inédites d’Antoine Guillemet à Émile Zola (1866-1870) », Les Cahiers naturalistes, Paris, Éditions Grasset-Fasquelle et Société littéraire des Amis d’Émile Zola, 23e année, 1978, n° 52, p. 173-205, lettre p. 179-183. Reproduction de la page avec le manuscrit de Cezanne sur le site camillesourget.com, libraire.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 126-128.

« Vendredi, 2 novembre

Mon cher Zola,

Depuis un grand mois me voici à Aix, cette Athènes du Midi, et le temps ne m’y a pas semblé long, je vous assure. Du beau temps, un beau pays, des coteries avec qui causer peinture et bâtir quelques théories que l’on démolit le lendemain ; tout cela a fait pour moi d’Aix un séjour agréable. Paul, dans ses deux lettres, vous a plutôt parlé de moi que de lui, je ferai la même chose, c’est-à-dire le contraire, et vais vous parler beaucoup du maître. Son physique est plutôt embelli, ses cheveux sont longs, sa figure respire la santé et sa tenue elle-même fait sensation sur le cours. Vous voilà donc tranquille sur ce côté. Son moral, quoique toujours en ébullition, lui laisse des embellies, et la peinture, encouragée par quelques commandes sérieuses, promet de le récompenser de ses efforts, en un mot, le « ciel de l’avenir semble par moments moins noir ». Vous verrez à son retour à Paris quelques tableaux qui vous plairont fort ; entr’autres une Ouverture de Tannhäuser qui pourrait être dédiée à Robert [Léon-Paul], car il s’y trouve un piano réussi [autre que R149, plus tardif] ; puis un portrait de son père dans un grand fauteuil qui a bien bon air. La peinture en est blonde et l’allure très belle, le père a l’air d’un pape sur son trône, n’était le Siècle qu’il lit [L’Événement, R0101]. En un mot, cela va, et d’ici peu nous verrons de fort belles choses, soyez-en sûr.

Les Aixois lui agacent toujours les nerfs, ils demandent à aller voir sa peinture pour ensuite la débiner ; aussi a-t-il pris avec eux un bon moyen. Je vous emmerde, leur dit-il, et ces gens sans tempérament fuient épouvantés. Malgré ou peut-être à cause de cela, il y a évidemment un retour vers lui, et le temps est proche, je crois, où on viendra lui offrir la direction du Musée 4. Ce que je souhaite fort, car ou je le connais peu ou je crois qu’on y verrait quelques paysages assez réussis au couteau, et qui n’ont que cette chance d’entrer dans un musée quelconque.

Le choléra comme vous avez pu le savoir a quitté le midi mais il nous reste Valabrègue qui, avec une fécondité surprenante, met chaque jour au monde un ou plusieurs cadavres (en vers cela va sans dire). Il vous en montrera une assez jolie collection à son retour à Paris. La pièce de vers dont vous avez entendu parler étant les deux cadavres s’appelle maintenant les onze cadavres cela donne froid, n’est-ce pas ? C’est du reste œuvre de talent, à ce que l’on dit car il ne m’a pas initié au degré d’avancement de ses productions. Très bon garçon du reste, semblant avoir avalé un paratonnerre ce qui le gêne pour marcher. Quant au jeune Marion que vous connaissez de réputation, il caresse l’espoir d’être appelé à une chaire de géologie. Il fouille ferme et essaye de nous démontrer que Dieu n’a jamais existé et que c’est un montage de coup que d’y croire. De quoi nous nous occupons peu, n’étant pas de la peinture. […]

Nous avons reçu une lettre de Pissarro qui se porte bien. Vous l’avez vu du reste dernièrement. […] Nous avons souvent été au barrage [Zola]. C’est fort beau, sinon à peindre, du moins à regarder. […]

Nous [lui et sa femme] reviendrons à Paris vers la fin décembre, du moins je le crois et si le temps continue à être beau. […]

J’ai ajouté une feuille double car je pense que Paul va vous écrire par la même occasion ; sous la même enveloppe vous aurez tous nos bonjours. Tout à vous et à bientôt. Je vous serre les mains.

Votre ami dévoué

                                    A. Guillemet.

Ne restez pas trop longtemps sans nous donner de vos nouvelles.

Mon cher Émile. Je profite de l’occasion que Guillemet t’écrit et je te souhaite le bonjour, mais n’ayant rien de neuf à te dire, je t’annonce cependant que comme tu l’avais craint, mon grand tableau de Valab[règue] et Marion ne s’est pas fait et que ayant tenté une soirée de famille ça n’est point venu du tout, mais cependant je persevererai et peut être qu’un autre coup ça viendra. Nous avons fait avec Guillemet une 3ième promenade, c’est très beau. Je te serre la main ainsi qu’à Gabrielle,

                                      Paul Cezanne

Bonjour à Baille, qui me l’a souhaité dans celle adressée à Fortuné Marion, géologue et peintre. »

Le portrait du père de Cezanne que mentionne Guillemet, une peinture « blonde », semble être Louis-Auguste Cezanne, père de l’artiste, lisant L’Événement (FWN402-R101), et non Le Siècle, contrairement à ce qu’écrit Guillemet. Cezanne n’aurait pas pu apporter avec lui à Paris, puisqu’il est peinte directement sur un mur, mais Guillemet ne l’a peut-être pas remarqué. On pourrait supposer que Cezanne a d’abord peint Le Siècle comme titre du journal, et qu’il a substitué L’Événement par la suite, en hommage à Zola et à sa série d’articles dans ce journal, mais cette supposition n’a pas été confirmée par une analyse scientifique du tableau. Il est donc probable que Guillemet s’est trompé de titre du journal.

Hours Madeleine : « Cezanne’s Portrait of His Father », Studies in the History of Art, Washington, National Gallery of Art, 1971, 1972, p. 63-76.

Des dessins en rapport avec le portrait de son père : Croquis du père de l’artiste (C0178), Portrait de Louis-Auguste Cezanne (C0413).
Sur le mur du fond dans Louis-Auguste Cezanne, père de l’artiste, lisant L’Événement apparaît une petite nature morte, Sucrier, poires et tasse bleues (FWN706-R093), qui a donc été peinte au plus tard en 1866. Le fauteuil avec une housse fleurie apparaît aussi dans Portrait du peintre Achille Emperaire (FWN423-R139), et dans Jeune Fille au piano – Ouverture du Tannhäuser (FWN600-R149), tous deux peints au Jas de Bouffan.

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 14-15 :

« J’ai connu la mère de Cezanne, mais je ne sais de son père que le culte reconnaissant qu’il lui avait voué. Il tenait de ce vieil Aixois pratique et goguenard ce fond d’ironie qui échappa à la plupart de ceux qui l’approchèrent, mais qui donnait à certains de ses mots mâchonnés sous la moustache, à ses clins d’yeux aigus sous une brume tendre, une si particulière saveur. La bonhomie provençale du père tempéra souvent le lyrisme emporté du fils. Il en a peint dans une plénitude fervente un portrait magnifique qui trôna longtemps dans la vaste pièce à peu près démeublée, entre les quatre Saisons signées Ingres, au-dessus du divan, au fond du salon du Jas de Bouffan.

« ― Le papa ! » me dit-il brusquement, avec une tendresse bougonne, lorsqu’il me poussa pour la première fois devant l’émouvante effigie.

Entre les quatre allégories, le brave homme en casquette, dans une pose familière, était assis, lisant son journal. Son visage empourpré, sa chair tendue, ses fortes épaules disaient, malgré l’âge, l’être robuste et l’âme saine que le fils avait contemplés. Il l’avait peint, en pleine pâte, large, solide, comme s’il eût voulu, dans les couleurs, mieux maçonner son hymne filial. Il l’avait établi, d’une exactitude brutale, comme s’il eût craint, en cette œuvre de tendre piété, de trahir son autre religion, sa passion de l’art, dans la peur que sa main tremblante se fût confusément contentée du sentiment que la moindre émotion satisfait. Tout d’une masse ainsi, l’échine un peu ployée, mais la face épaisse et subtile, baignée d’autorité madrée, penché sur son journal, où enfonçaient ses mains terriennes, le vieux banquier, quand les fenêtres étaient ouvertes, riait au cœur de son domaine ― et l’ombre des marronniers, l’odeur des troupeaux et des blés, le murmure des bassins, la caresse des branches venaient, autour d’un repos bien gagné, lui apporter l’hommage de ses champs. »

Rewald John, Cezanne, sa vie, son œuvre, son amitié pour Zola, Paris, Albin Michel éditeur, 1939, 460 pages, n. 1 p. 233 :

« D’après Paul Cezanne fils, la mère du peintre est représentée dans le tableau : « Jeune fille au piano » (Moscou) [FWN600-R 149]. La jeune fille serait Marie, sœur de Paul Cezanne. »

Novembre

Lettre de Valabrègue à Zola, 2 octobre 1866.
Valabrègue écrit à Zola, sur un ton de plaisanterie :

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 82 :

« Paul m’a fait poser hier pour une étude de tête [semble-t-il perdue]. Chairs d’un rouge d’incendie avec des raclures de chair blanche ; c’est une peinture de maçon. J’y suis teint si vigoureusement qu’elle me rappelle la statue du curé de Champfleury, lorsqu’elle était enduite de mûres écrasées. Je n’ai posé, heureusement, qu’un jour. L’oncle sert plus souvent de modèle. Chaque après-midi, un portrait de lui apparaît, tandis que Guillemet l’accable d’atroces plaisanteries. »

L’oncle est Antoine Dominique Sauveur Aubert, un huissier de justice, jeune frère de la mère de Cezanne, né le 6 août 1817, âgé donc de quarante-neuf ans. Il apparaît dans neuf portraits : L’Oncle Dominique (FWN408-R102), L’Oncle Dominique en casquette (FWN406-R103), L’Oncle Dominique coiffé d’un turban (FWN407-R105), L’Avocat (l’oncle Dominique) (FWN410-R106), L’Homme au bonnet de coton (l’oncle Dominique) (FWN412-R107), Portrait d’un moine (l’oncle Dominique) (FWN411-R108), L’Oncle Dominique (FWN409-R109), Portrait d’homme (l’oncle Dominique ?) (FWN413-R110), L’Oncle Dominique de profil (FWN404-R111), peints au couteau à palette. Les photographies de ces tableaux dans les Archives Vollard ont été annotées « Aubert 1865 » par le fils Cezanne, sauf FWN411-R108, qui a appartenu à Dominique Aubert, et FWN413-R110, qui a appartenu à Monet.

Antonini Luc, Flippe Nicolas, La Famille Cezanne, Paul et les autres, préface de Philippe Cezanne, Paris Septème-les-Vallons, 2006, 154 pages, p. 137.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I, « The Texts », 592 pages, 954 numéros, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, New York, 1996, notice R 102 p. 100.

27 novembre ?

Lettre de Marion à Zola, 27 novembre [1866 ?]

Rewald John, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, note 1 p. 71.

« Paul a été pour Aix un germe épidémique, voilà que tous les peintres, vitriers même, se mettent à empâter ! »

10 décembre

Lettre de Zola à Valabrègue, Paris, 10 décembre 1866.
Zola informe Valabrègue que Pissarro participe « chaque semaine », avec Baille, Solari, Georges Pajot, à ses « réceptions du jeudi » qu’il a reprises dans son nouvel appartement, 10, rue de Vaugirard, à Paris.
Cezanne est toujours en Provence.

Émile Zola, correspondance, éditée sous la direction de B. H. Bakker, éditrice associée Colette Becker, conseiller littéraire, Henri Mitterand, tome I : 1858-1867, 594 pages, Montréal et Paris, Les Presses de l’Université de Montréal-éditions du CNRS, 1978, lettre n° 159, p. 462-465.

« J’ai repris mes réceptions du jeudi. Pissarro, Baille, Solari, Georges Pajot viennent chaque semaine gémir avec moi et se plaindre de la dureté des temps. Baille a cependant remporté aujourd’hui une grande victoire : il est lauréat de l’Institut depuis ce matin, et son prix est de la valeur de trois mille francs. Je l’ai cru fou lorsqu’il est venu m’annoncer cette bonne nouvelle. Solari gratte ses bons dieux, il veut se marier. Pissarro ne fait rien et attend Guillemet.

Dites à Paul de revenir au plus tôt. Il jettera un peu de courage dans ma vie. Je l’attends comme un sauveur. S’il ne devait pas arriver dans quelques jours, priez-le de m’écrire. Surtout qu’il apporte toutes ses études pour me prouver que je dois travailler. »

Zola Émile, Correspondance. Les lettres et les arts ; Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, Paris, 1908, 376 pages, note de l’éditeur p. 40 :

« Exclamation que Paul Cezanne lançait au moindre ennui qui lui survenait : « Il est bien noir pour moi, le ciel de l’avenir. » »

Fin décembre

Retour de Guillemet à Paris, après son séjour à Aix.

Lettre de Guillemet à Zola, 2 novembre [1866] ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 128.

Courant de l’année

Cezanne, ses parents et sa sœur Marie sont recensés à Aix au 15, rue Matheron, ainsi que leur domestique de 18 ans, Baptistine Mathieu.

Liste nominative du dénombrement de la population d’Aix pour 1866 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre de Marseille, fonds de la préfecture, 6M 102 ; reproduit par Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres éditions, 2006, 299 pages, p. 70.

z 2016-07-03 à 17.57.35