15 janvier

Bernheim-Jeune achète à Durand-Ruel le tableau de Cezanne Portrait de Victor Chocquet (FWN498-R671), qui lui-même l’a acheté à la vente Chocquet.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, notice 671, p. 431.

28 janvier

Paul Alexis tente de persuader Cezanne d’exposer au salon des Artistes indépendants :

« P. P. S. Je vois de loin en loin Cezanne, que j’ai décidé à exposer aux Indépendants. »

Lettre d’Alexis, Aix, à Zola, 28 janvier 1892 ; Bakker B. H., Naturalisme pas mort. Lettres inédites de Paul Alexis à Émile Zola 1871-1900, Toronto et Buffalo, University of Toronto Press, 1971, 608 pages, lettre n° 210, p. 405.

Le peintre n’acceptera d’y exposer qu’à partir de 1899.

Février

Georges Lecomte publie dans L’Art moderne (Bruxelles) un article, « L’art contemporain. Le salon des XX », caractérisant Cezanne comme précurseur : « C’est surtout M. Cezanne qui fut l’un des premiers annonciateurs des tendances nouvelles et dont l’effort exerça une influence notable sur l’évolution impressionniste. » L’article est publié de nouveau en avril dans La Revue indépendante. Lecomte donne une conférence sur le même sujet au cercle des xx et publie cette année-là un livre intitulé L’Art impressionniste d’après la collection privée de M. Durand-Ruel, où il consacre plusieurs lignes à Cezanne.

« Les peintres du plein air qu’on est convenu d’appeler « impressionnistes », cherchèrent la beauté décorative d’abord uniquement par les accords de tons, rigoureusement mis en valeur dans la lumière. Et cette préoccupation exclusive apparaît très rationnelle, si l’on songe que ces peintres s’inquiétaient avant tout d’épandre en leurs toiles des clartés plus radieuses et de rendre, en son intensité harmonique, la magnificence des colorations naturelles. Ce qui surtout les avait séduits dans l’œuvre de Delacroix, c’était la science du coloris, l’imprévu de certaines répartitions de tons pour réaliser des colorations plus vives et de plus significatives harmonies totales. A la vérité, leur souci de décoration par la couleur était, au début, bien instinctif. Ils cherchaient surtout à rendre dans leur vérité et leur caractère les sites, les atmosphères, les enveloppements de clartés. Et c’est parce qu’ils se rapprochaient davantage des authentiques colorations naturelles que leurs études acquirent une beauté décorative. Plus tard seulement, quand ils constatèrent le résultat atteint à force de fidélité dans le rendu du naturel décor, ils songèrent à ordonner la répartition de leurs couleurs non seulement en vue de l’exacte description de l’effet, dans des luminosités suffisantes, mais aussi en vue des harmonies totales.

Encore ne modifiaient-ils point aussi délibérément qu’aujourd’hui les aspects extérieurs des choses, n’élaguaient-ils point, par un travail d’élimination synthétique, le superflu et le momentané. Le site naturel était loin d’être le leit-motiv essentiel, prétexte à l’interprétation décorative. Simplement, entre vingt aspects de la nature, ils élisaient, pour en traduire la physionomie, celui que leur œil de peintre voyait tout ensemble significatif et harmonieux. Mais ils ne cessent de travailler en face de la nature et sont encore trop sous son influence immédiate pour en déformer les indications, afin d’accroître le sens et la beauté ornementale de l’œuvre.

Peu à peu, ils s’abstrayent de la réalité. Ils s’en inspirent toujours scrupuleusement, mais sur les données exactes qu’ils en recueillent, ils édifient des compositions belles tout à la fois par le caractère et par la décoration : ils assemblent des lignes, règlent des gesticulations, accordent la direction des mouvements du sol avec celle des attitudes de l’être humain qui s’y agite ; ils composent, loin de la nature, pour réaliser une harmonie totale. En même temps que le dessin devient plus large, plus sommaire et plus caractéristique, la couleur tend à se simplifier. Le relatif du trait et du ton disparaît. Le peintre qui, le premier, avec M. Cezanne, s’émancipa d’une trop stricte communion avec, la nature, notre maître et notre ami, M. Camille Pissarro, envers lequel Paris vient enfin d’être juste et envers lequel, depuis longtemps, votre antique cité d’art l’avait été, fit voguer dans ses ciels limpides des nuages gracieusement arabesques, compléta par l’incurvation de la croupe des bêtes ou par l’inflexion du dos de ses paysannes la courbe décrite par le tronc d’un arbre, associa aux ondulations du sol les jolies volutes des ramures et des frondaisons. M. Renoir, conquis par la beauté linéaire et le modelé de l’anatomie humaine, ordonne les attitudes, les gestes du corps et les mobilités de la physionomie selon un ensemble très savamment décoratif. Enfin, le vigoureux talent de M. Claude Monet qui, plus longtemps, se borna, mais avec quelle puissance d’évocation ! à rendre en leur intensité fugace les rapides effets naturels, semble de plus en plus abstraire des complexes apparences le caractère durable des choses, en accentuer, par un rendu plus synthétique et plus réfléchi, la signification et la beauté décorative.

C’est surtout M. Cezanne qui fut l’un des premiers annonciateurs des tendances nouvelles et dont l’effort exerça une influence notable sur l’évolution impressionniste : son métier sobre, ses synthèses et ses simplifications de couleurs si surprenantes à une époque où l’on était particulièrement épris de réalité et d’analyse, ses valeurs très rapprochées, très douces, dont le jeu savant crée de si subtiles et impeccables harmonies, contiennent et révèlent tout le mouvement contemporain ; elles furent pour tous un profitable enseignement.

(La fin prochainement.) »

« Ce qui est vrai pour le dessin, l’est plus encore relativement à la couleur. Sous prétexte de synthèse et de décoration, on couvre les toiles de teintes plates qui ne restituent point les lumineuses limpidités de l’atmosphère, ne donnent point l’enveloppement des choses, la profondeur, la perspective aérienne. Les valeurs sont si rapprochées (puissent-elles toujours être en de rigoureux accords) que tous les points d’un tableau semblent être dans un plan identique. On arrive à une confuse image qui ne rappelle en rien l’harmonie, précise et suggestive à la fois, du décor naturel. Les protagonistes de cet art un peu déconcertant se réclament des interprétations synthétiques, expressives de M. Paul Cezanne. Sans doute ses simplifications de couleurs étaient extrêmes et ses valeurs infiniment proches les unes des autres, mais le plus souvent les perspectives et les plans apparaissent dûment établis. Les champs et les villes gardent leur caractère, s’enveloppent des limpidités d’une atmosphère immatérielle et se prolongent en des horizons lointains d’une profondeur évidente. La nature et l’homme, le ciel et l’eau sont interprétés en douces harmonies d’ensemble, mais tous les éléments de ces compositions gardent leur authenticité essentielle.

Ces toiles, dénuées de beauté ornementale et de caractère, qu’on prétend légitimer par les réalisations de M. Cezanne, en apparaissent comme l’incompréhensive caricature.

La constante invocation de ce nom tutélaire nous ferait croire volontiers que ce qui les séduit dans l’œuvre de Cezanne, ce ne sont pas les toiles belles par la logique ordonnance et la très saine harmonie des tons, qui prouvent le rare instinct et la vision si personnelle de ce grand peintre, mais bien d’incomplètes compositions que chacun s’accorde, avec l’assentiment de M. Cezanne lui-même, à juger inférieures, en raison de leur arrangement déséquilibré et d’un coloris vraiment trop confus. Jadis, aux temps héroïques du naturalisme, on se plaisait à exalter la bizarrerie, la fortuite construction de certaines toiles de ce peintre. On admirait ainsi, sans y prendre garde, l’une des tares trop fréquentes de son talent. Aujourd’hui ce sont des défectuosités de couleurs qu’on admire, au nom d’autres principes. Il faut que la réputation de M. Cezanne soit solidement assise pour résister à de si malencontreuses glorifications. Ce que nous devons retenir de son art sincère, si simplificateur, c’est la synthèse de lignes et de tons en vue de l’ornementation, son respect des valeurs, son dessin caractéristique. »

Lecomte Georges, « Salon des XX. Conférence de M. Georges Lecomte. Des tendances de la peinture moderne », L’Art moderne, revue critique des arts et de la littérature, Bruxelles, 12e année, février 1892, n° 8, dimanche 21 février 1892, p. 57-58, Cezanne p. 59, et n° 9, dimanche 28 février 1892, p. 65-68, Cezanne p. 67 ; Lecomte Georges, « L’Art contemporain », La Revue indépendante, tome XXIII, n° 66, avril 1892, p. 1-29, citation p. 8-10 et p. 15-16.
Lecomte Georges, L’Art impressionniste d’après la collection privée de M. Durand-Ruel, trente-six eaux-fortes, pointes-sèches et illustrations dans le texte de A.-M. Lauzet, Typographie Chamerot et Renouard, Paris, 1892, 272 pages, Cezanne p. 30-31 :

« M. Cezanne, toujours noble même dans la représentation des plus banals objets, restitue la majesté des vallonnements, le mystère frais de la nature feuillue, l’ampleur des plis de terrain et des courbes, le lointain des horizons, immenses en dépit de valeurs infiniment douces et de l’uniformité de teintes très simples qui pourraient sensiblement en restreindre l’étendue. Il rend aussi, avec quelle vérité ! l’aspect spécial de telle poterie ou de telle faïence. Ses études de la nature, exactes parfois jusqu’au désarroi, sont le plus souvent fort logiques et très ordonnées. Aux temps héroïques du naturalisme, on se plut à exalter l’équilibre incertain de quelques-unes d’entre elles, leur bizarrerie fortuite, comme si l’art pouvait s’accommoder de disproportion et de déséquilibre. Malgré la sincérité de telles interprétations et les captivantes beautés de leur coloris, nous ne pensons pas qu’elles puissent exactement renseigner sur le talent de M. Cezanne ni qu’elles satisfassent en tous points sa conscience d’artiste. C’est par ses œuvres normales, belles par les arrangements de lignes comme par les accords de tons, par l’art très sain et très intégral auquel fréquemment parvint ce merveilleux instinctif, qu’il doit surtout intéresser. Son effort indépendant exerça d’ailleurs une influence très notable sur l’évolution impressionniste : son métier sobre, ses synthèses et ses simplifications de couleurs si surprenantes chez un peintre particulièrement épris de réalité et d’analyse, ses lumineuses ombres délicatement teintées, ses valeurs très douces dont le jeu savant crée de si tendres harmonies, furent un profitable enseignement pour ses contemporains. »

4 mars

Pissarro écrit à Geffroy.

« Je vous expédie le portrait de Cezanne et le mien, malheureusement, je n’ai plus de belles épreuves, je vous les envoie tout de même, je pense que ce sera suffisant pour la reproduction.

Lettre de Pissarro, Eragny par Gisors, Eure, à Geffroy, 4 mars 1892 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 3, « 1891-1894 », Paris, éditions du Valhermeil, 1988, 581 pages, n° 763, p. 205.

19 mars

Félix Fénéon se moque du premier Salon des Rose+Croix, galerie Durand-Ruel, en vantant l’exemple de « trois poires » de Cezanne (Trois poires, FWN754-R345 ?) :

 On ne fera jamais comprendre à M. Fernand Khnopff ni à nombre de ses co-exposants qu’un tableau doit d’abord séduire par ses rythmes, qu’un peintre fait preuve de trop d’humilité en choisissant des sujets déjà riches de significations littéraires, que trois poires de Paul Cezanne sur une nappe sont émouvantes et parfois mystiques, et que tout le Wallahl wagnérien est aussi peu intéressant que la Chambre des députés, quand ils le peignent. »

Fénéon Félix, « R. + C. (galerie Durand-Ruel, mars-avril », Le Chat noir, 19 mars 1892 ; repris dans Fénéon Félix, Œuvres plus que complètes, textes réunis et présentés par Joan U. Halperin, tome I, « Chroniques d’art », Librairie Droz, Genève-Paris, 1970, 510 pages, p. 211

Avril

Un article de Cecilia Waern, dans la revue américaine Atlantic Monthly, sur les impressionnistes français mentionne les « épaisses toiles » de Cezanne dans la boutique du père Tanguy, « peintes comme avec de la boue, mais avec d’heureuses réussites dans l’interprétation des personnages » :

« Another day I was taken to Montmartre, to the little shop of Le Père Tanguy, full of the works of the néo-impressionnistes, and several Van Goghes among them. Many were exaggerated, every one was sincere, and two studies of figures were superb. One was a sower of the most splendidly energetic movement ; another an old man weeping, bent down over his hands in a perfect abandonment of grief.
Le Pere Tanguy is himself a martyr to the cause of néo-impressionnisme. His shop was very difficult to find, as he is constantly shifting his quarters, from inability to pay his rent. No one knows what or where he eats ; he sleeps in a closet among his oils and varnishes, and gives up all the room he can to his beloved pictures. There they were, piled up in stacks : violent or thrilling Van Goghes ; dusky, heavy Cézannes that looked as if they were painted in mud, yet had curious felicities of interpretation of character ; exquisite fruit-painting by Dubois-Pillet, which showed how he could paint when he chose ; daring early Sisleys, that made the master of the shop shake his kindly head at the artist’s later painting ; and many others, all lovingly preserved, and lovingly brought out by the old man. Le Père Tanguy is a short, thick-set, elderly man, with a grizzled beard and large beaming dark blue eyes. He had a curious way of first looking down at his picture with all the fond love of a mother, and then looking up at you over his glasses, as if begging you to admire his beloved children. His French and his manners were perfect ; and when he took off his greasy cap and made his bow, it was with all the grace and dignity of the old school. He has gone on for years finding the impressionists in colors, etc., and the artists I was with told me, after we left the shop, that many a time had he been sorely in need of money and had gone to remind some artist of an outstanding bill, but found some excuse for his call and come away again without mentioning it, because it seemed to him as if the artist were in straits.
I could not help feeling, apart from all opinions of my own, that a movement in art which can inspire such devotion must have a deeper final import than the mere ravings of a coterie.
Cecilia Waern. »

Traduction :

« Un autre jour, j’ai été emmenée, à Montmartre, à la petite boutique du père Tanguy, pleine d’œuvres des néo-impressionnistes, parmi lesquelles plusieurs de Van Gogh. Beaucoup étaient exagérées, chacune était sincère, et deux études de figures étaient superbes. L’une était un semeur au mouvement le plus magnifiquement énergique ; une autre un vieil homme qui pleure, appuyé sur ses mains dans un parfait abandon de chagrin.
Le père Tanguy est lui-même un martyr de la cause du néo-impressionnisme. Sa boutique était très difficile à trouver, car il change constamment de quartier, du fait de l’incapacité de payer son loyer. Personne ne sait ce qu’il mange, ni où, il dort dans un placard parmi ses huiles et ses vernis, et donne toute la place qu’il peut à ses tableaux bien-aimés. Ils étaient là, entassés en piles : de violents et passionnants Van Gogh ; de sombres et lourds Cezanne qui paraissaient comme peints avec de la boue, mais avec de curieuses réussites dans l’interprétation des personnages ; des fruits peints exquis par Dubois-Pillet, qui montraient comment il pouvait peindre quand il le voulait ; des Sisley de jeunesse pleins d’audace, qui faisaient hocher la gentille tête du maître de la boutique vers la peinture plus tardive de l’artiste, et bien d’autres, tous soigneusement préservés et amoureusement mis en évidence par le vieil homme. Le Père Tanguy est un petit homme âgé, trapu, à la barbe grisonnante et aux grands yeux rayonnants d’un bleu sombre. Il avait une façon curieuse de porter d’abord le regard sur ses tableaux, avec tout l’amour d’une mère aimante, puis de vous regarder par-dessus ses lunettes, comme s’il réclamait de l’admiration pour ses enfants bien-aimés. Son français et ses manières étaient parfaits, et quand il ôtait sa casquette grasse pour vous saluer, il avait toute la grâce et la dignité de la vieille école. Il a pendant des années fourni des couleurs aux impressionnistes, etc., et les artistes avec qui j’étais m’ont dit, après avoir quitté la boutique, qu’il avait longtemps manqué cruellement d’argent et avait dû rappeler à un certain artiste ses factures impayées, mais il lui trouvait une excuse pour ce rappel et revenait vers lui sans en parler, car il lui semblait que l’artiste était en situation difficile.
Je ne pouvais m’empêcher de penser, mis à part mes propres opinions, qu’un mouvement dans l’art qui peut inspirer une telle dévotion doit avoir une signification finale bien au-delà des simples divagations d’une coterie.

                             Cecilia Waern.

Waern Cecilia, « Some notes on French Impressionism », The Atlantic Monthly, volume LXIX, n° CCCCXIV, avril 1892, p. 535-541, citation p. 541.

Avril

Paul Cezanne fils est inscrit sur les listes électorales d’Aix en qualité d’étudiant. Son adresse est 9, rue de la Monnaie. Son père n’apparaît jamais sur ces listes, ni à Aix ni à Paris.

Voir l’analyse à l’article « 1891 », automne 1891 (l’arrivée au 2, rue des Lions-Saint-Paul)

Listes électorales Kl, 1872, Archives communales d’Aix-en-Provence.

28 avril

Lettre de Pissarro à Georges Lecomte.

« Je n’ai aucune nouvelle de l’article de Geffroy dans la Revue encyclopédique, ni reçu rien de Roger Marx à qui j’ai fait remettre (une) épreuve de mon portrait et de Cezanne. Savez-vous quelque chose ? »

Lettre de Pissarro, Eragny par Gisors, Eure, à Lecomte, 28 avril 1892 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 3, « 1891-1894 », Paris, éditions du Valhermeil, 1988, 581 pages, n° 777, p. 221.

Mai

Le peintre danois Johan Rohde décrit dans son journal sa visite à la boutique du père Tanguy. Il a aussi vu des Cezanne dans la collection d’Émile Schuffenecker : « d’intéressants paysages, des natures mortes et un portrait de l’étrange Cezanne, un grand talent qui paraît s’être soudainement arrêté, une intelligence qui n’a jamais appris les premiers principes. »

« PARIS — Maj 92

[…] Les peintres novateurs : Luminarister, Neotraditionister, Pointillister, Symbolister, Synthetister eller, hvad de nu finder paa at kalde sig.

Disse og forresten de fleste andre Benævnelser paa nyere Retninger i Malerkunstnen ere saa godt som alle aldeles misvisende. Hvad Mening er der f.Ex. i at kalde Rodin og Puvis de Chavannes Impressionister, eller van Gogh for en Traditionist ? Men det er nu engang Navne, man ikke kan undgaa, naar man beskjæftiger sig med de mest moderne Kunstnere, for hvem Nomenclaturer, Programmer og Theorier unægtelig spiller en vis Rolle.

Jeg saa disse Retninger ret fyldigt repræsenteret hos Maleren Schuffenecker, Kunsthandleren Barc de Boutteville og Farvehandleren Tanguy. Schuffenecker havde navnlig en smuk Samling af de noget ældre Kunstnere af disse Retninger : Van Gogh, Gauguin, Cezanne, Pissarro (Camille), Guillaumin, Redon o.s.v.

[…] Der var prægtige Tegninger af Redon, en Christus paa Korset med enkelte Farver, interessante Landskaber, nature morte, og et Portræt af den underlige Cezanne, en stor Begavelse, der synes pludselig standset, en Intelligens, der aldrig har lært Begyndelsesgrundene.

[…] Den gamle kuriøse Farvehandler Tanguy, hvis sølle, fattige Fedtebod — tarveligere end den tarveligste Marskandiserbutik i Adelgade — synes at være Hoveddepotet for de synthetiske og impressionistiske Farver, havde Stabler af Billeder — formodentlig Betaling for Farver — og deriblandt Ting af stor Værdi. Havde man skjændtes en Stund med hans Xantippe, formildet hende ved at kjøbe nogle af de vistnok meget problematiske Farver, som Tanguy selv staar og river i Skjorteærmer ude i Kjøkkenet, faar man Lov til at rode i Bunkerne og kan tage mangt et udmærket Lærred frem, som her er at faa tilkjøbs for yderst beskedne Priser — saa man kan tænke sig, hvor lidt Maleren selv har faaet for det.

Der er ikke Tvivl om, at det er i disse Afkroge af Paris, at man skal se den unge Kunst, der bliver Fremtidens — den bedste Kunst er jo ogsaa altid den billigste i det Øjeblik, den frembringes. — »

Traduction :

« PARIS, mai 92

[…] Les peintres novateurs : luminaristes, néo-traditionnalistes, pointillistes, symbolistes, synthétistes ou toute autre appellation qu’ils se donnent eux-mêmes. »

Ces appellations et la plupart des autres concernant les nouvelles directions de la peinture sont presque toutes totalement trompeuses. Quel sens y a-t-il par exemple d’appeler Rodin et Puvis de Chavannes des impressionnistes, Van Gogh un traditionnaliste ? Mais il est maintenant des noms auxquels vous ne pouvez pas échapper lorsque vous traitez des artistes les plus contemporains, pour qui le classement, les programmes et les théories jouent indéniablement un rôle certain.

J’ai vu ces tendances représentées chez le peintre Schuffenecker, le marchand d’art Barc de Boutteville et le marchand de couleurs Tanguy. Schuffenecker en particulier avait une belle collection de quelques artistes plus âgés : Van Gogh, Gauguin, Cezanne, Pissarro (Camille), Guillaumin, Redon, etc.

[…] Il y avait [chez Schuffenecker] des dessins magnifiques de Redon, un Christ sur la croix avec des couleurs individuelles, d’intéressants paysages, des natures mortes et un portrait de l’étrange Cezanne, un grand talent qui paraît s’être soudainement arrêté, une intelligence qui n’a jamais appris les premiers principes.

[…] Ce vieux marchand de couleurs pittoresque, Tanguy, dont la misérable petite boutique, plus pauvre que la plus minable boutique d’occasion de l’Adelgade [vieille rue de Copenhague], semble être le principal fournisseur des impressionnistes et des synthétistes. Il y a des piles de tableaux qui ont dû servir à payer les couleurs, et des choses de grande valeur parmi eux. Après s’être chamaillé avec sa Xanthippe, et l’avoir apaisée en achetant certaines couleurs spéciales que Tanguy broie dans sa cuisine, vous avez la permission de farfouiller dans les piles, où vous pouvez dénicher plus d’un tableau excellent, à des prix très modestes (ce qui vous laisse à penser ce que l’artiste lui-même a pu en tirer). Il ne fait aucun doute que c’est dans ces endroits reculés que l’on eut voir les peintres de l’avenir, l’art le plus beau étant toujours le meilleur marché, au moment où il est produit.

Il ne fait aucun doute que c’est dans les recoins de Paris que vous pouvez voir le jeune art qui sera l’avenir — le meilleur de l’art est bien sûr aussi toujours le moins cher au moment où il est produit. —

Van Gogh semble avoir été tout spécialement l’ami de la maison ; il y a des quantités de tableaux de lui, d’excellents paysages de Provence, un tableau de fruits aux meilleures couleurs, et un portrait très caractéristique, mais grossièrement peint, du vieux père Tanguy. Il y a un paysage de Gauguin avec un portrait de lui, mais je ne le considère pas particulièrement significatif. Il y a de belles choses de Camille Pissarro, Guillaumin, Cezanne et Sisley, que maintenant Anquetin inclut parmi les « peintres officiels ; en tout cas des tableaux de lui sont exposés au Salon du Champ-de-Mars. » »

Rohde Johan, Journal fra en Rejse i 1892 [Journal d’un voyage en 1892], Forening for Boghaandværk, Copenhague, 1955, 228 pages, p. 86-90.

25 juin

Article de Maurice Denis, dans La Revue blanche, qui parle de Cezanne :

« Le chef-d’œuvre c’est Monet, Degas, Césanne [sic], Pissarro, Renoir : les vieux maîtres, inconnus du public des Vernissages, à qui l’on emprunte et leur art et leurs visions, sans même se soucier, tel un maladroit économe, de faire fructifier le bien du maître. »

Maud Pierre L. [Maurice Denis] : « Notes d’art et d’esthétique » ; La Revue blanche, tome II, 25 juin 1892, p. 360-366, Cezanne p. 361 ; repris par Denis Maurice, « Le Salon du Champ-de-Mars. L’exposition de Renoir (1892) », Théories, du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1890-1910, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, 278 pages, p. 14-19, Cezanne p. 15.

10-16 septembre

Les Zola séjournent à Aix, à l’hôtel Nègre-Coste. Ils rendent visite à un vieil ami, Numa Coste, dans sa bastide de Celony. Zola fait plusieurs pèlerinages sur les lieux où il avait passé sa jeunesse, tirant de ces excursions des notes qu’il utilisera pour Le Docteur Pascal.

« Émile Zola à Aix

À l’hôtel Nègre-Coste. — Impressions de voyage. — Souvenirs de jeunesse. — Son prochain livre.

Émile Zola est en ce moment dans nos murs. Arrivé samedi dernier [samedi 10 septembre] à Aix, il est descendu avec Mme Zola à l’hôtel Nègre-Coste, où il doit séjourner jusqu’à la fin de la semaine.

Un de nos amis a pu voir le célèbre auteur de Germinal et s’entretenir quelques instants avec lui. Se présentant au nom du Mémorial, il a reçu l’accueil le plus cordial, le plus bienveillant.

M. Zola s’est expliqué d’abord sur le but de son voyage à Aix :

— Un simple voyage d’agrément, a-t-il dit ; une excursion de vacances… Je viens de passer 15 jours à Lourdes pour préparer les matériaux de mon prochain roman ; j’ai encore devant moi six semaines de congé, je veux les employer à voyager… D’Aix je compte aller à Marseille, de là à Toulon, Nice et probablement à Gènes… J’ai commencé par Aix où des souvenirs puissants me rattachent ; mon père et ma mère y sont enterrés… Mon père est mort à Aix en 1867 [1847], et j’ai accompagné ma mère en 1890 [1880]

[…] — Etes-vous satisfait de votre voyage ?

— Enchanté ! Vous ne sauriez, croire le plaisir que j’éprouve à revoir la ville. Je vais comme en pèlerinage vers tous les points qui me rappellent des souvenirs d’enfance. J’ai visité les églises, le barrage, le lycée, le lycée surtout… C’est dimanche [11 septembre] que j’y suis allé ; je l’ai examiné en détail et très longuement. L’aspect de rétablissement est aujourd’hui tout autre, mais le plaisir a été le même pour moi.

— Et la ville ?

— Sauf le quartier de la gare, j’ai à peu près tout retrouvé, tout reconnu. Sur le Cours, les platanes ont remplacé les ormes ; la physionomie générale est peut-être un peu plus sombre, plus imposante, mais l’ensemble a subi peu de modifications. J’ai conservé d’Aix un souvenir excellent et très vivace. Je me souviens que j’avais à Paris la nostalgie de ma vieille ville, en arrivant au lycée Saint-Louis, où j’étais assez dépaysé. J’avais laissé ici de bons amis qui m’ont suivi à travers la vie ; j’y avais passé mes meilleures années de jeunesse. Le départ a été pour moi un déchirement. »

Dates d’après B., « Émile Zola à Aix. A l’hôtel Nègre-Coste. Impressions de voyage. Souvenirs de jeunesse. Son prochain livre », Le Mémorial d’Aix, 55e année, n° 74, jeudi 15 septembre 1892, p. 1.

 

« Nouvelles locales », Le Mémorial d’Aix, 55e année, n° 75, dimanche 18 septembre 1892, p. 3 :

« Un journal bien informé !

Le Matin portant la date du 15 septembre, donne à ses lecteurs la nouvelle suivante :

« M. et Mme Zola se trouvent en ce moment à Nice, où ils comptent passer quelques jours avant de rentrer à Paris. Le célèbre écrivain y vit très isolé, cherchant à échapper aux reporters qui l’assiègent depuis son pèlerinage à Lourdes. »

Or, M. et Mme Zola ne sont partis d’Aix que le 16 septembre, au train de 8 heures 1/2 du matin, se rendant à Nice par Marseille et Toulon. »

 

Mitterand Henri, « Le Docteur Pascal. Étude », dans Zola Émile, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Paris, « nrf », « collection de la Pléiade », Gallimard, 1967, tome V, p. 1560-1666, p. 1597-1598.

20 septembre

Naissance de Louis Étienne Maxime Conil (Aix, 20, rue Émeric-David, 20 septembre 1892 – Aix-en-Provence, 30 décembre 1948), sixième et dernier enfant de Rose et Maxime Conil.

Acte de naissance, Archives de l’Hôtel de Ville d’Aix-en-Provence. Antonini Luc, Flippe Nicolas, La Famille Cezanne, Paul et les autres, préface de Philippe Cezanne, Paris Septème-les-Vallons, 2006, 154 pages, p. 124.

Courant de l’année

D’après Rewald, Cezanne achète une maison dans un village près de Marlotte. La mention de cet achat n’a pas été retrouvée dans les Archives de Seine-et-Marne. Il s’agit d’une confusion avec l’achat de « La Nicotière » à Bourron-Marlotte en mai 1922 par Paul junior . 

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 269 ; actes sous seing privé 5 octobre 1891 – 4 mai 1893, 141 Q 52 ; actes civils publics, 8 janvier 1892 – 15 avril 1893, 140 Q 183-186 ; dénombrement du canton de Nemours, 1896, 1901, 10 M 348 et 10 M 380, Dammarie-les-Lys, Archives de Seine-et-Marne

Selon P. Lagrange, il aurait séjourné, probablement à une date antérieure, à l’auberge de Madame Antony (Auberge transformée en « Le Sabot rouge » dans le roman du même nom de Henry Murger en 1860)  à Bourron-Marlotte, où l’on retrouve aussi trace du passage de Zola, Renoir, Forain.

Lagrange Pierre, Vaillant-Saunier, « Les artistes de Bourron-Marlotte et les maisons où ils vécurent », 1955 ; Lagrange Pierre, Les Artistes de Bourron-Marlotte et les maisons où ils vécurent, Archives de Seine-et-Marne, Az6174, s. d.

D’après le témoignage de Vollard, Cezanne habite à Avon et loue un atelier à Fontainebleau.

Vollard, s. d., p. 12 et Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, éd. Crès et Cie, 1914, éd. revue et augmentée, 1924, p. 56-58.

(référence erronée)

Joachim Gasquet signale d’autres déplacements en région parisienne :

« Quand les terres rougeâtres, les roches livides, les labours poussiéreux fatiguaient ses yeux brûlés et, par périodes, vite injectés de sang, il regagnait la Marne et Fontainebleau. Il s’enfonçait sous les futaies ou revenait le long de la Seine. Il peignit à Montigny, à Marlotte, à Barbizon. »

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 74-75.

Vollard découvre les œuvres de Cezanne chez le père Tanguy :

« Ce fut cette même année 1892 que je vis, pour la première fois, des tableaux de Cezanne. C’était chez Tanguy, un petit marchand de couleurs de la rue Clauzel, qui s’était fait le bienfaiteur des artistes méconnus. Le père Tanguy, pour avoir failli être fusillé sous la Commune par le parti de l’ordre, se croyait devenu une sorte de révolté. En réalité, c’était un très brave homme faisant crédit aux peintres et s’intéressant passionnément à leurs travaux, mais avec une prédilection très marquée pour ceux qu’il appelait, avec emphase et respect, « ces messieurs de l’École » : Guillaumin, Cezanne, Van Gogh, Pissarro, Gauguin, Vignon, pour en citer quelques-uns. « Être de l’École » équivalait pour lui à cette autre qualité : « être moderne » ; et pour, arriver à un tel résultat il fallait, avant tout, d’après le père Tanguy, bannir de sa palette « le jus de chique » et « peindre épais ». Celui qui avait l’audace de demander un tube de noir était donc mal vu dans la maison ; mais, dans son indulgente bonté, le père Tanguy rendait, en fin de compte, son estime au malheureux peintre qui cherchait à gagner sa vie honnêtement avec le noir d’ivoire. Et d’ailleurs, semblable en ceci à ces bourgeois qu’il honnissait, le brave Tanguy, au fond de soi-même, était persuadé que le travail et la bonne conduite ne sont pas seulement des conditions nécessaires, mais des éléments certains de réussite. Aussi, devant telle étude peinte avec le pire « jus de chique », lui arrivait-il de dire candidement de son auteur : « Il n’est pas de l’École, il aura du mal à percer : mais il finira tout de même par arriver, car il ne joue pas aux courses et ne va jamais au café. »

Comme la mode n’était pas encore venue de payer « les horreurs » très cher, ni même d’ailleurs bon marché, on ne prenait guère le chemin de la rue Clauzel. Si cependant un amateur se présentait pour les Cezanne, Tanguy le conduisait dans l’atelier du peintre, dont il avait la clef, et où l’on pouvait choisir, parmi les différentes piles de tableaux, au prix fixe de 40 francs pour les petits et de 100 francs pour les grands. Il y avait aussi les toiles sur lesquelles Cezanne avait peint des petites études de sujets différents. Il s’en remettait à Tanguy du soin de les séparer. Ces bouts d’études étaient destinés aux amateurs qui ne pouvaient mettre ni 100 francs, ni même 40 francs. C’est ainsi qu’on pouvait voir Tanguy, des ciseaux à la main, débiter de petits « motifs », tandis que quelque Mécène pauvre, lui tendant un louis, se préparait à emporter trois pommes de Cezanne.

Lorsque je connus Tanguy, les choses avaient un peu changé. Non pas que les amateurs fussent devenus plus clairvoyants ; mais Cezanne avait repris la clef de son atelier, et le père Tanguy, qu’Émile Bernard avait fini par persuader de la supériorité de certaines œuvres sur d’autres, tenait les quelques Cezanne qui lui restaient pour un trésor sans prix. Il n’allait pas toutefois jusqu’à user de l’argument de la « collection privée », moyen dont il ignorait le pouvoir de fascination sur l’acheteur ; il ne savait pas non plus prétexter les goûts personnels de Mme Tanguy pour hausser le prix d’une toile ; mais, rêvant de faire, plus tard, le « coup » qui lui permît d’assurer son terme et d’ouvrir des crédits illimités même aux peintres qui « n’étaient pas de l’École », il avait fini par enfermer dans sa malle « ses Cezanne », qui, après sa mort, ne furent guère disputés à l’Hôtel Drouot. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 66-69.

 

Vollard Ambroise, « Souvenirs sur Cezanne », Cahiers d’art, 6e année, 1931, n° 9-10, p. 386-395, p. 386. :

« SOUVENIRS SUR CÉZANNE

Comme je passais un jour rue Clauzel mes yeux s’arrêtèrent sur une toile de Cezanne exposée à la vitrine d’un petit marchand de couleurs, le père Tanguy, comme on l’appelait dans le quartier. Un très brave homme, ce père Tanguy, qui pour avoir failli être fusillé sous la Commune par les Versaillais, avait fini par se croire une âme d’insurgé. Une fois devenu marchand de couleurs, cet état d’esprit l’avait porté tout naturellement vers les peintres qui allaient de l’avant, c’est-à-dire qui avaient banni de leur palette le « jus de chique » et qui « peignaient épais ». On aurait pu induire de là qu’à l’instar de tel personnage mis en scène par Duranty, le père Tanguy croyait qu’un kilogramme de vert est plus vert qu’un gramme de la même couleur.

C’était en 1892. Je faisais mon droit avec la perspective d’aller un jour « administrer » les colonies, voire y rendre la justice. Mes goûts cependant me portaient plutôt vers les choses de l’Art, vers les peintres dont j’avais admiré les toiles chez le Dr Filleau : les Renoir, les Degas, les Monet, enfin toute l’école impressionniste. Mais c’était la première fois que je voyais un Cezanne. Autant que je m’en souviens, il s’agissait d’un petit paysage sylvestre, que j’acquis plus tard pour environ deux cents francs. Le jour où je le vis chez Tanguy, nous étions trois devant sa vitrine : un « monsieur » qui s’était arrêté offusqué :

— Est-ce que ce sont par hasard des arbres qu’il a voulu peindre, celui-là.

A. quoi l’autre curieux, un ouvrier :

— Je ne m’y connais pas en peinture, dit-il, mais il n’y a pas besoin d’être bien malin pour voir que ce sont des châtaigniers…

Quant à moi, je regardais de tous mes yeux et je me disais : « Si j’étais un collectionneur, voilà une toile que j’aimerais avoir. » »

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 76 :

« Comment je connus la peinture de Cezanne ? La première fois que je vis un tableau du peintre, un bord de rivière, c’est à la vitrine d’un petit marchand de couleurs de la rue Clauzel, le père Tanguy. Ce fut comme si je recevais un coup à l’estomac.

En même temps que moi, deux personnes s’étaient arrêtées devant cette toile : un bourgeois et sa femme.

— Si ce n’est pas malheureux de déformer ainsi la nature, disait l’homme au chapeau melon. Ces arbres qui ne tiennent pas debout ! Cette maison qui chavire et cette eau ! Est-ce de l’eau ou du plomb ? Quant à ce ciel… Si la nature était ainsi, ce serait à vous dégoûter à tout jamais d’aller à la campagne.

À ce moment, survint un ouvrier qui portait en bandoulière son sac d’outils.

— Ah ! s’exclama-t-il, voilà un endroit où j’aimerais m’installer pour pêcher le dimanche.

Dédaigneux, le bourgeois s’en alla.

Pour moi, je déplorai que mes faibles ressources d’étudiant ne me permissent pas de me payer cette toile. Je pensais : « Quel agréable métier que celui de marchand de tableaux. Passer sa vie au milieu de pareilles merveilles ! » »