François Chédeville

Essai de mise en cohérence de la datation des autoportraits et des portraits d’Hortense et de Paul junior.

 

En s’appuyant sur les datations proposées par Rewald et Chappuis concernant les « portraits de famille » peints ou dessinés par Cezanne, on constate qu’il existe une certaine corrélation entre la production d’œuvres consacrées à Hortense, à Paul fils et aux autoportraits. Cela nous incite à explorer plus avant le degré de simultanéité de ces productions pour tenter d’y discerner une logique à l’œuvre.

De ce point de vue, la distinction entre dessins, aquarelles et peintures n’est pas prioritaire puisqu’il s’agit de s’intéresser d’abord à l’apparence des portraits en lien avec la chronologie de la vie de Cezanne plutôt qu’aux techniques privilégiées par lui ou au degré de finition des œuvres.

Dès lors, vouloir suivre au fil du temps les choix de sujets de Cezanne nous amène à remettre en cause les datations proposées par Chappuis et Rewald, car un certain nombre d’incohérences apparaît très vite à qui examine en détail ces portraits. En effet, pour des dessins et des toiles manifestement parents les dates proposées diffèrent chez l’un et chez l’autre ; au sein même d’un catalogue le classement chronologique de certaines images semble invraisemblable au vu, par exemple, de l’âge que l’on peut attribuer au modèle. Rewald s’en est excusé en supposant a priori qu’on ne pouvait guère se fier à l’apparence des sujets ni aux traits du visage, Cezanne ne manifestant aucun souci de ressemblance : selon lui, le modèle n’était qu’un prétexte à faire de la peinture, et en conséquence il n’a pas hésité à le rajeunir ou à le vieillir en fonction de ses besoins picturaux. La plupart des critiques postérieurs lui ont emboîté le pas.

Outre que ce raisonnement ne peut s’appliquer aux dessins, cette thèse constamment reprise depuis ne saurait nous satisfaire, car nous avons beaucoup de mal à nous convaincre d’une telle indifférence de Cezanne par rapport à l’exactitude des traits dans ses portraits, connaissant par ailleurs le souci de précision parfois maniaque qui l’habite dans la représentation des objets et des paysages[1]cf. les études de localisation géographique des paysages.

C’est pourquoi nous avons tenté d’établir une chronologie reposant à la fois sur les données les plus certaines des catalogues et biographies, mais aussi sur les modifications des traits du visage de chacun des sujets au fur et à mesure de leur avancée en âge[2]Concrètement, nous avons reproduit sur papier les 340 œuvres en format 15 x 10 cm et les avons disposées sur une très grande table, permettant ainsi d’établir d’abord visuellement pour chaque personnage un premier classement en fonction de l’aspect plus ou moins âgé du visage, puis nous l’avons soumis au crible de l’analyse en croisant d’une part des données chronologiques de la vie de Cezanne telles qu’elles figurent sur le site de la société Paul Cezanne et dans le « Cezanne » du Philadelphia Museum of Art de 1996, et d’autre part les indications des catalogues Rewald et Chappuis. Puis nous sommes revenus aux images en grandes dimensions pour affiner l’analyse des traits du visage, ce qui est en particulier nécessaire pour certaines d’entre elles plus difficiles à situer (il est à noter que seules les images de grandes dimensions révèlent réellement l’expression que Cezanne a voulu donner à un visage, le format 15 x 10 faisant perdre beaucoup de nuances importantes). Il a fallu mettre ensuite en harmonie les classements des trois personnages pour parvenir à un interclassement final satisfaisant.. Certes, une telle démarche comporte nécessairement une part inévitable de subjectivité. Mais ses résultats sont de nature, par les contestations mêmes qu’elle peut susciter, à pousser le chercheur à remettre sur le métier ce travail si difficile de la datation des œuvres et à y introduire plus de rigueur.

Une fois cette mise en ordre chronologique établie, nous avons aussi osé une interprétation personnelle des aléas de la vie de famille de Cezanne induite du dialogue interne que nous avons cru discerner entre tous ces portraits. Ces considérations ne relèvent évidemment pas d’une démarche rigoureusement scientifique qui ne peut aller au-delà de la recollection de faits certains. Elles ne sont pas inutiles pour autant, puisqu’elles visent à montrer qu’il est possible de dégager une signification, voire une cohérence entre tous les choix d’images de Cezanne. Comme toujours en matière d’histoire, une simple chronologie n’apprend rien, et les faits ne parlent jamais d’eux-mêmes. Il faut bien se risquer à en donner une interprétation si l’on veut en conclure quelque chose et y trouver un sens. Libre à la critique ensuite de faire son travail de contestation ou de proposition alternative, d’estimer telle proposition mal fondée ou abusive, etc. Tout débat est susceptible de faire progresser la connaissance collective.

Dans les images qui illustrent chaque étape de la chronologie, les dates des catalogues Rewald et Chappuis figurent dans le titre de l’œuvre, la dernière ligne indiquant la datation que nous avons retenue.

 

NB. Dans les images illustrant cette étude,on voudra bien excuser le fait que les références des toiles renvoient au catalogue Rewald seulement, dans la mesure où cette étude est antérieure à la parution du catalogue numérique FWN. Nous avons cependant rétabli la double numérotation dans le corps du texte ou dans les intitulés des figures.

Les textes en blanc sur fond noir accompagnant les images comportent d’abord le titre de l’oeuvre avec sa datation par Chappuis ou Rewald (exemple : C0729 Madame Cézanne cousant 79-80, puis la datation que nous proposons, suivie éventuellement d’un numéro d’ordre (exemple : 1873-1874 3)

 

 

I – 1869 à novembre 1872 : Paris et l’Estaque

De la rencontre entre Paul et Hortense vers 1869 ou 1870 jusqu’à la naissance de Paul fils le 4 janvier 1872, on peut considérer que le Portrait de jeune fille (FWN627-R230) est la première  représentation d’Hortense, cette belle jeune fille de vingt ans n’étant certainement pas encore mère – et en tout cas elle apparaît plus jeune que dans le tableau Femme allaitant son enfant (FWN618-R216), du début de l’année 1872[3]Paul est né en janvier 1872 au 45, rue Jussieu. Le tableau met en scène un nourrisson d’environ 3 à 6 mois., contrairement à ce que propose Rewald.

Le premier portrait peut avoir été peint à Paris aux premiers temps de leur rencontre[4]Soit au 22, rue Beautreillis à l’été 1869, soit au 53, rue Notre-Dame des Champs ensuite avant le départ de Paul en juillet 1870 à l’Estaque, soit après leur retour à Paris en juillet 1871 au 5, rue de Chevreuse., mais plus vraisemblablement à l’Estaque où elle a rejoint Paul pendant la guerre vers juillet 1870. Au retour de l’Estaque en juillet 1871, la famille s’installe à Paris au 5, rue de Chevreuse puis en décembre 1871 au 45, rue de Jussieu, où naît Paul et où a été peint le second tableau.


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Fig. 1. Hortense jeune fille et jeune mère entre 19 et 21 ans

On n’a d’ailleurs pas suffisamment insisté sur le fait que cette toute jeune fille osant quitter son père pour rejoindre son amant à l’autre bout de la France, replacé dans le contexte de cette époque, ne peut être interprété que comme l’indice d’un amour passionné et d’une certaine indépendance de caractère, cette dernière qualité se révélant bien nécessaire par la suite au vu de la vie de bohême et de fréquente solitude que lui imposera son compagnon.

Hortense devait avoir aussi un certain goût de l’aventure et de l’insolite pour être séduite par un homme aussi étrange que l’était Cezanne, sorte de colosse plein de vitalité contenue mais aussi de violence, alliées à une sensibilité et une intelligence d’une grande finesse.

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Fig. 2. Paul Cezanne en 1872

Elle devait être également assez indifférente à l’opinion publique pour accepter de vivre en concubinage et pire, cachée aux autres membres de sa famille par un Cezanne craignant, lui, le jugement des siens, ce qui n’était tout de même pas très valorisant pour elle. Enfin, habituée à la pauvreté, elle acceptait de vivre chichement avec lui d’une pension fort limitée que Louis-Auguste versait à son fils, situation qui se prolongera pendant près de vingt ans[5]Tout ceci a été amplement développé dans : François Chédeville, Raymond Hurtu, Madame Paul Cezanne, biographie à paraître..

On peut noter que le Portrait de jeune fille et la Femme allaitant son enfant (R216) sont les deux seuls tableaux où Hortense est représentée demi-nue[6]R230 a servi à étayer l’opinion parfois émise selon laquelle Hortense aurait été modèle : c’est dans cet emploi qu’elle aurait connu Cezanne. Rien n’est moins sûr, et il est plus pertinent d’y voir une allusion discrète à l’attirance érotique qu’ils ont dû éprouver l’un pour l’autre..

Huit mois après la naissance de Paul – que ses parents on mis en nourrice en province d’avril à juin environ – , Cezanne s’installe peut-être avec Hortense et son fils – ou il y fait un ou plusieurs séjours – d’août à novembre 1872 à l’Hôtel du Grand Cerf à Saint-Ouen-l’Aumône près de Pontoise : nouvelle expérience d’instabilité pour Hortense, dont nous ne savons comment elle a été vécue. Nous n’avons aucun portrait de famille de cette période.

De façon à évaluer l’importance relative des portraits de famille dans la production cézannienne globale, nous indiquerons à la fin de chaque période quelques éléments d’appréciation de cette production. Ainsi, pendant cette première période, Cezanne peint également une quinzaine de paysages, une douzaine de scènes de genre (Tentation de saint Antoine, Olympia…), 6 portraits en buste, 4 baigneurs et baigneuses, 1 nature morte[7]Tous les chiffres avancés sur le nombre de tableaux et dessins autres que les portraits d’Hortense, de Paul et de son père sont des estimations, la réalité pouvant s’en écarter selon la façon dont on arbitre la période de production d’une œuvre située par Rewald ou Chappuis dans un intervalle de temps à cheval sur deux des périodes que nous distinguons ici. Cf. l’examen de ce type de problèmes à l’Annexe I  de François Chédeville, La figure humaine dans l’œuvre de Cezanne.. Noter la présence – généralement admise – de Cezanne lui-même dans deux scènes de genre datant d’avant le départ à l’Estaque : Le Déjeuner sur l’herbe R164 et Pastorale R166.

 

II – Fin 1872 à mars 1874 : Auvers

A la fin de l’année 1872, Cezanne décide d’emmener sa famille à Auvers où il veut travailler avec Pissarro. Dans les 14 à 15 mois qui suivent, il s’essaie à deux portraits d’Hortense assise (accompagnés de 3 dessins), la jeune fille ayant fait place à une jeune femme de 23-24 ans :

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Fig. 3. Hortense à 23-24 ans

C0692e (en bas à gauche de la feuille de dessin) se rattache au premier portrait par la jeunesse et l’expression générale du visage, et C0692a ainsi que C0444b au second par les traits et l’attitude[8]Le premier rapprochement est suggéré par Rewald, le second par Andersen, cf. catalogue Rewald, p. 142..

FWN432-R217 dépeint une Hortense qui semble un peu perdue, avec un visage de jeune femme assez démunie. C’est qu’en effet la vie n’est pas facile pour elle, exilée loin de Paris avec son fils dans des conditions de confort très précaires et livrée à une solitude réelle, loin de ses amis parisiens et plus ou moins rejetée par les habitants du village comme étrangère, avec un compagnon constamment occupé par sa peinture à l’extérieur. Elle pose cependant pour lui par deux fois, ce qui montre qu’ils passent tout de même du temps ensemble.

Sur FWN431-R180, Hortense semble un peu plus mûre que sur R217, c’est pourquoi nous ne pensons pas qu’il lui est antérieur[9]Cette maturité pourrait même nous inciter à rapprocher ce portrait des années 1875-1876, un peu avant R323 qui propose un visage d’Hortense assez semblable, bien que manifestement plus âgé. Ce serait d’ailleurs plus cohérent avec la présence de cette toile à terre près du poêle dans le tableau de l’atelier de Guillaumin daté de 1878 (cf. catalogue Rewald, p. 142), ce qui peut signifier que celui-ci l’a acquise ou reçue depuis peu de temps – à la différence de son propre tableau de 1871, La Seine à Paris, qu’il a accroché au mur. Par ailleurs, comme l’autoportrait R182 (cf. fig. 6) montre également au mur le même tableau de Guillaumin, on peut imaginer que Cezanne, à partir du printemps de 1874 à son retour à Paris depuis Auvers, soit a utilisé, peut-être provisoirement, l’atelier de Guillaumin et à ce moment-là lui aurait donné le portrait d’Hortense, soit a échangé ce dernier contre La Seine à Paris. Ceci militerait pour dater le portrait d’après le printemps 1874. Mais la configuration du visage d’Hortense reste plus proche de R217 que des œuvres qui vont suivre à partir de 1875, c’est pourquoi nous préférons maintenir une proximité temporelle avec celui-ci en l’affectant au même intervalle 1873-1874.. Elle est en tout cas plus âgée que sur R216. Peut-être son attitude indique-t-elle qu’elle a commencé à s’adapter à sa situation peu satisfaisante et qu’elle en a pris son parti sans amertume, comme elle saura le faire tout au long de sa vie.

L’attitude d’appui sur une table, commune aux deux portraits, qu’on ne retrouvera qu’une seule fois quelque cinq ans plus tard (cf. fig. 19, R462), incite également à rapprocher ces deux tableaux.

De cette période d’Auvers relèvent également en tout début de période le premier véritable dessin de Paul endormi (C0693 fig. 4) ainsi que quatre représentations du bébé dans le dessin C0692 de la fig. 3 ci-dessus.

 

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Fig. 4. Le fils à 1 ou 2 ans, le père à 32 ou 33 ans

De la même période datent vraisemblablement les premières tentatives de Cezanne de renouer avec l’autoportrait, d’abord vaguement esquissé en C0246c fig. 4, puis plus vigoureusement exécuté en C0401 (à partir d’une photographie – selon Chappuis – d’un Cezanne certainement plus jeune, d’où la barbe moins abondante que sur les photos de cette époque où il figure en compagnie de Pissarro). Pourtant il ne s’était plus peint lui-même depuis 5 ou 6 ans (après R072 de 1862-1864, R077 de 1865 et R116 de 1866). On peut aussi rattacher ici « La Morsure » (C0292) qui met en scène le Dr. Gachet et Cezanne.

La triade familiale est donc maintenant complète, et tout se passe comme si la naissance de Paul avait suscité chez Cezanne le désir de se mettre lui-même en scène en tant qu’acteur de la famille ainsi constituée.

Pendant cette période, Cezanne peint également une vingtaine de paysages, une quinzaine de natures mortes, une douzaine de scènes de genre (parties de campagne, 2e Olympia, 2e Tentation…), 4 baigneurs et baigneuses et 2 portraits. Noter La Morsure V0292 où Cezanne apparaît en compagnie de Pissarro, sans qu’on puisse parler d’un autoportrait.

 

III – Printemps 1874 à avril 1876 : Paris, au 120, rue de Vaugirard, puis au 67, rue de l’Ouest.

Au retour d’Auvers, la famille Cezanne s’installe à Paris pour un peu plus de deux ans. Cette stabilité relative – si l’on excepte le fait que Cezanne, laissant Hortense et son fils à Paris, retourne pour les trois mois d’été entre juin et septembre 1874 vivre dans sa famille à Aix, certainement pour rassurer son père quant à son célibat…, et que vers juin 1875 a lieu le 7e déménagement du couple depuis qu’ils vivent ensemble – pendant un aussi long temps et en un même lieu du père, de la mère et du fils ne se reverra plus souvent par la suite. Quoi qu’il en soit, Hortense est tout à fait ravie de quitter Auvers et de retrouver ses amis parisiens, comme les Guillaume, ainsi que tous ses repères familiers.

En prenant pour référence le visage d’Hortense tel qu’il apparaît dans FWN442-R323 et FWN443-R324 (fig. 12 et 13) datés de 1877, on peut situer à cette période deux toiles et plusieurs dessins où elle apparaît manifestement plus jeune. Son visage s’arrondit d’abord de façon très juvénile (ce qui lui arrivera à nouveau pendant les années 1879-1880, puis vers 1891 : phases de boulimie heureuse accompagnant un retour à Paris qu’elle a tant désiré à Auvers ?), alors que dans la majorité des portraits l’ovale du visage est plutôt allongé, ce que l’on retrouve ici dans les portraits plus tardifs de cette période :

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Fig. 5. Hortense entre 24 et 26 ans

Le premier dessin, surajouté à une feuille où figure Pissarro (celui-ci très vraisemblablement dessiné à Auvers) peut dater des premiers mois du retour à Paris en 1874. On y voit pour la première fois Hortense de face avec un air réjoui, et très juvénile[10]On pourrait rapprocher de ce dessin C0720a, mais l’examen attentif du visage dans ce dernier montre qu’Hortense y apparaît plus âgée, ce que reconnaît d’ailleurs Chappuis dans sa datation : elle a eu le temps de se remplumer un peu après la période d’exil et de solitude difficile vécue à Auvers…

D’où la proximité avec ce visage encore très jeune mais déjà un peu moins rond de FWN466-R536[11]dont il est très difficile d’accepter la datation tardive par Rewald entre 1883 et 1885 (p. 362 du catalogue) au terme d’explications peu convaincantes et en tout cas très contradictoires avec la date de 1877 donnée à R387 sans explication. Il ne peut y avoir 7 ans d’écart entre ces deux tableaux. Le visage d’Hortense de R536 est en tout cas bien plus jeune que celui de R462 daté par Rewald de 1879-1880, ou de R533 daté de 1883, ou encore de R532 daté lui aussi de 1883-1885., cohérent avec le précédent. On peut supposer qu’il a été peint quelques mois plus tard dans le courant de 1875 et au plus tard durant le premier semestre 1876 avant le déménagement au 67, rue de l‘Ouest. L’expression du visage est voisine de celle du dessin (inconnu de Chappuis) CS1875-76-4.

Quant au dessin C0774b, il reprend (ou prépare ?) la position du visage dans R387, avec la même robe et le même col que R536, ce qui justifie de le placer ici, bien que le visage endormi d’Hortense y apparaisse plus chiffonné, moins jeune. Effet du sommeil ?

Dans FWN445-R387, le visage d’Hortense s’affine, ce qui suppose qu’il s’est écoulé quelques mois depuis le portrait précédent . L’expression reste fort jeune et se retrouve très proche de celle des trois dessins suivants de la fig. 5.

Sans qu’on puisse avoir de certitude, mais vu ce qu’on peut deviner de la pureté du profil et de sa jeunesse comparé aux autres dessins identiques (comme C0711a ou C0723b), on a affecté aussi à cette période le dessin d’Hortense sous ses draps C0359b.

Cette période est remarquable aussi par la réalisation du premier portrait peint de Paul, qu’on peut situer en début de période dans la séquence chronologique établie par les dessins ci-dessous classés par ordre de maturité du visage :

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Fig. 6. Paul vers 3 ans, entre mars 1874 et mars 1875 environ

Dans FWN456-R464, le visage de Paul reste trop proche du bébé pour qu’il date de 1877 (Rivière) et encore moins de 1880 (Rewald le rapproche de R465, alors que ce dernier montre un enfant beaucoup plus âgé qu’ici, voir fig. 27). Le dessin C0697c, très expressif, permet aussi de situer la séquence chronologique des visages par rapport à ceux qui suivent, un peu plus tard durant cette période :

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Fig. 7. Paul vers 4 ans, entre avril 1875 et mars 1876 environ

Mais cette période est surtout remarquable par les 3 superbes autoportraits à l’huile (FWN435-R219, FWN436-R274, FWN434-R182) et les 2 dessins suivants :

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Fig. 8. Cezanne à 36 ans[12]Comme le fait remarquer Pavel Machotka, R274 est plus tardif que R182 parce que Cezanne s’est coupé les cheveux entre-temps…

Cette émergence étonnante de l’autoportrait confirme les timides essais dessinés de la période précédente, alors que Cezanne ne s’était plus représenté en peinture depuis 9 ans.

Ce retour à Paris après Auvers apparaît donc fécond pour les tableaux de famille, avec 3 portraits à l’huile du père (et 2 dessins), 2 de la mère (et 7 dessins) et 1 du fils (avec 7 dessins). La stabilité de durée et de lieu du couple y est certainement pour beaucoup.

Durant cette période de deux ans, Cezanne peint des paysages (une dizaine), des baigneurs et baigneuses (une quinzaine), quatre scènes de genre (La Femme étranglée, Don Quichotte, Tentation de saint Antoine…), 3 natures mortes et 1 portrait de Valabrègue. La vingtaine d’aquarelles de cette période se centre également sur les scènes de genre, les baigneurs et les paysages. Quant aux dessins (145 environ), on y trouve une vingtaine de paysages, environ 35 baigneurs et baigneuses, une quinzaine de scènes de genre, une vingtaine de paysages et 4 portraits (dont 1 portrait de l’ami Chocquet et 2 de Pissarro). C’est dire que Cezanne tourne son attention vers les scènes d’extérieur sous l’influence de Pissarro, la figure humaine en tant que telle passant plutôt au second plan et n’étant représentée qu’en situation avec de multiples personnages (déjeuners sur l’herbe, Après-midi à Naples…).

 

IV – Août 1876 à février 1878 : Paris, au 67 rue de l’Ouest

Du début avril jusqu’à la fin de l’été 1876, Cezanne quitte sa famille et part en Provence, continuant ainsi un cycle d’absences qui ira en s’accentuant avec le temps. N’étant pas avec sa famille durant ces périodes de solitude, il n’a donc pas l’occasion d’en faire des portraits, mis à part éventuellement l’autoportrait C402 (fig. 14.)

Hortense a dû apprécier fort moyennement d’être ainsi laissée seule avec le petit pendant près de 5 mois – première absence sérieuse du peintre – sans compter l’humiliation renouvelée, qui durera jusqu’en 1886, de ne pas être reconnue comme la compagne légitime de Cezanne : rien n’a changé sur ce point depuis leur idylle à l’Estaque de 1870, sinon que la présence du fils peut rendre la chose encore moins acceptable aux yeux de l’opinion.

Mais peut-être apaisé par son séjour en Provence de la tension que semble déclencher en Cezanne la vie en commun, son retour rouvre une séquence d’un an environ (entrecoupée d’un séjour à Pontoise et Auvers auprès de Pissarro au début du printemps 1877) durant laquelle il vit avec Paul et Hortense. L’équilibre du couple se refait. Dès lors, les portraits de famille se multiplient.

Cezanne dessine Paul abondamment durant cette période : les dessins montrent celui-ci quittant peu à peu la petite enfance, les yeux bien ouverts sur son environnement :

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Fig. 9. Paul vers 4 ans, après avril 1876

Son visage gagne peu à peu en gravité au fil du temps :

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Fig. 10. Paul vers 4-5 ans, vers la fin de 1876

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Fig. 11. Paul à 5 ans, début 1877

Ces dessins sont positionnés ici par comparaison avec RW070 qui marque le début de la période suivante, voir fig. 15.

Le garçon apparaît paisible, bien éveillé, souriant : un enfant heureux apparemment, que son père prend plaisir à observer et à dessiner. Un bon « petit diable » comme en atteste une lettre à Chocquet.

Fin 1876 ou début 1877, Hortense à 27 ans apparaît comme une femme bien installée dans sa vie de femme au foyer (FWN442-R323) :

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Fig. 12. Hortense à 27 ans au début de 1877

Dans FWN442-R323, son visage est moins jeune que dans FWN441-R387, d’où également le classement de ce dernier dans la fig. 5 comme on l’a vu. Le profil de C0331b est très proche de FWN442-R323, et par extension la pureté du profil de C0711a par rapport aux portraits ultérieurs amène à le positionner ici.

Quelques mois plus tard, son visage apparaît plus anguleux, mais elle est aussi plus assurée d’elle-même (FWN443-R324) :

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Fig. 13. Hortense à 27 ans au milieu de 1877[13]Pour Pavel Machotka, le style du tableau confirme également la date de 1877.

Quant à son compagnon, son visage perd peu à peu l’exubérance de la barbe et de la chevelure caractéristiques de la période précédente (FWN444-R385) et semble même passer dans C0402 par une phase d’ « amaigrissement » unique[14]Ce dessin pourrait dater de son séjour en Provence d’avril à août 1876 : étant un exemple unique d’autoportrait où il semble peu sûr de lui, comme un gamin pris en faute, on peut imaginer qu’il se représente tel qu’il apparaît aux yeux de son père dominateur… – si on excepte C0401 de 1874 (cf. fig. 4), assez particulier – avant de trouver son style, qui semble bien assagi par rapport aux autoportraits antérieurs :

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Fig. 14. Cezanne à 38 ans

A voir toutes ces œuvres, on a la sensation que la famille est stabilisée, davantage « normée » que durant la phase précédente. Peut-être est-ce un moment de grâce dans cette vie de famille qu’on ne retrouvera plus guère par la suite.

Cette année-là, Cezanne demeure exceptionnellement l’été à Paris en famille  au 67, rue de l’Ouest ; puis dans la période qui va de l’automne 1877 à février 1878, il réalise une belle aquarelle de Paul coiffé d’une casquette. On retrouve ce même thème dans 7 dessins (certains peut-être préparatoires pour l’aquarelle, non connus de Chappuis. Deux seulement sont repris ici Fig. 13 : CS1877 B-2 et CS1877 C) :

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Fig. 15. Paul à 5 ans 1/2

Dans RW070 (et CS1877 B-2), les yeux et la bouche expriment pour la première fois un certain sérieux, signe d’un début d’intériorité, donc d’autonomie par rapport à l’observateur, qui tranche par rapport au regard ouvert et dépourvu de quant à soi du petit enfant observé jusqu’ici. C’est là vraisemblablement une étape du développement de l’enfant que le père a su saisir avec précision[15]J’emprunte cette notion d’étape de développement de l’enfant concernant le petit Paul à Pavel Machotka..

Les dessins suivants le montrent plus détendu ; vers 6 ans, Paul est devenu un petit garçon, toujours coiffé d’un couvre-chef, généralement souriant :

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Fig. 16. Paul à 6 ans

Durant cette période, pas de tableau représentant Hortense, guère présente non plus dans les dessins, sinon par la répétition du thème de R323 (cf. fig. 12) dans le beau dessin C0398b qui symbolise son rôle de pivot stable de la vie familiale :

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Fig. 17. Hortense à 27-28 ans[16]À partir de 1877, Hortense est généralement coiffée en deux bandeaux, de temps en temps rehaussés d’un très léger chignon à l’arrière, qui donne plus de volume aux bandeaux, et parfois ceux-ci se rassemblent effectivement dans un vrai chignon. Mais il semble que ces différents styles de coiffure ne puissent servir de base à un classement chronologique des portraits, car ces trois types se rencontrent régulièrement mélangés à toutes les époques, même s’il existe parfois des dominantes ponctuelles. Les deux bandeaux étant la norme, Hortense a dû décider selon l’humeur du moment d’y adjoindre ce chignon, geste facile à accomplir.

Son visage se fait plus énigmatique dans l’esquisse C0719c, puis elle ferme les yeux – mais sans tension perceptible – dans C0711b, avant de tourner carrément le dos au peintre dans C0346 : il n’y a donc pas de représentation de la relation entre eux dans ces œuvres. Sans qu’il y ait drame, on peut subodorer qu’Hortense a pu mal vivre la rupture de l’équilibre familial antérieur par ces absences intempestives de son compagnon, et qu’elle a davantage de mal à renouer avec lui dans la confiance mutuelle.

Quant au peintre, il reprend en plus gros plan son portrait peint de l’année précédente, en lui conférant une grande vivacité (FWN445-R386) :

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Fig. 18. Paul à 39-40 ans

Son regard se fait aiguisé, observateur attentif certainement de ce qui se passe, au-delà de lui-même, dans sa vie de famille dont il doit bien prendre conscience qu’avec la durée elle lui devient difficile à vivre. Comme toujours, sa solution immédiate sera de trouver l’apaisement des tensions domestiques dans son travail. Quoi qu’il en soit, cette période aura été d’une exceptionnelle fécondité.

Durant les 10 premiers mois, Cezanne peint surtout une dizaine de paysages, 5 baigneurs et baigneuses, une douzaine de scènes de genre (La Cueillette, Déjeuner sur l’herbe, La Fontaine, L’Après-midi à Naples… ), et 1 portrait de Chocquet. La soixantaine de dessins porte sur une dizaine de paysages et une dizaine de baigneurs et baigneuses, 7 natures mortes, 7 portraits copiés et 5 scènes de genre. Ses intérêts sont donc assez divers.

Durant les 7 derniers mois il peint un nombre considérable d’huiles : une petite dizaine de paysages, une trentaine de natures mortes, une dizaine de baigneurs et baigneuses, 2 scènes de genre ; il réalise également une bonne vingtaine de dessins dont une quinzaine de scènes de genre (Bethsabée, Naples…).

 

V – Mars 1878 à février 1879 : Aix, l’Estaque et Marseille

Cédant vraisemblablement aux instances de ses parents qui ne l’ont pas revu depuis plus d’un an et demi, Cezanne retourne en Provence. Mais comme, après tout, les choses se sont bien passées avec Hortense et le petit Paul dans la période précédente, sans résilier pour autant son bail parisien du 67, rue de l’Ouest, il emmène Hortense et Paul à l’Estaque et les installe à Marseille, de façon à ne pas être découvert par son père. Mais la crise éclate avec son père qui tente de le surprendre et qui a décidé pour un temps de diminuer sa pension de moitié ; l’argent fait défaut, malgré l’aide de Zola, ce qui contraint Cezanne à rechercher des logements bon marché : Hortense occupera trois appartements successifs… Lui-même habite L’Estaque ou les rejoint à Marseille dans la journée, et rentre le soir d’abord au Jas de Bouffan, puis à partir de septembre à Marseille. A Aix il réalise, comme par compensation, une série de dessins de sa mère (qui vient habiter avec lui à L’Estaque de fin juillet jusqu’à mi-septembre) et de son père.

La vie de famille est mise à mal. Hortense, qui n’aime que la vie en ville doit trouver ses repères à Marseille malgré ses déménagements successifs, mais les occasions de tensions entre elle et son compagnon sont fréquentes : le petit Paul est malade et Cezanne est à vif du fait de ses relations avec son père. Aussi la situation installe un rythme de vie chaotique, à la fois unie et désunie. Cela peut expliquer qu’Hortense soit tout à fait absente des œuvres de cette période : Cezanne doit hésiter sur la façon de l’aborder, et elle-même ne devait apprécier que fort modérément cette situation ambiguë, dans laquelle elle devait assumer seule une fois de plus le soin au quotidien du petit Paul. Aussi n’a-t-elle pas dû se prêter de bonne grâce à la pause, ou Cezanne n’a pas osé le lui demander ?

En revanche, Cezanne exécute une quinzaine de dessins assez expressifs de son fils qui va vers ses 7 ans, mais la plupart assez peu poussés, comme s’il devait faire vite pour saisir au passage telle expression ou telle attitude :

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Fig. 19. Paul à 6-7 ans

L’enfant reste la plupart du temps détendu, voire souriant, mais son expression se fait plus grave, parfois proche, parfois plus lointaine, à l’image de ce qu’il devait ressentir pour son père si peu conventionnel.

Au Jas de Bouffan où il jouit de plus de loisirs[17]Le papier peint de ce portrait se retrouve sur R149., Cezanne réalise également un bel autoportrait au chapeau de paille (FWN446-R384) et un dessin sur le même thème :

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Fig. 20. Cezanne à la quarantaine

Le regard, toujours observateur, se fait plus intérieur, comme si face à la situation Cezanne se repliait en partie sur lui-même, ne trouvant pas de solution vraiment satisfaisante pour concilier toutes ses contraintes.

Il peint également une quinzaine de paysages, une petite dizaine de natures mortes, quatre scènes de genre et un portrait, et se montre particulièrement fécond en dessins (environ 180) dont une quinzaine de paysages, une dizaine de natures mortes, plus de vingt baigneurs et baigneuses et autant de nus, etc.

 

VI – Mars 1879 à mars 1880 : Paris, puis Melun

Mettant fin à l’expérience provençale finalement assez catastrophique, Cezanne ramène sa famille à Paris au 67, rue de l’Ouest. Peut-être les tensions latentes qui doivent épaissir l’atmosphère après le calamiteux séjour en Provence provoquent-elles chez Cezanne le désir d’y échapper ; toujours est-il qu’au bout d’un mois et demi, Cezanne, repris de bougeotte, décide de prendre une année sabbatique à Melun où il loue un appartement place de la Préfecture. C’est la plus longue séparation du couple, puisqu’elle va durer un an. Cet éloignement permet à la tension de retomber au sein du couple, et Cezanne revient régulièrement à Paris voir les siens –et peut-être ceux-ci sont aussi venus à l’occasion à Melun. Chacun apparemment se trouve bien de cette distance qui leur permet de se remettre de leur dernière séquence de vie commune…

Aussi, après une éclipse de près de deux ans des œuvres de son compagnon, il semble qu’Hortense soit à nouveau prête à poser. Aussi Cezanne la peint-il assise par deux fois, et il y ajoute quelques dessins. Elle arrive à la trentaine et son visage s’est un peu arrondi, bien qu’encore très juvénile :

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Fig. 21. Hortense à 29-30 ans

Dans R444bis, elle porte la même robe que dans FWN455-R462 ; cette toile – finalement recouverte d’un paysage de l’Estaque, donc peu satisfaisante pour le peintre – inaugure une nouvelle façon de la représenter, en demi-figure, modèle qui va se développer à partir de 1883.

Ces différents portraits la montrent très détendue, voire souriante, tout à fait paisible dans sa façon de regarder son compagnon auquel elle est très présente, contrairement à ses portraits des deux années précédentes : manifestement, elle apprécie ce retour à une relation apaisée après la difficile expérience marseillaise. Il y a même de l’humour dans son attitude dans le dessin C0716, commenté par son fils d’un « madame cezanne » qui, vu de l’enfant, consacre l’union de son père et de sa mère même si celle-ci n’est pas reconnue par l’état-civil pour lequel Hortense s’appelle toujours Fiquet…

Comme toujours, Cezanne est très attentif à celui-ci. Il réalise une série de dessins de Paul qui a maintenant 7 ans :

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Fig. 22. Paul à 7 ans

Puis Paul à 8 ans :

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Fig. 23. Paul à 8 ans

L’enfant y apparaît tranquille, sans tension par rapport à son père auquel il est le plus souvent très présent, et qu’il semble regarder parfois avec un léger sourire goguenard, façon d’exprimer une certaine pudeur face au regard bienveillant mais scrutateur de son père en train de le dessiner, ou au contraire façon de lui montrer qu’il ne prend pas la pose très au sérieux ? En tout cas l’abondance de ces dessins où le fils regarde le père autant que le père regarde le fils témoigne de leur disponibilité mutuelle, ce qui ne sera pas toujours le cas par la suite où Cezanne en sera réduit à dessiner son fils endormi.

Cezanne peint aussi durant cette période deux autoportraits remarquables accompagnés de deux dessins expressifs :

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Fig. 24. Cezanne à 41 ans

C0403 et FWN451-R415 se centrent sur l’acuité du regard de Cezanne peintre, observant avec une extrême attention le motif (on imagine un tel regard à l’œuvre lorsqu’il peint à cette période Le Pont de Maincy). CS1879 A quant à lui exprime une certaine bonhomie que FWN450-R416, avec ses yeux rieurs et le sourire discret que l’on peut deviner sous la barbe et les moustaches, pousse jusqu’à donner la sensation d’un regard empli de bonté. C’est ce regard-là qu’il devait poser sur le petit Paul…

Paradoxalement, la période de Melun a donc été particulièrement féconde en matière de portraits de famille, comme si Cezanne tenait à « réparer » durant ses courts séjours en famille, tout ce que le séjour à Marseille avait pu abîmer entre lui et les siens.

Il peint également une dizaine de paysages, une vingtaine de natures mortes, devenues son principal sujet, quelques baigneurs et baigneuses, un portrait. Il dessine une vingtaine de paysages, autant de baigneuses, etc. Fécondité ici aussi donc.

 

VII – Avril 1880 à début mai 1881 : Paris, 32, rue de l’Ouest

Au bout d’une année, la relation du couple est redevenue telle qu’ils envisagent à nouveau de vivre ensemble. Cezanne revient donc vivre en famille à Paris dans un nouvel appartement, symbole de renouveau, et il y reste une année entière, une durée appréciable quand on connaît son agitation perpétuelle…

Il fait à nouveau un portrait d’Hortense (FWN447-R606 étant retravaillé par Cezanne ensuite en 1886-1888 selon Rewald)[18]Voir ici la discussion sur le papier peint qui incite à dater ce portrait du retour à Paris et non de la période précédente à Melun., et il lui consacre une douzaine de dessins très variés :

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Fig. 25. Hortense à 30-31 ans

C0729, complété par C0728a et b, la représente pour la troisième fois comme la ménagère qui prend soin de son intérieur, symbole de son rôle de pivot stable de la famille. Son visage est plein de sérénité, comme dans C0721d. Mais elle ne regarde pas le peintre, qui la représente volontiers de trois quarts ou de profil, voire endormie : ces dessins, qui semblent parfois croqués à la dérobée, nous la montrent donc moins présente à l’artiste que durant ses retours à Paris depuis Melun. Si elle le regarde toujours avec tranquillité dans R606 et C0609, son expression se fait plus dubitative dans CS1880-81, comme suspendue à une interrogation sur l’évolution de leur relation. Et dans C0398c, son regard s’échappe vers l’horizon, un peu absente et méditative, et elle ne regarde pas son compagnon.

Tout cela peut inciter à penser que la relation est devenue moins fluide que durant la période précédente, bien qu’on ne soupçonne pas de tension particulière. Est-ce pour cela qu’elle se sent moins disposée à poser ou est-ce Cezanne lui-même qui ne le lui demande pas ?

Pour Paul, il y a moins de dessins :

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Fig. 26. Paul à 8 ans en 1880

Deux des dessins représentent Paul endormi, portraits dérobés donc. Peut-être est-ce là aussi le signe d’une relation moins aisée, que l’on peut deviner dans C0726d (en bas droite de la feuille) où l’enfant se tient à distance, jouant le jeu de la pose mais sans s’y impliquer vraiment, impression que renforce C0751a où le regard flotte dans le vide, encore éloigné du peintre par la position de trois quarts du visage.

Mais cette rareté des dessins est compensée un peu plus tard par le fait que six ans après le dernier tableau qu’il a réalisé de son fils, Paul accepte de poser – et vraisemblablement assez longuement pour FWN456-R465, ce qui n’a pas dû être facile pour lui ! – pour deux tableaux successifs, ce qui est exceptionnel :

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Fig. 27. Paul à 9 ans (FWN456-R465 et FWN457-R466)

Le premier tableau nous montre un enfant au visage légèrement souriant, le regard direct, plein de bonne volonté, mais la tête penchée comme s’il cherchait à résoudre l’énigme que lui pose son père. Le second, vraisemblablement peint quelques mois plus tard, semble moins interrogateur, plus détaché aussi, bien qu’on puisse discerner une douceur certaine dans la façon dont il regarde son père. Relation fils-père pas forcément simple donc, mais réellement présente.

En contrepoint, Cezanne réalise également 5 autoportraits dont 2 peints et 2 dessins intéressants où il se représente de face :

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Fig. 28. Cezanne à 41-42 ans

Dans le premier portrait FWN449-R383, son regard perçant filtre de paupières à demi-fermées, ce qui est un cas unique dans l’ensemble de ses autoportraits, d’où l’impression d’une certaine lassitude. Est-elle due au travail sans cesse à refaire avec Hortense et Paul pour trouver les moyens d’une relation sereine ? C’est possible. Une certaine inquiétude s’exprime même à travers son visage dans le petit portrait esquissé en C0405d. Dubitatif, voire peut-être légèrement amer dans le beau dessin C0612, son visage exprime une grande tension dans C0613 ; ces deux dessins expriment également une énergie puissante et une forte présence du peintre. Pourtant, finalement, le regard s’efface dans FWN462-R482[19]Voir en annexe la discussion sur le papier peint. Ce portrait pourrait dater de la seconde période au 32, rue de l’Ouest entre mars et octobre 1882. et la tête s’enfonce dans les épaules, indice d’un léger accablement devant la vie à construire ? On peut, là aussi, imaginer que toutes ces attitudes contrastées du peintre font écho à des variations de son humeur dans une période au vécu moins homogène que durant son séjour à Melun.

De tous ces portraits, on retire l’impression que s’il n’y a pas de drame, on est entré dans une phase moins aisée de la vie familiale, comme si la nouvelle cohabitation, qui se passe globalement bien, ne satisfaisait pas entièrement le peintre… Mais l’abondance des œuvres et le temps nécessaire qu’il a fallu consacrer aux portraits à l’huile indique bien que la vie commune est demeurée supportable pour Cezanne, qui a beaucoup travaillé durant cette année.

En effet, durant cette période, Cezanne peint également une quinzaine de natures mortes, 2 portraits de Chocquet, l’ami du couple, 1 de Louis Guillaume, quelques baigneurs et scènes de genre, et dessine quelques paysages urbains, divers objets domestiques, des copies de statues. Cette période est plutôt féconde.

 

 VIII – Mai à octobre 1881 : Pontoise, 31, quai du Pothuis

Conscient de cette impalpable fêlure dans l’harmonie familiale, Cezanne cherche peut-être à trouver des conditions plus favorables en embarquant à nouveau sa famille pour un séjour de 6 mois de « vacances » à Pontoise où il loue un appartement au 31, Quai du Pothuis, espérant peut-être que la proximité des Pissarro et des Gachet leur sera favorable. Les pique-niques de l’été rassemblent les amis peintres auprès des Pissarro ; Hortense y participe, et le petit Paul joue avec le petit Georges Pissarro, qui a son âge. Pourtant il ne subsiste de ces 6 mois que 2 dessins d’Hortense mais aucun autoportrait. Il y a bien cinq dessins de Paul, qui a maintenant 9 ans, mais il est toujours représenté en train de dormir : Cezanne le croque certainement à la dérobée lorsqu’il rentre le soir de ses pérégrinations journalières où il peint essentiellement des paysages :

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Fig. 29. Paul à 9 ans

Ces dessins, datés par Chappuis de 1880, doivent être placés plus tard si on considère les traits du visage dans l’évolution qui va des fig. 27 à R467 de 1882.

Quant à Hortense, elle est croquée dans une attitude plutôt distante :

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Fig. 30. Hortense à 31 ans

En C0826, elle regarde dans le vide et ne fait pas vraiment face au peintre, avec un visage inexpressif et dans une immobilité qui fait immédiatement penser à l’exigence de Cezanne face à ses modèles : « Est-ce que cela bouge, une pomme ? ». Ici, Cezanne la traite donc comme un pur objet et ne cherche pas à évoquer leur relation.

En C0828, il semble mimer le dessin plein d’humour du temps de Melun, C0716 (fig. 21). Mais toute trace de gaîté a ici disparu – on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve – et Hortense semble se poser bien des questions.

L’absence de portraits de Cezanne et d’évocation de la relation avec sa compagne ou son fils dans ces dessins n’est pas bon signe, et l’on peut se demander si ce séjour à Pontoise n’a pas été décevant pour la vie de famille, bien qu’on n’ait aucun témoignage direct dans ce sens.

Cela dit, une autre interprétation est possible : c’est que Cezanne, plutôt que de reproduire l’épisode de Melun, a tenté de revivre l’expérience de son séjour à Auvers et Pontoise 9 ans auparavant, où il s’est essentiellement consacré à la peinture de paysages – certains avec Pissarro – ce qui peut contribuer à l’absence de portraits de famille.

 

IX – Novembre 1881 à début mars 1882 : Aix et l’Estaque, puis mars à octobre 1882 : Paris, 32, rue de l’Ouest

Comme toujours après une période plus ou moins longue de cohabitation familiale, une fois de plus Cezanne éprouve le besoin de changer d’air. Avec Hortense, ils décident – ou il décide seul – de « faire une pause » dans leur relation, chacun vivant sa vie de son côté et retrouvant un peu d’espace personnel, lui à Aix et l’Estaque, elle à Paris.

Il repart donc en Provence pour 4 mois.

C’est en mars 1882 que Cezanne revient vivre en famille à Paris pour une durée de 9 mois, mais il semble expérimenter une nouvelle façon de vivre la cohabitation afin d’éviter une stabilité prolongée dans un même lieu, situation qu’il a manifestement du mal à supporter : après 6 mois de cohabitation continue, on entrecoupera donc cette période par des séjours temporaires en d’autres lieux, que ce soit ensemble ou en solitaire. Ainsi, profitant du fait que les Choquet apprécient Hortense (à la différence de Mme Zola), on ira passer en mai (ou en été) un mois chez eux à Hattenville. En septembre, Cezanne ira seul passer 5 semaines à Médan. Il retournera également pour un court séjour à Aix et l’Estaque, puis à Pontoise pour travailler avec Pissarro.

Comment vivent-ils ensemble au retour de Cezanne à partir de mars 1882 avec le début de cette nouvelle cohabitation à éclipses en famille ? Les portraits de chacun peuvent nous permettre de nous en faire une idée.

Ainsi, Hortense fait l’objet de quelques dessins et d’une toile au portrait vigoureusement esquissé :

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Fig. 31. Hortense à 31-32 ans

L’ovale du visage, encore un peu rond, s’affine par rapport à la période précédente (mouvement entamé avec C0728), faisant la transition avec les portraits de Gardanne à venir.

Le couple a dû retrouver une certaine proximité puisque Hortense fait face à son compagnon et le regarde dans deux de ces œuvres, et qu’elle accepte de prendre le temps de poser.

Dans FWN467-R533, elle regarde effectivement son compagnon, mais la bouche serrée et le regard expriment à la fois la fermeture sur soi avec l’œil droit sans pupille, et peut-être un certain jugement sur son compagnon par son œil gauche au regard acéré. Il y a là à la fois une présence intense mais aussi une certaine distance. Il semble donc qu’on ne trouve pas ici chez Hortense le regard direct et dénué d’arrière-pensées qu’on lui connaît souvent lorsqu’elle pose pour Cezanne. Puis elle est saisie dans C0830b en plein sommeil, donc hors relation.

Quant à Paul, qui atteint ses 10 ans, il est également esquissé sur une toile et, comme toujours, est croqué dans divers dessins dans des attitudes assez variées :

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Fig. 32. Paul à 10 ans

De FWN459-R467, C0834a et C0831a se dégage une légère tristesse, de C0823b quelque chose comme de la lassitude, mais ces impressions sont contrebalancées par la sérénité du beau portrait C0831b et l’énergie du regard dans C0731e. Curieusement, dans C0821c, Paul ne regarde son père que d’un œil, comme sa mère dans R533, avec une expression d’attente qui semble peu sûre de ce qui va advenir. Inversement, dans le très beau portrait C0836, Paul regarde son père en souriant d’un air narquois. Mais in fine dans C0712 – encore un très beau portrait – l’expression se fait à nouveau dubitative, et la main posée sur la joue (qui fait écho à la main d’Hortense également posée sur sa joue en C0828, cf. fig. 30) renforce l’impression d’une certaine distance du fils regardant son père.

C’est la première fois qu’on observe autant de versatilité dans l’état d’esprit du fils, et ceci peut signifier que, de plus en plus, il cherche comment se situer face à son père qui, régulièrement, part vivre sa vie de son côté, provoquant certainement chez l’enfant un sentiment diffus d’instabilité. A chaque retour, le petit Paul doit réinventer la façon de se rapprocher de son père et de trouver la bonne distance dans la relation – ce qui ne doit tout de même pas être très difficile, vu l’heureux caractère du garçon et l’affection profonde qui unit les parents à l’enfant. Mais on peut aussi imaginer que tout simplement l’enfant grandit, et donc fait l’expérience d’états d’âme plus variés, que son père prend plaisir à saisir au vol.

Quant aux autoportraits, ils semblent eux aussi assez variés :

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Fig. 33. Cezanne à 43 ans

FWN461-R446 est une copie du portrait fait de lui par Renoir un ou deux ans auparavant, il s’agit donc d’une étude sans signification pour notre positionnement chronologique – encore qu’on remarque dans cette copie une barbe non encore grisonnante, alors qu’elle l’est dans le portrait de Renoir : Cezanne cherche-t-il à se rajeunir à son arrivée en Provence, comme pour oublier ses soucis ?

Le portrait suivant C0611a est exceptionnel. Il est remarquable par la grande dignité qui émane de ce visage habité d’un grand calme, de certitude tranquille quant à sa valeur et à sa force, prêt à faire face à toute difficulté : cette attitude est suffisamment rare chez Cezanne, et en tout cas unique dans l’ensemble de ses autoportraits, pour être soulignée. Quelque chose est-il en train de se passer dans cette âme tourmentée, qui va l’amener bientôt à faire de vrais choix de vie ? Comme Antée, a-t-il retrouvé toute sa confiance en lui après avoir retouché le sol de sa terre natale ?

Mais comme toujours, à l’épreuve de la relation, la fragilité de Cezanne refait surface. Dans FWN464-R510, à l’Estaque ou à son retour à Paris, on voit que cette force demeure mais se mue en irritation et en obstination – colère de ne pas maîtriser sa vie et de ne pas parvenir à instaurer une vie de famille qui le satisfasse ? Prélude là aussi aux ruptures à venir ? Tout ceci, après quelque temps, semble se muer en une décision mûrie, ce qu’exprime FWN463-R445 avec ce visage un peu figé et ce regard déterminé.

Cette période assez fertile en portraits semble donc vouloir faire un bilan de tous les essais tentés pour vivre une vie de famille harmonieuse : une épouse qui prend ses distances, un fils qui peut avoir du mal à se situer face à son père, et lui-même qui se trouve perturbé chaque fois que la proximité, même avec les êtres qui lui sont chers, lui est imposée.

Cezanne peint aussi quelques paysages et dessine diverses natures mortes ; il copie de nombreuses statues. Au total un nombre d’œuvres plus restreint que durant les périodes précédentes.

 

X – Octobre 1882 à mai 1885 : l’Estaque et Aix

Aussi, finalement, Cezanne n’y tient plus et prend donc une décision importante : celle de quitter sa famille pour aller vivre à Aix. Le couple prend acte du désir d’autonomie de chacun – car Hortense est peut-être fatiguée, elle aussi, d’avoir à gérer les émotions contradictoires de son compagnon au quotidien. Il n’est cependant pas question de séparation définitive, ne serait-ce que parce que Cezanne veut à tout prix maintenir un lien fort avec son fils – et après tout, on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Aussi, durant les deux ans et demi que durera cette séparation, Cezanne fera régulièrement quelques courts séjours à Paris où il retrouvera Hortense et Paul au 32, rue de l’Ouest, sans la contrainte d’avoir à vivre avec eux continuellement au quotidien et donc en évitant les motifs habituels de tension. De même, Hortense et Paul viendront passer l’été 1883 avec Cezanne à l’Estaque.

A l’occasion de ces retrouvailles, il fait tout de même quelques rares portraits d’Hortense (dont FWN468-R532) qui accepte toujours de poser pour lui :

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Fig. 34 Hortense à 34 ans

Ce qui frappe ici, c’est la sensation d’énergie tranquille qu’exprime son visage : manifestement, Hortense se trouve bien, elle aussi, de la séparation, et Cezanne la représente le visage comme aimanté vers quelque chose qui ressemble à un projet personnel, pour lequel elle n’attend plus l’assistance de son compagnon qu’elle ne regarde pas.

Le portrait d’elle qui accompagne RW209 est particulièrement frappant : à son réveil, elle pose sur son compagnon un regard limpide, serein, dénué de toute acrimonie, mais aussi de toute expression amoureuse : elle ne dépend manifestement plus de lui au plan affectif, et elle l’accepte tel qu’il est, sans le moindre jugement, tout en assumant sa propre solitude.

Quant à Paul, il est toujours très présent pour son père malgré leur éloignement au quotidien, puisqu’on compte durant ces deux années et demie trois portraits à l’huile (FWN460-R468, FWN469-R534 et FWN470-R579) et une vingtaine de dessins le représentant entre sa dixième et sa douzième année. On peut considérer que la progression chronologique est la suivante :

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Fig. 35. Paul à 10-11 ans

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Fig. 36. Paul à 11 ans (début 1883)

La rondeur du visage de Paul dans C0820 et C844a est unique dans l’ensemble de ses portraits, ce qui incite à remettre en cause la datation de Chappuis, et si on s’en tient à l’évolution des traits du visage, C0820 et surtout C0730 ne peuvent être antérieurs à R467.

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Fig. 37. Paul à 11 ans (fin 1883)

La maturité du visage s’affirme ici par rapport au début de l’année et se renforce encore dans la série suivante :

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Fig. 38. Paul à 11-12 ans

Et finalement à 13 ans, on ne peut plus dire que Paul est encore un enfant. Le jeune homme commence à se profiler :

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Fig. 39. Paul à 12 et 13 ans

Sans entrer dans le détail de l’analyse de chaque portrait, on peut constater un trait qui leur est commun : c’est une certaine vigueur dans tous ces visages qui témoigne d’une qualité d’autonomie de la personne ; Paul a mûri, et comme tous les pré-adolescents, il semble ne plus exprimer d’attente particulière envers son père, sans pour autant le rejeter. Lui aussi semble accepter la situation et se prêter simplement à la relation, au point d’ailleurs de poser plusieurs fois pour son père. Après tout, pour lui aussi, la situation s’est simplifiée.

Le dernier portrait FWN470-R579 clôt parfaitement cette série : Paul s’y montre, finalement, proche de son père, par ce sourire qui exprime une certaine gentillesse et une disponibilité réelle, mais qui dégage aussi une impression de vie intérieure autonome, de réserve qui n’a plus rien d’infantile. Il n’y a ni recherche de fusion, ni rejet de l’autre, mais quelque chose qui exprime à la fois la proximité et la liberté dans la relation. Un très beau portrait.

Durant ces deux ans et demi, les autoportraits sont également présents avec une toile et une dizaine de dessins, dont la progression chronologique peut être la suivante :

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Fig. 40. Cezanne à 43-44 ans

Un reste de juvénilité disparaît maintenant du visage (deux dessins et une toile : FWN471-R535):

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Fig. 41. Cezanne à 44 et 45 ans

Et subitement le visage de Cezanne semble vieillir d’un coup, lui donnant l’aspect d’un cinquantenaire avant l’heure (c’est le moment, en 1884-1885, où il traverse une crise amoureuse qui le déstabilise fortement) :

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Fig. 42. Cezanne à 45 et 46 ans

C’est entre 43 et 46 ans qu’il « prend un coup de vieux », comme le dit l’expression populaire et comme en témoignent notamment FWN477-R586 et C0620a…

Ce séjour solitaire en Provence représente donc une période de rupture et/ou de transition pour Cezanne, confronté à ses démons personnels et manifestement à la recherche d’un nouvel équilibre. S’il maintient soigneusement la relation avec Paul, dont témoignent les nombreuses œuvres le concernant, il est clair qu’avec Hortense les choses ne sont plus aussi simples de son côté. Quelle image de son avenir avec elle, même s’ils vivaient séparés, a-t-il pu se faire alors qu’il tombait amoureux d’une autre femme en mai 1885 et entrait dans une nouvelle crise, la plus grave de toutes celles déjà vécues ?

Cezanne peint et dessine évidemment de très nombreux paysages durant cette période, une vingtaine de natures mortes et autant de baigneurs et baigneuses, etc.

 

XI – Juin – juillet 1885 : Paris, 32 rue de l’Ouest et La Roche Guyon, puis août 1885 à octobre 1886 : Aix et Gardanne

La crise sentimentale que traverse Cezanne le conduit d’abord à fuir à Paris où, pour échapper au face-à-face avec Hortense vu son état de perturbation intérieure, il demande l’hospitalité à Renoir : la famille se retrouve à La Roche Guyon, mais Cezanne ne peut y tenir et repart pour Aix après être passé à Médan début août. Ce mois semble pour lui le moment d’un retour sur lui-même assez désabusé, où il prend acte de ses incapacités relationnelles. Tout se passe comme si l’échec sentimental qu’il vient de subir l’amenait à se résoudre à abandonner toute espérance d’un bonheur purement humain – ce qui, pour notre plus grand bénéfice, va le conduire à se consacrer tout entier à la peinture, là où finalement il trouve le sens de sa vie.

Que faire alors ? On peut imaginer qu’étant imprégné des principes de la morale traditionnelle, il n’est pas question pour lui d’abandonner pour autant sa famille – d’autant que son attachement à Paul junior le lui interdirait absolument. Lui reste à se décider (ou à se résigner) à tenter à nouveau l’aventure familiale à plein temps, vraisemblablement dans l’espérance d’y trouver finalement un équilibre qu’il n’a pu trouver seul.

Il fait alors venir Hortense et le petit Paul et les installe à Gardanne, lui-même rentrant le soir au Jas de Bouffan, solution bâtarde qui ressemble fortement à l’aventure marseillaise d’antan, mais qui très vite se clarifie puisqu’il obtient de son père, finalement mis peu ou prou au courant de sa situation matrimoniale irrégulière, de pouvoir demeurer lui-même à Gardanne. C’est donc une période d’un an pendant laquelle il partage à nouveau la vie de famille, dans des conditions favorables pour chacun : l‘appartement est situé sur l’avenue principale de cette petite ville, bordée de commerces où Hortense peut aisément se faire des relations agréables et éviter tout sentiment de solitude, où Paul est inscrit à l’école communale pour toute la durée de l’année scolaire et où Cezanne lui-même est environné de nombreux paysages intéressants à peindre.

Cette stabilité provisoirement retrouvée et le temps disponible se traduisent par une série de portraits en buste d’une Hortense dont le visage a minci et dont les traits commencent à s’orienter vers la quarantaine :

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Fig. 43. Hortense à 35-36 ans

Dans FWN475-R580, Cezanne la représente dans le dernier éclat de la jeunesse (Ce portrait pourrait avoir été réalisé à Paris avant le retour en Provence), avec un visage ouvert, comme en attente de voir comment la relation va tourner : l’œil gauche exprime la force intérieure et la certitude de pouvoir faire face à tout ce qui viendra, avec sa façon d’affronter énergiquement la présence de son compagnon, alors que traîne dans l’œil droit l’ombre des tristesses passées, présentes mais assumées…

Dans FWN476-R576 (où elle porte le même vêtement), peut-être le premier peint à Gardanne, son autonomie par rapport à Cezanne s’exprime par une moue un peu boudeuse qui semble en réalité camoufler un fond de gaîté, comme si elle jouait la comédie et ne prenait pas tout cela très au sérieux, prête à partir dans un éclat de rire un peu moqueur.

Les dessins ne la représentent qu’en plein sommeil , et l’on sent que Cezanne veut exprimer tout le calme intérieur dont elle semble désormais habitée.

Paul, toujours un sujet privilégié, n’est d’abord saisi (en dehors de l’aquarelle où il semble absorbé par sa lecture) qu’à l’état de sommeil, donc à son insu, comme c’est souvent le cas, mais cela rend les traits de son visage indiscernables (celui-ci n’est même pas représenté en C0855b, où sa position est pour le moins curieuse) :

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Fig. 44. Paul à 13 ans

Peut-être a-t-il fallu le temps qu’il se réapprivoise à la présence de son père, resté si longtemps absent les deux années précédentes, à un âge où l’adolescence se profile…

A 14 ans, Paul prend tout à fait l’allure d’un jeune homme, les restes d’enfance antérieurs disparaissent, et Cezanne obtient de lui qu’il prenne par trois fois la pose (notamment pour deux dessins en pied, qu’on ne retrouve dans aucun autre portrait de famille et pratiquement jamais dans tous les autres portraits, et qui préfigurent la série des Arlequin), ce qui est remarquable :

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Fig. 45. Paul à 14 ans

Si on peut discerner un certain flottement dans ses traits dans C0850, ce n’est nullement le cas dans FWN458-R463 et dans C0849, qui mettent au contraire en scène un garçon très sûr de lui, bien posé dans son corps et plutôt déterminé.

Cezanne réalise également trois autoportraits à l’huile, qui compensent l’absence d’autoportraits au crayon durant cette période :

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Fig. 46. Cezanne à 46 ans

FWN480-R587 représente Cezanne beaucoup plus jeune, puisqu’il s’agit d’une copie d’une photographie du début des années 1870. Son attitude de face n’est donc pas significative pour notre classement chronologique, et il s’agit à nouveau d’un simple exercice.

Dans les deux autoportraits suivants (FWN478-R584 et FWN479-R585), on voit que Cezanne a pris acte de son propre vieillissement subitement apparu il y a un an (cf. R586 fig. 42) : il se représente déjà grisonnant, presque de ¾ dos comme dans les deux autoportraits à l’huile précédents. Il semble renouer ainsi avec ses autoportraits d’il y a une vingtaine d’année, dans lesquels on a la sensation que le sujet du tableau semble avoir été surpris par le peintre, dans une attitude d’ « arrêt sur image » au moment où il était en train de quitter la pièce. Et en réalité, tout se passe comme si Cezanne prenait effectivement congé de lui-même car il va réellement disparaître pendant 4 ans avant de revenir à l’autoportrait, sous une forme d’ailleurs curieuse : il s’agira de l’Autoportrait à la palette dans lequel il se met en scène non plus en tant que personne, mais dans l’exercice de son art ; ce que nous tenterons de comprendre le moment venu. En tout cas, sa lettre à Chocquet du 11 mai 1886 témoigne de sa résignation face à l’échec de ses espérances quant à la possibilité d’atteindre un équilibre psychologique personnel stable.

Durant cette période, Cezanne peint plus d’une trentaine de paysages, une quinzaine de natures mortes, deux ou trois portraits et quelques scènes de genre. Il commence à moins dessiner : une quinzaine de paysages, et quelques sujets divers, à peine plus que de dessins des portraits de famille.

 

XII – Novembre 1886 à janvier 1888 : Aix et l’Estaque

Finalement, l’expérience de vie commune gardannaise a pu être vécue dans une certaine paix, chacun étant davantage entré dans une acceptation tranquille et un certain respect de l’autre. Pour autant, affectivement, le couple ne s’est pas rapproché, puisque malgré l’officialisation – enfin ! – de leur relation par le mariage en avril 1886 (durant lequel Hortense est très mal accueillie par la famille de Paul) et la mort de Louis-Auguste fin octobre qui rend Cezanne très riche, le couple se sépare à nouveau : le peintre s’installe près de sa mère au Jas de Bouffan où il installe son atelier dans le grand salon du rez-de-chaussée, alors qu’Hortense et Paul junior sont installés par Cezanne en voisins Cours Sextius à Aix. Manifestement, la vie de couple ne représente plus pour Hortense et Cezanne un objectif désirable et c’est vraisemblablement d’un commun accord qu’ils ont décidé de leur nouveau mode de vie.

Cependant, le lien ne se rompt pas pour autant car durant cette année, ils continuent à se rencontrer suffisamment pour que Cezanne réalise quatre portraits de son épouse, dont deux huiles (FWN482-R583 et FWN481-R582). Celle-ci se prête de bonne grâce à l’exercice :

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Fig. 47. Hortense à 36-37 ans

Dans des styles un peu différents, ces portraits ont en commun de mettre en scène une Hortense à la fois présente (elle regarde le peintre bien en face) et absente, refermée sur elle-même, en ce sens qu’elle ne cherche pas à exprimer d’émotion particulière : elle joue son rôle d’objet offert au regard du peintre, dans une relation purement fonctionnelle dans laquelle l’affectivité n’a plus guère de part. Celle-ci n’est présente qu’indirectement, par la générosité d’Hortense acceptant de satisfaire au désir de son compagnon en subissant de longues séances de pose. Pour autant, une certaine morosité apparaît dans ces portraits, qui correspondent à l’état d’esprit d’Hortense qui continue à ne pas apprécier la vie en Provence…

Quant à Paul, la façon de le représenter est d’une constance surprenante :

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Fig. 48. Paul à 15 ans

On le voit tête baissée ou endormi, les yeux systématiquement fermés – et quand ils ne le sont pas comme dans C0851, au moment où la relation au père pourrait s’exprimer, ils sont dirigés vers le bas dans une attitude de méditation morose, peut-être en train de faire ses devoirs, ce qui ne devait guère l’enchanter…. Et la série se clôt symboliquement par un portrait… le dos tourné ! Cezanne ne « force » pas la relation avec son fils qui n’est plus un enfant.

Comme pour signer cette impossibilité de la vie de famille partagée, Cezanne lui-même a cessé de se représenter, comme on l’a indiqué à la fin de la précédente période.

 

XIII – Février à juin 1888 : Paris, 15, quai d’Anjou, puis juin à octobre 1888 à Chantilly

Comme d’habitude, après un an passé à Aix, Cezanne a de nouveau des fourmis dans les jambes ; Hortense a également dû insister pour quitter Aix où elle ne se plaît guère, et la famille décide finalement de se réunir à nouveau à Paris. Le couple s’installe quai d’Anjou et le peintre loue un atelier rue du Val-de-Grâce, de façon à ne pas encombrer le domicile familial de son attirail pour que chacun ait davantage ses aises. Mais au bout de 4 à 5 mois, repris par son besoin d’indépendance, Cezanne interrompt assez vite cette cohabitation familiale qui n’a plus grand sens pour le couple et s’installe pour 5 mois à Chantilly.

Mais depuis leur retour à Paris en février il a réalisé trois intéressants portraits à l’huile d’Hortense. Il lui donne un visage juvénile assez lisse (l’ovale arrondi en FWN487-R607 s’affine progressivement en FWN488-R581 pour arriver à FWN489-R650), corrigé par la gravité du regard qui semble marqué par l’expérience de la vie, ce qui est plus cohérent avec ses 38 ans :

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Fig. 49. Hortense à 38 ans

Le vêtement et le papier peint font placer R607 ici, bien que le visage soit un peu rond par rapport aux autres, ce qui, dans une moindre mesure, est aussi le cas de R581. Le visage à l’ovale plus fin dans R650 peut faire supposer que ce portrait a été fait à quelque distance des deux précédents, vers la fin de la période, puisqu’il se rapproche de l’ovale du portrait suivant en R652 (cf. fig. 50). Il ferait alors la transition entre R581 et R652.

Aucun portait de Paul ou de son père durant cette période, ce qui rend plus frappante encore la focalisation sur Hortense durant leurs quatre mois de cohabitation, d’autant que celle-ci porte sur lui un regard direct plus serein, avec un visage plus lisse que dans les portraits précédents (cf. fig. 47) : leur nouveau modus vivendi est vraisemblablement exempt de tensions, ce que traduit bien le contact visuel sans détour qui lie le modèle au peintre. Avec la fortune reçue de son père, Cezanne pourrait maintenant recourir à des modèles professionnels, et c’est donc bien volontairement qu’Hortense se prête au jeu, car plus rien ne l’y oblige.

Mais cela ne suffit pas pour prolonger la cohabitation : Cezanne décidément ne peut résister à l’envie de changer d’herbage en allant goûter celui de Chantilly dès le mois de juin…

Peu de peintures également durant cette période, à part les toiles de Chantilly et quelques natures mortes. Une quinzaine de paysages dessinés, des natures mortes, des copies de statues… Une période assez peu fertile.

 

XIV – Novembre 1888 à mai 1889 à Paris, 15, Quai d’Anjou, puis juin 1889 à Hattenville, puis de juillet à octobre 1889 à Aix, et de novembre 1889 à mai 1890 au Quai d’Anjou puis 69, avenue d’Orléans.

La chronologie des déplacements erratiques de Cezanne est ici approximative et peu sûre compte tenu de ses déplacements constants. Manifestement, il ne peut s’empêcher d’interrompre rapidement toute cohabitation un peu suivie avec sa famille. Durant les mois où il vit séparé d’elle, le contact n’est pourtant pas rompu (Hortense et Paul junior vont souvent rejoindre Paul le week-end là où il se trouve) si bien que Cezanne a pu en profiter pour réaliser tel ou tel portrait. Si on ne peut donc affecter de façon certaine les œuvres de cette période à tel ou tel lieu, on peut cependant en fixer globalement la chronologie en fonction de l’âge approximatif des modèles déduit des traits et de l’expression des visages.

Après Chantilly, Cezanne revient au foyer pour environ 6 mois. Il profite peut-être de ces retrouvailles pour peindre les deux premiers portraits de Madame Cezanne au fauteuil jaune entre novembre 1888 et mai 1889 :

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Fig. 50. Hortense à 38-39 ans

Le visage d’Hortense dans FWN491-R652 est assez différent de tous les autres, peu ressemblant, avec un regard asymétrique et un aspect indécis qui peut justifier l’hypothèse émise selon laquelle ce portrait serait une sorte d’étude préalable pour FWN493-R655, d’autant qu’il n’y a aucun élément de fond, pas même le fameux fauteuil jaune, pour situer le personnage dans l’espace. Ce portrait pourrait même avoir été réalisé avant le départ à Chantilly, le motif en étant repris et développé dans FWN493-R655 à son retour. Sur le plan relationnel, Hortense dans FWN491-R652 ne regarde pas le peintre, alors qu’elle semble au contraire lui être très présente dans FWN493-R655, avec un air légèrement goguenard, comme s’ils avaient entamé une conversation amicale plutôt gaie pendant que Cezanne peint.

Peut-être aussi commence-t-il à ce moment à élaborer la série des Arlequin, si on en croit Rewald :

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Fig. 51. Paul à 16-17 ans avec Louis Guillaume (FWN668-R618)

On peut considérer les quatre dessins comme de véritables portraits, bien que ce ne soit pas leur finalité. Ils permettent en tout cas de se faire une idée précise de la physionomie de Paul à cet âge, et du regard assez distant qu’il pose sur son père. Distance critique ? Impatience de poser pour lui ? On ne sait.

On peut aussi placer trois dessins de Paul vers 1889, pris évidemment à la dérobée :

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Fig. 52. Paul à 17 ans

Au début du mois de juin Cezanne répond à l’invitation des Chocquet qui l’accueillent très amicalement avec Hortense et Paul junior à Hattenville.

Au retour de Normandie, il décide une nouvelle fois de retourner à Aix pour voir sa vieille mère, et il y reste jusqu’en novembre environ avant de revenir rejoindre Hortense à Paris

La seconde série de portraits d’Hortense, si elle n’a pas été peinte à la suite de la précédente, l’a plutôt été postérieurement à son retour d’Aix. On y retrouve la même alternance que dans les deux portraits précédents : le regard d’abord absent se fixe subitement sur le peintre, comme interrogateur ou légèrement impatient : la pose dure-t-elle trop longtemps ?

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Fig. 53 Hortense à 39-40 ans (FWN492-R653 et FWN490-R651)

Présence-absence, telle est bien la forme établie de leur relation, expérience un peu étrange à laquelle ils semblent tous deux finalement avoir consenti, d’où la disponibilité dont fait preuve Hortense avec une grande constance pour poser pour son époux.

On peut supposer aussi que Cezanne réalise simultanément la suite de la série des Arlequin. Ce thème est assez mystérieux et prête à plusieurs interprétations : Cezanne a-t-il voulu fixer la silhouette curieusement plutôt mince de son fils par contraste avec son apparence habituellement assez grassouillette, qu’on retrouvera plus tard dans FWN486-R649 (fig. 56) ? A-t-il été séduit par le défi visuel que posait le costume bariolé[20]Deux interprétations suggérées par Pavel Machotka. ? A-t-il saisi le prétexte de la fête pour demander à son fils de poser pour lui, y compris avec son ami Louis Guillaume, façon de maintenir la relation avec son grand garçon devenu presque un homme ? Toujours est-il que le nombre de ces œuvres (4 toiles, 1 aquarelle, 4 dessins) témoigne d’une bonne volonté et d’une disponibilité du fils assez remarquable – sauf à imaginer que Cezanne, après une séance de pose, s’est copié lui-même dans les versions successives.

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Fig. 54 Paul à 17-18 ans (FWN670-R621,FWN669-R619, FWN671-R620)

Pour une raison inconnue, la famille Cezanne déménage une nouvelle fois en février ou mars 1890 et s’installe au 69, rue d’Orléans. De quoi donner le tournis à Hortense qui pourtant se laisse faire.

La relation conjugale semble décidément fonctionner correctement en dehors de toute attente affective et dans le respect mutuel de la liberté de chacun, puisque Hortense, entre février et mai 1890, fait l’objet de deux nouvelles huiles. Elle est assise de face, regardant le peintre avec une expression de disponibilité apaisée que l’on retrouve dans les deux dessins que l’on peut y associer :

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Fig. 55 Hortense à 40 ans (FWN485-R683, FWN483-R684)

En fait, c’est ici que se clôt la collection des grands portraits à l’huile de la famille, avec le Portrait de l’artiste à la palette et le dernier vrai portrait de Paul[21]Si l’on excepte R779 qui n’interviendra qu’environ 8 ans plus tard et qui n’est pas réellement un portrait, et ne représente peut-être même pas Paul. où celui-ci regarde son père pour la dernière fois, comme pour lui signifier que la relation de dépendance et de protection père-fils est désormais arrivée à son terme :

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Fig. 56. Paul à 18 ans, Cezanne à 51 ans (FWN486-R649, FWN499-R670)

Depuis quatre ans, Cezanne avait cessé de se représenter en même temps que les siens, indice certain de la distance qu’il avait prise. Tout se passe comme si, en se mettant ici en scène avec les attributs de son métier, il apposait ainsi en quelque sorte la signature finale du peintre sur l‘ensemble des œuvres consacrées à la cellule familiale depuis la naissance de Paul il y a 18 ans. L’album de famille, alternant régulièrement les portraits de Paul, présents à toutes les époques, ceux d’Hortense et les siens propres, présents de façon plus modulée selon les rythmes erratiques de leur relation si originale, est maintenant achevé. Un grand pan de vie s’achève. En tant que telle, la vie de famille associant la triade père, mère et enfant est bien achevée, Paul étant désormais considéré comme adulte.

Cezanne peint également durant cette période une vingtaine de paysages (dont 3 Montagne Sainte-Victoire vue de Valcros, les Pigeonnier de Bellevue…), environ 25 natures mortes, 7 baigneurs et baigneuses et 6 autres portraits (Garçon au gilet rouge, Chocquet…). Il dessine également une quinzaine de paysages et copie une vingtaine de sculptures. C’est dire qu’après les années 1882-1888 marquées par des déséquilibres de toutes sortes qui ont fortement ralenti sa production, celle-ci reprend avec vigueur durant cette période.

Durant la quinzaine d’années qui vont suivre, seule Hortense demeurera pour Cezanne un sujet récurrent d’observation, Paul et lui-même n’intervenant anecdotiquement plus qu’à deux ou trois reprises. Mais si Hortense posera encore pour lui trois fois dans les deux ans qui viennent, elle ne sera plus ensuite de temps à autre que l’objet de dessins croqués à la volée et dans lesquels elle ne regarde jamais le peintre, ou de dessins la représentant endormie : la relation entre eux ne s’exprime plus par le portrait. Cependant, on ne peut pas parler d’indifférence, puisque Cezanne continue jusqu’à la fin, dans les dessins qui vont venir, à saisir soigneusement – et pourquoi pas avec une certaine tendresse, peut-être une certaine compassion secrète –, sur le visage de celle qui sera restée sa compagne malgré les vicissitudes de leur couple, le lent vieillissement de la femme atteignant peu à peu la cinquantaine, autant dire les premiers signes de la vieillesse pour qui vivait à la fin du XIXe siècle. « C’est effrayant, la vie… »

On peut donc tenter la mise en ordre chronologique suivante des derniers portraits des membres de la famille, qu’on ne peut plus cependant appeler « album de famille ».

 

XV – Juin à novembre 1890 : voyage à Emagny et en Suisse, puis Aix jusqu’en août 1891

Aucun portrait durant le calamiteux voyage dans le Jura et en Suisse[22]Si ce n’est peut-être le dessin d’Hortense de profil dans le carnet Violet moiré, C1070, peu discernable., à l’issue duquel Hortense et Paul rejoignent Paris alors que Cezanne, rendu en outre très irritable par son diabète, retourne à Aix. Cependant, pour des raisons peu reluisantes où l’on peut soupçonner l’influence de Marie et de son avarice, il contraint ensuite Hortense et Paul à venir le rejoindre à Aix en février 1991, mais la séparation physique d’avec Hortense est tout à fait consommée puisqu’il les installe dans un appartement en centre ville alors que lui-même demeure au Jas de Bouffan.

Et pourtant, et de façon apparemment contradictoire, c’est vraisemblablement durant cette période que Cezanne (à moins que ce ne soit lors de son séjour à Aix en 1887 ?), en la faisant poser dans la serre du Jas de Bouffan, réalise peut-être le plus beau portrait d’Hortense, où il lui confère un visage lumineux, et qu’on prendrait volontiers comme un adieu définitif à la jeunesse, :

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Fig. 57. Hortense à 41 ans (FWN509-R703)

Hortense n’est pas rancunière : malgré la violence que lui a faite son mari en l’obligeant à venir habiter Aix, une ville qu’elle déteste, et son rejet par la mère et la sœur de Cezanne, elle apparaît ici totalement disponible, un léger sourire aux lèvres, et un regard empli d’indulgence pour ce bonhomme impossible auquel elle a lié son sort dans sa jeunesse. Un grand cœur, vraiment.

Peu d’œuvres peuvent être attribuées avec certitude à cette courte période de 6 mois, mis à part quelques aquarelles et dessins de paysages.

 

XVI – Septembre 1891 à la fin de l’été 1893 : Paris, 2, rue des Lions-Saint-Paul, Marlotte et Avon près de Fontainebleau, Aix

Cezanne se résigne finalement à revenir avec Hortense et Paul à Paris où ils emménagent dans un nouvel appartement au 2, rue des Lions-saint-Paul. L’essentiel de son temps se passe en errances dans plusieurs lieux de la région parisienne, où sa bougeotte le fait changer constamment d’endroits. Il passe aussi quelques moments à Aix, comme pour la naissance du dernier enfant de sa soeur Rose.

Durant ces deux années, Il est clair que les portraits des membres de la famille ne sont plus un sujet pour Cezanne, qui peint une cinquantaine de toiles (essentiellement des paysages) et réalise environ 70 dessins (essentiellement des copies de sculptures du Musée du Trocadéro). Ne subsistent que deux portraits à l’huile et deux dessins d’Hortense qui peuvent être datés de cette période :

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Fig. 58. Hortense à 41-42 ans

DansFWN500-R685, Hortense détourne son regard avec une expression nostalgique, comme si l’heure du bilan de leurs 20 années de vie commune était venue. Mais les cheveux dénoués indiquent tout de même qu’elle est saisie dans un moment d’intimité, après le lever du matin par exemple. Dans le dessin CS1891-92 elle regarde Cezanne bien en face avec l’expression détachée de qui n’attend plus rien de l’autre, et dans les 10 ans qui viennent, nous ne reverrons plus son regard, avant l’ultime portrait où elle l’affrontera pour la dernière fois (C1189 fig. 69). Dans FWN484-R700, elle assume pleinement sa nouvelle condition bourgeoise, mais ses yeux sans pupilles ne le voient plus et indiquent la distance définitive qui s’est installée dans la relation conjugale. Chacun vit sa vie de son côté, sans pour autant rompre le lien.

 

XVII – Automne 1893 à août 1896 : Paris, 2, rue des Lions-Saint-Paul, Melun, Alfort, Giverny, Barbizon, Mennecy, déménagement rue Bonaparte à Paris, Aix, Vichy, Talloires

Cezanne continue durant ces trois années ses errances permanentes à partir de sa base parisienne où il revient régulièrement, avec quelques voyages à Aix  (où Hortense et Paul le rejoignent à l’occasion) et en fin de période à Vichy et Talloires où Hortense l’a entraîné pour soigner son diabète.

C’est des environs de 1894  qu’on peut dater une sorte de retour en grâce provisoire du thème familial. En effet, bien que Cezanne ne cesse de se déplacer entre Melun, Giverny et autres lieux, ce qui réduit fortement les occasions et la durée des temps de cohabitation en famille[23]Ce qui rend également impossible la réalisation de portraits à l’huile d’Hortense et de Paul, si tant est que ceux-ci auraient été disponibles pour poser pour le peintre., une forme d’entente s’est établie fondée sur le respect de l’autonomie de chacun ; c’est pourquoi on trouve quelques dessins d’Hortense, de Paul et un autoportrait à l’huile de Cezanne au cours de cette année. Ce sont les dernières images des membres de la famille représentés à peu près au même moment. Mais ce qui frappe, c’est l’absence du regard : tous ces portraits sont des portraits dérobés, comme si la relation n’y avait plus sa place :

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Fig. 59. Hortense à 44 ans

Le dessin C1015 est émouvant, car c’est au tour d’Hortense d’accuser son âge, qui se marque d’un seul coup dans ses traits par rapport à ses portraits précédents, comme Cezanne l’avait fait pour lui-même en 1884-1885.

Quant à Paul, c’est désormais un adulte, et son père un homme entré dans le temps de la vieillesse :

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Fig. 60. Paul à 22 ans

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Fig. 61. Cezanne à 55 ans (FWN511-R774)

La différence d’âge est maintenant très marquée entre Cezanne et Hortense, accentuée encore par la maladie qui vieillit prématurément le peintre : même si les portraits des trois membres de la triade familiale sont contemporains, on ne peut plus les considérer comme des portraits « en famille », les rythmes de vie de chacun étant pleinement indépendants. Dès lors, ces portraits et tous ceux qui vont suivre ne sont plus en dialogue les uns par rapport aux autres, mais doivent être considérés chacun pour eux-mêmes.

C’est ainsi que l’on retrouve une série de dessins d’Hortense qu’on peut, en fonction des traits de son visage[24]Les dates proposées par Chappuis ne sont absolument pas cohérentes avec son apparence ou son degré de maturité entre 1880 et 1885 (C084a, C0416b, C0797c) ou 1887-1889 (C1066a), d’où les propositions retenues ici., dater d’environ 1895-1896 ou en partie du voyage à Vichy et Talloires où elle a entrainé son mari entre juin et août 1896. Ces dessins manifestent un écart flagrant entre ce qu’elle est encore, une femme plus vraiment jeune mais loin encore de la vieillesse, et ce qu’est devenu Cezanne (fig. 63) :

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Fig. 62. Hortense à 45-46 ans

Ces portraits sont saisis sur le vif (ou sur Hortense endormie…) car manifestement elle ne pose plus pour le peintre et en tout cas ne le regarde plus. Pour faire des portraits posés, il doit se rabattre sur des relations comme Geffroy, ou lui-même, d’où les deux autoportraits ci-dessous.

Assez curieusement, Hortense fait également une réapparition furtive dans Le Fumeur (FWN507-R790), comme le signe d’un regret du peintre pour une époque révolue où leur complicité était suffisante pour qu’elle soit disponible pour poser pour lui. Quoi qu’il en soit, le fait que FWN489-R650 (cf. fig. 49) apparaisse accroché au mur depuis 4 ou 5 ans témoigne indirectement de l’importance des portraits d’Hortense pour Cezanne.

L’aquarelle et l’huile représentant à la même époque Cezanne vers 57 ans, barbe et cheveux presque blancs, témoigne de cet écart, ne serait-ce que de rythme de vie, devenu entre eux très important :

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Fig. 63. Cezanne à 57 ans (FWN517-R876)

Durant ces 3 ans, en dehors des 15 dessins et 2 tableaux ci-dessus, Cezanne peint une soixantaine de tableaux, plus de 80 aquarelles et autant de dessins : le portrait de famille a bien disparu de ses préoccupations.

 

XVIII – Septembre 1896 à Novembre 1899 : Paris, Aix et autres lieux

Encore une période d’agitation perpétuelle du peintre, puisque le retour à Paris est l’occasion de deux déménagements successifs (fin de l’année 1896 au 58, rue des Dames dans le quartier des Batignolles pour 4 mois, puis de janvier à avril 1897 au 73, rue Saint-Lazare) où il n’est pas évident qu’il ait séjourné continument avec Hortense et Paul. En décembre 1896 il est à Paris où il reçoit la visite du fils de Solari, en avril 1897 il se retrouve à Marlotte et en mai où il passe un mois à l’hôtel à Mennecy. Puis à partir de juin 1897 il s’installe à Aix où sa mère meurt le 25 octobre, et en janvier 1898 le voilà à nouveau à Paris où il loue un atelier à la Villa des Arts, 15, rue Hégésippe-Moreau ; on le retrouve l’été à Montgeroult et Marines, puis à Fontainebleau (11, rue Saint-Louis), Montigny-sur-Loing… Une telle errance rend impossible d’assigner à tel moment précis les quelques dessins d’Hortense qui se succèdent au long de cette période :

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Fig. 64. Hortense à 46-47 ans[25]Cf. note 15 sur les datations fort douteuses avancées par Chappuis pour ces dessins – sauf à considérer qu’ils ne représentent pas Hortense, mais peut-être Marie en ce qui concerne C0821h et C0818.

On peut également regrouper aux alentours de 1898-1899 les portraits suivants d’Hortense, tout près d’atteindre la cinquantaine :

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Fig. 65. Hortense à 48-49 ans[26]Cf. note 15 sur la datation fort douteuse avancée par Chappuis pour le dessin C0821e. De même, le dessin CS1898-99 A nous apparaît placé beaucoup trop tôt (1877-1880) dans le catalogue « Madame Cézanne » de l’exposition du MET.

CS1898-99 A est intéressant parce qu’Hortense a manifestement dû poser – elle a les yeux ouverts contrairement aux autres dessins « dérobés » –, mais elle ne regarde pas le peintre : toujours disponible donc, mais non présente dans la relation…

Le tout dernier dessin du fils (après une éclipse de 5 ans) et les derniers dessins du père datent de la même période :

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Fig. 66. Paul à 27 ans, Cezanne à 60 ans

Chacun vieillit doucement de son côté…

 

XIX – 1900-1906 : Aix

Après la vente du Jas de Bouffon fin 1899, un nouveau déménagement d’Hortense et de Paul à Paris (31, rue Ballu) et l’installation de Cezanne au 23, rue Boulegon, il ne bougera pratiquement plus d’Aix, effectuant quelques voyages limités à Paris ou Fontainebleau et recevant de temps à autre la visite d’Hortense et de Paul.

Il en profitera pour dessiner encore et toujours Hortense, à la dérobée et même peut-être pour la faire poser rapidement pour une aquarelle et un portrait à l’huile dans lesquels on se plaît à la reconnaître, bien qu’il ne s’agisse pas réellement de portraits mais d’évocations d’un personnage assis servant de prétexte à la mise en place d’un jeu complexe d’harmonies colorées :

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Fig. 67. Hortense à 52 et 54 ans (FWN539-R898)

Il réalisera en contrepoint un ultime autoportrait dont les traits sont ceux de la photographie où il pose devant les Grandes Baigneuses[27]Comme cette photographie date de 1904, nous affectons également cette date à ce tableau, mais on peut, bien entendu, penser qu’il est légèrement antérieur d’une ou deux années., devenu modèle à son tour pour le photographe :

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Fig. 68. Cezanne vers 65 ans (FWN529-R834)

Mais finalement, c’est Hortense qui aura le dernier mot, à travers un dessin extraordinaire où enfin, elle regarde à nouveau son mari, et que l’on peut situer en 1905 tant son expression est identique à la photographie de la même date donnée par Rewald dans son catalogue p. 442[28]et avant lui par Gerstle Mack dans La Vie de Paul Cézanne, Gallimard 1935, p. 104, qui la date de « vers 1900 » et où son visage est plus fin que chez Rewald, ce qui la rapproche davantage de C1189. :

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Fig. 69. Hortense à 55 ans

Tout passe dans le regard d’Hortense : une certaine lassitude due à l’âge et à la vie agitée que Cezanne lui a fait mener, une sorte de lucidité tranquille sur ce qu’a été leur vie commune, sans illusion sur ce qu’est la vie – la petite fille de paysans de Saligney confrontée très tôt aux drames et douleurs de l’existence est encore présente en elle et lui a enseigné qu’il faut accepter le réel tel qu’il est et non rêver sa vie. Elle manifeste une présence attentive à celui qu’elle regarde sans fuir le contact, et en même temps une douceur au coin des paupières où l’on peut lire de l’indulgence pour son benêt de mari resté adolescent toute sa vie, avec son incapacité à gérer sainement ses émotions et son instabilité permanente. La bouche, loin d’exprimer la moindre amertume, esquisse une ombre de sourire bienveillant, et tout le visage témoigne d’une dignité réelle : dans ce couple boiteux, elle a su se préserver et rester elle-même, femme à la fois douce et forte, indépendante mais disponible, mère de Paul et quasi mère de son compagnon. Aucune dureté dans ces traits où affleure une bonté tranquille et, si on veut bien l’y voir, on pressent que le rire n’est pas loin. « Pour moi donc, j’aime la vie » aurait-elle pu dire avec la sagesse des humbles. Par ce dessin, Cezanne lui rend un hommage largement mérité.

 

Conclusion

On a beaucoup dit qu’Hortense avait été le modèle le plus fréquent de Cezanne, ce qui est numériquement exact pour les portraits peints mais ne suffit pas, à notre sens, à rendre compte de la logique de ces portraits. En effet, ceux-ci ne prennent pleinement leur relief dans leur évolution que si on les relie aux évolutions de la triade familiale et aux flux et reflux de la relation entre le père, la mère et le fils.

De ce point de vue, il est intéressant de noter les alternances en peinture entre les portraits des trois membres de la famille : les autoportraits accompagnent ou prennent le relais des portraits d’Hortense quand celle-ci n’est plus représentée, et finalement pour les 30 portraits d’Hortense, on compte 19 autoportraits, auxquels s’ajoute de temps à autre un des 10 portraits du petit Paul, soit au total un nombre équivalent. Mais même lorsqu’il n’y a pas de toile, les dessins subsistent et jouent le rôle d’indices nous permettant de nous faire une idée de la façon dont la triade père-mère-enfant vit sa relation au fil du temps. C’est lorsque Paul junior prend son autonomie que tous les portraits à l’huile disparaissent (ainsi que peu après les dessins) : Paul junior après 1890 et Hortense après 1892. Le père, lui, reste encore présent dans trois autoportraits durant les 8 années suivantes, avant, lui aussi, de disparaître après 1904 :

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Fig. 70. Cezanne à 55 ans, 56 ans et 60 ans (FWN511-R774, FWN517-R876, FWN529-R834)

Mais on peut imaginer que le charme est rompu puisque la triade Hortense – autoportrait – Paul fils n’existe plus avec la dissolution de la vie de famille commune : il y a là trois portraits d’un homme dont le regard a de façon frappante perdu l’énergie qui vibrait dans les autoportraits antérieurs, enfermé au plan relationnel dans une solitude sans espoir à laquelle il a consenti. L’extinction du regard indique qu’il est lui-même devenu un pur sujet d’étude et non plus un personnage « réel ». C’est ailleurs que va s’appliquer son énergie et son génie, dans les paysages, les natures mortes, les baigneurs, et toute une série de portraits de relations qui occupent désormais l’espace laissé vide par les portraits de famille.

Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’avant d’accompagner ceux d’Hortense et de son fils, Cezanne avait réalisé 3 autoportraits à l’huile très hétérogènes entre 1862 et 1866 (dont un reproduisant une photographie) et aucun dessin de lui-même, et avait abandonné ce sujet pendant 6 ans jusqu’à la naissance de son fils et le début de sa vie de famille (si l’on veut bien ne pas tenir compte des deux éventuels portraits de Cézanne en groupe de 1870, dans  Pastorale(R166) et dans Le Déjeuner sur l’herbe (R164)

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Fig. 71. Cezanne entre 23 et 27 ans (FWN390-R072, FWN397-R077, FWN403-R116)

C’est en s’engageant dans une relation affective de couple et en devenant père que Cezanne se réconcilie avec son propre visage et avec l’image qu’il a de lui-même, lui qui n’a pas su vivre virilement son statut de fils face à un père qu’il n’a jamais su affronter et qui n’a pas reconnu sa vocation. A ce propos, il est intéressant de constater que dans les 23 images qu’il a faites de Louis-Auguste, jamais celui-ci ne le regarde. Cezanne au contraire n’a cessé de regarder intensément son fils, et tant que celui-ci a eu besoin de ce regard posé sur lui, il s’est senti père, et en quelque sorte légitimé et suffisamment important en tant qu’être humain pour se représenter lui-même dans ses autoportraits. Quand ces rôles finalement se dissolvent, les portraits de famille et les autoportraits perdent toute signification autre que purement formelle et ne présentent plus d’intérêt pour lui, sinon par raccroc.

Ainsi, si Hortense, 10 ans après sa disparition comme sujet de tableau semble malgré tout réapparaître vers 1905 dans une aquarelle et une toile[29]Ce qui n’a rien d’assuré compte tenu du flou des visages. peinte comme une aquarelle, celles-ci n’ont strictement rien à voir avec les portraits précédents. La relation du modèle au peintre est totalement absente de ces œuvres traitées comme des études de couleurs. Hortense est assise complètement de profil, avec un visage à peine évoqué et un regard absent. Elle n’a plus d’âge, plus aucune présence, totalement réifiée. Une pomme… A vrai dire, il ne s’agit plus de portraits, mais de ce que Cezanne appelait des « études ».

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Fig. 72. Hortense à 54 ans, prétexte à peinture (FWN539-R898)

Si l’idée du MET d’exposer la galerie presque complète des portraits d’Hortense est en soi passionnante, d’autant qu’il y là une vraie manifestation de réhabilitation de Madame Cezanne, trop souvent méprisée par la critique dans le passé, nous rêvons d’une « exposition imaginaire » où ces portraits seraient mis en miroir avec ceux de son mari et de son fils et accompagnés de l’ensemble des dessins, sans lesquels selon nous ils ne peuvent être complètement appréciés et compris.

 

ANNEXE  – Nos propositions de modification de la datation des catalogues

I – Les dessins

Sur 264 dessins, 196 dates sont modifiées par rapport à Chappuis (75 %), dont 23 changements majeurs (plus de 5 ans d’écart avec les catalogues : 12 % des changements, 9 % des dessins) et 50 changements importants (entre 2 et 4 ans d’écart avec les catalogues :25 % des changement, 19 % des dessins) :

a) Écart en années en plus (117 changements, soit 60 % des changements et 44 % des dessins) :

  • entre 0,5 et 1,5 an en plus : 59 changements mineurs
  • entre 2 et 4 ans en plus : 36 changements importants
  • entre 5 et 9 ans en plus : 13 changements majeurs
  • entre 10 et 17 ans en plus : 9 changements majeurs

b) Écart en années en moins (69 changements,, soit 35 % des changements et 26 % des dessins) :

  • entre 0,5 et 1,5 ans en moins : 54 changements mineurs
  • entre 2 et 4 ans en moins : 14 changements importants
  • 7 ans en moins : 1 changement majeur

c) Resserrement d’intervalle : 10 changements

Les changements majeurs concernent presque toutes les époques XVII à XIX.

Un dessin sur 4 est affecté d’un changement important et 1 sur 10 d’un changement majeur.

II – Les peintures

Sur 73 peintures, 34 dates sont modifiées par rapport à Rewald (47 %), dont 4 changements majeurs (12 % des changements, 5 % des peintures) et 3 changements importants (9 % des changements, 4 % des peintures) :

a) Écart en années en plus (19 changements, soit 56 % des changements et 26 % des peintures) :

  • entre 0,5 et 1,5 ans en plus : 16 changements mineurs
  • entre 6 et 8 ans en plus : 3 changements majeurs

b) Écart en années en moins (15 changements,, soit 44 % des changements et 21 % des peintures) :

  • entre 0,5 et 1,5 ans en moins : 11 changements mineurs
  • entre 2 et 4 ans en moins : 3 changements importants
  • 8 ans en moins : 1 changement majeur

c) Resserrement d’intervalle : 2 changements

1 peinture sur 10 est affectée d‘un changement important ou majeur.

III – Les autoportraits

Sur 54 autoportraits, 21 dates sont modifiées (39%) dont 3 par rapport à Rewald (avec 1 modification majeure) et 17 par rapport à Chappuis (dont 7 importantes et 1 majeure).

15 dates sont retardées et 6 sont avancées par rapport aux catalogues.

IV – Les portraits d’Hortense

Sur 117 portraits d’Hortense (31 peintures, 2 aquarelles et 84 dessins), 98 dates sont modifiées (84%) dont 23 par rapport à Rewald (avec 1 modification majeure) et 75 par rapport à Chappuis (dont 24 importantes, et 19 majeures dont 16 en périodes 18 à 20).

23 dates sont retardées et 75 sont avancées par rapport aux catalogues.

V – Les portraits de Paul

Sur 172 portraits de Paul (15 peintures, 3 aquarelles et 154 dessins), 114 dates sont modifiées (66%) dont 11 par rapport à Rewald (avec 2 modifications majeures et 1 importante) et 103 par rapport à Chappuis (dont 20 importantes et 3 majeures).

67 dates sont retardées et 47 sont avancées par rapport aux catalogues.

C’est donc la chronologie d’Hortense qui présente le maximum de modifications par rapport aux catalogues, et surtout des modifications majeures.

 

Références

Références
1 cf. les études de localisation géographique des paysages
2 Concrètement, nous avons reproduit sur papier les 340 œuvres en format 15 x 10 cm et les avons disposées sur une très grande table, permettant ainsi d’établir d’abord visuellement pour chaque personnage un premier classement en fonction de l’aspect plus ou moins âgé du visage, puis nous l’avons soumis au crible de l’analyse en croisant d’une part des données chronologiques de la vie de Cezanne telles qu’elles figurent sur le site de la société Paul Cezanne et dans le « Cezanne » du Philadelphia Museum of Art de 1996, et d’autre part les indications des catalogues Rewald et Chappuis. Puis nous sommes revenus aux images en grandes dimensions pour affiner l’analyse des traits du visage, ce qui est en particulier nécessaire pour certaines d’entre elles plus difficiles à situer (il est à noter que seules les images de grandes dimensions révèlent réellement l’expression que Cezanne a voulu donner à un visage, le format 15 x 10 faisant perdre beaucoup de nuances importantes). Il a fallu mettre ensuite en harmonie les classements des trois personnages pour parvenir à un interclassement final satisfaisant.
3 Paul est né en janvier 1872 au 45, rue Jussieu. Le tableau met en scène un nourrisson d’environ 3 à 6 mois.
4 Soit au 22, rue Beautreillis à l’été 1869, soit au 53, rue Notre-Dame des Champs ensuite avant le départ de Paul en juillet 1870 à l’Estaque, soit après leur retour à Paris en juillet 1871 au 5, rue de Chevreuse.
5 Tout ceci a été amplement développé dans : François Chédeville, Raymond Hurtu, Madame Paul Cezanne, biographie à paraître.
6 R230 a servi à étayer l’opinion parfois émise selon laquelle Hortense aurait été modèle : c’est dans cet emploi qu’elle aurait connu Cezanne. Rien n’est moins sûr, et il est plus pertinent d’y voir une allusion discrète à l’attirance érotique qu’ils ont dû éprouver l’un pour l’autre.
7 Tous les chiffres avancés sur le nombre de tableaux et dessins autres que les portraits d’Hortense, de Paul et de son père sont des estimations, la réalité pouvant s’en écarter selon la façon dont on arbitre la période de production d’une œuvre située par Rewald ou Chappuis dans un intervalle de temps à cheval sur deux des périodes que nous distinguons ici. Cf. l’examen de ce type de problèmes à l’Annexe I  de François Chédeville, La figure humaine dans l’œuvre de Cezanne.
8 Le premier rapprochement est suggéré par Rewald, le second par Andersen, cf. catalogue Rewald, p. 142.
9 Cette maturité pourrait même nous inciter à rapprocher ce portrait des années 1875-1876, un peu avant R323 qui propose un visage d’Hortense assez semblable, bien que manifestement plus âgé. Ce serait d’ailleurs plus cohérent avec la présence de cette toile à terre près du poêle dans le tableau de l’atelier de Guillaumin daté de 1878 (cf. catalogue Rewald, p. 142), ce qui peut signifier que celui-ci l’a acquise ou reçue depuis peu de temps – à la différence de son propre tableau de 1871, La Seine à Paris, qu’il a accroché au mur. Par ailleurs, comme l’autoportrait R182 (cf. fig. 6) montre également au mur le même tableau de Guillaumin, on peut imaginer que Cezanne, à partir du printemps de 1874 à son retour à Paris depuis Auvers, soit a utilisé, peut-être provisoirement, l’atelier de Guillaumin et à ce moment-là lui aurait donné le portrait d’Hortense, soit a échangé ce dernier contre La Seine à Paris. Ceci militerait pour dater le portrait d’après le printemps 1874. Mais la configuration du visage d’Hortense reste plus proche de R217 que des œuvres qui vont suivre à partir de 1875, c’est pourquoi nous préférons maintenir une proximité temporelle avec celui-ci en l’affectant au même intervalle 1873-1874.
10 On pourrait rapprocher de ce dessin C0720a, mais l’examen attentif du visage dans ce dernier montre qu’Hortense y apparaît plus âgée, ce que reconnaît d’ailleurs Chappuis dans sa datation
11 dont il est très difficile d’accepter la datation tardive par Rewald entre 1883 et 1885 (p. 362 du catalogue) au terme d’explications peu convaincantes et en tout cas très contradictoires avec la date de 1877 donnée à R387 sans explication. Il ne peut y avoir 7 ans d’écart entre ces deux tableaux. Le visage d’Hortense de R536 est en tout cas bien plus jeune que celui de R462 daté par Rewald de 1879-1880, ou de R533 daté de 1883, ou encore de R532 daté lui aussi de 1883-1885.
12 Comme le fait remarquer Pavel Machotka, R274 est plus tardif que R182 parce que Cezanne s’est coupé les cheveux entre-temps…
13 Pour Pavel Machotka, le style du tableau confirme également la date de 1877.
14 Ce dessin pourrait dater de son séjour en Provence d’avril à août 1876 : étant un exemple unique d’autoportrait où il semble peu sûr de lui, comme un gamin pris en faute, on peut imaginer qu’il se représente tel qu’il apparaît aux yeux de son père dominateur…
15 J’emprunte cette notion d’étape de développement de l’enfant concernant le petit Paul à Pavel Machotka.
16 À partir de 1877, Hortense est généralement coiffée en deux bandeaux, de temps en temps rehaussés d’un très léger chignon à l’arrière, qui donne plus de volume aux bandeaux, et parfois ceux-ci se rassemblent effectivement dans un vrai chignon. Mais il semble que ces différents styles de coiffure ne puissent servir de base à un classement chronologique des portraits, car ces trois types se rencontrent régulièrement mélangés à toutes les époques, même s’il existe parfois des dominantes ponctuelles. Les deux bandeaux étant la norme, Hortense a dû décider selon l’humeur du moment d’y adjoindre ce chignon, geste facile à accomplir.
17 Le papier peint de ce portrait se retrouve sur R149.
18 Voir ici la discussion sur le papier peint qui incite à dater ce portrait du retour à Paris et non de la période précédente à Melun.
19 Voir en annexe la discussion sur le papier peint. Ce portrait pourrait dater de la seconde période au 32, rue de l’Ouest entre mars et octobre 1882.
20 Deux interprétations suggérées par Pavel Machotka.
21 Si l’on excepte R779 qui n’interviendra qu’environ 8 ans plus tard et qui n’est pas réellement un portrait, et ne représente peut-être même pas Paul.
22 Si ce n’est peut-être le dessin d’Hortense de profil dans le carnet Violet moiré, C1070, peu discernable.
23 Ce qui rend également impossible la réalisation de portraits à l’huile d’Hortense et de Paul, si tant est que ceux-ci auraient été disponibles pour poser pour le peintre.
24 Les dates proposées par Chappuis ne sont absolument pas cohérentes avec son apparence ou son degré de maturité entre 1880 et 1885 (C084a, C0416b, C0797c) ou 1887-1889 (C1066a), d’où les propositions retenues ici.
25 Cf. note 15 sur les datations fort douteuses avancées par Chappuis pour ces dessins – sauf à considérer qu’ils ne représentent pas Hortense, mais peut-être Marie en ce qui concerne C0821h et C0818.
26 Cf. note 15 sur la datation fort douteuse avancée par Chappuis pour le dessin C0821e. De même, le dessin CS1898-99 A nous apparaît placé beaucoup trop tôt (1877-1880) dans le catalogue « Madame Cézanne » de l’exposition du MET.
27 Comme cette photographie date de 1904, nous affectons également cette date à ce tableau, mais on peut, bien entendu, penser qu’il est légèrement antérieur d’une ou deux années.
28 et avant lui par Gerstle Mack dans La Vie de Paul Cézanne, Gallimard 1935, p. 104, qui la date de « vers 1900 » et où son visage est plus fin que chez Rewald, ce qui la rapproche davantage de C1189.
29 Ce qui n’a rien d’assuré compte tenu du flou des visages.