Durant l’année

Adresses de Pissarro relevées par Ludovic Rodo Pissarro :

« 1er janvier 18, rue des Trois-Frères, quittance terme échu
18-janv Pontoise
03-févr Paris
14-févr Osny
28-févr Osny
07-mars Osny
15-mars Osny
18-mars Osny
25-mars Osny
1er avril terme échu, 18, rue des Trois-Frères (9e)
02-avr Paris
03-avr Paris
10-avr Osny
15-avr Osny
18-avr Osny
22-avr Osny
24-avr Osny
02-mai Osny
1er au 25 mai Exposition d’œuvres de C. Pissarro, 7, boulevard de la Madeleine, 70 tableaux ou gouaches
04-mai Osny
09-mai Osny
13-mai Osny
19-mai Osny
21-mai Osny
28-mai Paris, rue des Trois-Frères
04-juin Paris
12-juin Osny
13-juin Osny
05-juil Osny
12-juil Osny
22-juil Osny
23-juil Osny
25-juil Osny
03-août Paris
1er octobre Osny
11-oct Rouen
12-oct Hôtel d’Espagne, Rouen
13-oct Hôtel d’Espagne, Rouen
19-oct Rouen
20-oct Rouen
22-oct Rouen
31-oct Rouen
02-nov Rouen
09-nov Rouen
10-nov Rouen
20-nov Rouen
21-nov Rouen (aquarelle et lettre)
27-nov Rouen
1er décembre Osny
09-déc Paris
14-déc Osny
25-déc Osny
27-déc Osny
28-déc Osny

 

Exposition des Impressionnistes chez Dowdeswell et Dowdeswell, 132 New Bond Street, Londres, 11 peintures »

Pissarro Ludovic Rodo, Curriculum vitæ, inédit, Pontoise, musée Pissarro.

Janvier

Cezanne remercie Coste de l’envoi de la revue L’Art libre, qu’il vient de fonder en collaboration avec Zola, Alexis et d’autres. Numa Coste continue de consacrer ses loisirs à la peinture, et expose même plus ou moins régulièrement au Salon.

« 6 janvier 1883.
Mon cher Coste,
Je pense que c’est à toi que je dois l’envoi du journal l’Art libre. Je l’ai lu avec le plus vif intérêt, et pour cause. Aussi je viens te remercier et te dire combien j’apprécie l’élan généreux avec lequel tu prends la défense d’une cause à laquelle je suis bien loin de demeurer étranger.
Je suis avec reconnaissance ton compatriote et j’oserais dire confrère.
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Coste, 6 janvier 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 208.
Provence Marcel, « Cezanne et ses amis. Numa Coste », Mercure de France, 37e année, tome CLXXXVII, n° 667, 1er avril 1926, p. 54-81, p. 68-69.

« Le Salon de 1869. La guerre de 1870. Cezanne est à l’Estaque. Zola où l’on sait. Déjà à Bordeaux. Numa Coste, officier comptable, fera toute la guerre dans l’armée de Paris.
La guerre achevée, il demeure à Paris. Ne s’y est-il pas créé des amitiés nombreuses ? Dans le sillage de Zola, il a connu la jeune école. Avec son compagnon d’Aix, Paul Alexis, il a de grands projets. Il voit les Provençaux de Paris, au premier rang Alphonse Daudet. Et il y a toujours le fonds d’amis aixois, bataillant pour l’Art neuf, Solari, Emperaire.
Mais aussi un événement important, magnifique, inattendu, a traversé pour l’auréoler la vie du pauvre fils du cordonnier d’Aix. Numa Coste a hérité d’un riche, d’un fort riche ami, cent mille francs « à titre de souvenir et de témoignage d’estime »). 100.000 francs vers 1875, multipliez par cinq ou six, et vous aurez une valeur de francs papier. Aussitôt, l’officier d’administration donne sa démission. Il se veut consacrer à la cause de l’Art neuf. Il fonde le journal l’Art libre avec Zola, Paul Alexis, Maurice Roux et Dujardin-Beaumetz qui depuis…
Dès lors, l’amitié de Zola et de Coste se resserre, tandis que semble se détendre celle des deux hommes avec Cezanne. On voit Zola recommandant Numa à Laffitte, directeur du Voltaire. Dès l’installation à Médan achevée, Zola invite Coste à y venir séjourner. Le romancier travaille alors à Nana (1877), mais Coste s’en va en Algérie. L’année suivante, Zola renouvelle son invitation pour l’été, puis pour l’automne. Numa Coste expose, cette saison, plusieurs tableaux au palais de l’Industrie.
Cependant, Numa fait le service de l’Art libre à Cezanne, qui le remercie de s’intéresser à son œuvre et le félicite de son dévouement à la cause. »

 

10 mars

Il a passé quelques jours à l’Estaque. Renoir lui demande de lui renvoyer deux toiles, laissées sur place l’année précédente, pour les faire figurer dans une exposition organisée par Durand-Ruel. De retour au Jas de Bouffan, « à la campagne », Cezanne remercie Zola de l’envoi de son dernier roman, Au Bonheur des dames, paru le 2 mars chez Charpentier. Il pense qu’il ne pourra pas « de longtemps retourner à Paris, je crois que je vais passer ici cinq ou six mois encore. », soit jusqu’en août ou septembre. La raison provient sans doute de difficultés avec sa sœur Rose et son mari, liées à son intention de faire son testament. Ils habitent en ville à Aix, 20, rue Émeric-David, depuis le mois d’octobre : « Je crois que mes vociférations auront eu pour résultat qu’ils ne reviendront [pas] cet été à la campagne », c’est-à-dire au Jas de Bouffan.

« samedi 10 mars 1883.
Mon cher Émile,
Je suis assez en retard pour te remercier de l’envoi de ton dernier roman. Voici cependant la cause atténuante de ce retard. J’arrive de l’Estaque, où j’étais allé passer quelques jours. Renoir devant faire une exposition de peinture, à la suite de celle de Monet, qui a lieu actuellement 1, m’avait demandé de lui envoyer deux paysages qu’il avait laissés l’an dernier chez moi. Je les lui ai expédiés mercredi ; me voici donc à Aix, où la neige vient de tomber tout le jour de vendredi. Ce matin la campagne présentait l’aspect d’un effet de neige très beau. Mais elle fond.
Nous sommes toujours à la campagne. Ma sœur Rose et son mari sont depuis le mois d’octobre à Aix [20, rue Émeric-David], où elle a accouché d’une petite fille [Marthe Conil, née le 3 octobre 1882]. Tout ça n’est pas très drôle. Je crois que mes vociférations auront eu pour résultat qu’ils ne reviendront [pas] cet été à la campagne. — Voilà la joie de ma mère. — Je ne pourrai pas de longtemps retourner à Paris, je crois que je vais passer ici cinq ou six mois encore. Je me rappelle donc à ton souvenir, et te prierai de souhaiter le bonjour à Alexis de ma part.
Je te prie de présenter mes respectueuses salutations à Madame Zola ainsi que celles de ma mère.
Je te remercie vivement, et je me dis tout à toi,
Paul Cezanne »

1. Ne pouvant obtenir l’accord des divers impressionnistes pour une exposition du groupe en 1883, Durand-Ruel avait décidé d’organiser une série d’expositions individuelles, encore que quelques-uns des peintres ne fussent pas en faveur de cette initiative.

Lettre de Cezanne à Zola, 10 mars 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 208-209.

L’exposition Monet se tient du 1er au 25 mars dans un appartement que loue Durand-Ruel, 9, boulevard de la Madeleine à Paris.

Catalogue de l’exposition des œuvres de Claude Monet, 9, boulevard de la Madeleine, ouverte du 1er au 25 mars 1883, 4 pages, 56 numéros.

L’exposition Renoir se tiendra au même endroit du 1er au 25 avril.

Catalogue de l’exposition des œuvres de P.-A. Renoir, 9, boulevard de la Madeleine, ouverte du 1er au 25 avril 1883, 70 numéros.

Janvier-février

Gauguin écrit à Pissarro.

« Mon cher Pissarro.
Ce n’est pas sans une profonde tristesse que je vois vos expositions prendre le chemin de l’étalage particulier chez un marchand de tableaux. Au moment où tout un monde vient d’exposer, de fatiguer le public, les impressionnistes qui avaient une certaine clientèle s’intéressant à eux suivant leurs progrès chaque année vont se disperser demandant au public de se déranger plusieurs fois. Croyez-vous que lorsque vous serez au mois de juin après différentes expositions on viendra en masse voir ce que vous avez déjà exposé. Et savez-vous ce qui arrive c’est que lorsque vous êtes ensemble on voit la différence de chacun mais à part on croira que vous vous ressemblez tous. Voyez-vous Sisley faire la suite de Claude Monet mais tout le monde croira que c’est toujours la même exposition. Enfin vogue la galère et restez persuadé que l’huile monte toujours à la surface mais encore faut-il pour faire une veilleuse que vous ne mettiez pas une seule goutte d’huile dans un seau d’eau. Je serai toujours d’accord que la 1ère chose c’est de faire des bons tableaux mais encore faut-il les montrer. Guillaumin et moi nous restons sur le plancher, qui saura si nous faisons des progrès.
Déjà l’année dernière on trouvait que ces Messieurs avaient trop exposé de tableaux qu’est-ce que ce sera lorsqu’il n’y aura qu’un seul artiste et le ferez-vous tous les ans. Un artiste fait une exposition de ses œuvres une fois dans sa vie et on le juge mais ce doit être tout et encore je crois qu’il vaut mieux la faire à sa mort. Je suis bien ennuyé que Durand ne vous paye pas. Comment vais-je faire pour payer le billet que j’ai déjà renvoyé au mois de mars.
Il est bien extraordinaire qu’une maison de commerce importante reste gênée plusieurs mois pour une somme de 5 à 10 000f. Si c’est une grosse somme pour vous ce n’est rien pour une maison comme celle de Durand-Ruel. On peut dire que celui-là n’est guère taillé pour les affaires, il mange toujours sans aller une seule fois se soulager dans les cabinets ; au bout d’un certain temps il doit être malade. S’il tombait ce serait terrible pour les Impressionistes, leurs tableaux deviendraient à tout jamais entachés de malheur et ce serait bien long pour les remonter. En outre du talent particulier que chacun peut montrer que devient dans tout cela le mouvement, oui je dis bien le mouvement celui qui aujourd’hui met un sceau de moderne aux peintres de cette génération. Vous avez eu ces idées-là Messieurs il y a une quinzaine d’années et maintenant qu’on vous reconnaît après vos luttes vous trouvez qu’il n’y a que talent et pas de mouvement. Est-ce bien sûr, n’est-ce pas à vos convictions jeunes et pleines d’enthousiasme, convictions du reste communes à chaque époque à tous les peintre ; qui sont devenus quelque chose. Je ne sais si vous avez remarqué comme moi que tous ceux comme Zindomeneghi qui n’ont pas de croyance spéciale en art en un mot ceux qui n’ont pas la foi, traînent leur art au milieu d’un tas de lieux communs. Non en vérité à chaque époque il s’impose un mouvement une impulsion.
Je bavarde en ce moment mais c’est plus fort que moi –
Dans un article de journal je vois ceci qui n’est pas en faveur du grand nombre de tableaux d’un seul.
« Ce Cazin qui est un faux jeune et un faux moderne, Cazin devenu Irlandais à force de s’appeler Mac-Gazin (magasin) à toi. Goupil
Faisons attention. Nous étions intéressants parce que avec du talent nous formions une phalange de peintres convaincus d’un mouvement et protestant contre la marchandise. Je ne vous donne pas quelques années pour dégoûter le public qui dira que vous faites comme les autres la prostitution au marchand.
Une exposition d’un seul, c’est dans les coulisses un marchand faisant la réclame pour écouler sa marchandise. On l’a senti pour Petit qui voulait faire coter des hauts prix sur les tableaux et vous ne savez combien le public bourgeois que je vois chaque jour commence à se divertir de toutes ce facéties.
Oui en groupe nous étions intéressants et à l’étranger comme ici on suivait la lutte avec intérêt et si on nous sentait unis on crierait bravo tandis ; que l’anarchie dans les rangs fait frotter les mains des autres combattants. Nous sommes heureux de voir depuis quelques années cette anarchie se glisser au Salon pourquoi voulez-vous qu’il n’en soit pas de même vis-à-vis de nous autres.
Savez-vous aussi que tout le groupe Petit, Goupil etc… assiste à la lutte du marchand Durand-Ruel et que lui vaincu c’est vous autres qui restez surle carreau.
Vous me direz que le bon tableau reste j’en conviens mais en attendant quelle mauvaise tactique. Je suis étonné que vous qui étudiez le socialiste, qui êtes socialiste (vous savez tout ce que renferme ce mot) pour la peinture vous ne soyez pas un peu sectaire, je le regrette vous êtes du côté du dissolvant.
Excusez tous ces raisonnements dont vous n’avez que faire ; je vous garantis que quoi qu’il arrive j’aurai la vanité de rester ce que je suis et de ne pas adopter le Moi et toujours moi.
Bien des choses à Madame Pissaro –
Tout à vous –
P. Gauguin »

Lettre de P. Gauguin à Pissarro, non datée (VM 32).

9 février

Gauguin écrit à Pissarro.

Gauguin s’excuse d’abord de n’avoir pas répondu plus tôt à Pissarro, puis entre dans le vif du sujet ; le contrat d’assurances contre l’incendie que celui-ci lui a transmis pour examen est trompeur. « Votre contrat a été très exagéré ; on vous a d’abord fait payer une prime de 1 f 50 au lieu de 1 f ce qui vous fait sur le tout 84 f que vous payez de trop. En outre la Préservatrice est une sale petite Cie qui serait incapable de vous payer si vous brûliez. » Il lui explique donc ce qu’il doit faire ; « Attendre le mois de mai parce que je vous ferai diminuer votre contrat de 280 000 à 15 000 f. » Pissarro peut donc dormir sur ses deux oreilles. Et il lui suggère un moyen très efficace ; « à tous ceux qui voudront vous tourmenter pour affaires d’assurances, répondez-leur que vous n’y entendez rien mais que vous avez un ami qui s’occupe de cela. Le moyen de se débarrasser des gens d’affaires c’est de leur répondre que vous avez déjà un homme d’affaires. »

Problèmes familiaux ; « Mon beau-frère [Fritz Thaulow] vient de divorcer et j’ai été obligé de m’occuper de tout cela et je suis encore au milieu de tous ces tiraillements. » Puis il parle peinture et annonce qu’il « va peindre Dimanche en huit un petit portrait à faire(une exquisse [sic] bien entendu) d’une petite fille en costume espagnol noir et rose en satin ; un vrai jeu de couleurs. » Il relate ensuite une visite qu’il vient de faire à Manet ; « j’ai été faire un petit tour du côté de Montmartre et j’ai vu chez lui Manet. Chose curieuse il a cru comprendre à votre dernier voyage chez lui que vous et moi nous étions en froid. Je l’ai assuré du contraire quant à moi du moins, mes opinions comme mes sentiments n’ayant pas changé à votre égard. »

Lettre de P. Gauguin à Pissarro, datée ; vente Cent précieux autographes, Paris, Drouot Richelieu, Me Paul Renaud commissaire-priseur, M. Bernard Loliée expert, 25 avril 1997, n° 57.

30 avril

Mort de Manet, à cinquante et un ans, à la suite de l’amputation d’une jambe gangrénée. Cezanne qualifie son décès de « catastrophe ».

Lettre de Cezanne à Zola, 19 mai 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 210.

 

Geffroy Gustave, « Chronique. Édouard Manet », La Justice, 4e année, n° 1204, jeudi 3 mai 1883, p. 1-2 :

« CHRONIQUE

ÉDOUARD MANET

C’est le soir de la journée d’ouverture du Salon, la foule à peine écoulée, les portes à peine closes, que l’on a appris la mort d’Édouard Manet. L’artiste souffrait depuis de longs mois, et la nouvelle était attendue ; mais il n’importe, tons ceux qui avalent connu l’homme, tons ceux qui aimaient son œuvre eurent le cœur serré en apprenant le triste dénouement. Le premier jour du Salon, cette fête d’art et de printemps que les Parisiens aiment à célébrer, a reçu comme une ombre de cette bizarrerie, de cette ironie de la mort inconsciente frappant Manet le jour anniversaire de ses batailles, dans la pleine maturité de l’âge et du talent, alors que la succès lui était enfin venu et que l’on attendait de lui une longue suite d’œuvres.

***

L’histoire des débuts d’Édouard Manet et des luttes qu’il eut à soutenir a été souvent contée. On sait quel amour passionné de l’art le prit quand il n’était encore qu’un adolescent, quelles résistances il rencontra dans sa famille, et son embarquement comme novice, et les longs mots passés en mer, au milieu des flots changeants, sous les ciels lumineux, et son entrée dans l’atelier de Couture. Il fut pendant six ans l’élève du peintre de l’Orgie romaine, cherchant, sous ce maître inquiet et troublé lui-même, à voir clair dans la nature et dans l’art. Il fut longtemps encore avant de parler le franc et sincère langage qui devait détonner aux oreilles de tant de gens. Après avoir reçu l’enseignement de Couture, il s’éprit de la facture lumineuse, à la fois robuste et délicate, des maîtres espagnols : le Joueur de guitare, l’Enfant à l’épée, l’Espada mort qu’il détacha du Combat de taureaux, sont des œuvres exquises qui auraient suffi à faire de Manet un peintre d’une rare distinction, mais qui le montrent trop préoccupé des procédés de Velasquez, du Gréco, de Goya. Manet se laissa aller aussi á peindre, en 1864, je crois, un Christ au tombeau gardé par des anges à ailes bleues. Mais déjà à ce moment il prenait possession de lui-même, se débarrassait des préjugés, des leçons contraires à son tempérament, des esthétiques apprises dans les livres, des procédés devinés dans les musées, et se mettait naïvement à produire des tableaux qui étaient enfin des « Manet », et qui devaient faire rire le public et hurler la critique pendant vingt ans.

Le peintre avait simplement accompli l’évolution qu’accomplissent tous les artistes originaux : il avait refusé de voir plus longtemps la nature à travers les préceptes des instituts et les toiles des maîtres. Il avait appris le dessin, non le dessin qui s’attache seulement aux lignes qui circonscrivent les objets, mais le dessin qui reproduit les formes, qui les modèle avec leurs fuites, leurs rondeurs, leurs perspectives, leur mouvements, leur vibration dans l’air, le dessin qui indique une attitude ou une expression par quelques traits sommaires. Il s’était composé une palette lumineuse, aux tons francs, aux demi-teintes légères et transparentes. Avec ces moyens, il se mit en face des choses et se mit à les peindre comme il les voyait. Du coup, on fut stupéfait. On s’était habitué à trouver sur les toiles une autre lumière que celle du plein air. La convention était admise ; un jour d’intérieur sur un paysage, des arbres au feuillage d’un vert noir, des personnages assombris, des portraits peints dans des caves avec un jet de lumière électrique éclairant seulement le visage, ne choquaient pas les yeux faits à ces compromis qui pour beaucoup constituaient l’art ; on ne voulait pas voir que les tableaux admirés des musées sont recouverts d’une couche dorée qui y a été déposée par le temps, que leurs couleurs vont noircissant de jour en jour, mais que certainement les maîtres s’étalent avisés de peindre clair et qu’il n’y a jamais eu que les peintres de décadence pour avoir l’idée néfaste de plomber les chairs et d’éteindre le soleil. On ignorait ou on feignait d’ignorer les fresques italiennes.

Une cause immédiate contribuait encore à fausser l’œil et le jugement du public. Les artistes romantiques qui cherchaient surtout les jeux des couleurs, les scintillements, les éclats, les antithèses qui peuvent naître de la rencontre des tons, qui s’ingéniaient à rendre les richesses des draperies et des costumes avaient pour se livrer à cette poursuite des notes aveuglantes et exaspérantes, négligé la lumière qui harmonise et éclaire tout avec la même impartialité.

La stupéfaction fut donc violente devant les toiles de cet artiste qui ne peignait pas les arbres et les rivières sous un jour d’atelier, mais sous la lumière crue des après-midi. C’est là la note apportée par Manet et qui fera son œuvre durable. Est-ce à dire qu’il faut dater de son apparition une ère nouvelle et faire bon marché de ses prédécesseurs ? Ni lui, ni aucun de ses défenseurs n’ont jamais en cette idée. Qui contesterait, au seul point de vue de la peinture, la manière pour ainsi dire mathématique dont Delacroix appliquait la loi des valeurs ? Qui nierait la révolution faite dans le paysage par Corot, l’admirable peintre du gris ? Mais aussi quelle injustice il y aurait à refuser à Édouard Manet sa place dans l’indéfinie évolution artistique. Avec Corot, Jongkind, Degas, Claude Monet, il a apporté sa grande part de vérité ; il a fait réfléchir tous ceux qui n’étaient pas engagés trop avant dans la convention ; il a éclairé ceux qui venaient après lui.

Il voulut aussi, comme tant d’artistes puissants et délicats l’avaient fait pour le siècle dans lequel ils vivaient, faire entrer dans l’art la société qui l’entourait, réaliser l’union intime de l’œuvre et du milieu dans lequel elle naissait. Il ignora, à partir de ce moment les « Christs » et les « Espadas », les histoires et les mythologies ; il peignit la réalité qu’il avait sous les yeux, la femme de son temps, les manifestations de nos plaisirs, nos occupations et nos songeries. Les gens qui ne protestent pas contre Velasquez peignant les Fileuses et les Buveurs ou contre Rembrandt peignant l’état d’un boucher et le défilé de la garde civique jetèrent les hauts cris devant les pages sur lesquelles Manet avait fixé les aspects de la vie moderne comme si la France du xixe siècle était indigne d’être perpétuée devant l’avenir par les œuvres de ses artistes. II faut louer Manet d’avoir été avec Courbet un des meilleurs ouvriers de ce mouvement artistique, parallèle au mouvement littéraire inauguré par Balzac, continué par Flaubert, par les Goncourt, par Zola, qui donne enfin à notre époque, à nos passions, à nos habitudes, à nos mœurs, droit de cité artistique.

***

Voilà le rôle d’Édouard Manet. Voilà la tâche nécessaire qu’il a accomplie et dont on ne peut lui retirer l’honneur. N’est-ce pas cette vision nouvelle, cette observation exacte de la nappe lumineuse qui baigne toutes choses, qui triomphent aujourd’hui dans les expositions particulières, dans les Salons, et qui s’imposent même dans les ateliers officiels, dans les loges de l’École, dans les concours patronnés par l’Académie et par l’État. Toute une pléiade de peintres savants, acclamés par tous, ne se sert-elle pas des procédés autrefois conspués, ne marche-t-elle pas à grands pas dans le champ ouvert par le peintre raillé que l’on enterrera demain ? D’autres qui viendront après lui et qui feront mieux que lui, auraient-ils existé sans lui ?

Que Manet ait eu des défaillances, que les chairs de ses portraits soient insuffisamment modelées, qu’il parte parfois d’une note trop haute dans l’établissement de ses valeurs, qu’il n’ait pas assez poussé certaines toiles et qu’il ait des fautes d’orthographe dans son dessin, qu’il soit un peintre inégal, je l’accorde. Ce n’est pas le moment de discuter cet œuvre considérable toile par toile, d’en signaler les erreurs et les qualités techniques. Ses amis lui doivent d’organiser une exposition complète de cet œuvre qui permettra à la polémique de s’établir et à la vérité de se manifester. Pour moi, j’attends ce jour avec une pleine confiance.

Ce qu’il est permis d’affirmer dès aujourd’hui, ce n’est pas l’importance des toiles de Manet prises en elles-mêmes, comme tableaux de musée, c’est l’importance de son rôle d’initiateur au point de vue de l’histoire de l’art, ce sont les grosses conséquences de la révolution qu’il a faite, de l’influence qu’il a exercée et qu’il exercera jusqu’au jour où un autre artiste original viendra dire du nouveau aux populations exaspérées qui le lapideront au nom de Manet, dont l’Olympia et le Déjeuner sur l’herbe seront alors au Louvre.

Gustave Geffroy.

Les obsèques de M. Édouard Manet auront lieu le jeudi 3 mai, à midi très précis. On se réunira à la maison mortuaire, 39, rue de Saint-Pétersbourg.Les personnes qui n’auraient pas reçu de lettre de faire-part sont priées de considérer le présent avis comme une invitation. »

1er mai

Télégramme d’Eugène Manet annonçant à Monet le décès de son frère :

« Mon cher Monet mon frère mort enterrement Jeudi midi acceptez vous tenir un des cordons réponse 39 Saint Pétersbourg ».

Faire-part de décès de « Monsieur Édouard Manet, artiste peintre, chevalier de la Légion d’Honneur, décédé le 30 avril 1883, en son domicile […] à l’âge de 51 ans ». Les obsèques auront lieu le 3 mai en l’église Saint-Louis d’Antin, et l’inhumation au Cimetière de Passy.

Télégramme d’Eugène Manet à Monet, daté « Paris 1er mai » ; vente Archives de Claude Monet, collection Cornebois, Paris, Artcurial, 11 décembre 2006, n° 89.

[2 mai ?]

Renoir écrit à Monet :

« Nous faisons une couronne pour Manet, entre Pissarro, Sisley probablement, je viens de lui écrire, Caillebotte et moi. Si tu veux en être réponds. […] Lis les journaux pour savoir le jour de l’enterrement ».

Lettre de Renoir à Monet, non datée [2 mai 1883 ?] ; vente Archives de Claude Monet, collection Cornebois, Paris, Artcurial, 11 décembre 2006, n° 232.

3 mai

Renoir, Pissarro, Durand-Ruel, Clemenceau, Puvis de Chavannes, etc., assistent à l’enterrement de Manet au cimetière de Passy, mais peut-être pas Cezanne (Rewald affirme le contraire sans donner ses sources : Rewald, Cezanne, Flammarion, 1986, p.147). Les cordons du poêle sont tenus par MM. Antonin Proust, Émile Zola, P. Burty, Alfred Stevens, Duret et Claude Monet. Antonin Proust, l’ami de Manet, prononce quelques paroles émouvantes sur la tombe.

Le Réveil, 4 mai 1883.
J. V., « Obsèques d’Édouard Manet », Le Figaro, 29e année, 3e série, n° 124, vendredi 4 mai 1883, p. 2 :

« OBSÈQUES D’ÉDOUARD MANET

Une foule nombreuse d’amis assistait hier, à midi, à l’église Saint-Louis d’Antin, à la cérémonie des obsèques d’Édouard Manet.
L’église était entièrement tendue de draperies noires, portant l’initiale M, et un magnifique catafalque se dressait au milieu de la nef. La bière disparaissait sons les couronnes et sous les fleurs. La messe a été dite par M. l’abbé de Madoue, vicaire de la paroisse. La maîtrise a chanté plusieurs morceaux religieux pendant l’office.
À l’issue de la cérémonie, le cortège s’est dirigé vers le cimetière de Passy.
Le deuil était conduit par MM. Eugène Manet, G. Manet et Jules de Jouy.
Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Antonin Proust, Émile Zola, Ph. Burty, Alfred Stewens, Duret et Claude Monnet.
Nous avons reconnu dans l’assistance :
MM. Carolus Duran, A. Guillemet, Puvis de Chavannes, Bonnat, Clémenceau, Hébert, Ballu, François, Dusollier, Kaempffen, Duez, Béraud, docteur Sirdey, Henner, Gervex, Bastien-Lepage, Emmanuel Gonzalès, Champfleury, Cazin, Eug. Spuller, Henri Hecht, Henri Rochefort, Aurélien Scholl, Philippe Gille, Albert Hecht, Charpentier, Ephrussi, Boulanger, Chaplin, Gustave Dreyfus, Vigneron, Albert Carré, Avenel, Adrien Marx, Etienne Carjat, Alphonse Hirsch, Soldi, Pierre Giffard, Pertuiset, docteur Nittis, Dupray, Pothey, Maurice Drake, Coquelin cadet, Armand Dumaresq, Henri de Pène, Feyen-Perrin, Pelouze, Quidant, Ernest d’Hervilly, etc., etc.
Faure, retenu à Amsterdam par un engagement, avait envoyé une magnifique couronne de fleurs.
Au cimetière, M. Antonin Proust a prononcé d’une voix émue le discours suivant : »

 

La Fare, « Obsèques de Manet », Le Gaulois, 17e année, 3e série, n° 292, vendredi 4 mai 1883, p. 2.

« OBSÈQUES DE MANET

Les obsèques d’Édouard Manet ont été l’objet d’une imposante manifestation. Près de deux mille amis du défunt sont venus rendre le dernier hommage à sa mémoire.
À midi précis, le cercueil était placé sur le char funèbre, recouvert de bouquets et de couronnes de fleurs naturelles : parmi ces dernières, citons celle envoyée par M. Faure, en ce moment à Amsterdam, haute de deux mètres, et faite entièrement de fleurs blanches, roses, lilas, etc., avec cette inscription : À Manet, peintre. — À Manet, ami ; et celle du Cercle protecteur des arts, violettes et roses. Sur un coussin couvert de crêpe, la croix de la Légion d’honneur.
Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Antonin Proust, Émile Zola, Ph. Burty, Stevens, Fantin-Latour et Duret.
Dans la nombreuse assistance, nous avons remarqué MM. Paul Mantz, Puvis de Chavannes, Charles Garnier, Baudry, Spuller, Clémenceau, Henri Rochefort, Bonnat, Carolus Duran, Hébert, Monginot, Armand Dumaresq, Ballue, Henner, Cazin, Kaempfen, Bastien-Lepage, Dusollier, Soldi, Castagnary, Haro, Liouville, le docteur Dubois, Fourcaud, Chabrier, J. Reinach, le baron Barbier, Alex. Pothey, Goetschy, Jean Béraud, Gervex, Dupray, Durand Ruel, Cante, Pissaro, Renoir, Paul Alexis, Gœneutte, Daubray, Coquelin cadet, Feyen-Perrin, d’Hervilly, Carjat, Pertuiset, Charpentier, Aurélien Scholl, Portalis, Masson, Emmanuel Gonzalès, Guérard, Ephrussi, Hecht, Henri Avenel, Michel de l’Hay, de Specht, Degas, Masson, Mmes Guérard, Blanche Méry, etc., etc.
Le deuil était conduit, par MM. Eugène et Gustave Manet, Ferdinand et Léon Leenhoff, frères et beaux-frères d’Édouard Manet.
Selon la volonté du défunt, les honneurs militaires n’ont pas été rendus. La cérémonie religieuse a été célébrée à l’église Saint-Louis d’Antin les chants sacrés ont été admirablement exécutés par la maîtrise.
La messe a été dite par le premier vicaire et l’absoute a été donnée par le curé de la paroisse.
À une heure, le cortège se formait de nouveau, aussi nombreux qu’au départ de la maison mortuaire, et se dirigeait vers le cimetière de Passy où l’inhumation a eu lieu dans un caveau de famille.
Mme Manet avait voulu accompagner jusqu’à sa dernière demeure, la dépouille mortelle de son cher défunt, et ses sanglots qu’elle n’a pu retenir ont vivement ému les assistants.
Après les dernières prières, M. Antonin Proust, s’est avancé au bord de la tombe et a adressé un dernier adieu au grand artiste. »

 

Un passant, « Les on-dit », Le Rappel, n° 4803, samedi 5 mai 1883, p. 2 :

« Hier, à midi, ont eu lieu les obsèques d’Édouard Manet.
La porte du numéro 39 de la rue de Saint-Pétersbourg avait été transformée en chapelle ardente. Le corps a été descendu à onze heures. Le cercueil disparaissait sous les couronnes et les bouquets.
À midi précis, un corbillard attelé de deux. chevaux caparaçonnés est venu prendre le corps.
Le deuil était conduit par MM. Eugène et Gustave Manet et Jules de Jouy.
Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Antonin Proust, Burty, Fantin-Latour, Stevens, Zola, Duret.
Dans l’assistance, très nombreuse, on remarquait beaucoup de peintres, de sculpteurs, de journalistes et d’artistes appartenant aux différents théâtres de Paris
Un détachement d’infanterie de ligne rendait les honneurs militaires.
Au cimetière de Passy, M. Antonin Proust a prononcé un discours sur la tombe d’Édouard Manet. »

 

Claretie Jules, Le Temps, 23e année, n° 8013, 4 mai 1883, p. 3 :

« Manet aura eu ses couronnes, lui aussi, mais mortuaires. Il n’a pas pu se rendre compte de l’effet produit par les excellents portraits de son père et de sa mére à l’Exposition du quai Malaquais. L’homme était charmant, avec son fin sourire, sa moustache blonde retroussée. Un Parisien avec l’air d’un porte-enseigne de Van der Helst. Il avait de l’esprit, du plus fin, un esprit narquois, mordant, malicieux, point méchant. Ce fut l’apôtre du plein air et le prophète des Vachistes. Il étudia beaucoup plus Goya que son maître Couture. Manet est quelque chose comme un Espagnol, moins féroce que l’auteur des Caprichos, plus fin, avec les mêmes gris argentés et les mêmes noirs vigoureux. C’est un Goya boulevardier.
Il sera très regretté et il était fort aimé. Cette agonie cruelle, cette opération qu’on croyait avoir réussi, il y a huit jours, ajoutent aux tristesses de sa mort. Pauvre Manet ! Les chroniqueurs, qui ont hâte d’arriver premiers, l’avaient déjà, il y a un mois, enterré d’avance. »

Vers le 7 mai

Gauguin écrit à Pissarro :

« Mon cher Pissarro
J’ai su en effet par le Marsouin [Favre, ami de Gauguin] que vous aviez tous souscrit pour envoyer une couronne à l’enterrement de Manet, vous me direz à ce propos ce que je vous dois. J’ai si peu de temps à moi pour travailler que je n’ai pas voulu sacrifier le jeudi et j’ai été travailler à Chaville. Il y avait en outre à cet enterrement beaucoup trop de curieux pour que je veuille me mêler à la foule ; beaucoup de ses détracteurs durant son vivant ont été pour se faire voir croyant augmenter leur célébrité et voulant se faire citer par les journaux.
[…] Manet avait endossé l’uniforme de chef maintenant qu’il est mort Degas va lui succéder et c’est un impressionniste qui dessine ! Boudin à ce même point de vue doit être considéré comme un des premiers son dessin étant plus écrit et dégagé de mystère. Durand-Ruel se trompe lorsqu’il veut faire une chose à moitié. La même erreur a été commise lorsqu’on voulait faire des expositions où la moitié n’était pas impressioniste ; si vous mettez Césanne à côté d’un peintre tranquille faisant ce qui est connu Césanne sera rigolo ; si au contraire vous êtes groupés entre de même nature l’ensemble forme un principe qui s’impose — »

Lettre de Gauguin à Pissarro, vers le 7 mai 1883 ; Merlhès Victor (éd.), Correspondance de Paul Gauguin, Paris, fondation Singer-Polignac, 1984, 561 pages, n° 35, p. 43.

Mai

Cezanne est à l’Estaque, où il a loué une petite maison avec jardin au quartier de Château-Bovis, près de la gare. Il se rend avec sa mère chez un notaire de Marseille pour établir un testament olographe la désignant, sur le conseil du notaire, légataire universelle. Il lui en confie un double et adresse à Zola ce testament en lui demandant de l’accompagner chez un notaire à son retour dans la capitale pour le refaire.

Lettres de Cezanne à Zola, 19 et 24 mai 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 210-211 .
Lettre de Zola à Cezanne, 20 mai 1883 ; Bakker B. H. (éd.), Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome IV (juin 1880-1887), 1983, n° 320, p. 293.

Il part en randonnée dans la campagne autour de Marseille et d’Aix en compagnie de Monticelli.

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 77-78 :

« Il eut une joie imprévue, la rencontre qu’il fit de Monticelli à Marseille. Ce fut une soudaine amitié. Sac au dos, ils partirent tous deux pour un mois, battirent, comme jadis il l’avait fait avec Zola, tout le pays autour de Marseille et d’Aix. Pipes fumées au seuil des fermes, discussions interminables, pochades brossées par Monticelli tandis que Cezanne récitait de l’Apulée ou du Virgile ; Monticelli raffola de cette escapade, en garda un souvenir longtemps radieux. Je tiens ce détail du peintre Lauzet qui a gravé dans une suite d’album magnifique une vingtaine des plus belles œuvres de Monticelli. Cezanne, lui, ne m’en parla jamais. Il avait ainsi pour certaines de ses joies une sorte de pudeur qui le faisait se cloîtrer au fond de lui-même pour y garder farouchement la mémoire des minutes heureuses. Les choses de l’amitié lui parurent toujours merveilleuses et profondes, avec je ne sais quoi de jaloux qu’il ne fallait pas galvauder. »

 

 François Chédeville, Raymond Hurtu, Madame Paul Cezanne, 2016,  à paraître

« Selon Rewald, Cezanne est peut-être « monté à Paris » le 4 mai 1883 pour assister à l’enterrement de Manet[1]. Si c’est le cas, il est vraisemblable qu’il en ramène avec lui Hortense et le petit Paul (à moins qu’ils aient accompli seuls ce voyage), car il a loué à l’Estaque une petite maison avec jardin, de façon à pouvoir les faire venir pour la belle saison, après 8 mois de séparation. « Ainsi Mme Cezanne pourra aller voir son petit-fils »[2]. Rewald relate un témoignage intéressant sur les relations qui ont pu s’instaurer entre Hortense et sa future belle-mère durant ce séjour : « La vieille mère de Cezanne essayait d’intervenir et d’adoucir les conflits qui pouvaient surgir entre les époux. Si elle n’aimait pas extrêmement la femme de son fils, elle s’efforçait pourtant d’être accueillante et aimable. Une des filles de M. Conil, qui a passé un été à l’Estaque en compagnie de sa grand’mère, de Paul Cezanne, de sa femme et de son fils, a gardé de ce séjour le souvenir d’une bonne entente entre belle-mère et belle-fille »[3].
[…]Le 10 juillet, il félicite par lettre Solari pour le mariage de sa fille et rajoute en post-scriptum : « Ma femme se joint à moi dans les mêmes intentions et mon affreux gosse aussi. » Ceci confirme bien la présence auprès de lui de Paul et d’Hortense,

[1] Rewald, Cezanne, Flammarion, 1986, p.147

[2] cf. Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 76 : « Il fait venir à l’Estaque Hortense, qui tient si peu de place dans sa vie qu’il l’aurait peut-être lâchée, n’était la présence de l’enfant » : toujours aussi positif quant au statut d’Hortense…

[3] Rewald, Cezanne et Zola, Paris, Ed. Sedrowski,1936, pp. 98-99. Il s’agit peut-être de Marthe Conil dont Paul junior semble avoir été proche : il lui enverra régulièrement des cartes postales lors de ses déplacements, bien après la mort de Cezanne. Son témoignage recueilli par Rewald doit cependant être pris avec une certaine prudence, car à l’époque des faits elle était une enfant très jeune que les adultes devaient tenir à l’écart de leurs éventuels conflits.

[Vers le 7 mai]

J.-K. Huysmans écrit à Pissarro.

« Mon cher Pissarro,
Je vous envoie mon bouquin d’art [L’Art moderne], par la poste, je ne regrette qu’une chose, c’est qu’il s’arrête en 1882, car j’aurais pu sans cela dire tout le bien que je pense de votre exposition de cette année [galerie Durand-Ruel, du 1er au 25 mai 1883], de vos marchés de Pontoise, des vues d’Osny, de l’Hermitage et de Maubuisson.
Ah ! C’est bien décidemment le vrai paysage, le paysage ensoleillé de plein air !
Je vous envoie, mon cher monsieur Pissarro, une bonne poignée de main.
Votre tout dévoué
J K Huysmans »

Lettre de J.-K Huysmans, à Pissarro, non datée ; Association des Amis de Camille Pissarro. Vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 80.

L’Art moderne a paru en mai.

Huysmans J.-K., L’Art moderne, Paris, G. Charpentier, éditeur, 1883, 277 pages.

11 ou 12 mai

Gauguin écrit à Pissarro (VM 36).

« Mon cher Pissarro.

J’enverrai demain le livre d’Huysmans à votre fils – Je viens de le parcourir grosso modo et j’avoue que c’est une désillusion. C’est premièrement une critique et non une discussion artistique avec des arguments à l’appui. Et avec celà il se trompe d’un bout à l’autre et met en avant les impressionistes sans comprendre du tout en quoi ils sont modernes. Il le prend du côté de la littérature, aussi il ne voit que par Degas Raffaeli Bartholomé et Cie parce que ceux-ci font la figure ; au fond c’est le naturalisme qui le flatte.
Il n’a pas compris une seule minute Manet et vous qu’il cite il ne vous comprend pas. Sur Bastien-Lepage il a raison, il est vrai qu’il est plus facile à comprendre. Je suis encore tout bleu du coup d’encensoir qu’il me Jette à travers la figure et malgré le côté flatteur je vois qu’il n’est séduit que par la littérature de ma femme nue et non par le côté peintre. Nous sommes loin d’un livre qui écrive l’art impressioniste. Que ne suis-je littérateur j’aimerais à le faire, il y a là quelque chose à faire.
Avec Caillebotte il dit des bêtises énormes en prétendant que celui-ci a les reins plus forts que Manet.
C’est Degas qui va rire en lisant cela –
Nous en causerons longuement la prochaine fois –
Je crois que je vais faire vendre quelques Guillaumin à des individus de la Bourse –
A bientôt.
P. Gauguin
Il paraît que mes études d’enfant rappellent Pantazzis peintre grec qui expose à Bruxelles. Le connaissez-vous moi pas –
Et Guillaumin qui l’effraye. »

Lettre de Gauguin, Paris, à Pissarro, non datée (VM 36).

15 mai

Pissarro complimente Huysmans pour son nouveau livre L’Art moderne que l’auteur lui a fait parvenir.

« J’ai lu d’un trait votre livre, et chose extraordinaire, c’est la première fois que cela m’arrive, j’ai été singulièrement intéressé d’un bout à l’autre ; ― à peu d’exceptions près, nous sommes d’accord. Je suis tout heureux de trouver enfin un critique sincère, qui sent, qui aime l’art et surtout assez franc pour dire carrément sans réticence sa façon de penser. Merci de m’avoir procuré ce grand soulagement ».
Cependant, l’artiste se montre sévère à l’égard de Huysmans et lui fait part de ses critiques : « D’où vient que vous ne dîtes pas un mot de Cezanne, que pas un de nous n’admette comme un des tempéraments les plus étonnants et le plus curieux de notre époque et qui a eu une influence très grande sur l’art moderne ?… Vos articles sur Monet m’ont profondément étonné. Comment cette vision si étonnante, cet exécutant phénoménal, ce sentiment décoratif si grand et si rare ne vous ont pas frappé dès 1870… […] Puis-je me permettre de vous dire, mon cher M. Huysmans, que vous vous êtes laissé entraîner dans des théories littéraires, qui ne peuvent être applicables qu’à l’école de Gérôme… modernisée ! »

Lettre de Pissarro, Osny près Pontoise, à Huysmans, datée 15 mai 1883 ; Paris, Paris, Fondation Custodia, inv. 6497.
Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 1, « 1865-1885 », Paris, PUF, 1980, lettre n° 149, p. 207-208 ; lettre de Pissarro à Guillemet, 3 septembre 1872 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 1, « 1865-1885 », Paris, PUF, 1980, n° 149, p. 208.

[Après le 15 mai]

Huysmans tente de se justifier :

« Mon cher Pissarro,

J’ai reçu vos deux lettres et, sans essayer de me défendre sur les thèses générales que j’ai soutenues, thèses qui me paraissent justes… au point de vue littéraire, car vous êtes singulièrement plus compétent que moi, en ce qui touche la peinture, je voudrais au moins plaider les circonstances atténuantes.

Vous me parlez tout d’abord de Cezanne et de Monet que je n’ai pas appréciés, ainsi qu’il fallait ou qu’il était juste, me dites-vous. Voyons ― la personnalité de Cezanne m’est profondément sympathique, car je connais, par Zola, ses efforts, ses déboires, ses défaites lorsqu’il tente de mettre sur ses pieds une œuvre. Oui, c’est un tempérament, un artiste, mais en somme, si j’excepte quelques natures mortes qui tiennent, le reste à mon avis n’est point né viable. C’est intéressant, curieux, suggestif en réflexions, mais il y a là un cas oculaire certain, dont lui-même se rend compte, m’assure-t-on. D’autre part Cezanne n’a rien exposé de 1879 à 1882. La plupart de ces articles parus dans des journaux, devaient fatalement traiter des sujets exposés et non de ceux qui ne l’étaient point. Tout ce que je pouvais faire c’était de répondre un peu, aux seules critiques faites contre lui, et le traitant de mystificateur, en écrivant cette phrase, dans le salon de 1881, indépendt dans la page même qui vous concerne “et Cezanne, ce courageux lutteur qui aura été l’un des promoteurs de cette formule”. Je n’en pouvais faire davantage, d’autant qu’à mon humble avis, les Cezanne sont les types de l’impressionnisme non abouti. Songez donc qu’après tant d’années de luttes, il ne s’agit plus d’intentions plus ou moins manifestes, plus ou moins visibles, mais d’œuvres pleines, d’accouchements sérieux d’œuvres qui ne soient point des monstres, des cas curieux à citer dans un musée Dupuytren de peinture. Et en ce qui regarde Monet, j’avoue, encore, que ses expositions depuis 1876 ne m’avaient pas enchanté. J’y trouvais bien du talent, mais quelles abréviations ! quelles incertitudes ! je lui ai rendu justice dans mon livre autant que possible, j’ai dit qu’il était actuellement le premier de nos marinistes, que vouliez-vous que je fisse de plus ? ― Enfin, c’est là où le fossé s’approfondit, je crois, en mon âme et consience, que art moderne ne réside pas ds une formule.

Je crois au paysage quasi-classique de Raffaëlli. Je crois à ceux de Millais comme je crois aux vôtres, si nouveaux, si vibrants. Je pense que Fantin-Latour, que Wisthler [sic] ont un grand talent, bien qu’ils ne ressemble guère à Degas dont le talent m’enchante. En un mot, je voudrais ne pas rétrécir comme on l’a fait pour nous en littérature, avec le naturalisme, le cercle des peintres, qui se divisent en 2 castes, tout bonnement, ainsi que tous les artistes : ceux qui ont du talent et ceux qui n’en ont pas. Et tenez, j’en cite un que je trouve merveilleux, si éloigné qu’il soit de toutes mes idées, Gustave Moreau. Je ne l’ai jamais vu, je ne le connaîtrai probablement jamais, et malgré l’étonnement que je vois autour de moi, alors que je le soutiens, je ne puis m’empêcher de le trouver raffiné et exquis, par dessus tous autres.

En bonne conscience, qu’est-ce que la peinture moderne, si nous l’enfermons dans un aussi petit cercle de 4 personnes ! — Maintenant j’avoue que ce sont sans doute des théories plus littéraires qu’artistiques, si vous voulez ; cela devait être. Il faudrait que l’un de vous exposât une bonne fois, ses théories, ses idées — car c’est vous évidemment qui devez avoir raison, encore unefois. Songez seulement à ceci c’est que dans le déluge, des salonniers qui cassent l’encensoir sur Gervex et Bastien le Page, qui vous traînent, vous, dans la boue, il s’en est trouvé un qui peut s’être trompé, cela va sans dire, mais qui s’est au moins levé pour protester contre l’engouement du public, contre un faux moderne, qui a défendu Caillebotte contre Gervex, qui a bien dit au moins dans le tas, quelques vérités bonnes à dire. Vous me dîtes que mes théories ne peuvent être applicables qu’à l’école de Gérôme modernisée — Alors, mettez-vous donc Caillebotte, dans cette école ? Auquel cas, alors j’avoue être pour ce Gérôme là. Dans le cas contraire, les théories que j’aurais émises seraient mal expliquées, car ce que j’ai plus particulièrement attaqué, ce sont les Béraud, Goeneutte, etc. Au fond, j’ai peur que vous n’englobiez, tout ce qui n’est ni Cezanne, ni Monet, dans ce clan là ; Enfin il y a une chose certaine, mon cher Monsieur Pissarro, c’est que je trouve votre sente du chou, admirable — que j’aie mal expliqué mon admiration, que ces toiles répondent à certaines idées littéraires que je puis avoir, cela se peut, mais enfin j’ai mis au moins toute ma sincérité, toute ma bonne foi, à dire ma sympathie pour de telles œuvres. Tenez moi, au moins, en comparaison de tous les articles qui ont paru sur votre exposition, pour moins fermé que les autres et peut-être plus compréhensif encore, malgré les dissidences que vous me dîtes exister entre nos idées.

Voilà, les circonstances atténuantes que je voulais indiquer. Je vous remercie de l’intérêt que vous avez eu pour moi, dans cette affaire et qui m’est prouvé par la vigueur même de vos reproches et laissez-moi me dire, mon cher Monsieur Pissarro, votre dévoué quand même

G. Huÿsman »

Lettre de G.[eorges] Huysmans, Paris, sur papier à en-tête « Ministère de l’Intérieur et des Cultes », à Pissarro, [1883] ; vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 81 ; transcrit par Jacques Lethève, « J.-K. Huysmans et les peintres impressionnistes : une lettre inédite à Camille Pissarro », Bulletin de la Bibliothèque nationale, 4e année, n° 2, juin 1979, p. 92-94.

 

Huysmans Joris-Karl, « L’exposition des indépendants en 1881 », L’Art moderne, Paris, Charpentier, 1883, 301 pages, p. 249-282, Cezanne p. 260.

« puis quelle curiosité dans le procédé [de Pissarro], quelle exécution neuve, différente de celle de tous les paysagistes connus, quelle originalité sortie des efforts combinés des premiers lutteurs de l’impressionnisme, de Piette, de Claude Monet, de Sisley, de Paul Cezanne enfin, ce courageux artiste qui aura été l’un des promoteurs de cette formule ! »

19 mai

Cezanne écrit à Zola :

« L’Estaque, 19 mai 1883.
Mon cher Émile,
Je t’avais demandé au mois de décembre 1882, je crois, si je pouvais t’envoyer testamentum meum. Tu m’as répondu oui. Je viens donc te demander maintenant, si tu es à Médan, comme il est probable, auquel cas je te l’adresserai sous pli recommandé. C’est ce que je dois faire, je crois. Voici, après pas mal de tergiversations, ce qui s’est passé. Ma mère et moi nous sommes allés chez un notaire de Marseille, qui a conseillé Testament Olographe, et, si je voulais, ma mère pour légataire universel. Ainsi ai-je fait. Quand je serai de retour à Paris, si tu peux m’accompagner chez un notaire, je reprendrai une consultation et je referai mon testament, et je t’expliquerai alors de vive voix ce qui me pousse à cela.
Maintenant que j’ai bien étalé tout ce que j’avais à te dire de grave — je terminerai ma lettre en te priant de faire agréer mes respects à Madame Zola, et je te serre la main, et si les souhaits y font quelque chose, que vous vous portiez bien, car il en arrive qui ne sont pas drôles. Ces derniers mots me sont inspirés par la catastrophe de Manet 1, autrement je vais bien. J’ai donc fini, et je te remercie de ce nouveau service.
Paul Cezanne
Voici mon adresse que j’allais oublier :
Cezanne, Quartier du Château, au-dessus de la gare à l’Estaque (Marseille). »

Lettres de Cezanne à Zola, 19 et 24 mai 1883, Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 210-211.
Lettre de Zola à Cezanne, 20 mai 1883 ; Bakker B. H. (éd.), Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome IV (juin 1880-1887), 1983, n° 320, p. 293.

20 mai

Lettre de Zola à Cezanne.

« Médan, 20 mai 1883
Mon cher Paul,
Je pensais justement à toi ce matin, et je me promettais de t’écrire pour te demander de tes nouvelles, lorsque j’ai reçu ta lettre [du 19 mai].
Oui, je suis à Médan depuis un mois, et tu peux m’y adresser ton testament : il sera entre des mains sûres. Dès ton retour, nous prendrons auprès du notaire le plus habile la consultation que tu désires, et tu feras tout ce qu’il sera nécessaire pour te tranquiliser. Mais il faut que tu sois là, afin de bien expliquer ton cas.
Tu ne me parles pas de ton retour. Dans ton autre lettre tu me disais que tu resterais encore tout l’été là-bas. Je compte te voir en septembre, tu pourras encore venir passer quelques jours ici, et nous causerons à l’aise.
Travailles-tu ? Es-tu content ? Moi, je me suis mis à un nouveau roman. C’est ma vie. En dehors, rien de nouveau : nous nous installons toujours, et nous nous portons assez bien.
Dans ta prochaine lettre, indique-moi l’époque probable de ton retour. Bon courage, nos vives amitiés pour ta mère et pour les tiens.
Bien affectueusement.
L’idée de faire ta mère légataire universelle me paraît bonne, du moment où tu as confiance en elle. »

Lettre de Zola, Médan, à Cezanne, 20 mai 1883 ; Bakker B. H. (éd.), Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome IV (juin 1880 – décembre 1883), 1985, p. 392-393.

24 mai

Cezanne a lu le dernier roman de Zola, Au Bonheur des dames, qui lui a beaucoup plu. Maintenant qu’il le sait à Médan, il va lui envoyer son testament, dont sa mère possède un double, mais il craint « que tout ça ne serve à pas grand-chose, car ces testaments sont très aisément attaqués et annulés. Une colle sérieuse par-devant les autorités civiles vaudrait mieux pour le cas échéant. »
Cela signifie que Cezanne considère que le mieux serait qu’il se marie avec Hortense, craignant que son testament ne suffise pas pour que son fils, illégitime mais reconnu, mais aussi sans doute sa concubine, puisse hériter de lui. Ils se marieront trois ans plus tard, sous le régime de la communauté de biens, le 28 avril 1886.

« [L’Estaque,] 24 mai 1883.

Mon cher Émile,
Maintenant que je suis assuré que tu es à Médan, je t’envoie le papier en question, dont ma mère a un double. Mais je crains que tout ça ne serve à pas grand-chose, car ces testaments sont très aisément attaqués et annulés. Une colle sérieuse par-devant les autorités civiles vaudrait mieux pour le cas échéant.
Je ne retournerai à Paris que l’an prochain ; j’ai loué une petite maison avec jardin à l’Estaque juste au-dessus de la gare, et au pied de la colline où les rochers commencent derrière moi avec les pins.
Je m’occupe toujours à la peinture. — J’ai ici de beaux points de vue, mais ça ne fait pas tout à fait motif. — Néanmoins au soleil couchant, en montant sur les hauteurs, on a le beau panorama du fond de Marseille et les îles, le tout enveloppé sur le soir d’un effet très décoratif.
Je ne te parle point de toi, vu que je ne sais rien de rien, que seulement lorsque j’achète le Figaro, je tombe parfois sur des faits relatifs à des hommes que je connais, ainsi dernièrement, j’ai lu un article lourd sur le vaillant Desboutins 1. — J’ai appris cependant que Gaut met ton dernier roman très haut (mais tu le sais sans doute). Quant à moi, il m’a beaucoup plu, mais mon appréciation est peu littéraire. — Je te remercie beaucoup, mais beaucoup, et ne m’oublie pas auprès de Madame Zola, ainsi que je me recommande au souvenir d’Alexis et des vivants. Je te serre sincèrement la main.
Tout à toi,
Paul Cezanne »

  1. Marcellin Desboutin (1823-1902), peintre, graveur et auteur dramatique, avait surtout été lié avec Édouard Manet. Il avait fréquenté le café Guerbois et le café de la Nouvelle Athènes aux Batignolles, où les impressionnistes se retrouvaient souvent le soir. C’est là que Cezanne l’avait sans doute connu.
    L’écrit est antidaté, vu que la feuille timbrée avait été achetée l’année précédente.
Lettre de Cezanne à Zola, 24 mai 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 211.

L’article « lourd » qu’a lu Cezanne sur Marcellin Desboutin (Cérilly, 26 août 1823 – Nice, 18 février 1902) a paru dans Le Figaro le 21 mai.

G. Souvenance, « Un original », Le Figaro, 29e année, 3e série, n° 141, lundi 21 mai 1883, p. 1.

30 juin

Lettre de Guillaumin à Pissarro.

« […] Hier vendredi [29 juin] je voulais aller voir l’exposition de 100 chefs d’œuvre exposés rue de Sèze, [mots non lus] ce n’est pas si grand que le dit l’affiche à part le Courbet [mots non lus] Delacroix le reste ———
quant aux Degas et Cezanne avait pas grand chose il y a de ce dernier un ancien que je vous recommande —
Si vous venez à Paris je vous irai voir autrement quand pensez vous ?
Je suis content de savoir Gauguin le terrible auprès de vous cela lui aurait fait trop de peine de ne pouvoir travailler sous votre égide le temps de ses vacances. malgré sa rudesse ce n’est pas un mauvais compagnon on peut le trouver en la tempête. »

Lettre de Guillaumin à Pissarro, datée « 30 juin 1883 » ; Paris, Bibliothèque d’Art et d’Archéologie Jacques Doucet ; extrait cité par Victor Merlhès, XIX, p. 50. Exposition Cent chefs-d’œuvre des collections parisiennes, Galerie Georges Petit, 8, rue de Sèze, Paris, 12 juin-juillet 1883.

30 juin

Zola et « L’indécent Panafieu » (surnom de Paul Alexis, par allusion à sa nouvelle « César Panafieu », qui paraîtra en 1890 dans son recueil L’Éducation amoureuse, datée « Novembre 1874 »), écrivent chacun, à Médan, une partie de lettre commune à Numa Coste.
Zola écrit que « Cezanne est à l’Estaque » :

« Médan 30 juin 83
Je vous réponds enfin, mon bon Coste, dans un moment où l’encre ne me fait pas trop d’horreur.
Le bouquin [La Joie de vivre] marche bien. Il est à peu près au premier tiers, et je vais aller le continuer au fond de la Bretagne, où je passerai deux mois. – Le printemps a été très beau ici, j’achève mes foins. – Busnach donnera en effet Pot-Bouille à l’Ambigu, l’hiver prochain. Quant à Renée, elle continue à dormir dans un tiroir. Je vais sans doute écrire une autre pièce, après mon roman, pour que Renée ne s’ennuie pas trop toute seule. — Cezanne est à l’Estaque. — Très beau, le siège fait autour de la fortune du père : vous devriez prendre des notes, faire causer, apporter des documents. — »

Lettre commune d’Émile Zola et de « L’indécent Panafieu » [Paul Alexis] à Numa Coste, datée par Zola « Médan 30 juin 83 » ; vente « Lettres autographes et manuscrits », maison de vente Ader Nordmann, Paris, salle des ventes Favart, 26 novembre 2015, n° 237, 2e page reproduite, 1re page transcrite d’après une reproduction.
Lettre de Zola, Médan, à Numa Coste, 31 octobre 1883 ; Bakker B. H. (éd.), Émile Zola, correspondance, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal et Paris, éd. du CNRS, tome IV (juin 1880 – décembre 1883), 1985, 522 pages, p. 423.

Le « siège fait autour de la fortune du père » ne se rapporte pas à Cezanne, mais à une histoire d’héritage qui s’est passée à Aix et que Coste a racontée à Zola dans une lettre (inconnue) : « Votre histoire d’héritage est bonne, et elle ferait très bien dans un coin de roman. Pourquoi n’écrivez-vous pas un roman, sur les abominations de votre ville [Aix] ? »

Juillet

Gauguin achète chez Tanguy deux tableaux de Cezanne, une vue du Midi (Montagnes en Provence, FWN125-R391) et une allée d’arbres (L’Allée, FWN131-R409), pour 120 francs.
Il en informe Pissarro :

« Je fais réentoiler en ce moment deux tableaux de Césanne, j’ai fini par les extorquer à Tanguy dans les prix doux 120f la paire. Vous devez les connaître l’un est une allée ébauchée, les arbres rangés comme des soldats et les ombres portées en gradin comme un escalier [L’Allée, FWN130-R409]. L’autre est une vue du Midi inachevée mais cependant très poussée [Montagnes en Provence, FWN124-R391]. Bleu vert et orangé. Je crois que c’est tout simplement une merveille ; Madame Latouche m’a accusé de folie et moi je lui ai conseillé de porter en guise de chapeau deux oreilles d’âne. Du reste tout le monde m’attrappe pour ce tableau, décidémment on ne comprend rien ; avec Bertaux nous avons manqué nous séparer brutalement à cause de cette peinture ; il dit que je le prends pour un imbécile. »

Lettre de Gauguin à Pissarro, non datée, entre le 25 et le 29 juillet 1883 ; copie à Pontoise, musée Pissarro ; Merlhès Victor (éd.), Correspondance de Paul Gauguin, Paris, fondation Singer-Polignac, 1984, 561 pages, n° 38, p. 50-51.

10 juillet

De l’Estaque, Cezanne félicite Solari du mariage de sa fille. Hortense, « ma femme », dit-il, et Paul sont avec lui : « Ma femme se joint à moi dans les mêmes intentions et mon affreux gosse aussi »,

« L’Estaque, 10 juillet 1883.
Mon cher Solari,
J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée à l’occasion du mariage de ta fille avec Monsieur Mourain. Je te prierai dans cette circonstance d’être l’interprète de mes meilleurs sentiments auprès des jeunes mariés et leur faire part des vœux de bonheur et de prospérité que nous faisons pour leur avenir.
J’adresse mes félicitations à toi ainsi qu’à madame Solari et le bonjour à Bébé Émile qui doit être content.
Je te serre cordialement la main, ton vieux camarade d’excursions,
Paul Cezanne
P.-S, — Ma femme se joint à moi dans les mêmes intentions et mon affreux gosse aussi. »

Lettre de Cezanne à Solari, 10 juillet 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 212.

« Bébé Émile », Émile Solari (Paris, 25 décembre 1873 – Paris, 6 novembre 1961), est le fils du sculpteur Philippe Solari, filleul d’Émile Zola, écrivain.

de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 192 :

« Solari continue à mener une existence miséreuse, acceptant n’importe quelle besogne d’ouvrier sculpteur pour nourrir sa famille : réparer les dégâts du Louvre, travailler à l’Opéra, au théâtre de Reims, sculpter des cheminées d’art, modeler des images religieuses. »

Entre le 25 et le 29 juillet

Gauguin écrit à Pissarro. Il fait rentoiler deux tableaux de Cezanne, une vue du Midi (Montagnes en Provence, FWN125-R391) et une allée d’arbres (L’Allée, FWN131-R409).

« Mon cher Pissarro
Vous avez en ce moment un temps atroce pour travailler dehors, vous devez en profiter pour travailler à l’atelier et c’est bon pour vous. Si je dis cela c’est que je viens de voir chez Madame Latouche votre tableau du berger qui a été fait dans ces conditions-là. Vous savez qu’il est devenu étonnant après le réentoilage. J’ai rarement vu une chose aussi grise et aussi colorée, mes compliments mon cher : ce qu’il y a de curieux c’est qu’on disait que vous vous trompiez quand vous faisiez ces choses-là.
Je fais réentoiler en ce moment deux tableaux de Césanne, j’ai fini par les extorquer à Tanguy dans les prix doux 120f la paire. Vous devez les connaître l’un est une allée ébauchée, les arbres rangés comme des soldats et les ombres portées en gradin comme un escalier [FWN130-R409]. L’autre est une vue du Midi inachevée mais cependant très poussée. Bleu vert et orangé [FWN124-R391]. Je crois que c’est tout simplement une merveille ; Madame Latouche m’a accusé de folie et moi je lui ai conseillé de porter en guise de chapeau deux oreilles d’âne. Du reste tout le monde m’attrappe pour ce tableau, décidémment on ne comprend rien ; avec Bertaux nous avons manqué nous séparer brutalement à cause de cette peinture ; il dit que je le prends pour un imbécile.
J’ai été dimanche chez Guillaumin à Damiette au milieu des fifines Martinez & Cie. Il est en pleine voie de lumière, sa personnalité s’affirme de plus en plus et malgré cela il y a dans tout ce qu’il fait un je ne sais quoi qui n’est pas composé et qui dépare ses tableaux. Ce n’est pas commode la ligne de Sceaux et c’est dommage car le pays est joli.
Avez-vous loué à Pontoise la fameuse maison de 2 000f ? Je crois que c’est pour vous une bonne affaire d’avoir une grande maison où on puisse vous voir bien installé inspirant la prospérité plutôt que la gêne. Que voulez-vous l’humanité est stupide et juge les tableaux d’après bien d’autres choses que l’art en lui-même.
Je viens d’aller voir l’exposition du concours au prix de Rome ; est-ce moi qui changes et qui deviens plus difficile ou est-ce le peintre de l’Ecole qui change, toujours est-il que c’est déplorable. Je plains ces pauvres gens, ils ne savent vraiement pas de quel côté aller. Œdipe entouré de ses deux filles maudit son fils. Ils ont tous fait ce pauvre garçon les mains tordues recevant la malédiction comme un pavé jeté sur la tête.
Mes compliments à Madame Pissarro avec tous mes remerciements pour ses bons traitements pendant mon séjour à Osny.
Bien à vous
P. Gauguin »

Lettre de Gauguin à Pissarro, non datée, entre le 25 et le 29 juillet 1883 ; Merlhès Victor (éd.), Correspondance de Paul Gauguin, Paris, fondation Singer-Polignac, 1984, 561 pages, n° 38, p. 50-51.
Copie à Pontoise, musée Pissarro.

Gauguin inscrira, au verso d’un dessin vers 1888, la liste des œuvres de sa collection qu’il a emportées au Danemark, parmi lesquelles les deux œuvres de Cezanne mentionnées dans la lettre ci-dessus :

« Danemark
[…]
Césanne [sic] 20 Midi (l’Estaque) [Montagnes en Provence (FWN124-R391)]
20 Maison de Zola [Le Château de Médan (FWN149-R437)]
20 Allée d’Arbres [L’Allée (FWN130-R409)]
10 Nature morte
100 femme nue [Femme nue (FWN595-TA-R140)]
2400 »

 

Gauguin Paul, Album de croquis, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inventaire n° RF 30273, 5, n. d. [1888]
Bodelsen Merete, « Gauguin, the Collector », The Burlington Magazine, septembre 1970, p. 602.

21 septembre

Naissance du deuxième enfant de Rose et Maxime Conil, Auguste Mathieu Joseph Conil (Aix, 20, rue Émeric-David, 21 septembre 1883 – Aix, 22 novembre 1883), qui meurt deux mois plus tard.

Actes de naissance et de décès, Archives communales d’Aix-en-Provence. Lettre de Cezanne à Zola, 26 novembre 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 213. Antonini Luc, Flippe Nicolas, La Famille Cezanne, Paul et les autres, préface de Philippe Cezanne, Paris Septème-les-Vallons, 2006, 154 pages, p. 122.

20 novembre

Caillebotte dépose son second testament, qui confirme celui du 3 novembre 1876, à quelques adaptations près :

« Ceci est mon testament :
On trouvera chez mon ami Albert Courtier un testament fait par moi en mil huit cent soixante seize, après la mort de mon frère René.
Je maintiens toute la partie de ce testament qui a trait au don que je fais de la peinture des autres que je possède. Ce qui a rapport à l’exposition de 1878 est naturellement devenu inutile. Mon intention formelle est que Renoir n’ait jamais le moindre ennui à cause de l’argent que je lui ai prêté — je lui fais remise entière de sa dette et le dégage complètement de toute solidarité avec M. Legrand.
Fait à Paris le vingt novembre mil huit cent quatre-vingt-trois.
Gustave Caillebotte »

Caillebotte ajoutera un codicille, le 5 novembre 1889 :

« Je maintiens toutes les dispositions ci-dessus.
Je laisse en plus à Mademoiselle Charlotte Berthier, la maison que je possède au Petit Gennevilliers, laquelle est louée actuellement à M. Luce — toujours nette de tous droits.
Petit Gennevilliers, le cinq novembre mil huit cent quatre vingt neuf. »

Marie Berhaut, Gustave Caillebotte, catalogue raisonné des peintures et des pastels, (nouvelle édition revue et augmentée, avec le concours de Sophie Pietri), Paris, Wildenstein Institute, La Bibliothèque des Arts, 1994, 315 pages, 565 numéros, testament p. 281.

26 novembre

Cezanne séjourne à nouveau à l’Estaque depuis le début du mois (jusqu’au 22 février 1884). Il remercie Zola de l’envoi de son livre, certainement Naïs Micoulin, paru chez Charpentier le 23 novembre.

« L’Estaque, 26 novembre 1883.
Mon cher Émile,
J’ai reçu le livre que tu as eu l’obligeance de m’envoyer. Mais voici le nouveau retard qui me fait t’en remercier longtemps après, c’est que depuis le commencement de novembre je suis retourné à l’Estaque, où je compte séjourner jusqu’en janvier. Depuis quelques jours maman est venue ici ; et la semaine dernière, Rose, qui est mariée avec Maxime Conil, a perdu un enfant qu’elle avait eu, en septembre ou en octobre, je crois [Joseph Auguste Mathieu Conil]. Le fait est que le pauvre petit n’a pas duré longtemps. Autrement tout va comme par le passé. — Si le brave Alexis n’est pas loin de toi, je me rappelle à son souvenir. D’un autre côté je vous envoie bien le bonjour ainsi que mes salutations à Madame Zola.
J’ai l’honneur de vous saluer, et de te renouveler mes remerciements pour ton bon souvenir de moi.
Tout à toi,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Zola, 26 novembre 1883 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 212. Zola Émile, Naïs Micoulin, Paris, G. Charpentier et Cie éditeurs, 1884, 379 pages.

17 décembre

Monet et Renoir, en voyage sur la côte méditerranéenne, de Marseille à Gênes, rendent visite à Cezanne à la fin du mois.

Lettre de Monet à [de] Bellio, 16 décembre [1883] ; Wildenstein Daniel, Monet. Vie et œuvre, Lausanne Paris, Bibliothèque des arts, tome II, 1979, n° 386, p. 232.
Lettre de Renoir à Durand-Ruel, [décembre 1883] ; Venturi, tome I, 1939, n° 16, p. 126-127.
Lettre de Cezanne à Zola, 23 février 1884 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 214-215.