1899

Cezanne travaille pendant plusieurs mois au Portrait de Vollard (FWN531-R811) dans son atelier de la rue Hégésippe-Moreau. Vollard confie à Maurice Denis qu’il est épuisé par deux séances de pose quotidiennes. L’après-midi, comme toujours, Cezanne se rend au musée du Louvre ou du Trocadéro (musée de Sculpture comparée) : « [Il] dessine des statues, des antiques ou des Puget, ou il fait une aquarelle en plein air ; il prétend être ainsi tout disposé à bien voir le lendemain. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 123-143.

 

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, H. Floury éditeur, Paris, 1923, 243 pages, p. 223 :

« Portrait de M. A. Vollard.  Peint dans l’atelier de la rue Hégésippe-Moreau. [FWN531-R811] »

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 123-143 ; repris par Vollard Ambroise, « L’atelier de Cezanne », Mercure de France, 25e année, tome CVIII, n° 402, 16 mars 1914, p. 286-295 :

« VIII
CEZANNE FAIT MON PORTRAIT
(1896-1899)

Mes relations avec Cezanne ne se bornèrent pas à la visite que je lui fis à Aix ; je le revis à chacun de ses voyages à Paris, et il montrait à mon égard une telle bienveillance que j’osai, un jour, lui demander de faire mon portrait. Il voulut bien y consentir, et me donna rendez-vous, pour le lendemain, dans son atelier de la rue Hégésippe-Moreau. En arrivant, je vis au milieu de l’atelier une chaise disposée sur une caisse, qui elle-même se trouvait surélevée au moyen de quatre maigres supports. Je considérais cette estrade non sans inquiétude. Cezanne devina mon appréhension. « C’est moi-même qui ai préparé la chaise pour la pose ! Oh ! vous ne courez pas le moindre danger de tomber, monsieur Vollard, si seulement vous conservez votre équilibre. D’ailleurs, quand on pose, ce n’est pas pour bouger ! » Une fois assis, — et avec quelles précautions ! — je me gardai bien de faire un seul de ces mouvements que l’on nomme faux ; bien plus, je restais immobile ; mais cette immobilité même finit par amener un sommeil contre lequel je luttai victorieusement un bon moment ; à la fin, cependant, ma tête s’inclina sur mon épaule, en même temps que je perdais la notion du monde extérieur ; du coup, l’équilibre n’exista plus, et la chaise, la caisse, et moi-même, le tout fut par terre. Cezanne se précipita sur moi : « Malheureux ! vous dérangez la pose ! Je vous le dis, en vérité, il faut vous tenir comme une pomme. Est-ce que cela remue, une pomme ? » Dès ce jour, avant d’aller prendre la pose, j’avalais une tasse de café noir ; de plus, Cezanne me surveillait, et, s’il croyait voir en moi quelque marque de fatigue, signe avant-coureur du sommeil, il avait une façon de me regarder telle que je reprenais immédiatement la pose comme un ange, — je veux dire comme une pomme qui, elle, ne bouge pas.
Les séances avaient lieu le matin à huit heures et duraient jusqu’à onze heures et demie ; Lorsque j’arrivais, Cezanne fermait le Pèlerin ou la Croix, qui étaient sa lecture favorite. « Ces gens-là sont très forts, me disait-il : ils s’appuient sur Rome. » On était à l’époque de la guerre des Anglais et des Boers ; et comme Cezanne était pour ce qui lui apparaissait le bon droit, il ajoutait généralement : « Est-ce que vous pensez que les Boers seront vainqueurs ? »
L’atelier de la rue Hégésippe-Moreau était encore plus simplement orné que celui d’Aix. Quelques reproductions de Forain, découpées dans les journaux, faisaient le fond de la collection parisienne du maître. Ce que Cezanne appelait ses Véronèse, ses Rubens, ses Lucas Signorelli, ses Delacroix, c’est-à-dire les images à un sou pièce dont j’ai déjà parlé, était resté à Aix. Je dis, un jour, à Cezanne qu’il pourrait avoir des reproductions très belles chez Braun. Il me répondit : « Braun vend aux musées. » Il regardait comme un luxe de nabab d’acheter quelque chose à un fournisseur de musées.
Je ne me consolerai jamais d’avoir demandé à Cezanne de placer au mur quelques-unes de ses œuvres. Il y mit une dizaine d’aquarelles ; mais, un jour qu’il ne pouvait venir à bout de son dessin, après avoir bien pesté et envoyé au diable et lui-même et la Divinité, le voilà qui ouvrit son poêle, et, arrachant du mur les aquarelles, les jeta au feu ! Je vis jaillir une flamme : le peintre, apaisé, reprit sa palette.
Lorsqu’il commençait sa séance, Cezanne, le pinceau levé me regardait, les yeux fixes, un peu durs. Parfois, il semblait inquiet ; je l’entendais qui mâchait rageusement entre ses dents : « Ce Dominique(1) est bougrement fort » ; puis, donnant un coup de pinceau et se reculant pour juger de l’effet : « Mais il est bien emm..dant. »
Chaque après-midi, Cezanne allait dessiner au Louvre ou au Trocadéro, d’après les maîtres. Il n’était pas rare que, vers les cinq heures, il s’arrêtât un instant chez moi, me disant, le visage radieux : « Monsieur Vollard, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre : je suis assez satisfait de mon étude de ce tantôt ; si le temps, demain, est gris clair, je crois que la séance sera bonne ! » C’était sa principale préoccupation, la journée terminée : quel temps aurait-on le lendemain ? Comme il se couchait de très bonne heure, il lui arrivait de s’éveiller au milieu de la nuit. Hanté par son idée fixe, il ouvrait la fenêtre. Une fois rassuré avant de regagner son lit, il allait, une bougie à la main, revoir l’étude qui était en train. Si l’impression était bonne, il réveillait sa femme pour lui faire partager sa satisfaction. Et pour la dédommager de ce dérangement, il l’invitait à faire une partie de dames.
Mais, pour que la séance eût chance d’être bonne, il ne suffisait pas que Cezanne fût satisfait de son étude au Louvre, ni que le temps fût gris clair : d’autres conditions étaient nécessaires, notamment que le silence régnât dans la « fabrique de marteaux-pilons ». C’était à un ascenseur du voisinage que Cezanne avait donné cette dénomination. Je me gardais de lui apprendre que, lorsque le bruit cessait, c’est que l’ascenseur était arrêté pour cause de réparations ; je le laissais à son espérance que ces gens-là feraient faillite un jour ; les arrêts, en effet, étaient fréquents, et il croyait bonnement que les marteaux s’arrêtaient quand la vente ne marchait pas.
Un autre bruit insupportable à Cezanne était l’aboiement des chiens. Il y en avait un dans le voisinage, qui donnait quelquefois de la voix, pas très fort, il est vrai ; mais Cezanne retrouvait, pour les sons qui lui étaient désagréables, une ouïe d’une extrême finesse. Un matin, comme j’arrivais, il vint à moi tout joyeux : « Ce Lépine (2) est un brave homme ! Il a donné l’ordre d’arrêter tous les chiens ; c’est dans la Croix. » Nous gagnâmes à cela quelques bonnes séances : le ciel se maintenait gris clair, et, par un hasard heureux, le chien, ainsi que la fabrique de marteaux-pilons, se taisaient ; mais un jour, comme Cezanne me répétait une fois de plus : « Ce Lépine est un brave homme ! » on entendit un léger ouah, ouah, ouah ! Du coup il laissa tomber sa palette, en s’écriant, découragé : « Le bougre, il s’est échappé ! »
Bien peu de personnes ont pu voir Cezanne en train de travailler ; il ne supportait pas d’être regardé pendant qu’il était à son chevalet. Pour qui ne l’a pas vu peindre, il est difficile d’imaginer à quel point, certains jours, son travail était lent et pénible. Dans mon portrait, il y a, sur la main, deux petits points où la toile n’est pas couverte. Je le fis remarquer à Cezanne : « Si ma séance de ce tantôt au Louvre est bonne, me répondit-il, peut-être demain trouverai-je le ton juste pour boucher ces blancs. Comprenez un peu, monsieur Vollard, si je mettais là quelque chose au hasard, je serais forcé de reprendre tout mon tableau en partant de cet endroit ! » Et cette perspective n’était pas sans me faire frémir !
En même temps qu’à mon portrait, Cezanne travaillait à un grand tableau de nus, commencé dès 1895, et sur lequel il devait peiner presque jusqu’au terme de sa vie.
Le peintre se servait, pour ses compositions de nus, de dessins sur nature faits autrefois à l’atelier Suisse ; pour le reste, il faisait appel à ses souvenirs de musées.
Son rêve eût été de faire poser ses modèles nus en plein air ; mais c’était irréalisable pour beaucoup de raisons, dont la plus importante était que la femme, même habillée, l’intimidait. Il ne faisait d’exception que pour une servante qu’il avait eue autrefois au Jas de Bouffan, vieille créature au visage taillé à coups de serpe, et dont il disait avec admiration à Zola : « Regarde, est-ce beau ? On dirait un homme ! »
Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand il m’annonça, un jour, qu’il voulait faire poser une femme nue ! « Comment, monsieur Cezanne, ne pus-je m’empêcher de m’écrier, une femme nue ? » — « Oh ! monsieur Vollard, je prendrai une très vieille carne ! [R 897 et Ra 387] » Il la trouva d’ailleurs à souhait, et, après s’en être servi pour une étude de nu, il fit d’après le même modèle, mais cette fois vêtu, deux portraits qui font penser à ces parentes pauvres que l’on rencontre dans les récits de Balzac (3).
Cezanne m’avoua qu’il trouvait avec ce « chameau » beaucoup moins de satisfaction qu’avec moi, pour la pose. « Cela devient, m’expliquait-il, très difficile de travailler avec le modèle femme ! Et pourtant je paie cher la séance : ça va dans les quatre francs, vingt sous de plus qu’avant 1870. Ah ! si je pouvais réaliser votre portrait ! » Son espoir était toujours le même : le salon de Bouguereau, en attendant le Louvre, qu’il jugeait le seul abri digne de son art.
Cezanne se servait, pour peindre, de pinceaux très souples, rappelant la martre et le putois, qu’il lavait après chaque touche dans un pincelier rempli d’essence de térébenthine. Quel que fût le nombre de ses pinceaux, il les salissait tous pendant la séance, et lui-même se salissait à ce point qu’il arriva à des gendarmes, à Aix, de lui demander ses papiers, un jour qu’il revenait « du motif ». Cezanne jurait qu’il était du pays ; eux affirmaient ne point le connaître. « Eh ! je le regrette, » dit alors le peintre, avec un tel accent que les gendarmes ne doutèrent plus. Celui-là était vraiment d’Aix !
On s’explique, par la façon de travailler de Cezanne, la solidité de sa peinture. Ne peignant pas en pleine pâte, mais mettant les unes sur les autres des couches de couleurs aussi minces que des touches d’aquarelle, la couleur séchait instantanément : il n’y avait pas à craindre ce travail intérieur, dans la pâte, qui produit les craquelures quand le dessus et le dessous ne sèchent pas en même temps. J’ai déjà dit que Cezanne n’aimait pas qu’on le regardât peindre. À ce propos, Renoir, qui durant un séjour au Jas de Bouffan, accompagnait Cezanne « au motif », me raconta jusqu’où allaient les susceptibilités du peintre. Une vieille femme avait l’habitude de s’installer avec son tricot à quelques pas de là. Ce voisinage seul mettait Cezanne dans une exaspération folle. Aussitôt qu’il l’apercevait, — et, avec ses yeux vifs et perçants, il la découvrait de très loin, — il s’écriait : « La vieille vache qui vient ! » et, malgré tous les efforts de Renoir pour le retenir, il pliait rageusement son bagage et filait. On peut penser quelle était sa colère s’il était surpris le pinceau à la main. Un jour qu’il travaillait dans la campagne avec un jeune peintre, M. Le Bail, qu’il avait installé devant lui pour que son compagnon ne le regardât pas, un passant qui s’était approché à pas de loup dit à haute voix : « J’aime mieux ce que fait le jeune ! » Cezanne abandonna aussitôt la place, furieux qu’on l’eût regardé peindre, et très agacé aussi de la réflexion du manant, mais continuant tout de même à croire que le public s’entendait à juger de la « réalisation ». Comment douter toutefois qu’à force d’entendre Cezanne se plaindre de ne pouvoir réaliser, ce « public » de profanes, au jugement de qui il en appelait, ne dût pas finir par trouver dans ses œuvres un certain manque d’aplomb ? Quelqu’un ayant émis l’idée que cette particularité tenait à un écart du champ visuel chez le peintre, Cezanne trouva dans cette boutade un nouveau prétexte pour affirmer sa prétendue impuissance à réaliser. De son côté, Huysmans ne faisait-il pas état de la légende d’une malformation de la vue, dans son jugement sur le peintre : « Un artiste aux rétines malades qui, dans l’aperception exaspérée de sa vue, découvrit les prodromes d’un nouvel art (4). »
Si, pendant la séance, Cezanne ne me permettait pas de dire un seul mot, il parlait volontiers durant que je m’apprêtais à poser, et pendant les trop courts instants de repos dont il me gratifiait. Un matin, comme j’arrivais, je le trouvai riant aux éclats. Il avait découvert dans le Pèlerin que l’on offrait au public des actions de la Sosnowice, qu’il prononçait Sauce novice. « Ces gens-là feront faillite, me dit-il ; le public n’est pas assez bête pour acheter quelque chose qui porte un nom comme celui-là ! » Quelque temps après, je trouvai Cezanne rêveur : les actions avaient monté. « Voyez-vous, monsieur Vollard, ils ont trouvé des gens faibles. C’est effrayant, la vie ! » Puis, avec la tranquillité et cette sorte de repos que l’on éprouve à voir les « ôtres » bien attrapés quand on est soi-même à l’abri, il ajoutait : « Moi qui ne suis pas pratique dans la vie, je m’appuie sur ma sœur, qui s’appuie sur son confesseur, un jésuite (ces gens-là sont très forts), qui s’appuie sur Rome. » Si bien qu’entendant ce grand peintre se complaire à des enfantillages de cette espèce, et en le voyant accepter dès l’abord toutes choses sans aucun examen, des observateurs superficiels se sentaient volontiers la tentation d’user à leur profit d’une telle « naïveté » ; mais quand Cezanne s’était ressaisi, — et il se ressaisissait toujours, — il sortait bec et ongles, et, débarrassé de l’intrus, il pouvait placer triomphalement sa phrase favorite : « Le bougre, il voulait me mettre le grappin dessus ! » Et ce n’était pas par esprit de mystification que Cezanne avait l’air de se laisser faire. Ne disait-il pas de soi-même : « Longtemps seulement après qu’un événement s’est produit, ou qu’une idée a été exprimée devant moi, je puis en voir clairement le caractère et la portée. »

On m’avait dit que Cezanne faisait du modèle son esclave : je ne l’ai que trop éprouvé. Dès qu’il avait donné le premier coup de pinceau, et jusqu’à la fin de la séance, il usait du modèle comme d’une simple nature morte. Il aimait beaucoup peindre les portraits. « L’aboutissement de l’art, disait-il, c’est la figure. » S’il n’en peignait pas davantage, la raison en était dans la difficulté de se procurer des modèles aussi maniables que moi. C’est ainsi qu’après s’être peint et avoir peint de nombreuses fois sa femme et quelques amis complaisants (à l’époque où Zola croyait en Cezanne, le futur romancier consentit à poser pour le nu), il fut amené à peindre de préférence des pommes, et plus volontiers encore des fleurs qui, elles, ne pourrissaient pas, car il les prenait en papier. Seulement, « ces sacrées bougresses, elles changent de ton à la longue » ! Alors, dans certains moments d’exaspération contre la malice des choses, il arrivait à Cezanne de se rabattre sur les images du Magasin Pittoresque, dont il possédait quelques tomes chez lui, ou même sur les journaux de mode de sa sœur. Il n’avait plus ensuite qu’à « espérer » le temps gris clair, et à redouter l’aboiement des chiens, la fabrique de marteaux-pilons, et quelques autres incommodités de ce genre.
Cezanne avait trouvé en moi, du moins je me plais à le croire, le modèle idéal ; aussi, ne se pressait-il pas de finir mon portrait. « Cela me sert d’étude, » me disait-il en reprenant des parties « assez bien réalisées », et il ajoutait, pensant me combler de joie : « Vous commencez à savoir poser. » Un jour, après une séance où sa mauvaise humeur s’était manifestée à plusieurs reprises, comme je l’avais quitté en prenant rendez-vous pour le lendemain, Cezanne dit tout d’un coup à son fils : « Le ciel devient gris clair. Le temps de manger un morceau, cours chez Vollard, et ramène-le moi ! — Mais tu ne crains pas de fatiguer Vollard ? — Qu’est-ce que cela fait, puisque le temps est gris clair ? — Mais si tu le fatigues trop aujourd’hui, demain il ne pourra peut-être pas poser ? — Tu as raison, fils, il faut ménager le modèle ! Toi, tu as le sens pratique de la vie. » A propos de cette vision peu pratique de la vie, dont Cezanne s’enorgueillissait secrètement, tout en feignant de s’en attrister, je me souviens que, par un hiver des plus rigoureux, en traversant un pont, m’étant arrêté pour admirer la Seine charriant des glaçons, j’aperçus quelqu’un lavant des pinceaux sur le bord du fleuve. C’était Cezanne. « L’eau est gelée à l’atelier, me dit-il. Pourvu que ça ne prenne pas ici ! » Et il regardait avec inquiétude les glaçons, qui se touchaient les uns les autres.
Pendant que je posais, je craignais par-dessus tout, pour mon portrait, l’entrée en scène du terrible couteau à palette. Aussi, avec quel soin surveillais-je mes moindres paroles ! Bien entendu, je ne parlais ni peinture, ni littérature, ni savants, ni professeurs ; je me gardais même de rien dire, car Cezanne, qui n’avait en tête que son art, pouvait, sans m’écouter, croire à une velléité de contradiction, et mon portrait risquait fort d’être détruit. Je jugeais donc plus prudent d’attendre qu’il m’adressât la parole, — ce qui n’était pas, non plus, sans danger, comme on va le voir.
Cezanne m’avait dit : « Il faut aller voir les Delacroix de la collection Chocquet, qui vont être vendus. » Il me signala, notamment, une très importante aquarelle représentant des Fleurs, et achetée par M. Chocquet à la vente Piron. Celui-ci en avait fait l’acquisition à la vente après décès de Delacroix, dont il était l’exécuteur testamentaire. Cezanne m’apprit que Delacroix, dans ses dernières volontés, avait laissé à ses héritiers le droit de choisir une œuvre de lui, à l’exception de cette aquarelle, qui devait figurer à sa vente mortuaire. Voulant montrer à Cezanne l’intérêt que je prenais à son récit, je recherchai le testament de Delacroix, et, le lendemain en venant poser, je dis : « J’ai lu le testament de Delacroix. J’ai vu qu’en effet il parlait d’une grande aquarelle représentant des Fleurs « comme posées au hasard sur un fond gris. » — « Malheureux ! s’écria Cezanne en faisant deux pas sur moi, les poings menaçants, vous osez dire que Delacroix peignait au hasard ! » Je lui expliquai l’erreur ; il se calma. « J’aime Delacroix ! » me dit-il par manière d’excuse, tandis qu’intérieurement je me promettais de redoubler encore de prudence à l’avenir. Une autre fois, tout faisait présager une excellente séance : ciel gris clair, pas d’aboiements de chiens, silence de la machine à fabriquer les marteaux-pilons, bonne étude de la veille au Louvre ; enfin, la Croix du jour avait annoncé un succès des Boers. Pendant que je me réjouissais de ces heureux présages, j’entendis tout à coup un retentissant juron, et je vis Cezanne, avec des yeux effrayants, le couteau à palette levé sur mon portrait. Je restais immobile, dans l’anxiété de ce qui allait se passer ; enfin, après quelques secondes qui me parurent bien longues, Cezanne tourna sa fureur contre une autre de ses toiles, qui fut instantanément mise en pièces. Voici le motif de sa colère : dans un coin de l’atelier, du côté opposé à celui où je posais, il y avait eu, depuis toujours, un vieux tapis jeté par terre, qui n’avait même plus couleur de tapis. Ce jour-là, par malheur, la bonne l’avait enlevé, dans le louable dessein de le battre. Cezanne m’expliqua que ne plus voir ce tapis lui était intolérable, au point qu’il lui serait impossible de continuer mon portrait ; jurant qu’il ne toucherait plus, de sa vie, à un pinceau. Il ne tint pas parole, heureusement, mais le fait est que, ce jour-là, il lui fut impossible de travailler.

Après cent quinze séances, Cezanne abandonna mon portrait pour s’en retourner à Aix. « Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise, » telles furent ses dernières paroles. Il me fit laisser à l’atelier le vêtement avec lequel j’avais posé, voulant, à son retour à Paris, boucher les deux petits points blancs des mains, et puis, bien entendu, retravailler certaines parties. « J’aurai fait, d’ici là, quelques progrès. Comprenez un peu, monsieur Vollard, le contour me fuit ! » Mais, en parlant de « reprendre » cette toile, il avait compté sans ces « garces » de mites, qui dévorèrent mon vêtement.
Quand Cezanne abandonnait une toile, c’était presque toujours avec l’intention de la « reprendre » plus tard, dans l’espoir d’un perfectionnement à y apporter. On s’explique ainsi ces paysages déjà « classés », retravaillés l’année suivante, quelquefois deux ou trois ans de suite, ce qui n’était d’ailleurs pas pour l’embarrasser, puisque, pour lui, « peindre d’après nature, ce n’était pas copier l’objectif, mais seulement réaliser ses sensations ». Et l’on comprend aussi que, de cette conscience inouïe, de ce perpétuel recommencement, ait pu sortir la légende d’un peintre impuissant à réaliser ses visions. Cezanne lui-même ne faisait-il pas tout ce qu’il pouvait pour propager cette croyance, quand il vous disait, avec un parfait semblant de conviction : « Ce qui me manque, voyez-vous, c’est de pouvoir réaliser ! » C’était alors le provincial qui perçait, voyant partout, comme lui barrant l’entrée du salon de Bouguereau, des ennemis qu’il espérait désarmer avec son allure de pauvre homme, humble et craintif. Combien différent de celui-là, le Cezanne qui, heurté un jour, par mégarde, pendant qu’il était « sur le motif », s’écriait, furieux : « On ne sait donc pas que je suis Cezanne ? » On a plaisanté beaucoup Cezanne pour son ambition obstinée d’être admis dans les Salons officiels ; mais il ne faut pas oublier que sa conviction était que, s’il pouvait jamais se glisser dans le Salon de Bouguereau, avec une « toile bien réalisée », les écailles tomberaient des yeux du public, et qu’on lâcherait Bouguereau pour suivre le grand peintre qu’il se sentait capable de devenir.
On doit ajouter que nulle trace de cet orgueil ne subsistait plus chez lui dès qu’il se retrouvait devant sa toile. Il fallait alors le voir, toutes ses facultés tendues vers « l’exactitude de la forme », cherchant « la ligne » avec la même conscience que les anciens compagnons mettaient à l’exécution du chef-d’œuvre qui devait leur valoir la Maîtrise, et, s’il était content de la séance, ce qui était bien rare, montrant la joie de l’écolier qui a reçu un bon point. Mais on comprend aussi quelle devait être son irritation lorsqu’il était arraché à son rêve de peinture et ramené brusquement sur terre : « Excusez un peu, monsieur Vollard, me disait-il devant un de ses tableaux qu’il avait crevé, un jour qu’on l’avait dérangé de son travail ; mais, quand je médite, j’ai besoin qu’on me f… la paix ! »
(1) Dominique Ingres.
(2) Le Préfet de police d’alors.
(3) Parmi les femmes qui posèrent devant Cezanne, il faut citer aussi une ancienne sœur tourière qui avait eu des malheurs, et d’après laquelle il fit la Femme au Chapelet [R 808], 1896.
(4) J.-K. Huysmans, Certains. »

 

Vollard Ambroise, « Souvenirs sur Cezanne », Cahiers d’art, 6e année, 1931, n° 9-10, p. 386-395, p. 389-394 :

« Si Cezanne était mécontent de son travail, ou si quelqu’un le dérangeait, il avait de terribles accès de fureur et alors gare aux objets qui se trouvaient à sa portée, fût-ce même ses toiles.
Il aimait à répéter : « il faut refaire le Poussin sur nature ». Mais dans la poursuite de ce que, dans son découragement il finissait lui-même par juger chimérique, que de tableaux détruits ! La toile coupée par petits morceaux et jetée dans le seau à charbon, telle autre lancée par le peintre au milieu du jardin, celle-ci pavoisant un arbre…
Une cause permanente de colère pour le peintre était que le ciel ne fût pas gris-clair. Après son travail de la journée c’était sa grande préoccupation : le ciel serait-il gris-clair le lendemain ? Souvent levé au milieu de la nuit il allait inspecter les étoiles et s’il avait de bonnes raisons d’espérer que les éléments ne conspireraient pas contre lui, pressé de lui faire partager sa joie il allait réveiller sa femme et lui annoncer que la « séance » serait bonne le lendemain… Mais il ne suffisait pas que le ciel ne fût pas gris-clair, bien d’autres avatars pouvaient empêcher que la séance fut bonne le lendemain, par exemple que Paul, son fils, eut découché, que son étude au Louvre, où il allait journellement, ne marchât pas à son goût, que les Anglais eussent remporté un succès sur les Boers avec qui il sympathisait, qu’il entendît un chien aboyer…

*

Plein de défiance à l’égard des « otres », Cezanne était en même temps d’une grande sensibilité. Il se mit à sangloter comme un enfant à l’annonce de la mort de Zola qui, depuis qu’il était « arrivé » ne voyait plus guère son camarade de jadis. Au temps de leur jeunesse, Zola lui reprochait déjà son débraillé. Par exemple Cezanne qui aimait à dormir sur les bancs du Luxembourg, se servait de ses souliers comme d’oreillers de crainte qu’on ne les lui enlevât pendant son sommeil. Plus tard, Zola s’irritait de voir Cezanne venir à ses réceptions avec un gilet rouge, en négligeant le plus souvent de s’essuyer les pieds sur le paillasson avant d’entrer. La publication de l’Œuvre avait achevé de creuser le fossé entre deux amis de jadis. Dédaignant tout ce qui lui était personnel dans ce livre où Zola avait utilisé certains traits où on pouvait le reconnaître, Cezanne s’indignait seulement que le romancier eut montré un artiste se suicidant parce qu’il avait raté une étude.
— Écoutez un peu, monsieur Vollard, quand un tableau n’est pas réalisé on le f… ou feu et on en recommence un autre.
Mais tous ces froissements s’évanouirent un jour que Cezanne, étant sur le motif, apprit tout à coup que le romancier était de passage à Aix. Lâchant tout, il courait retrouver son camarade, quand, en route quelqu’un lui rapporta qu’à sa demande s’il comptait aller chez Cezanne, Zola avait dit : « A quoi bon voir ce raté ? » Alors tristement, Cezanne retourna au motif. Quand plus tard, au cours d’une promenade dans la campagne aixoise, il me raconta la chose, je me permis de lui dire que cela ne paraissait guère cadrer avec le caractère de Zola, qui venait de donner dans l’affaire Dreyfus un tel exemple de grandeur d’âme, de renier son ami d’enfance pour une question d’esthétique et que, pour ma part, j’aurais hésité à ajouter créance à ce propos, Cezanne hocha simplement la tête…
Tout à coup : « Regardez ce nuage. Je voudrais pouvoir rendre cela. Monet le peut lui, il a des muscles. »
Puis sans transition, tête nue sous le soleil, Cezanne se mit à déclamer ces vers de Baudelaire :
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Très traditionaliste, Cezanne lorsque le ciel n’était pas gris-clair, allait à la messe le dimanche. Mais il se tenait soigneusement à l’écart des curés. Il avait pris particulièrement en grippe le clergé d’Aix à cause d’un « poisseux » d’abbé qui tenait les orgues à Saint-Sauveur et qui jouait faux. Au total, il tenait que la religion avait du bon.
Comme je lui demandais un jour pourquoi le portrait de Geffroy n’avait pas été terminé :
— Comprenez un peu, monsieur Vollard, il me parlait tout le temps de Clemenceau. Alors j’ai plié mon bagage et j’ai filé à Aix.
— Clemenceau n’est donc pas votre homme ? fis-je.
— Écoutez un peu, il a du « tempéraminte », mais il fait une politique de marchand de vin. Et moi qui suis faible dans la vie, j’ai besoin de m’appuyer sur Rome !

*

Quelque temps après, Cezanne m’avait dit : « Il faut que je fasse quelque chose d’après vous. » Ce que j’acceptai aussitôt avec empressement.
Son atelier était alors rue Hégésippe-Moreau, à Paris ; un atelier où ne se voyait nulle trace de ce bric-à-brac dont certains peintres aiment à s’entourer. En fait de raretés, simplement des images d’un sou, représentant des tableaux de maîtres et piquées çà et là aux murs. Lorsque j’entrai, Cezanne, d’un geste, me désigna une chaise posée sur une sorte d’estrade.
— C’est moi-même qui ai cloué les planches, me dit-il.
Et s’apercevant que j’hésitais :
Oh ! vous ne risquez pas de tomber, monsieur Vollard, si vous ne bougez pas.
Sur cette assurance, je pris place, mais au bout de quelques instants, m’étant assoupi, ma tête pencha sur mon épaule et, du coup, l’équilibre se rompit. Cezanne se précipita, les poings levés :
— Malheureux ! Vous avez perdu la pose. Je vous le dis, il faut poser comme une pomme.
Après cela on s’explique qu’il ait choisi si souvent, dans son entourage, des modèles dont il avait éprouvé la complaisance à poser. Mme Cezanne surtout, combien de fois ne s’y est-elle pas prêtée ! Il faut ajouter que, sans la patience de sa femme, l’artiste ne nous aurait probablement pas laissé d’effigies féminines, car les femmes l’intimidaient. Il leur reprochait d’être des « veaux » et des « calculatrices ». Aussi quel ne fut pas un jour mon étonnement de voir Cezanne, dans son atelier, un chapeau de femme à la main :
— C’est pour un modèle que j’attends. Oh ! comprenez un peu, monsieur Vollard, une très vieille carne !
Mais là encore cela ne dut pas marcher car quelque temps après, étant retourné à l’atelier, je trouvai le portrait de la « carne » tout percé de coups de couteau à palette.
— Comprenez un peu, monsieur Vollard, avec elle, pas moyen de garder la pose, elle se grattait tout le temps…
Quand il avait eu de ces déconvenues. Cezanne se remettait à peindre les pommes, qui, elles, ne remuent pas. Seulement les pommes finissent par pourrir ; aussi se rejetait-il sur les fleurs en papier qui, elles, du moins, ne pourrissent pas… Oui, mais elles décolorent, les bougresses ! Alors, de désespoir, il se rabattait sur quelque vieux tome du Magasin pittoresque où il trouvait des modèles de tout repos. C’est ainsi qu’il peignit l’extraordinaire bouquet qui fut refusé par l’État lors du legs Caillebotte. Quinze ans plus tard, juste retour des choses, l’État, dans la personne du ministre Clémentel, sollicitait de la famille Caillebotte le don de ce tableau et il essuyait un refus. »

 

Vollard Ambroise, « Souvenirs sur Cezanne », Cahiers d’art, 6e année, 1931, n° 9-10, p. 386-395, p. 394 :

« Mais là où il ne parvenait pas à maîtriser sa colère, c’est quand on attaquait ou qu’il lui semblait qu’on attaquât devant lui les peintres qu’il aimait. Voici ce qui m’arriva à propos de Delacroix.
Pendant qu’il faisait mon portrait, Cezanne me dit :
— Il va y avoir, à la vente Choquet, un extraordinaire tableau de fleurs de Delacroix. Il en parle d’ailleurs dans son testament.
Le lendemain je dis à Cezanne :
― J’ai lu dans le testament de Delacroix le passage concernant ces fleurs « qui semblent jetées au hasard, sur un fond gris ».
Cezanne bondit :
— Malheureux, vous osez dire que Delacroix peignait au hasard.
Ce jour-là, par exemple, mon portrait manqua bien être crevé. Déjà le bras vengeur était levé, armé du couteau à palette ; mais je pus heureusement à temps, expliquer à Cezanne que je n’avais fait que répéter les propres termes dont s’était servi Delacroix à propos de ses Fleurs.
― Écoutez un peu, monsieur Vollard, Delacroix est le plus fort !

*

Emmuré dans sa peinture, Cezanne se flatta encore, à plus de soixante ans, de quelques progrès. Il vivait de plus en plus en dehors des réalités. Un jour, revenant du motif, il descendit de voiture, le cheval ayant à une côte. Arrivé en haut de la montée, le cocher, machinalement, enleva sa bête. Cezanne distrait, oublia la voiture et continua la route à pied… Une après-midi d’hiver, je regards du haut du pont de la Concorde, la Seine qui charriait des glaçons. Voyons, je ne me trompe pas ? Dans ce vieillard que j’aperçois, à genoux sur la berge, il me semble reconnaître Cezanne. Je m’approche :
― Comment, monsieur Cezanne, c’est vous ? Vous voyez, je lave mes pinceaux, L’eau est gelée à l’atelier !… Monsieur Vollard, je ne suis pas mécontent de mon étude de cet après-midi au Louvre. Si demain le ciel est gris-clair, votre portrait « gagnera ».
Il ne devait en tout cas « gagner » que lentement, car après plus de cent séances, comme il faisait ses paquets pour s’en retourner à Aix, le peintre me dit en confidence :
― Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise… Je tâcherai de reprendre cette toile plus tard, si j’ai fait d’ici là quelques progrès. Comprenez un peu, monsieur Vollard, le contour me fuit…
C’est ainsi qu’avec tous ses tâtonnements. ses recommencements perpétuels et ses lamentations sur son impuissance, Cezanne, Don Quichotte de la peinture, avait fini par ancrer chez les « otres » qui ne demandaient d’ailleurs qu’à se laisser convaincre la conviction qu’il n’était qu’un pauvre homme, incapable d’achever un tableau.
Parfois il reprenait tout à coup la conscience qu’il avait de sa valeur et l’on put même l’entendre s’écrier un jour, à propos d’un manque d’égards :
― On ne sait donc pas que je suis Cezanne ! Mais il suffisait qu’il eût le pinceau à la main pour qu’il redevînt l’écolier tout tremblant de ne pas réussir sa tâche, l’élève studieux mettant toute son application à la conquête d’un bon point ! ou plus exactement, quelque chose comme le « compagnon », l’artisan acharné sur le « chef-d’œuvre » qui devait lui assurer la maîtrise.
A. Vollard. »

 

Rivière Georges, Le Maître Paul Cezanne, Paris, H. Floury éditeur, 1923, 242 pages, p. 102-104 :

« Cezanne ne se fixait jamais pour longtemps dans un logis parisien. Il était d’humeur nomade et se lassait vite du gîte qu’il avait choisi. Partout, il était plutôt campé qu’installé. Il lui était facile, du reste, de changer de logement, car le déménagement n’était pas pour lui une grande affaire. Il ne prisait, en effet, ni le luxe du mobilier, ni même le confortable des ordinaires intérieurs bourgeois : les meubles indispensables et les plus modestes lui suffisaient. Son art ne nécessitait aucun de accessoires qui encombrent souvent l’atelier des peintres ; il n’avait même pas toujours un atelier, toute pièce claire lui tenait lieu ; elle pouvait avoir en même temps une autre destination. Par contre, il exigeait un voisinage tranquille et quasi-silencieux : il avait horreur du bruit, de tous bruits. Le passage des lourdes voitures sous ses fenêtres, les cris des marchands ambulants, le grincement de la scie du charbonnier voisin sur les bûches de bois dur, toutes manifestations de la rue lui causaient une souffrance, troublaient sa vie. Il déménageait pour chercher ailleurs le silence qu’il ne trouvait nulle part, car ce sont les rues les plus calmes, les moins fréquentées qui recèlent les bruits les plus désagréables, parce que s’ils sont rares ils nous arrivent distinctement et nous surprennent. Dans les voies tumultueuses du centre de Paris, au contraire, tous sons se perdent dans une masse confuse, un bourdonnement incessant, uniforme, auquel nous nous accoutumons tant bien mal. Mais Cezanne détestait aussi la foule, le mouvement fiévreux des gens se croisant dans les grandes artères de la capitale, et il allait se réfugier dans une de ces rues écartées où le cahot d’un fiacre, le coup de talon d’un passant attirent les habitants aux fenêtres ; il n’y trouvait pas la paix.
Dans la banlieue parisienne, en Provence, le peintre avait encore à souffrir de l’insupportable bruit des lieux habités. Les aboiements persistants d’un chien ou les coups rythmés d’un marteau rudement manié résonnaient douloureusement à son oreille et empoisonnaient sa solitude. »

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 156-157 :

« Je me souviens qu’un jour où le brouillard l’avait chassé de l’atelier pendant qu’il faisait mon portrait, au moment de profaner le saint nom de Dieu, il se rappela qu’il avait pour voisin Carrière ; et alors, le poing tendu vers les fenêtres du confrère, faisant l’homme furieux, mais déjà amusé par ce qu’il allait dire : « Celui-là est heureux, il a le temps rêvé pour se livrer à ses orgies de couleurs ! »
Cezanne se plaisait à ces amusements de rapin. Ainsi, à l’époque lointaine où la mode était au cri : « Ohé Lambert ! » il aperçut, un jour de promenade, aux environs de Paris, le sympathique peintre de chats du même nom, qu’il connaissait un peu. Voulant « faire une petite blague », il cria : « Ohé Lambert ! » en mettant, ou plutôt en croyant mettre une sourdine à sa voix. L’autre, se retournant, de venir naturellement vers lui. Alors Cezanne, tout saisi, et pensant qu’il aurait une lutte à soutenir, ramassa une pierre, s’apprêtant à défendre chèrement sa vie. Lambert s’avançait, la main tendue, souriant, heureux d’avoir rencontré quelqu’un de connaissance. « Excusez les sons gutturaux qui sortent de ma gorge ! » lui dit Cezanne. Lambert, qui ne comprenait rien à ces excuses, lui donna une bonne poignée de main. On se promena ensemble, mais Cezanne restait sur ses gardes : Quand on est « faible dans la vie !… ».

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 264-266 :

« « Ne pas m’endormir », me disait Renoir, pendant les séances de pose. C’est aussi ce à quoi je m’efforçais lorsque j’allais poser chez Cezanne.
Au beau milieu de l’atelier, sur une petite plate-forme que supportaient quatre piquets, était placé un tabouret : Cezanne m’invita à y monter. Devant la méfiance que je manifestai sur la solidité de tout cet agencement :
— C’est moi-même qui ai préparé la chaise pour la pose, me dit le peintre avec un sourire engageant. Prenez seulement soin de bien garder l’équilibre. D’ailleurs, quand on pose, ce n’est pas pour bouger.
Or, à peine sur mon socle, voilà que le sommeil me gagne. Ma tête s’incline sur mon épaule. Du coup, l’équilibre est rompu et plate-forme, chaise et moi-même, le tout est par terre.
Cezanne se précipita :
— Malheureux ! Vous avez dérangé la pose ! On doit poser comme une pomme. Est-ce que ça remue, une pomme ?
Malgré l’immobilité de ce fruit, il arrivait néanmoins à Cezanne de laisser en plan une étude de pommes parce qu’elles avaient pourri. Il en vint même à leur préférer les fleurs en papier. Et il finit par les lâcher aussi, car, si elles ne pourrissent pas, « elles se décolorent, les bougresses »… En désespoir de cause, il fut amené à s’inspirer des images des journaux illustrés que recevaient ses sœurs ou des gravures du Magasin pittoresque dont il possédait quelques tomes dépareillés. Que lui importait cela puisque, pour lui, peindre, ce n’était pas copier des objets, mais « réaliser ses sensations » ? A la vérité, pour satisfaire les exigences de Cezanne, pour lui faire augurer que la séance à l’atelier serait bonne, il fallait beaucoup de conditions : que le temps fût gris clair ; que le peintre n’eût pas de sujet de mécontentement, par exemple d’avoir lu dans son journal, qui était La Croix, la nouvelle d’une victoire des Anglais sur les Boers, comme aussi d’entendre l’aboiement des chiens ou le bruit d’un ascenseur du voisinage qu’il attribuait à une « usine de marteaux-pilons ».
Encore que Cezanne se trouvât rarement dans des conditions qui lui fussent favorables, c’était toujours avec le même optimisme qu’il prenait ses pinceaux. Mais il avait à l’égard du modèle les exigences les plus impérieuses : il vous traitait positivement comme sa chose. Et quand son fils lui disait : « À le faire revenir tout le temps, tu finiras par fatiguer Vollard ! », Cezanne l’écoutait sans comprendre car, opiniâtrement tendu sur son labeur, il ne supposait pas qu’un autre pût avoir besoin de repos. C’est seulement quand son fils insistait : « Mais si tu le fatigues, Vollard posera mal », que le peintre se reprenant à la réalité :
— Fils, tu as raison, il faut ménager le modèle.
Et après cent quinze séances de pose, Cezanne me dit avec satisfaction : « Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise… » »

 

Matisse Henri, « De la couleur », Verve, revue artistique et littéraire, volume IV, n° 13, novembre 1945, p. 8-10, citation p. 9 :

« Il est remarquable que Cezanne comme Gustave Moreau ait parlé des Maîtres du Louvre. Cezanne passait ses après-midi à dessiner au Louvre à l’époque où il faisait le portrait de Vollard. Le soir en remontant chez lui il passait rue Laffite et disait à Vollard : « Je crois que la séance de demain sera bonne, car je suis content de ce que j’ai fait cet après-midi au Louvre. » Ces visites au Louvre hâtaient le recul de son travail du matin, recul toujours nécessaire à l’artiste pour juger et dominer sa séance de la veille. »

29 janvier

Mort de Sisley à Moret-sur-Loing. Monet prend l’initiative d’une vente au profit des enfants du peintre.

Acte de décès, Moret-sur-Loing, Hôtel de Ville ; lettre de Monet à Geffroy, 3 février 1899 ; Wildenstein Daniel, Monet. Vie et œuvre, Lausanne Paris, Bibliothèque des arts, tome IV, 1985, n° 1435, p. 337.

 

« Mort du peintre Sisley », Le Matin, lundi 30 janvier 1899, p. 1 :

« MORT DU PEINTRE SISLEY
Un grand artiste — L’école impressionniste et ses maîtres.
Le peintre Alfred Sisley vient de mourir. C’est encore un pur et noble artiste qui disparaît. Malgré son grand et indiscutable talent, Sisley, apprécié par quelques amateurs délicats et éclairés, était presque ignoré du grand public. Aussi meurt-il pauvre et n’ayant pas connu la gloire ; mais, pour lui comme pour tant d’autres, l’avenir vengera certainement son œuvre de l’indifférence imméritée de ses contemporains, et ses toiles enrichiront les marchands prévoyants.
D’origine anglaise, Alfred Sisley était né à Paris et, sauf quelques séjours en Angleterre, il habita la France pendant toute sa vie. En 1879, il s’était retiré à Moret, dans cette jolie partie de la vallée du Loing, si chère aux artistes, et c’est là qu’il est mort, dans la nuit de samedi, âgé de près de soixante ans. Il était atteint depuis assez longtemps d’un cancer à la langue. Ces derniers mois, les souffrances étaient devenues intolérables : on ne pouvait plus le soutenir qu’en le nourrissant avec des sondes, et la mort fut vraiment pour lui une délivrance. »

Février

Hugo von Tschudi, directeur de la Galerie nationale de Berlin, continue d’y exposer un Paysage de Cezanne, celui qu’il a fait acheter le 25 octobre 1897 (Le Moulin sur la Couleuvre à Pontoise, FWN158-R483).

J. L., « Correspondance de Berlin », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 6, 11 février 1899, p. 56-57 :

« CORRESPONDANCE DE BERLIN

Le 1er mai 1898 on inaugurait, à Berlin, un vaste local d’exposition (Künstlerhaus), où fusionnaient les divers groupes artistiques. Cet accord n’a été qu’éphémère. Il devait fatalement en être ainsi. Le groupe des sécessionnistes, ayant réclamé une autonomie qui lui a été refusée, déclara que, dès cette année, il ne participerait plus aux expositions communes. Il ne pouvait accepter, entre autres, qu’on ne le laissât point maître de l’arrangement, de la décoration et du placement des œuvres dans les salles qui lui était réservées et qui ne devaient pas, selon la prétention des plus forts, se différencier des autres, ni qu’il fût confondu dans le catalogue avec les groupes adverses.

[…] L’événement qui a le plus touché M. Anton von Werner et son parti, c’est la réforme de la Galerie nationale lors de la nomination de M. von Tschudi à la direction. Celui-ci arrivait avec des idées courageuses, une énergique résolution de vivifier les salles de ce musée et une préférence marquée pour l’élément nouveau de l’école allemande. M. von Tschudi affirma, en outre, la volonté légitime de faire entrer au musée un certain nombre d’œuvres étrangères et, comme aucun crédit n’est affecté aux achats étrangers, le directeur fit appel à des générosités privées. Il y eut ainsi une Société des Amis de l’Art qui pourvut le musée d’un certain nombre de toiles et sculptures de nationalités diverses. Ceci n’était point pour plaire aux partisans de l’art exclusivement officiel. Mais où M. von Tschudi eut à subir de terribles récriminations, c’est quand il créa une salle presque entièrement remplie d’œuvres françaises de peintres qui sont grandement estimés des amateurs berlinois comme ils le sont des amateurs français. L’animosité, il faut tout de suite le dire, ne venait pas de ce que ces œuvres étaient françaises, mais de ce qu’elles apportaient au musée un élément considéré comme révolutionnaire.

M. von Tschudi fut loué dans sa tentative audacieuse et vraiment artistique par tous ceux qui, à Berlin, rêvent d’un actif mouvement d’art. La salle, dont je parle, se trouve au premier étage et donne directement dans le vestibule. Elle est de petite dimension, mais très bien éclairée. Les toiles se détachent en fraîcheur sur une tenture grise à deux tons. Sur le mur de gauche, en entrant, cinq œuvres, dont quatre françaises ; au centre, La Serre de Manet, que l’on a vue longtemps chez Durand-Ruel ; puis de chaque côté, sur la cimaise, un Degas : Femmes accoudées à une table et parlant, et un Monet : Vue de Vétheuil, daté 1881 ; au-dessus du Monet, un Cezanne de premier ordre : un Paysage. Sur le mur en face : Marie-Madeleine, de Cazin ; Lever de lune dans une carrière, à Saint-Denis, de Billote ; Soir de novembre, de François Millet ; Le Moulin, de Courbet ; Clairière, de Diaz. Sur un autre mur, un Pissarro : Paysage, et un Sisley : Effet de neige. Enfin, un portrait de femme en robe de chambre, assise sur un sofa de peluche, par Fantin-Latour. Toutes ces œuvres ont été acquises en 1896-1897. Les artistes étrangers qui voisinent dans cette salle avec les français sont Zorn, suédois, Mesdag, hollandais et Thaulow. norvégien. […]
                             J. L. »

25 février ( ?)

Lettre de Cezanne à Émile Solari :

« Paris, 25 février [1899 ?]
Mon cher Émile,
Deux séances de modèle par jour viennent aisément à bout de mes forces. Et cet état de choses dure depuis plusieurs semaines. Demain dimanche, repos.
Voudriez-vous bien venir me trouver à l’atelier dans le courant de l’après-midi ? J’y serai de deux à quatre.
Bien cordialement à vous.
Paul Cezanne »

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 268.

1er mars

Lettre de Cezanne à Geffroy :

« Paris, 1er Mars 1899
Cher Monsieur Geffroy.
J’exprime le regret très – sincère de la désinvolture avec laquelle on s’est permis de s’adresser à vous pour me faire parvenir une lettre de province. Avec mes regrets, je vous prie d’agréer mes remercîments
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Geffroy, datée « Paris, 1er Mars 1899 » ; Vienne (Autriche), Antiquariat Inlibris, Gilhofer Nfg. GmbH, en 2012, reproduite sur internet.

Mars

M. Denis note dans son journal :

« Mars 1899
[…] Impression produite par les expositions de Corot, ce printemps, par Cezanne. »

Denis Maurice, Journal, tome I « (1884-1894) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 151 [mars 1899].

12 mars

Gauguin écrit à Daniel de Monfreid :

« Je n’ai rien reçu de Chaudet, aucune lettre, et il doit avoir de l’argent à moi si j’en crois ce qu’il me disait il y a quatre mois, — quand cela ne serait que les 200 fr. restant de vente de mon Cezanne. Je n’ose lui écrire — quoi lui dire ; il est susceptible et cela ne m’avancerait à rien. »

Lettre de Gauguin, Papeete, à Daniel de Monfreid, 12 mars 1899 ; Lettres de Gauguin à Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage à Gauguin par Victor Segalen, édition établie et annotée par Mme Joly-Segalen, Paris, Georges Falaize, 1950, 251 pages, lettre LII p. 139.

24 mars

Décès de Marie Chocquet, veuve de Victor Chocquet, après une courte maladie, à l’âge de soixante-six ans.

Rewald John, « Chocquet and Cezanne », Gazette des beaux-arts, 6e période, tome LXXIV, 111e année, 1206-1207e livraisons, juillet-août 1969, p. 33-96, citation p. 72 ; repris dans Rewald John, Studies in Impressionism, édité par Irene Gordon et Frances Weitzenhoffer, Londres, Thames and Hudson, 1985, 232 pages, p. 121-187, cité p. 158, 160 :

« She sued her husband’s relatives in Lille, and in 1897 succeeded in having the properties he had owned jointly with his brothers and sisters sold so that she could receive his share. What truly seems to have interested Madame Chocquet is the extension of her holdings in Hattenville, until a sizable part of the community was apparently hers. Her uncle had already added a shed and pastures to the farms he had inherited ; in 1886 her husband had acquired more fields, and she continued to buy available land without considering what would happen to these properties after her death. In 1897 she sold a house in Fécamp, doubtless because it was too far away ; the next year she bought one in Yvetot in the street on which she lived. With all the farms and acres she owned, she was kept busy with the signing of leases to the various tenant-peasants who worked them. Between 1892 and 1897 she signed no fewer than eight such leases for nine of her properties, as well as three hunting permits.

Then she began to distrust her bank, and withdrew all her money. A letter from the director of the Crédit Foncier de France informed her that as of December 31, 1898, her account showed a balance of exactly one franc and one centime. She now kept her cash in a drawer and thus, on February 18, 1899, was able to pay 10,000 francs for one more small farm in Hattenville. There also was another farm, of which she was to take possession after March 29, 1899. But this time she had overreached herself. On March 24 she died after a short illness, at the age of sixty-six. »

Traduit de l’anglais :

« Elle [Marie Chocquet] a poursuivi en justice les parents de son mari, à Lille, et a réussi à obtenir en 1897 que les propriétés qu’il possédait conjointement avec ses frères et sœurs soient vendues afin de pouvoir toucher sa part. C’est à l’extension de ses propriétés à Hattenville que semble s’être vraiment intéressée madame Chocquet, à tel point qu’elle possédait, semble-t-il, une grande partie de la commune. Son oncle avait déjà ajouté un hangar et des pâturages aux fermes dont elle avait hérité. En 1886, son mari avait acquis plusieurs champs, et elle a continué d’acheter des terres disponibles sans se soucier de ce qu’il adviendrait de ces propriétés après sa mort. En 1897, elle a vendu une maison à Fécamp, sans doute parce qu’elle était trop éloignée. L’année suivante, elle en a acheté une à Yvetot, dans la rue où elle habitait. Avec toutes les exploitations agricoles et les hectares qu’elle possédait, elle avait à s’occuper des contrats de location ou d’affermage avec les différents agriculteurs qui y travaillaient. Entre 1892 et 1897, elle a signé pas moins de huit de ces baux pour neuf de ses propriétés, ainsi que trois permis de chasse.

Puis elle a commencé à se méfier de sa banque, et elle a retiré tout son argent. Une lettre du directeur du Crédit foncier de France l’a informée, le 31 décembre 1898, que son compte présentait un solde d’exactement un franc et un centime. Elle a dès lors gardé son argent dans un tiroir et donc, le 18 février 1899, elle était en mesure de payer 10 000 francs pour une plus petite ferme à Hattenville. Elle aurait dû prendre possession d’une autre ferme après le 29 mars 1899, mais cette fois elle était trépassée. Elle est décédée le 24 mars après une courte maladie, à l’âge de soixante-six ans. »

 

Rewald John, « Chocquet and Cezanne », Gazette des beaux-arts, 6e période, tome LXXIV, 111e année, 1206-1207e livraisons, juillet-août 1969, p. 33-96, citation p. 74-77 :

« Selon l’inventaire établi pièce par pièce, il y avait au 7, rue Monsigny, les œuvres d’art qui suivent :
[…] Deux petites peintures sans cadre par Césanne [sic] : Trois baigneuses [R 258] et tigre couché [R 298], prisées 20 F. […]
Deux peintures sans cadres par Cezanne (portrait d’homme assis [Victor Chocquet, R 296] et paysage à travers les arbres [R 277 ?]) ; […]
Huit toiles sans cadres : effet de brouillard par Pissarro, 1874 [PDRS 331] — paysage — fruits et fleurs par Cezanne [est-ce que ce lot inclut six tableaux de fruits et fleurs par Cezanne ?], le tout prisé 270 F. […]
Six toiles sans cadres : effet de neige par Courbet — Femme à une fenêtre par Renoir [Madame Chocquet en noir] — deux paysages et deux natures mortes par Cezanne, le tout prisé 400 F. […]
Trois toiles sans cadre par Cezanne : portrait d’homme de face vêtu de blanc [Victor Chocquet à Hattenville, R 671] — d’un jardin et Promeneurs au bord d’une rivière [Les Pêcheurs, R 237], le tout prisé 50 F. […]
Trois peintures encadrées dont deux paysages et fleurs par Cezanne et une peinture encadrée, « Pierrot et Arlequin » [également par Cezanne, R 618], le tout prisé 100 F. […]
Un tableau vue de Village [par Cezanne, R 200 ou 401], prisé 100 F. […]
Un tableau de Cezanne : bouquet de fleurs dans un vase [R 316, 315, ou 318] […]
Trois aquarelles, études de marines, Claude Monet — une aquarelle fleurs par Cezanne [Ra 8] — et un intérieur [pastel] Pissarro, le tout prisé 350 F. […]
Quatre pièces sous verre, dessins et aquarelles : Tigre par Eugène Delacroix — paysage par Cezanne [Ra 17 ?] — portrait d’homme Renoir [Portrait de Cezanne], le tout prisé 180 F. […]
Quatre petites peintures encadrées : Vierge enfant dans les blés [La Vierge des moissons par Delacroix] — étude de tulipes [par Cezanne, R 719 ?] — petite étude de cheval par Eugène Delacroix — deux figures dans un paysage d’orient, le tout prisé 200 F. […]
[Au quatrième étage]
Un tableau encadré (baigneuses) — une tête d’homme — quatre paysages sans cadre par et attribués à Cezanne — un tableau de l’école de Ribera (vieillard en buste, mains jointes), le tout prisé 200 F. […] »

3 avril

Cezanne écrit à Monet qu’il compte offrir des tableaux pour la vente au profit des enfants d’Alfred Sisley, mort le 29 janvier dans la pauvreté :

« Paris, 3 avril 1899.
Mon cher Monet,
Je m’associe pleinement à l’acte dont vous avez pris l’initiative et je ferai de mon mieux pour n’être pas trop inférieur aux œuvres des artistes au nombre desquels je vais avoir à figurer.
Je ferai remettre en temps utile chez Georges Petit, les toiles que je compte offrir.
Veuillez, mon cher Monet, agréer mes remerciements pour l’occasion que vous m’offrez de me trouver en si bonne compagnie, et me croire bien cordialement à vous,
Paul Cezanne
Vous voudrez bien excuser le retard, — apporté à ma réponse, je ne viens de recevoir qu’à l’instant votre lettre en date du 27 dernier. »

Lettre de Cezanne à Monet, datée « Paris, 3 avril 1899 » ; coll. privée, Paris, musée des Lettres et Manuscrits, reproduit ; vente Autographes de peintres, Paris, hôtel Marcel Dassault, 22 juin 2001, n° 66, reproduction en fac-similé d’un extrait.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 48.

4 avril

« Inventaire après le décès de MadameVeuve Chocquet, [commencé le] 4 avril 1899, Étude de Me Huguenot, Notaire, Rue La Boétie, 50, à Paris » ; Rouen, Archives départementales de Seine-Maritime, minutes de Me Lefrançois, notaire à Yvetot, 2E 104/306, et Archives notariales de Me Perinne, notaire à Paris, minutes de Me Huguenot, 20 avril 1899.
Couverture de l’inventaire reproduite par Distel Anne, « Victor Chocquet — « le plus grand collectionneur français depuis les rois » », catalogue d’exposition Victor Chocquet. Freund du Sammler der Impressionisten Renoir, Cezanne, Monet, Manet, Herausgegeben von Mariantonia Reinhard-Felice, Sammlung Oskar Reinhart, « Am Römerholz », Winterthur, 21 février – 7 juin 2015, 248 pages, fig. 30 p. 52.

22 avril

Vuillard vend à Vollard le tableau de Cezanne Montagnes en Provence (FWN124-R391) et deux Pissarro pour 1 400 francs (800 pour le Cezanne).

Vollard le cédera à Denys Cochin à l’occasion d’un échange le 26 octobre 1899.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman ; volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 954 numéros, notice 391, p. 261.

 

Acker Paul, Petites Confessions (visites et portraits), première série, Paris, Albert Fontemoing, éditeur, 1905, collection « Minerva », 289 pages, p. 40-41 :

« Comme s’il suivait un rêve intérieur, M. Denys Cochin demeurait silencieux et sans doute évoquait-il en son esprit l’image des grands libéraux de naguère, dont il peut justement se réclamer. Pour rien au monde, je n’eusse troublé cette intime songerie, et mon regard s’arrêta sur une Course de taureaux, de Manet, dont la lumière du matin, plus vive maintenant, faisait valoir la curieuse et impressionnante couleur. M. Denys Cochin vit mon admiration :

— Vous aimez la peinture ! s’écria-t-il, — et, sans même me laisser lui répondre — Eh bien ! venez voir mes tableaux.

Dans le petit salon où nous étions, des Jockeys, de Degas, s’accrochaient à côté du Manet, non loin d’un Corot, de Rome, et d’un autre, plus récent, représentant un coin de canal, dans le Nord. Un portrait de Renoir pendait au mur, avec des esquisses de Puvis, pour ses fresques de Marseille, et l’ébauche d’un Delacroix. Je ne reconnaissais plus M. Denys Cochin. Ravi, il montrait, expliquait, discutait, racontant d’où provenaient les tableaux, et chez qui et comment il les avait eus. À côté, Maurice Denys [Denis] avait décoré le fumoir avec les épisodes de la légende de saint Hubert ; dans le cabinet de travail et dans l’antichambre, des Cezanne voisinaient avec des Besnard et des Manet encore.

Cette vieille demeure, tout empreinte du calme et de la dignité de la grande bourgeoisie française, n’estimait et n’aimait comme peintres que ceux-là seuls qui, au mépris des routines et des préjugés, avaient brisé les vieilles formules, réagi contre les principes jugés infaillibles et poussé l’originalité jusqu’à l’étrange. »

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 127-131-132 :

« M. Denys Cochin était le type du véritable amateur qui n’escompte pas, en achetant un tableau, le bénéfice qu’il pourrait faire-en le revendant. En un mot, il achetait pour son plaisir. Ce plaisir lui coûtait cher, car dès qu’il avait acquis un tableau, un autre le tentait et c’était alors des échanges avec une soulte convenable, convenable s’entend pour le marchand. Un peu comme les enfants qui, recevant un jouet longtemps convoité, le rejettent presque aussitôt, plus ardemment M. Denys Cochin avait désiré une chose, plus vite il s’éprenait d’une autre.
J’avais chez moi une toile de Cezanne, — un Intérieur — qui appartenait à un amateur, lequel voulait bien la vendre, mais ne pouvait se décider à fixer un prix. M. Denys Cochin, chaque fois qu’il passait au magasin, admirait le tableau.
— Promettez-moi, me répétait-il, de me prévenir dès que votre amateur se décidera.
Enfin, un jour, je pus lui dire :
— Mon client demande qu’on lui fasse une offre. Je dois le voir demain…
— J’en donne tant… Je devais partir, ce soir, pour plusieurs jours. Je remettrai mon voyage.
Deux jours plus tard, dès l’ouverture de mon magasin, je vis arriver M. Denys Cochin.
— Et ce tableau ?
— Il est à vous.
— Emportons-le tout de suite chez moi !
Nous montâmes en voiture.
Tout à coup, M. Denys Cochin me dit :
— C’est un beau tableau, n’est-ce pas ?
Il me sembla voir une ombre passer sur son visage. À mesure qu’on approchait de chez lui, il paraissait plus soucieux, et il répétait par moments :
— C’est vraiment un beau tableau !…
Dans son salon, nous plaçâmes la toile sur un mur, puis sur un autre :
— C’est un bien beau tableau, dit-il encore. Mais voyez donc ! Il ne s’harmonise avec rien ici, ni avec mon Delacroix, ni avec mon Courbet, et quant au Manet… Décidément, je ne vois pas où je pourrais le mettre. Quel dommage !
— C’est très simple ! lui dis-je. Je le reprends…
Et je remballai le Cezanne. »

29 avril

Vente d’un tableau de Cezanne à l’hôtel Drouot : La Cour de ferme, pour 1 500 francs.

Le Gaulois, 34e année, 3e série, mardi 25 avril 1899, p. 4 :

« COLLECTION DE M. M…
TABLEAUX MODERNES
par Carrière, Mary Cossat [sic], Cezanne, Daumier, Dagnan-Bouveret, Denis, Fauchey, Guilloux, Toulouse-Lautrec, Monet, Berthe Morizot, Pissaro, Renoir, Sisley.
VENTE Hôtel Drouot, salle numéro.11, le samedi 29 avril 1899, à trois heures.
Me G. DUCHESNE, comre-priseur, MM. Bernheim Jeunes, exp. »

 

« Tableaux modernes » ; La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 19, 13 mai 1899 ; p. 172 :

« Tableaux modernes
Vente de la collection de M. M…, faite à l’Hôtel Drouot, salle 11, le 29 avril, par Me G. Duchesne, commissaire-priseur, et MM. Bernheim jeune, experts.
[…] 3. Cezanne. La Cour de ferme : 1.500. »

 

Williamson É.[douard-Thomas], La Curiosité en 1899. Revue des ventes publiques de tableaux, aquarelles, pastels, dessins, gravures, sculptures, livres, meubles, tapisseries & tous objets d’art et de curiosité faites en France et à l’étranger, Paris, Librairie Polytechnique, Ch. Béranger, éditeur, 1900, 318 pages, p. 110 :

« TABLEAUX MODERNES
Vente du 29 Avril 1899. — Hôtel Drouot.
Me Duchesne, Commissaire-priseur ; MM. Bernheim jeune, Experts.
[…]
3. Cezanne. La Cour de ferme. — 1 550 fr. »

1er mai

Vente à la galerie Georges Petit d’œuvres de Sisley et d’œuvres offertes par des artistes à ses enfants, dont un tableau de Cezanne qui atteint 2 300 francs : « 43. Cezanne. L’Estaque, environs de Marseille. », acheté par Vollard, qui l’inscrit dans son registre sous le titre « Lestac », acheté pour 2 415 francs, y compris les frais de vente.

Jeanne Sisley remet à Georges Petit une lettre de remerciement pour le peintre, car elle ne connaît pas son adresse.

Catalogue des tableaux, études, pastels par Alfred Sisley et de tableaux, aquarelles, pastels & dessins offerts à ses enfants par les artistes, Paris, galerie Georges Petit, 8, rue de Sèze, lundi 1er mai 1899.
Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,3) f° 130.
Lettre de Jeanne Sisley à Georges Petit, 3 mai 1899 ; Paris, Institut néerlandais, fondation Custodia, 1990-A.790
« La vente Sisley », Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, 16e année, n° 5546, 2 mai 1899, p. 2.

« Œuvres offertes par les artistes.
[…] Cezanne, « L’Estaque, environs de Marseille », 2 ;300 fr. ; »

« La vente Sisley », Le Matin, 16e année, n° 5550, 2 mai 1899, p. 2 :

« Œuvres offertes par les artistes.
[…] Cezanne, « L’Estaque, environs de Marseille », 2 ;300 fr. ; »

« Mouvement des arts. Atelier Alfred Sisley ». La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 19, 13 mai 1899, p. 171-172 :

« Atelier Alfred Sisley
Vente de tableaux, études, pastels, par A. Sisley ; tableaux, aquarelles, dessins offerts à ses enfants par les artistes, faite à la galerie Georges Petit, le 1er mai, par Me Chevallier, commissaire-priseur, et M. G. Petit, expert.
Œuvres offertes par les artistes. […]
43. Cezanne. L’Estaque, environs de Marseille : 2.300. »

 

Williamson É.[douard-Thomas], La Curiosité en 1899. Revue des ventes publiques de tableaux, aquarelles, pastels, dessins, gravures, sculptures, livres, meubles, tapisseries & tous objets d’art et de curiosité faites en France et à l’étranger, Paris, Librairie Polytechnique, Ch. Béranger, éditeur, 1900, 318 pages, p. 112 :

« ATELIER D’ALFRED SISLEY, Peintre
Vente du 1er Mai 1899. — Galerie Georges Petit.
Me Chevallier, Commissaire-priseur ; M. Georges Petit, Expert.
Catalogue de 79 numéros
Illustré de 5 planches, et procédé de deux préfaces, l’une de Gustave Geffroy, l’autre de Arsène Alexandre.
[…] ŒUVRES OFFERTES PAR LES ARTISTES […]
43. Cezanne. L’Estaque. Toile. — 2 300 fr. »

1er mai

Outre le tableau de la vente Sisley, Vollard achète le même jour six autres tableaux de Cezanne.

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,3) f° 130.

5 mai

Paul Alexis écrit à Zola que Vollard a tenté de lui acheter les cinq Cezanne qu’il possède :

« Ai été réveillé hier matin, à mon grand étonnement, par un marchand de tableaux de la rue Laffitte venant voir mes 5 Cezanne et il m’en offre (en y ajoutant une petite pochade de Pissarro et mon Artichaut de Renoir) deux mille francs. Ma femme pousse les hauts cris à l’idée de vendre, mais ce chiffre, je vous l’avoue, m’a rendu rêveur. D’autant plus qu’une proposition de 2000, que j’ai nullement provoquée, contient en germe le chiffre de 3000. »

Lettre d’Alexis, Levallois, à Zola, vendredi 5 mai [18]99 ; Bakker B. H., Naturalisme pas mort. Lettres inédites de Paul Alexis à Émile Zola 1871-1900, Toronto et Buffalo, University of Toronto Press, 1971, 608 pages, lettre n° 227, p. 448.

4 et 5 mai

Vente de la collection du comte Armand Doria — décédé trois ans auparavant, le 7 mai 1896 à Orrouy — à la galerie Georges Petit. Monet se porte acquéreur d’un Cezanne, La Neige fondante (étude de la forêt de Fontainebleau), FWN145-R413, adjugé 6 750 francs, le prix le plus élevé jamais atteint alors par une œuvre de l’artiste.

Le tome premier du catalogue ne contient qu’un seul tableau de Cezanne : n° 45, La Neige fondante (Étude de la forêt de Fontainebleau), acheté par Monet pour 6 750 francs. Cette œuvre provient d’un échange entre le comte Doria et Victor Chocquet, en 1889, contre la Maison du pendu (FWN81-R202).

Catalogue analytique par L. Roger-Milès, Collection de M. le comte Armand Doria, tome I : Catalogue de tableaux modernes, œuvres importantes de Barye, Boudin, Cals, Cezanne, Colin, Corot, Daubigny, Daumier, Diaz, Fantin-Latour, Guillaumin, Jongkind, Lépine, Manet, Millet, Monet, Berthe Morizot, Pissarro, Renoir, Rousseau, Sisley, Tassaert, Troyon, Vignon, etc., Galerie Georges Petit, 8 ― rue de Sèze ― 8, les jeudi 4 et vendredi 5 mai 1899, à 2 heures précises, commissaire-priseur Me Paul Chevallier, expert M. Georges Petit, 174 pages, 251 numéros, Cezanne n° 45 p. 31 :

« CEZANNE
N° 45
La Neige fondante
(Étude de la forêt de Fontainebleau).
Sous le linceul de neige qui les revêt, les roches dessinent leur relief. Du sol, les arbres s’élancent, géants désolés, dont les branches sont brodées de givre.
Dans le ciel, quelques lumières qui semblent déchirer l’ambiance où la nature s’est engourdie.
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 781 cent. 1/2 ; larg., 99 cent.
Collection Choquet. »

Neige fondante à Fontainebleau (FWN145-R413) a été peint d’après une photographie, qui a été retrouvée dans les papiers du fils de Cezanne.

Rewald John, The Ordeal of Paul Cezanne, Londres, Phoenix House, 1950, 192 pages, reproduction de la toile et de la photographie, p. X et illustrations nos 43 et 44, avec la légende : « recently discovered among the artist’s papers ».

Maurice Denis constate, à propos de ce paysage :

« 7-9 décembre 1899.
[…] Il [Cezanne] a fait des paysages (celui de la vente Doria) d’après des photographies, et même il a peint des fleurs d’après les illustrations de magazines. »

Denis Maurice, Journal, tome I « (1884-1894) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 157.
de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 219-220, photographie reproduite planche IV :

« un Paysage de Neige (cette toile faussement intitulée Neige fondante à Fontainebleau fut en réalité exécutée d’après une photographie prise dans la propriété des Rouart à Melun ; entre les arbres bien construits, il s’en dégage, dans une lumière un peu blafarde, une poésie mystérieuse et exceptionnelle). »

 

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman ; volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 954 numéros, p. 274 :

« According to Jean de Beucken, the photograph from which Cezanne worked was taken on the property of the Rouart family at Melun. It is true that Henri Rouart, engineer, painter, collector (see the comments for No. 216), and friend of Degas, was married to the youngest daughter of Jacob-Desmalter, who owned an estate at Melun, but his grandson, Denis Rouart, states that the photograph of the snowscape was not taken there. Moreover, Henri Rouart was friendly with Count Doria and certainly would have told him of the location of the site. Yet, at the Doria sale the picture was cataloged as La Neige fondante (Etude de la forêt de Fontainebleau) [R 413]. This doubtless was the title provided by Chocquet at the time of the exchange with Doria, a title that Chocquet must have obtained from Cezanne himself. »
Traduction :
« Selon Jean de Beucken, la photographie à partir de laquelle Cezanne a travaillé aurait été prise sur la propriété de la famille Rouart à Melun. Il est vrai qu’Henri Rouart, ingénieur, peintre, collectionneur (voir les commentaires sur R 216), et ami de Degas, a été marié avec la fille cadette de Jacob-Desmalter, qui possédait une propriété à Melun, mais son petit-fils, Denis Rouart, affirme que la photographie du paysage de neige n’a pas été prise là. De plus, Henri Rouart en bons termes avec le comte Doria, lui aurait certainement dit l’emplacement du site. Pourtant, lors de la vente Doria la photo a été cataloguée sous le titre La Neige fondante (Etude de la forêt de Fontainebleau) [R 413]. Ce fut sans doute le titre fourni par Chocquet au moment de l’échange avec Doria, un titre que Chocquet doit avoir obtenu de Cezanne lui-même. »

Alexandre Arsène, « Essai sur la vie du comte Armand Doria », p. XI-XIII, Collection de M. le comte Armand Doria, Catalogue de tableaux modernes, œuvres importantes de Barye, Boudin, Cals, Cezanne, Colin, Corot, Daubigny, Daumier, Diaz, Fantin-Latour, Guillaumin, Jongkind, Lépine, Manet, Millet, Monet, Berthe Morizot, Pissarro, Renoir, Rousseau, Sisley, Tassaert, Troyon, Vignon, etc., Galerie Georges Petit, 8 – rue de Sèze – 8, les jeudi 4 et vendredi 5 mai 1899, à deux heures précises, commissaire-priseur Me Paul Chevallier, expert M. Georges Petit, tome premier : « Tableaux modernes », 251 numéros, Cezanne n° 45 p. 31, tome II : « Aquarelles & pastels, dessins, gravures & sculptures ».
p. XI-XII ; repris dans « Alexandre Arsène, « Essai sur la vie du comte Armand Doria », Album-Souvenir de la collection du comte Armand Doria, Paris, Imprimerie Georges Petit, 1899, 123 pages de textes, avec les prix de vente, planches, p. 15 :

« Le Comte Doria n’apportait en ces questions que de la bonne foi, qui est une des formes les plus naturelles du courage. Il regardait, s’efforçait de comprendre, et une fois sûr d’avoir compris, était incapable de reculer. Un jour, par exemple, avec le Vicomte François Doria, il visitait une exposition des impressionnistes. Certains paysages de Cezanne le choquaient au premier regard ; il éprouvait devant cette peinture fruste et sauvage, mais si spontanée, du mécontentement. Puis, il la discutait avec son fils et avec lui-même ; mais peu à peu, tout en la discutant, il la regardait, ce qui est de la dernière rareté chez les amateurs de peinture. Enfin brusquement il disait à son fils : « Décidément nous n’y entendons rien. Il y a des choses de premier ordre là-dedans. Il faut que j’aie quelque chose de ce peintre-là. » Séance tenante, il s’enquérait du prix d’une des œuvres les plus tranchées, la Maison du pendu [FWN81-R202], et en devenait possesseur, au grand désespoir d’un étrange et passionné amateur de Cezanne, ― et de Delacroix ! ― le père Choquet. Sur les supplications de celui-ci, le Comte Doria consentait cependant à lui échanger cette toile contre une autre, qui figure dans le présent catalogue, la Neige Fondante [FWN145-R413]. »

 

 

Lettre de Monet à Petit, 3 mai 1899 ; Wildenstein Daniel, Monet. Vie et œuvre, Lausanne Paris, Bibliothèque des arts, tome IV, 1985, n° 1463, p. 338.

Revue de presse

« À travers Paris », Le Figaro, 45e année, 3e série, n° 115, mardi 25 avril 1899, p. 3 :

« Le comte Armand Doria, qui eut l’amour de l’art, sans souci de la mode, avait réuni dans sa collection, célèbre au delà de l’Océan, un grand nombre d’œuvres de Corot, prises à toutes les époques de sa vie ; c’est ainsi qu’on verra à l’exposition qui aura lieu la semaine prochaine à la Galerie Georges Petit, le 2 et le 3 mai, les morceaux, qui datent des voyages du maître en Italie, ainsi que d’admirables figures.
Daumier paraît dans cette collection avec un grand nombre d’œuvres, entre autres le Wagon de 3e classe, qui fut un des succès de la Centennale de 1889 ; Delacroix, Tassaert, Rousseau, Jongkind, G. Colin sont également représentés par des chefs-d’œuvre. A côté de ces maîtres, le comte Armand Doria, dès l’heure du début, avait compris l’esthétique de l’école impressionniste, et il gardait jalousement les merveilles qu’il possédait de Manet, Degas, Renoir, Pissarro, Sisley, Cezanne, Guillaumin, Vignon, etc. »

« Informations. La collection Doria », Le Matin, 16e année, n° 5550, samedi 6 mai 1899, p. 2 :

« LA COLLECTION DORIA
Deuxième journée de la vente de tableaux de la collection du comte Armand Doria, galerie Georges Petit. Voici quelques prix :
[…] De Cezanne : « La Neige fondante » [R 413], 6,750 fr., acheté par Claude Monet. »

« Échos de Paris », Le Gaulois, 34e année, 3e n° 6356, samedi 6 mai 1899, p. 1 :

« Nous ne nous étions pas trompés la première vente, qui comprenait les tableaux, de la collection Doria a atteint la. somme de 951,760 francs.
La « Pensée », de Renoir, et la « Danseuse chez le photographe », de Degas, ont dépassé chacun 22,000 francs. La seconde vacation, comprenant les impressionnistes, a fait 306,415 fr.
C’est un magnifique résultat, qui fait espérer de brillantes enchères pour la seconde vente, consacrée aux aquarelles, dessins, gravures et bronzes de Barye. Cette seconde vente aura lieu les 8 et 9 mai. Aujourd’hui et demain, exposition à la galerie Georges Petit. »

« Dépêche télégraphique », Le National, journal de la démocratie de l’arrondissement d’Aix, 29e année, n° 1454, dimanche 7 mai 1899, p. 3 :

« DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE
À la vente de tableaux qui a eu lieu hier, aux galeries Georges Petit, un paysage de notre compatriote Cezanne a été vendu 6.700 fr. »

 

« Échos. À l’hôtel des ventes », La Lanterne, 22e année, n° 8051, lundi 8 mai 1899, p. 1 :

« À L’HÔTEL DES VENTES
Les deux premières vacations de la vente de la collection Doria, ont produit près d’un million.
Quelques beaux prix ont été atteints : de Corot, le Moulin d’Étretat, 23,500 fr. ; Ferme en Bretagne, 25,000 fr. ; Lac en Italie, 34,500 fr. ; de Daumier, le Wagon de 3e classe, 46,500 fr. ; de Delacroix, Chasse aux lions, 19,500 fr. ; de Rousseau, Vallée d’Auvergne, 21,000 fr. ; de Renoir, la Pensée, 22,500 fr.
La Neige fondante [R 413], de Cezanne, a atteint 6,750 fr., et la Femme à l’épingle d’or, d’Édouard Manet, 5,900 francs. »

 

« Mouvement des arts. Collection de feu le comte Armand Doria », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 19, 13 mai 1899, p. 170 :

« MOUVEMENT DES ARTS
Collection de feu le comte Armand Doria
Vente de tableaux modernes, les 4 et 5 mai, et d’aquarelles, pastels et dessins, les 8 et 9 mai, faite à la galerie Georges Petit, par Me Chevallier et M. G. Petit, expert.
Total de la vente : 1.129.019 fr.
Tableaux. […] 45. Cezanne. La Neige fondante, étude de la forêt de Fontainebleau [R 413] : 6.750. »

 

Williamson É.[douard-Thomas], La Curiosité en 1899. Revue des ventes publiques de tableaux, aquarelles, pastels, dessins, gravures, sculptures, livres, meubles, tapisseries & tous objets d’art et de curiosité faites en France et à l’étranger, Paris, Librairie Polytechnique, Ch. Béranger, éditeur, 1900, 318 pages, p. 116-117 :

« Collection du Comte Armand Doria.
TABLEAUX MODERNES
Vente des 4 et 5 Mai 1899.— Galerie Georges Petit.
Me Chevallier, Commissaire-priseur ; M. Georges Petit, Expert.
Catalogue de 251 numéros
Illustré de 45 planches, et précédé de préfaces par Arsène Alexandre et L. Roger-Milès
[…]
45. Cezanne. La Neige fondante, en forêt [R 413]. Toile. Haut. 72 cent., larg. 99 cent., signé. — 6 750 fr. »

16 mai

L’une des nièces de Cezanne, Cécile Conil, qui a douze ans, l’invite avec Hortense et Paul à assister à sa première communion. Cezanne qui est « retenu à Paris par un travail assez long », probablement le portrait de Vollard (FWN531-R811), ne peut se rendre à Marseille à cette occasion.

« Paris, 16 mai 1899.
Ma chère nièce,
J’ai reçu hier ta lettre par laquelle tu nous invitais à assister à ta première communion. Tante Hortense, Paul ton cousin, et moi, sommes très touchés de ta bonne invitation. Mais la grande distance qui nous sépare de Marseille nous empêche à notre grand regret de nous rendre auprès de toi pour assister à cette belle cérémonie.
En ce moment je me [vois] retenu à Paris par un travail assez long, mais j’espère descendre dans le Midi dans le courant du mois prochain.
J’aurai donc le plaisir de t’embrasser bientôt. Je me recommande à tes prières, car une fois que l’âge nous a atteints, nous ne trouvons plus d’appui et de consolation que dans la religion.
En te remerciant donc de ton bon souvenir je t’envoie le bonjour de tante Hortense, du cousin Paul, et une bonne caresse de ton vieil oncle.
Paul Cezanne
Donne aussi le bonjour à tes sœurs Paulette et Cécile. »

Lettre de Cezanne à Cécile Conil, 16 mai 1899 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 268-269, Rewald pense que la destinataire serait Marthe Conil.
Antonini Luc, Flippe Nicolas, La Famille Cezanne, Paul et les autres, préface de Philippe Cezanne, Paris Septème-les-Vallons, 2006, 154 pages, p. 122.

18 mai

Le Mémorial d’Aix informe les Aixois des bons prix obtenus par des œuvres de Cezanne lors de ventes publiques.

« Nos artistes », Le Mémorial d’Aix, journal politique et littéraire, 62e année, n° 40, jeudi 18 mai 1899, p. 2 :

« Nos artistes. ― Ceux qui ont suivi quelques-unes des dernières ventes d’œuvres d’art qui ont eu lieu à Paris, ont remarqué les prix élevés obtenus par les peintures de l’École dite Impressionniste.
Nous relevons, parmi les peintres de ce groupe artistique dont les œuvres commencent à être recherchées, M. Paul Cezanne, notre compatriote, qui fut à Paris, dès le début, l’ami de MM. Claude Monet, Sisley, Pissarro, etc.
M. Paul Cezanne avait adopté leur manière de peindre, peu académique, mais large et franche, et il avait encore accentué leur manière.
A la vente de l’atelier Sisley, une toile généreusement offerte par notre compatriote, en vue de venir en aide à la famille de l’artiste, un Paysage pris à l’Estaque, a atteint la somme de 2,300 fr.
Mais voici qui est encore mieux : à la vente de la collection du comte Armand Doria, qui avait été un des fervents des procédés et de l’Art impressionnistes, une toile de Cezanne Neige Fondante, étude de la forêt de Fontainebleau, a trouvé acquéreur à 6,750 fr.
C’est une toile de 70 c. sur 100. Elle représente un paysage désolé ; des roches revêtues d’un linceul de neige, des arbres qui se dressent sous un ciel lourd, déchiré à peine par quelques lumières.
Cette peinture avait été d’abord acquise pour un prix assez peu élevé sans doute, par un amateur parisien, qui avait été ami d’Eugène Delacroix, M. Choquet. Le comte Doria en devint directement acquéreur. On voit qu’il y a eu progression, depuis la première acquisition ; nous sommes heureux de le constater, en souhaitant pour les œuvres de notre compatriote la continuation de ces prix. »

28 mai

Le collectionneur florentin Egisto Paolo Fabbri (1866-1933), qui possède seize œuvres de Cezanne, les considère comme « ce qu’il y a de plus noble dans l’art moderne ». Il sollicite une rencontre avec le peintre.

« Paris, 28 mai 1899.
Monsieur,
J’ai le bonheur de posséder seize de vos œuvres. Je connais leur beauté aristocratique et austère — elles sont pour moi ce qu’il y a de plus noble en l’art moderne. Et souvent en les regardant, j’ai désiré vous dire de vive voix l’émotion que j’éprouve.
Je sais cependant que vous êtes importuné par beaucoup de monde, et en vous demandant si vous me permettriez de venir vous voir, je pourrais bien vous paraître très indiscret. — Néanmoins, j’aime à penser que peut-être un jour j’aurai le plaisir et l’honneur de faire votre connaissance ; et quoi qu’il en soit, Monsieur, acceptez, je vous prie, cette expression de ma profonde admiration.
Egisto Fabbri. »

Lettre de Egisto Fabbri à Cezanne, datée Paris, 28 mai 1899 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 269, note 2, p. 269-270.

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 15-16 :

« Un peintre américain, avait un atelier à Montmartre. Il s’appelait Eggisto Fabbri et était neveu de Rockefeller, mais il restait caché afin de dissimuler sa fortune. Il vivait pauvrement et tenait à ce qu’on le traitât en artiste.
Il avait un amour profond pour Cezanne. Dans son modeste atelier, il y avait dix des plus belles toiles du maître (dont le fameux Jeune garçon au gilet rouge, qui se trouve maintenant à Zurich, chez le célèbre collectionneur M. Bürhlé [sic]).
M. Fabbri avait une villa dans les environs de Florence et, ayant appris que j’étais de passage dans cette ville, il me téléphona pour m’inviter à déjeuner. Il avait, disait-on, une très belle demeure et il avait fait bâtir à ses frais une très grande église. Rendez-vous fut pris pour midi sur la grande route N. 8 au km. 12. Là, des domestiques m’attendraient pour me conduire chez lui.
À midi j’arrivai, heureux de le revoir et de revoir aussi tous ses beaux Cezanne.
Des domestiques en bérets basques étaient sur la route. Ils tenaient des tiges de bois auprès de bœufs blancs attelés à une grande charrette remplie de paille fraîche.
Très étonné, je demandai si quelqu’un voulait monter en auto pour m’indiquer le chemin, mais on me dit de laisser mon véhicule sur la route et de bien vouloir me coucher sur la paille de la charrette ; ce que je fis. Nous montâmes à travers champs — car il n’y avait aucune route — pendant un quart d’heure jusqu’au sommet d’un plateau d’où l’on apercevait une église en construction.
C’était là que M. Eggisto Fabbri habitait une demeure somptueuse, devant l’église qu’il faisait bâtir.
Habitant à dix minutes de Florence, il ne voulait pas que l’on vienne le déranger.
Je revis dans cette belle villa, entre autres chefs-d’œuvre, tous les Cezanne que j’avais admirés dans son pauvre atelier.
Je ne l’ai pas revu depuis. J’ai su qu’il avait dû vendre tous ses Cezanne, car l’église lui avait coûté un prix fabuleux qui dépassait, de très loin, ses disponibilités.
Les Cezanne l’avaient sauvé… »

31 mai

Cezanne répond à Egisto Fabbri en lui communiquant son adresse, tout en justifiant son désir d’isolement :

« Paris, 31 Mai 1899,
Monsieur,
Le nombre d’études de ma provenance auxquelles vous avez donné l’hospitalité m’assure de la sympathie artistique d’art, que vous voulez bien me témoigner.
Je ne saurais me soustraire au désir si flatteur que vous manifestez de me connaître. Le doute de paraître inférieur à ce qu’on attend d’une personne, présumée à la hauteur de toute situation est sans doute l’excuse de l’obligation de vivre à l’écart.
Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mon respect.
Paul Cezanne
15, rue Hégésippe Moreau,
Villa des Arts. »

Lettre de Cezanne à Egisto Fabbri, datée « Paris, 31 Mai 1899 » ; catalogue d’exposition Cezanne in Florence. Two collectors and the 1910 exhibition of Impressionism, édité par Francesca Bardazzi, Florence, Palazzo Strozzi, 2 mars – 29 juillet 2007, Electa, Milan, 2007, 293 pages, première page de la lettre reproduite p. 270.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 269-270.

1er juin

Un employé de Georges Petit demande à Pissarro s’il peut passer le lendemain à la galerie où les tableaux de Chocquet sont déposés et être assez aimable pour donner des renseignements sur la collection Choquet. Pourtant Pissarro a peu connu Chocquet.

Lettre sur papier à en-tête (texte imprimé transcrit en italique) :

« Tableaux modernes
Estampes
Expertises
Société Anonyme
des galeries
GEORGES PETIT
Captal : 700.000 Frs.
téléphone
244-58
Adresse télégraphique
petigodot-paris
12, Rue Godot de Mauroi
Paris
1er Juin 1899Monsieur Pissarro
190, Rue de Rivoli
E. V.

Cher Maitre,

Monsieur Bernheim nous a dit que vous pourriez nous donner des renseignements sur la collection Choquet [sic] et que vous voulliez bien nous les fournir. — Nous vous serions très obligés et reconnaissants si vous pouviez venir demain 2 Juin chez Mr Georges Petit où nous avons la collection. (Vers 10 h matin)
Veuillez agréer Monsieur l’assurance de notre considération distinguée.
P la Société
Georges Graat »

Lette de Georges Graat à Pissarro, datée « Paris 1er Juin 1899, sur papier à en-tête « Société anonyme DES GALERIES GEORGES PETIT » ; vente Archives de Camille Pissarro, Paris, hôtel Drouot, 21 novembre 1975, n° 85.5.

Cezanne, pendant qu’il peint le portrait de Vollard (FWN531-R811), lui recommande d’« aller voir les Delacroix » de la vente Chocquet, et lui signale particulièrement « une très importante aquarelle de Delacroix représentant des Fleurs ». Delacroix lui-même avait « expressément » demandé dans son testament qu’elle fût comprise dans sa vente après décès : « un grand cadre brun représentant des Fleurs comme posées au hasard sur un fond gris » (Delacroix, Bouquet de fleurs, aquarelle, gouache et pastel sur papier gris, 65 x 65,4 cm, Paris, musée du Louvre). L’aquarelle avait été acquise par Chocquet en 1865 pour 300 francs, lors de la vente après décès de Piron, exécuteur testamentaire de Delacroix, qui lui-même l’avait acquise un an auparavant lors de la vente après décès de Delacroix.

Vollard Ambroise, « L’atelier de Cezanne », Mercure de France, 25e année, tome CVIII, n° 402, 16 mars 1914, p. 293-294. Texte approchant dans Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 138-139 :

« À l’époque où Cezanne faisait mon portrait, eut lieu la vente Chocquet (Mme Chocquet était morte sans avoir eu le temps de réaliser le vœu de son mari, qui était de léguer sa collection au Musée du Luxembourg, où d’ailleurs on l’aurait vraisemblablement refusée, à cause des Cezanne), Cezanne me dit : « Il faut aller voir les Delacroix ! » Il me signala, notamment, une très importante aquarelle de Delacroix représentant des Fleurs et achetée par M. Choquet à la vente de Piron, qui lui-même l’avait acquise à la vente après décès de Delacroix, dont il était l’exécuteur testamentaire. Cezanne m’apprit que Delacroix, dans ses dernières volontés, avait laissé à ses héritiers le droit de choisir une œuvre de lui, à l’exception de cette aquarelle, qui devait figurer à sa vente mortuaire. Voulant montrer à Cezanne l’intérêt que je prenais à son récit, je recherchai le testament de Delacroix, et, le lendemain en venant poser, je dis : « J’ai lu le testament de Delacroix. J’ai vu qu’en effet il parlait d’une grande aquarelle « représentant des Fleurs comme posées au hasard sur un fond gris. » — « Malheureux, — s’écria Cezanne en faisant deux pas sur moi, les poings menaçants, vous osez dire que Delacroix peignait au hasard ! » Je pus lui expliquer l’erreur ; il se calma. « J’aime Delacroix ! » me dit-il par manière d’excuse, tandis qu’intérieurement je me promettais de redoubler encore de prudence à l’avenir. »

 

Lettres de Eugène Delacroix (1815 à 1863), recueillies et publiées par Philippe Burty, avec fac-similé de lettres et de palettes, Paris, A. Quantin, imprimeur-éditeur, 1878, 391 pages, testament de Delacroix, p. ii-iii, vii-viii.

« CECI EST MON TESTAMENT :

Je révoque tout testament et toutes dispositions antérieures au présent testament.

J’institue pour légataire universel M. Piron, ancien administrateur des Postes ; je le prie de vouloir se charger de l’exécution de mes dernières volontés.

Je vais disposer au profit de Divers de la presque totalité de ma fortune ; il restera fort peu de chose pour mon légataire universel, car cela dépendra du prix que produira la vente de mes objets d’art ; mais je compte sur son amitié, et je sais qu’il n’hésitera pas à remplir mes dernières volontés. D’ailleurs je ne lui aurais pas imposé une charge semblable si je n’avais la certitude que le produit de la vente sera supérieur aux legs que je fais ci-après.

Dans le cas ou M. Piron ne voudrait ou ne pourrait accepter ce legs universel, j’institue pour légataire universel à son défaut, M. le baron Rivet administrateur du chemin de l’Ouest. […]

J’entends formellement qu’il y ait vente publique et aux enchères, par commissaire-priseur, de tout ce qui m’aura appartenu en dehors des objets que j’ai légués,

Et j’impose à mon légataire universel l’obligation rigoureuse de faire procéder à cette vente dans les deux ans qui suivront mon décès.

Je désire, sans en faire une loi, que la vente des objets d’art soit dirigée par MM. Petit et Tedesco. […]

J’entends expressément qu’on comprenne dans la vente un grand cadre brun représentant des Fleurs comme posées au hasard sur un fond gris, et un Centaure à la mine de plomb. »

 

Catalogue de la vente qui aura lieu par suite du décès de Eugène Delacroix, Paris, hôtel Drouot 17-19, 22-27, 29 février 1864, notice biographique par Philippe Burty, commissaires-priseurs Me Charles Pillet, Me Charles Lainné, experts M. Francis Petit, M. Tedesco, Paris, De l’Imprimerie de J. Claye, 1964, 104 pages, 858 numéros, n° 614 p. 71.

« 614. — Bouquet de fleurs : dahlias, roses, soucis, marguerites, etc. (1)
(1) Cette aquarelle a été spécialement désignée par M. Eugène Delacroix, dans son testament, comme devant figurer à sa vente. »
Annotations manuscrites sur le catalogue, à côté de la notice : « 2.000 Piron. » et « Vte Piron après décès, 21 avril 1865. 300 f. »

1er juin 1899

Pissarro écrit à son fils Lucien.

« Grand événement artistique en perspective : le père Chocquet étant décédé ainsi que sa veuve, sa collection va se disperser aux enchères il y a trente trois Cezanne de premier ordre, des Monet, des Renoir, et une seule chose de moi. Les Cezanne vont se vendre très cher, ils sont déjà cotés dans les quatre à cinq mille francs. »

Lettre de Pissarro, Paris, 204 rue de Rivoli, à son fils Lucien, 1er juin 1899 ; Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 5, « 1899-1903 », Saint-Ouen-l’Aumône, éditions du Valhermeil, 1991, 559 pages, n° 1639, p. 28.

3 juin

La galerie Goupil, à Paris, vend pour 200 francs à Vollard le tableau de Cezanne Femme assise acheté pour 300 francs le 8 octobre 1890.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, p. 142.

3 juin

Cezanne a reçu Le Mémorial d’Aix du 7 mai, qui publie un article de Joachim Gasquet.

Il écrit à Henri Gasquet :

« Paris, 3 juin 1899.
Mon cher Henri,
Le mois dernier, j’ai reçu un numéro du Mémorial d’Aix qui publiait en tête de ses colonnes un splendide article de Joachim sur les droits séculaires de notre pays. J’ai été touché de son souvenir et je te prie d’être auprès de lui l’interprète des sentiments qu’il a réveillés en moi, ton vieux condisciple du pensionnat St. Joseph, car en nous ne s’est pas endormie pour toujours la vibration des sensations répercutées de ce bon soleil de Provence, [de] nos vieux souvenirs de jeunesse, de ces horizons, de ces paysages, de ces lignes inouïes qui laissent en nous tant d’impressions profondes.
Quand je descendrai à Aix, j’irai t’embrasser. Pour l’heure présente, je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant. Si je meurs, tout sera fini, mais n’importe. Que je descende le premier dans le Midi ou que vous veniez à Paris avant moi, je me recommande à ton bon souvenir ; fais-le-moi savoir et nous nous retrouverons.
Veuille présenter mes respects et mes souvenirs à Madame Gasquet, ta mère, et faire agréer l’expression de mes meilleurs sentiments à ton fils, à son épouse, et à toi le souvenir ému, dans l’espérance de te revoir bientôt, de ton vieux camarade
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Henri Gasquet, 3 juin 1899 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 270-271.

 

Gasquet Joachim, « Libres propos aixois », Le Mémorial d’Aix, politique et littéraire, 62e année, n° 37, dimanche 7 mai 1899, p. 1 :

« Libres Propos Aixois
Dans la Revue hebdomadaire, sous le litre de Libres Propos, M. Francisque Sarcey, qui ne, perd jamais l’occasion de parler de ce qu’il ignore, se plaint des « hurlements » que pousse la ville d’Aix « à l’idée seule qu’elle pourrait être dépossédée de ses Facultés. » Pour lui, Aix est une ville morte, ou tout au moins en train de mourir, et si nos professeurs n’ont point le renom d’un Weiss ou d’un Prévost-Paradol, c’est nous, aixois, qui en sommes responsables.
Pourtant, si M. Sarcey qui invoque contre nous la statistique, avait suivi assidûment certains cours de cet hiver, ― et à tous les points de vue, il n’aurait eu qu’à y gagner, même à son âge, ― il aurait pu constater que plus d’une centaine d’aixois se pressaient sur les gradins de notre amphithéâtre et ne ménageaient ni leur attention ni leurs applaudissements. Le bon grain, à Aix, n’est pas semé sur des bancs déserts, mais il est prêt à lever et à germer dans l’intelligence et le cœur de toute une cité qui, grâce à Dieu, n’a jamais vu insulter son antique renom que par quelques lourds béotiens mal à l’aise dès qu’il faut respirer l’air léger d’Athènes.
Nulle ville, mieux qu’Aix, n’est apte à développer l’amour de l’étude, le culte de la science, la passion des lettres, le goût de la méditation. On l’a dit souvent, mais il est bon de le redire, de le répéter sans se lasser à un moment où ceux-là qui devraient surtout le savoir paraissent l’avoir et le vouloir oublier. Le grand argument que donnent les transferristes contre notre ville, c’est celui-ci : « Aix est endormi, Aix meurt. On n’y a pas le goût au travail. » Pourtant rien n’est changé ici, depuis le temps de Peiresc, de du Vair, de Malherbe, de Vauvenargues, de Mirabeau, de Mignet, de Thiers, de Victor de Laprade, de Frédéric Mistral, ― pour ne citer que quelques noms éclatants, qui appartiennent à l’histoire spirituelle d’Aix et qui tous ont témoigné de l’influence que la vieille cité universitaire avait eue sur leur développement, tant littéraire que moral. Aujourd’hui encore, la liste serait longue des anciens professeurs et des anciens élèves du Collège catholique, du Lycée, des Facultés, d’Aix, qui, à Paris, puisque la centralisation l’emporte, continuent la tradition littéraire et soutiennent le bon renom de l’Athènes provençale.
Il est vrai, ce n’est que récemment qu’il nous a été donné de connaître cette surprenante théorie que résume un professeur aixois, demeurant à Marseille, à la fin de son Rapport pour l’année scolaire 1897-98. « Puisque décidément, dit M. Clerc, les étudiants ne veulent pas venir là où se trouvent les professeurs, que l’on mette les professeurs là où se trouvent les étudiants. » C’est dans ce même rapport que M. Sarcey a pris les arguments de ses Libres Propos. Je me permettrai de faire respectueusement remarquer à M. Clerc que la première partie de son raisonnement n’est point exacte, puisqu’elle est contredite par le rapport même de M. le doyen Ducros qui constate que « 14 étudiants, habitant Marseille, » viennent suivre les cours à Aix. Et si les étudiants justement n’habitent point notre ville, c’est qu’on facilite, par les heures des cours, accumulés en deux journées, leur séjour constant à Marseille ; on favorise, le plus que l’on peut, l’état actuel des choses, et il est facile ensuite de déclarer triomphalement que la moitié des étudiants résident à Marseille et que « les professeurs doivent donc aller aux étudiants, puisque ceux-ci ne viennent pas aux professeurs. »
Il ne m’appartient pas de faire remarquer combien est désavantageuse pour les études et la préparation de la licence cette manière de multiplier en deux jours toutes les heures des cours en laissant tout le reste de la semaine inoccupé, alors qu’il serait si facile, en mettant de côté des considérations étrangères, sinon intéressées, d’espacer largement les conférences en laissant l’intelligence de l’étudiant respirer, pour ainsi dire, entre chacun des efforts d’attention qu’il doit donner, et s’assimiler à l’aise les éléments de son instruction. Les professeurs et les élèves se verraient davantage, la vie universitaire serait véritable, et personne ne s’en plaindrait.
Mais systématiquement on éloigne les étudiants, par une abondance de dispenses, vraiment extraordinaire, à la Faculté de droit, par une accumulation de cours, vraiment étrange, à la Faculté des Lettres, et un Sarcey peut alors écrire qu’il manque « aux professeurs la collaboration de la province ». Ah !comme c’est mal connaître l’état de la question, et comme c’est surtout mal connaître l’état d’âme de la ville d’Aix.
« En créant les Universités provinciales, a récemment dit, à Toulouse, M. Leygues, ministre de l’instruction publique, nous avons voulu créer des centres intellectuels rivaux et distincts….
Les Universités ne doivent pas rester isolées et comme étrangères dans les régions où elles sont établies. Elles doivent participer de plus en plus à la vie locale. Elles doivent s’imprégner du génie particulier de la province, étudier les idiomes, défendre les monuments, recueillir les traditions, s’incorporer à la cité, protéger, faire revivre en un mot tout ce qui constitue le caractère, l’originalité, la physionomie des provinces ». Chacune des propositions de ce beau programme ne vous semble-telle pas un démenti formel, et comme un soufflet, donné à toutes les propositions des transferristes, et s’il est une ville où il ne puisse aboutir n’est-ce pas précisément la cosmopolite Marseille, sans monuments ni traditions, et s’il est une ville où il puisse admirablement se réaliser n’est-ce pas Aix justement qui, avec ses bibliothèques, son riche musée, ses vieux hôtels, ses traditions, est comme un large trésor toujours ouvert et que bien des générations de professeurs ne pourront épuiser.
Comment l’Université, à Marseille, participerait-elle à la vie fiévreuse, commerciale, intéressée, tout économique, de la cité ? Nous avons sous les yeux les exemples de l’École de médecine et de la Faculté des sciences.
De quel génie l’Université s’imprègnerait-elle, chez nos voisins, si ce n’est de cette grossièreté fameuse déjà au temps de Cicéron et qui n’a pas laissé d’inspirer le seul poëte dont Marseille puisse s’énorgueillir, je veux dire Victor Gelu ? Elle fait le fond des rudes chansons de celui-ci comme de la plupart des conversations que l’on entend, là-bas, dans les rues, sur le port, et qui, ma foi, sentent toujours l’ail. L’Université chérit d’habitude de plus doctes parfums.
Pour étudier les idiomes de la Provence, il n’est pas de mines plus riches que notre Bibliothèque Méjanes, dont les Marseillais, pour le dire entre parenthèses, songent aussi à nous dépouiller ; qui veut le tout, veut la partie, et que les bibliothèques particulières, si patiemment, si intelligemment réunies, qui, comme celles de M. Arbaud, ne sont jamais fermées aux savants ni aux travailleurs ?
Quels monuments défendrait l’Université, à Marseille ! Cette ville, fondée par les Grecs, n’a rien qui témoigne de son origine, alors que les gorges de Saint-Marc ont pu livrer à M. Marion de nombreux spécimens préhistoriques dont il a tiré grand parti, alors que des fouilles restent à faire au vieil oppidum salien qui dominait autrefois les collines d’Entremont et à l’ancien camp romain de Roquefavour, alors que les Bains Sextius, la Cathédrale, et ses célèbres tapisseries, tant de vieux hôtels, attendent des monographies dignes d’eux. Aix est bien la ville, pleine de caractère, d’originalité, de traditions, dans laquelle s’est, siècle à siècle, sculptée la physionomie de toute une province, dont elle fut et dont elle reste moralement la capitale.
Il est vrai que le cours Mirabeau s’égaie encore, chaque jour, du départ de quelques vieilles diligences, et que cela, paraît-il, ne va pas sans choquer l’esprit de progrès qui anime certains de ces Messieurs de la Faculté de Droit. À Marseille, les étudiants pourraient contempler d’autres spectacles, et employer plus joyeusement, si non plus utilement, leur jeunesse. Il n’y aurait alors que les parents assez arriérés, pour s’en plaindre. Mais Madame une telle pourrait « trouver de l’eau pour faire bouillir ses pommes de terre », puisqu’enfin c’est le suprême argument que l’on a pu trouver en faveur du transfert. De telles considérations ne sauraient l’emporter dans l’esprit d’un ministre qui me semble avoir médité et compris une phrase de ce Balzac, que l’on va justement fêter ces jours-ci : « La politique actuelle, a dit le grand romancier, oppose les unes aux autres ces forces humaines pour les neutraliser, au lieu de les combiner pour les faire agir dans un but quelconque ». Que l’on accorde à Marseille son port franc, que l’on laisse à Aix, que l’on y développe ses Facultés et de l’action naturelle et combinée de ces deux villes, sœurs désormais, nous verrons surgir l’âme de la Provence avec une nouvelle et définitive splendeur.
Joachim GASQUET. »

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 104-105 :

« Il eut l’abomination constante des Beaux-Arts. Il ne faisait d’exception que pour l’Université.
« ― Elle vient de loin, faisait-il… La Sorbonne et saint Louis, le Collège de France et François Ier… Deux amis des peintres, ces deux rois… Giotto et Titien ont rudement marqué le coup… Puis, j’aime les grands corps établis, l’Université, les ordres religieux, les Salons… oui, les Salons, s’ils étaient ce qu’ils devraient être… Tout le mal vient des écouillés des Beaux-Arts… Ah ! Roujon ! Roujon !… Il faudrait se défendre contre de tels types qui mettent l’art en coupe réglée, avoir une corporation établie, un corps d’état, écoutez un peu, où on contenterait son amour de la discipline, sans trop perdre de son bon sentiment bohème, comprenez-vous ?… Moi, je voudrais avoir des élèves, un atelier, leur léguer mon amour, travailler avec eux, sans rien leur apprendre… Un couvent, un moutier, un phalanstère de peinture ou on s’entraînerait ensemble… Vous viendrez nous de parler du Tintoret ou de Sophocle, comme Taine… Mais pas de cours, pas d’enseignement de la peinture… Le dessin passe encore, ça ne compte pas, mais la peinture, c’est en regardant soi-même les maîtres, la nature surtout, qu’on apprend, et en voyant peindre les autres… Mais tout cela, ce sont des rêves… Travaillons. » »

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 81-82 :

« Seul un ami, Antoine Marion, professeur à la Faculté des sciences de Marseille et conservateur du museum d’histoire naturelle, vient le voir, le dimanche, de loin en loin, dresse un chevalet à côté du sien, le rattache au monde, en lui parlant de ses travaux géologiques, d’un aixois, le marquis de Saporta, son collaborateur avec lequel il est en train d’établir la grande hypothèse évolutive de la migration des arbres devant les froids du pôle, de la lutte des espèces végétales s’adaptant entre elles. Esprit vif, tempérament clair, Antoine Marion expose, le pinceau à la main, les idées darwiniennes, la découverte qu’il a faite, au pied de la Sainte-Victoire, de squelettes d’anthropoïdes. Il trace, à profonds traits, l’histoire du globe, la naissance dans ce coin de Provence des paysages qu’ils peignent, leur premier affleurement au-dessus des glaces, leurs séculaires transformations, et que dans toutes leurs couleurs et leurs nuances se perpétue la vie inscrite de leurs origines. Il s’exalte. Un frisson de science enveloppe les deux hommes, perdus dans la poussière. Cezanne s’arrête de peindre… Les sillons fument. Les pins embaument. Les vieilles pentes du monde s’azurent d’un bleu plus irréel d’être ainsi mieux compris. L’immense sensibilité du peintre vacille de nouveau dans toutes ses recherches. Le mystère géologique se surajoute au tourment mystérieux d’aimer la terre et les éléments pour eux-mêmes. Comme toujours, dans ce cerveau halluciné de savoir et d’amour, des théories s’ébauchent, qu’il rapporte tout de suite à son art. La science le mord cette fois, comme la littérature naguère. Il pense. Il réfléchit. Il souffre.

Il doute. »

15 (ou 5 ?) juin

Andries Bonger, le beau-frère de Theo Van Gogh, achète à Vollard trois tableaux de Cezanne : Tasse, verre et fruits, II (R320), pour 1 500 francs ; Fleurs dans un pot d’olives (FWN790-R477), pour 1 500 francs ; Nature morte, avec pommes et poire (FWN810-R638), pour 500 francs, dont le châssis porte l’inscription au dos : « Cezanne Vollard 6 rue Laffitte », ainsi qu’un quatrième tableau, Nature morte, assiette avec pommes et une poire, dont l’attribution à Cezanne est devenue douteuse.

« Assiette avec fruits » reproduit en noir et blanc dans Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, figure 5 p. 14.

Le tableau  320 est vu sur une photographie de 1904, accroché sur un mur de la maison de Bonger, 56, Stadhouderskade, à Amsterdam.

Leeman Fred, Odilon Redon and Émile Bernard. Masterpieces from the Andries Bonger Collection, Amsterdam, Van Gogh Museum, Zwolle, Waanders Publishers, 156 pages, p. 117 ; photo, Archives Bonger, Amsterdam, Rijksmuseum, illustration n° 96, p. 96.

De même le tableau FWN790-R477 est vu sur une photographie chez Bonger.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, p. 14.

L’attribution de R320 est douteuse. Walter Feilchenfeldt la rejette, mais pas Theodore Reff.

Walter Feilchenfeldt, « On authenticity », dans Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, p. 14.
Feilchenfeldt Walter, Warman Jayne et Nash David, The Paintings of Paul Cezanne. An online catalogue raisonné, http ://www.cezannecatalogue.com/exhibitions/.
Reff Theodore, « Book Reviews : The Paintings of Paul Cezanne, A Catalogue Raisonné », The Burlington Magazine, volume CXXXIX, n° 1136, novembre 1997, p. 798-802, p. 801-802.

Une lettre de Vollard à Bonger indique un prix d’achat total de 5 000 francs, tandis que les Archives Vollard enregistrent deux paiements d’un montant total de 4 500 francs.

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,3) fos 132, 135 et 151 ; archives Bonger, E.10, et archives Vollard, MS 421 (4,3) fos 135, 151, pour le prix ; Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », 592 pages, 955 numéros, New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, notices 320, 477, 637, p. 216, 318, 417.

29 juin

Julie Manet note dans son journal :

« Chez Petit, exposition de la collection Choquet [sic], dont j’avais toujours entendu parler mais qu’on ne voyait pas depuis la mort de ce père Choquet qui a réuni avec un goût délicieux des tableaux, des meubles et des faïences qui devaient former un intérieur étonnant allant avec son particulier possesseur. Un délicieux portrait de Choquet peint par M. Renoir montre l’être fin qu’il devait être.
Il possédait de très jolis Cezanne ; des natures mortes surtout, une me plaît ; »

Manet Julie, Journal de Julie Manet, préface de Jean Griot, Paris, Klincksieck, 1979 ; réédition Paris, éditions Scala, 1987, [jeudi 29 juin 1899], p. 173.

Fin juin (?)

Cezanne part dans le Midi.

Lettre de Cezanne à Marthe Conil, 16 mai 1899 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 270-271.

Trop affirmatif : il l’envisageait comme possible dans la lettre citée en référence. Il est en tout cas en région parisienne début septembre (procuration à sa soeur le 3 septembre pour la vente du Jas de Bouffan). Il a pu passer juillet et août à Aix, mais aucune certitude.

1er, 3 et 4 juillet

Vente de la collection de la veuve de Victor Chocquet, à la galerie Georges Petit, comprenant 31 tableaux et 3 aquarelles et pastels de Cezanne catalogués, ainsi que d’autres œuvres hors catalogue.

Le catalogue de vente contient une préface de Théodore Duret et une autre de L. Roger-Milès.

Les enchères pour les œuvres de Cezanne s’échelonnent entre 145 francs, pour une petite étude à l’huile, et 4 620 francs pour Mardi gras (FWN668-R618), adjugé à Durand-Ruel, qui achète 16 tableaux.

Duret rend hommage à Chocquet dans la préface du catalogue : « Il était surtout infatigable au sujet de Cezanne, qu’il mettait au tout premier rang. Et comme la peinture de Cezanne par son côté de grandeur et de tragédie, était précisément celle qui excitait alors le plus d’opposition, beaucoup s’amusaient de l’enthousiasme de M. Chocquet, qui leur paraissait quelque chose comme une douce folie. »

Une exposition particulière des tableaux a lieu le 29 juin. Julie Manet s’y rend et note dans son journal : « Il possédait de très jolis Cezanne ; des natures mortes surtout, une me plaît. » Elle remarque que, grâce à Vollard, les prix de Cezanne montent bien. Monet aurait conseillé au comte Isaac de Camondo (4, rue Glück) d’acheter La Maison du pendu (FWN81-R202), ce qu’il fait, par l’intermédiaire de Durand-Ruel, pour 6 200 francs. Ce tableau n’est pas catalogué. Il fait partie du lot « 106 ― Sous ce numéro seront vendus environ vingt tableaux non catalogués. »

Lettre de Monet à Camondo, [juin 1899] ; Wildenstein Daniel, Monet. Vie et œuvre, Lausanne Paris, Bibliothèque des arts, tome IV, 1985, n° 1467, p. 338 (cette lettre est aujourd’hui perdue) ; Manet, [29 juin 1899 et 1er juillet 1899], 1987, p. 173-174.

Vollard achète notamment quatre tableaux de Cezanne (FWN624-R241, FWN918-R258, FWN90-R268, FWN735-TA-R318) et une aquarelle de Delacroix qu’il cédera plus tard à Cezanne (n° 111, Roses et hortensias) [prix ?].

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,3) f° 137.

Cette aquarelle, gouache et pastel sur papier gris, 65 x 65,4 cm, appartient au musée du Louvre.

Le livre de stock de Durand-Ruel enregistre les achats de tableaux, puis leurs ventes. Les prix d’achat, augmentés de 5 % de frais, diffèrent parfois des prix mentionnés dans les comptes rendus de presse) :

Titre et date N° de stock Prix d’achat N° de photographie N° du catalogue de vente Vente et exposition Référence
Mardi gras 5333 4 620 francs 1362 N° 1 Vendu à Chtchoukine le 18 novembre 1904, 20 000 francs [FWN668-R618]
Au fond du ravin 5334 997 francs [en réalité 1 500 francs + 5 %] 1849 N° 4 Vendu à Bernheim-Jeune le 17 novembre 1899, 3 000 francs [FWN123-R393]
Le petit pont 5336 2 310 francs 1380 N° 8 Vendu le 10 février 1900 à Bernheim-Jeune [FWN143-R436]
Un coin de bois (1883) 5337 1 522 francs 1363 N° 9 Vendu le 10 février 1900 à Bernheim-Jeune. Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 44 [FWN107-R312]
Un pré (1882) 5338 840 francs 3399 N° 10 Vendu à E. Fabbri le 6 février 1901, 4 000 francs [FWN180-R506]
Fleurs et fruit (1880) 1 365 francs N° 13 Vendu à Durand-Ruel, New York (stock, n° 4847) le 25 mars 1924. Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 46 [FWN826-R719]
La route (1872) 5340 2 002 francs [en réalité 1 900 francs + 5 %] 1364 N° 14 Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 40 [FWN102-R275]
Les petites maisons d’Auvers (1881) 5341 2 002 francs [en réalité 1 500 francs + 5 %] 1369 N° 15 Vendu à Durand-Ruel, New York, le 27 septembre 1926. Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 41 [FWN82-R220]
Un dessert (1878) 5342 3 675 francs 1368 N° 17 Exposé aux Grafton Galleries, 1905, Londres, n° 39 [FWN745-R337]
Fleurs dans un vase (1880) 5343 2 100 francs 1367 N° 20 Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 48 [FWN733-R316]
Chemin à l’entrée de la forêt 5344 1 260 francs 1309 N° 28 Vendu à Strauss le 26 mars 1900, 3 000 francs [FWN131-R375]
Fleurs 5345 1 470 francs N° 29 Vendu à Cherfils le 16 octobre 1899, 3 000 francs [FWN732-R315]
Pommes et gâteaux (1877) 5346 2 100 francs 1365 N° 30 Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 43 [FWN744-R329]
Le plat de pommes ou Fruits (1877) 5347 2 100 francs 1366 N° 31 Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 45 [FWN742-R348]
Portrait de M. Chocquet 5388 378 francs 1983 ? [n° 106] Vendu le 15 janvier 1902 à Bernheim-Jeune [FWN437-R292]
Portrait de M. Chocquet assis, 1879 5389 472 francs 3558 ? [n° 106] Vendu à Durand-Ruel, New York, le 2 janvier 1929 (stock, n° 5079). Exposé aux Grafton Galleries, Londres, 1905, n° 42. FWN439-[R296]
Archives Durand-Ruel, Paris, livre de stock, nos 5333-5347 et 5388-5389.

Le bordereau d’ajudication de la vente, établi par Me Paul Aulard, qui n’est connu qu’en partie, enregistre les achats de Durand-Ruel. Sur ce bordereau ont été ajoutés les numéros de stock de la galerie et les numéros de photographies, ainsi que quelques précisions :

« Me Paul Aulard, Commissaire-Priseur à Paris, Rue St. Marc, N° 6
Sucr de Me Béchard des Sablons.
Bordereau d’adjudication
Vente
Doit M. Durand Ruel
Rue

z 2016-07-31 à 01.12.22

Bordereau d’ajudication (2 pages), sur papier à en-tête « Me Paul AULARD, Commissaire-Priseur à Paris, Rue St. Marc, N° 6, Sucr de Me Béchard des Sablons », vente des 1er et 5 juillet 1899, daté « 7 juillet 1899 » ; Archives Durand-Ruel, Paris.

 

Catalogue des Tableaux modernes par Cezanne, Courbet, Delacroix, Manet, Monet, Renoir, Sisley, Tassaert, aquarelles & dessins, objets d’art et d’ameublement, anciennes porcelaines tendres de Sèvres… dont la vente, par suite du décès de Mme Vve Chocquet, aura lieu Galerie Georges Petit, 8, rue de Sèze, à Paris, les samedi 1er, lundi 3 et mardi 4 juillet 1899 à deux heures, Paris, Imprimerie Georges Petit, 1899, 119 pages, 367 numéros, tableaux de Cezanne nos 1-31 p. 19-28, aquarelles de Cezanne nos 107-109 p. 75 (prix annotés sur un exemplaire du catalogue), aquarelle de Delacroix n° 111 p. 76.

« M. CHOCQUET
Monsieur Chocquet a été un admirateur de la première heure des peintres impressionnistes. À l’époque qui paraît aujourd’hui si lointaine — tant le goût et les jugements ont changé — où les peintres impressionnistes débutaient au milieu des railleries, M. Chocquet s’était personnellement senti séduit par eux. Il était allé à eux sans attendre, à la première vue de leurs œuvres.
Il ne s’était point trouvé riche en entrant dans la vie. Il avait dû, pour vivre, devenir employé au Ministère des Finances. Il habitait, après 1870, un petit appartement au haut d’une maison de la rue de Rivoli, ayant vue sur le jardin des Tuileries. Ce logis était tout rempli de vieux meubles, et de dessins et de tableaux bordés de jolis cadres en bois sculpté. On y reconnaissait le raffinement de l’homme de goût qui, sans avoir beaucoup d’argent à dépenser, sait, à force de recherches et de persévérance, se composer un intérieur adapté à sa manière d’être.
M. Chocquet, dans sa jeunesse, s’était épris de la peinture de Delacroix. Au moment où Delacroix était encore généralement dédaigné, il avait donc pu acquérir un ensemble de ses œuvres. L’homme qui avait si bien commencé, en allant d’instinct à Delacroix, est ensuite allé de même, d’instinct, aux impressionnistes. Il les aimait tous, mais les trois pour lesquels il avait eu surtout un goût d’élection, qui était devenu la source d’un chaud dévouement, étaient Mme Berthe Morizot, Renoir et Cezanne.
Il fallait le voir, au premier rang, toutes les fois que les impressionnistes trouvaient occasion de montrer leurs œuvres au public, aux expositions ou aux ventes. Il devenait une sorte d’apôtre. Il prenait, les uns après les autres, les visiteurs qu’il connaissait et s’insinuait auprès de beaucoup d’autres, pour chercher à les pénétrer de sa conviction et leur faire partager son admiration et son plaisir. C’était un rôle ingrat à cette époque des débuts, car on ne recueillait guère que des sourires ou des railleries. Le public avait alors son siège fait ; il blâmait toujours, avant même de regarder. M. Chocquet ne se rebutait point. Je me rappelle l’avoir vu s’efforcer de gagner ainsi les critiques connus, tels qu’Albert Wolff et des artistes hostiles, venus par simple esprit de dénigrement.
C’était, vers 1878, un homme maigre et élancé, avec un front découvert, sur lequel se relevaient des cheveux blancs. Il était d’une politesse parfaite et d’une grande modestie.
Il n’émettait jamais son opinion qu’avec simplicité et dans les formes les plus déférentes. De la sorte, il avait réussi à se faire écouter par beaucoup de gens qui, à cette époque, n’eussent toléré d’aucun autre l’éloge des peintres de la nouvelle école. On ne pouvait s’empêcher de se laisser captiver par cet homme si courtois, si modeste, et qui cependant trouvait des accents chaleureux pour faire valoir des considérations désintéressées sur les choses d’art et soutenir de jeunes artistes, alors presque universellement combattus.
M. Chocquet s’était fait ainsi un renom et lorsqu’il apparaissait, on se plaisait à l’attaquer sur son sujet favori. Il était toujours prêt. Il avait toujours le mot, lorsqu’il s’agissait des peintres ses amis. Il était surtout infatigable au sujet de Cezanne, qu’il mettait au tout premier rang. Et comme la peinture de Cezanne, par son côté de grandeur et de tragédie, était précisément celle qui excitait alors le plus d’opposition, beaucoup s’amusaient de l’enthousiasme de M. Chocquet, qui leur paraissait quelque chose comme une douce folie.
Parmi le groupe d’amateurs, d’amis, de critiques, que les impressionnistes avaient, après quelques années, réuni autour d’eux, M. Chocquet jouissait d’une affection générale. Sa figure bienveillante, sa foi communicative, son ardeur de propagande, en faisaient l’homme que tous aimaient à rencontrer.
La fortune lui échut sur le tard. L’employé du Ministère des Finances devint, par héritage, propriétaire d’une maison à Paris et de terres en Normandie. Il n’en éprouva aucune joie. Il était trop vieux pour changer son genre de vie. Il avait perdu une fille unique encore jeune. Il ne s’était jamais consolé de ce malheur, et la fortune, dont il ne savait que faire et qu’il n’avait plus l’espoir de laisser à un des siens, lui parut sans charmes. Il a continué à vivre jusqu’à la fin, modeste dans ses habitudes et épris surtout des choses d’art.
Tous ceux qui ont connu M. Chocquet, aiment à se le rappeler. Et je suis personnellement reconnaissant de l’occasion qui m’est ici donnée, d’évoquer, pour ses vieux amis, la physionomie de cet homme si bon, d’un goût si sûr et si délicat.
Théodore Duret.

LA COLLECTION CHOCQUET
L’un des plus ardents et plus éloquents défenseurs de l’école impressionniste, M. Théodore Duret, vient de dire, avec son cœur, ce que fut M. Chocquet, quel charme se dégageait de sa conversation, de son goût, de sa foi dans les artistes auxquels il s’attachait d’étroite et dévouée affection ; j’ai, à mon tour, le devoir d’examiner ce qu’est la collection laissée par lui. Je le ferai rapidement, parce que les pages qui vont suivre diront mieux, avec chaque œuvre, quelle fut l’intelligence singulièrement élevée de cet homme, qui eut l’amour le plus désintéressé de l’art, et l’amour, poussé jusqu’à les entourer de coquetterie, des œuvres qu’il avait été assez heureux pour découvrir et installer dans son petit musée.
C’est, en effet, dans des cadres de bois sculpté, — ces encadrements que les amateurs se disputent à coup de billets de banque — qu’il a placé la plupart de ses tableaux, les uns célèbres, les autres émanant de talents inconnus, ignorés ou oubliés ; il voulait que les tableaux se trouvassent bien chez lui, et il leur eût dit volontiers, comme certain collectionneur que je connais : « Bonjour, mes amis, » le matin en s’éveillant ; et en s’endormant, le soir : « Mes bons amis, je vous remercie. »
Il a connu en effet d’énormes joies, le père Chocquet ; et l’on ne peut pas prétendre qu’il n’ait pas professé l’éclectisme le plus libéral, puisqu’on trouve dans sa collection, à côté d’œuvres de début de Delacroix, des œuvres de la maturité de Cezanne. Il faut remarquer, cependant, que sa compréhension spéciale de l’art ne s’est pas égarée sur beaucoup de peintres : on sent le chercheur dans les œuvres réunies et dans les noms voulus : ce sont Delacroix, Tassaert, Courbet, Renoir, Manet, Claude Monet, Cezanne.
Ce n’est certainement pas par un simple effet du hasard, que l’on peut étudier, en cette collection célèbre d’ailleurs auprès des amateurs, la manifestation du génie de Delacroix à toutes les époques de sa carrière ; on n’y rencontre pas seulement le grand romantique qui rayonne d’une magnifique clarté sur l’École de 1830 : on l’y voit apparaître également comme copiste, comme portraitiste, comme animalier, comme peintre de nature morte, comme paysagiste et comme illustrateur. Si M. Chocquet, qui défendait Delacroix de son admiration, susceptible de s’affirmer par des sacrifices, à un moment où Delacroix était encore attaqué par les pontifes de la tradition, si M. Chocquet a voulu prouver que son peintre préféré avait en lui le frisson qui passe dans les œuvres éternelles, il y a pleinement réussi. Parmi tous les morceaux de Delacroix qui sont ici catalogués, tableaux, esquisses, études, qu’il s’agisse de peinture, d’aquarelles ou de dessins, il n’y a rien d’indifférent ; on s’étonne devant les uns, on salue les autres comme de vieilles connaissances et l’on va de l’un à l’autre, attiré, retenu, fasciné, et l’on admire : il y a là du métal précieux et de la menue monnaie, mais chez un artiste de l’envergure de Delacroix, la menue monnaie présente un extraordinaire intérêt de curiosité. Les Delacroix de la collection Chocquet ! Beaucoup de gens en parlent de confiance, avec enthousiasme, sans les connaître ; je gage que parmi ces thuriféraires, il y aura des déceptions ; mais tous les délicats seront ravis devant ces morceaux de haut goût, devant cette sélection de l’œuvre d’un grand artiste, sélection qui suit pas à pas sa vie, marquant ses étapes de génie, depuis les bégaiements de l’éclosion, jusqu’aux heures de la pleine maturité.
[…]
A un moment de sa chasse patiente au morceau d’art précieux, M. Chocquet rencontra sur sa route, vers 1871, l’Impressionnisme, qui errait l’âme en peine : et l’Impressionnisme, trouvant une oreille attentive, lui conta son odyssée :
« Partout on me raille, partout on me repousse, partout on veut nier mon effort, on veut méconnaître mes conquêtes, on veut fermer les yeux à la vérité que je montre. Ceux qui sont mes disciples préférés ont beau peindre avec de la lumière, on leur refuse la lumière ; ils enveloppent leurs paysages d’une atmosphère où l’air vibre et transparaît, et l’on refuse d’y venir respirer ; ils mettent à la surface de l’eau, fleuve ou mer, le frisson qui joue avec les regards du ciel, ou le spasme brodant la crête des vagues d’une écume qui a la blancheur fugitive de la réalité, et on refuse d’aimer leurs rivières et de se laisser émouvoir à leurs marines. Et cependant Manet, Renoir, Monet, Sisley, Cezanne, sont des maîtres, à l’originalité définie, à l’audace magnifiquement expressive, à la volonté réfléchie de se hausser hors des traditions stationnaires. »
Et M. Chocquet retrouva devant ses révolutionnaires le bel enthousiasme qui l’avait enflammé trente ans auparavant pour Delacroix combattu et Tassaert méprisé ; et il ouvrit toute grande la porte de son foyer à Manet, à Monet, à Renoir, à Cezanne, à Mlle Berthe Morizot, et à d’autres encore. On verra de Manet des œuvres étonnantes de sensation aiguë, telles que les Paveurs de la rue de Berne, Monet dans son atelier, et des fleurs, des fleurs comme il savait les interpréter ; on verra de Renoir des chefs-d’œuvre dans lesquels sa maîtrise s’exprime avec une extraordinaire mesure d’art, et une mesuré non moins extraordinaire de séduction. Je laisse de côté son Moulin de la Galette, qui est une toile célèbre, et je m’arrête par exemple, soit devant la jeune femme assise au cabaret, à Bougival, ou la petite Nymphe assise au bord de la mer : ce sont là, très différentes d’inspiration, deux perles rares, deux œuvres d’une enchanteresse simplicité d’imagination et d’une exécution qui ravit ; dans un siècle, on ne discutera pas l’éloge à ces morceaux-là ; on les classera parmi les glorieuses reliques que l’art a semées à travers les siècles, pour se hausser hors du temps et appartenir à tous les temps.
On verra de Monet, à côté de Bateaux de pêche, de date très ancienne, des œuvres telles que la Prairie, la Meule, Falaise à Varengeville, etc., qui expliquent pourquoi le maître est aujourd’hui célèbre ; on verra des Cezanne d’une crânerie exaspérée, des Cezanne auxquels avait été conquis M. Chocquet, par le père Tanguy, un autre apôtre convaincu, qui d’ailleurs ne recueillit guère de son apostolat qu’une misère, supportée d’ailleurs avec beaucoup de philosophie et de courage.
On voudrait pouvoir passer en revue un à un tous les artistes représentés dans cette collection des plus remarquables, collection formée par un homme bienveillant et généreux, qui ne se laissait pas rebuter par l’ironie de ses contemporains, et voyait ses tableaux, et ses dessins, dans l’avenir. On devra même examiner attentivement les petites toiles non signées, qui font partie de la collection et que M. Chocquet regardait d’un œil également attendri : se sont toujours d’exquis régals de couleurs : fleurs délicates, écloses un jour d’inspiration, sous le pinceau d’artistes qui ne devaient pas arriver à la notoriété, et que M. Chocquet essaya tout au moins de défendre de l’oubli.
Qu’on ne s’y trompe donc pas, la collection Chocquet, par son ensemble où se révèle l’une des expressions les plus pures de ce que doit être un amateur intelligent et volontaire, est digne de la célébrité qu’on lui accorde depuis longtemps, et sa dispersion, en faisant bien des heureux, nous aura permis de saluer une dernière fois, avant le long silence d’éternité, la mémoire de l’homme éminemment bon et du fin connaisseur qui l’avait réunie.
L. ROGER-MlLÈS.

TABLEAUX
CEZANNE
1 — Mardi-Gras.                  [4 400 F, Durand-Ruel, [FWN668-R618], reproduit]
Arlequin, vêtu de rouge et de noir, la batte sous le bras droit, des gants noirs à la main gauche, le bicorne en bataille, marche fièrement.
Derrière lui, Pierrot, en veine d’espièglerie, est en train de préparer une niche à ce camarade.
Tous deux, qui n’ont revêtu sans doute cet accoutrement qu’à la faveur des jours gras, ont bien la physionomie des déguisés, à qui s’applique tout spécialement le vieux dicton que l’habit ne fait pas le moine.
Derrière eux il y a des rideaux de tapisserie, dont l’un est relevé.
Cadre en bois sculpté.
Toile. Haut., 1 m. 02 ; larg., 75 cent.
CEZANNE
2 — La Méditerranée.                  [1 500 F, Bernheim-Jeune, FWN96-R279]
A droite, les maisons à toiture de tuiles rouges sont étagées sur la falaise, parmi la verdure des frondaisons d’été.
A gauche, la mer bleue, sous un ciel d’azur : au fond, la côte que dominent les falaises.
Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 42 cent. ; larg., 58 cent. 1/2.
CEZANNE
3 — Été.                  [1 400 F, Georges Viau, FWN181-R509]
A travers les branches, on aperçoit les constructions, dont le soleil caresse la muraille.
Au-devant de la maison coiffée de tuiles rouges, le sol est tout paré d’herbe verte.
Toile. Haut., 65 cent. ; larg., 81 cent.
CEZANNE
4 — Au fond du ravin.                  [1 500 F, Durand-Ruel, FWN123-R393]
Dans l’escarpement des roches, les arbustes ont poussé quand même et la vie s’exprime dans ce coin de nature, au milieu des déchirements.
Ciel gris ennuagé.
Toile. Haut., 78 cent. ; larg., 53 cent. 1/2.
CEZANNE
5 — Auvers, vu des environs.                  [950 F, Durand-Ruel, FWN99-R277]
Dans l’écartement des grands arbres, on aperçoit au loin, disposées en amphithéâtre, les maisons du village aux toitures rouges ; le ciel est gris et nuageux.
Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 59 cent. ; larg., 49 cent. 1/2.
CEZANNE
6 — Auvers.                  [2 620 F, Thadée Natanson, FWN134-R401]
Sur la pente, douce d’une colline, les maisons étagées de plusieurs hameaux et des parties de terrains aux cultures diverses.
Ciel gris, ennuagé de blanc.
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 45 cent, 1/2 ; larg., 54 cent. 1/2.
CEZANNE
7 — En sortant d’Auvers.                  [1 000 F, Vollard, FWN90-R268]
À gauche, un pré, planté de quelques grands arbres ; à droite, dans sa ceinture de murs, des constructions coiffées de tuiles, et au fond, une colline, dont la crête apparaît dans l’éloignement.
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 48 cent. 1/2 ; larg., 64 cent. 1/2.
CEZANNE
8 — Le Petit Pont.                  [2 200 F, Durand-Ruel, FWN143-R436]
Au milieu de la forêt, un pont de pierre dont le tablier est fait de poutres de bois ; le ruisseau réfléchit les arches et les verdures, en des miroitements d’une intense vérité.
Toile. Haut., 59 cent. 1/2 ; larg., 72 cent.
CEZANNE
9 — Un Coin de bois.                  [1 450 F, Durand-Ruel, FWN107-R312]
Une pente douce : un sol chauve de verdure, et planté de grands arbres ; et à droite, plus loin, dans la vallée, les maisons d’un hameau.
A travers les branches à demi dépouillées, on aperçoit le ciel gris.
Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 65 cent. ; larg., 54 cent.
CEZANNE
10 — Un Pré.                  [800 F, Durand-Ruel, FWN180-R506]
Un pré planté d’arbres, puis, de l’autre côté d’un talus, une chaumière ; à gauche, un mur éclairé de soleil ; à droite, d’autres prés également plantés d’arbres, et d’autres masures.
Toile. Haut., 60 cent. 1/2 ; larg., 50 cent.
CEZANNE
11 — L’Eté.                  [900 F, Rosenberg, FWN183,R508]

508]
Un pré à l’herbe tendre et claire, telle qu’en un matin de mai. Et, à demi cachée par une haie de buissons, une chaumière, dont la toiture apparaît à peine, sous l’épaisse frondaison des branches, qui forment une voûte de verdure, protectrice de l’ombre.
Toile. Haut., 48 cent. ½ ; larg., 63 cent.
CEZANNE
12 — Une Ferme, à Auvers.                  [750 F, Auguste Pellerin, FWN182-R507]
Un pré vert : des arbres touffus et, au fond, à demi cachées, les constructions d’une ferme.
Toile. Haut., 49 cent. ; larg., 65 cent.
CEZANNE
13 — Fleurs et Fruits.                  [1 300 F, Durand-Ruel, FWN826-R719]
Sur une table, un pot contenant des fleurs, et au hasard, trois fruits.
Toile. Haut., 58 cent. ½ ; larg., 41 cent. 1/2.
CEZANNE
14 — La Route.                  [1 900 F, Durand-Ruel, FWN102-R275]
Une route marquée par une double rangée d’arbres ; puis un mur, puis, sur un terrain plus élevé, un groupement de maisons, toiturées de tuiles rouges.
Les arbres tendent leurs branches aux feuilles blondes, sous le ciel gris où se devine une profondeur d’azur.
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 47 cent. ; larg., 63 cent.
CEZANNE
15 — Les Petites Maisons d’Auvers.                  [1 500 F, Durand-Ruel, FWN82-R220]
À mi-côte d’une colline aux cultures variées, trois petites maisons, dont les branches des arbres cachent une partie.
Au-dessus de l’horizon, un ciel bleu.
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 89 cent. 1/2 ; larg., 54 cent.
CEZANNE
16 — La Barrière.                  [880 F, Bernheim-Jeune, FWN80-R200]
Un pré dont la limite est signifiée par une barrière de bois ; plus loin, les maisons d’un village, maisons de brique coiffées de tuiles brunes ; et, plus loin encore, une colline dont la crête boisée se dessine sur le ciel gris. Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 44 cent. 1/2 ; larg., 84 cent. 1/2.
CEZANNE
17 — Un Dessert.                  [3 500 F, Durand-Ruel, FWN745-R337]
Sur une commode en partie couverte par une nappe, une carafe en grès, une flûte à Champagne, un coing, des pommes, un couteau, et d’autres fruits dans une faïence.
Signé à droite, en bas : P. Césanne.
Toile. Haut., 60 cent. ; larg., 78 cent.
CEZANNE
18 ― La fontaine.                  [2 800 F avec le n° 19, Bernheim-Jeune, FWN675-R643]
Dessus de porte.
Toile. Haut., 3o cent. ; larg., 1 m. 24 1/2.
CEZANNE
19 — Nymphes au bord de la mer.                  [2 800 F avec le n° 18, Bernheim-Jeune, FWN676-R644]
Dessus de porte.
Toile. Haut., 29 cent. 1/2 ; larg., i m. 24 1/2.
CEZANNE
20 ― Fleurs dans un vase.                  [2 000 F, Durand-Ruel, FWN733-R316]
Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 5g cent. ; larg., 48 cent.
CEZANNE
21 ― Fleurs épanouies.                  [950 F, Vollard, FWN735-TA-R318]
Cadre en bois sculpté.
Toile. Haut., 49 cent. ; larg., 87 cent.
CEZANNE
22 — Les Pêcheurs.                  [2 350 F, Hessel, FWN634-R237]
Signé à droite, en bas.
Haut., 55 cent. ; larg., 81 cent.
CEZANNE
23 — Le Ruisseau.                  [145 F, Vollard, FWN624-R241]
Signé à droite, en bas.
Haut., 16 cent. ; larg., 22 cent.
CEZANNE
24 — Naïades.                  [275 F, Vollard, FWN918-R258]
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 19 cent. ; larg., 22 cent.
CEZANNE
25 — Petite Ville sur la falaise.                  [retiré de la vente]
Cadre en bois sculpté.
Toile. Haut., 17 cent. ; larg., 24 cent.
CEZANNE
26 — Tigre.                  [480 F, Behrendt, FWN648-TA-R298]
Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 28 cent. ; larg., 37 cent.
CEZANNE
27 — La Baigneuse.                  [505 F, Bernheim-Jeune, FWN924-R259]
Signé en bas, à gauche.
Toile. Haut., 33 cent. 1/2 ; larg., 42 cent.
CEZANNE
28 — Chemin à l’entrée de la forêt.                  [1 250 F (1 200 F mentionné par John Rewald), Durand-Ruel, FWN131-R375]
Toile. Haut., 55 cent. ; larg., 45 cent. 1/2.
CEZANNE
29 — Fleurs.                  [1 400 F, Durand-Ruel, FWN732-R315]
Signé à gauche, en bas.
Toile. Haut., 54 cent. 1/2 ; larg., 46 cent.
CEZANNE
30 — Pommes et gâteaux.                  [2 000 F, Durand-Ruel, FWN744-R329]
Sur une console, un compotier rempli de pommes, une assiette de gâteaux et quelques pommes et poires.
Signé à gauche, en bas.
Toile, Haut., 46 cent. 1/2 ; larg., 55 cent. 1/2.
CEZANNE
31 — Fruits.                  [2 000 F, Durand-Ruel, FWN742-R348]
Sur une table de cuisine, en partie caché par une nappe, un plat rempli de pommes, un sucrier et une poire.
Signé à droite, en bas.
Toile. Haut., 45 cent. 1/2 ; larg., 55 cent.
AQUARELLES & PASTELS
CEZANNE
107 — Roches, parmi les bruyères, en forêt.                  [155 F, Sainsère, RW010]
Signé à gauche, en bas : 1867.
Aquarelle sur papier blanc.
Haut., 22 cent. ; larg., 35 cent.
CEZANNE
108 — Chemin dans la montagne.                  [180 F, Eugène Blot, RW017]
Signé à droite, en bas.
Aquarelle sur papier mastic.
Haut., 23 cent. ; larg., 35 cent.
CEZANNE
109 — Fleurs et fruits.                  [390 F, Bernheim-Jeune, RW008]
Sur une table couverte d’une nappe, un vase de fleurs, une orange et différents objets de métal.
Signé à gauche, vers le milieu.
Aquarelle sur papier maïs.
Haut., 18 cent. ; larg., 15 cent.
DELACROIX
(eugène)
111 — Roses et hortensias.
Aquarelle sur papier gris.
Haut., 61 cent. ; larg., 61 cent. »

Revue de presse

« La maison déserte », Le Matin, 16e année, n° 5584, vendredi 9 juin 1899, p. 1.

« LA MAISON DÉSERTE
7, rue Monsigny — M. et Mme Chocquet — Une collection de belles choses — La petite fille adoptive et les héritiers inconnus.
Il n’y a qu’à Paris qu’on voit ça, c’est vraiment le cas de le dire — une maison abandonnée depuis de longues années, remplie de chefs-d’œuvre, de tableaux de maîtres, tableaux qu’on croyait perdus, de bibelots rares, de meubles curieux, de pièces de toutes sortes, joie des amateurs et des collectionneurs. Et cette maison est en plein cœur de Paris, 7, rue Monsigny, en face du théâtre des Bouffes.
Il y a une trentaine d’années, cette maison de confortable apparence était habitée par un très aimable homme, M. Chocquet, qui fut un simple chef de bureau au ministère de l’intérieur, sous l’Empire, mais qui possédait une belle fortune. La maison de la rue Monsigny lui appartenait ; il avait en outre, près d’Yvetot, des fermes et un château. M. Chocquet était un homme bon, généreux. Fort épris de tout ce qui est beau, collectionneur enragé, il passait les heures de loisir que lui laissait son travail de bureau, à fouiller un peu partout, à la recherche de tableaux ou d’œuvres d’art. Il s’était lié avec nombre d’artistes dont il fut un peu le Mécène, et qui lui payaient sa large hospitalité en lui offrant des toiles qui, jadis dédaignées, ont aujourd’hui une valeur considérable.
C’est ainsi que M. Chocquet, à l’époque où les impressionnistes soulevaient les risées ou les colères des amateurs éclairés, augmentait sa galerie de morceaux dus aux pinceaux de Monet, de Pissarro, de Sisley, de Renoir, de Manet, de Cezanne, etc., que l’on couvre d’or maintenant.
M. Chocquet mourut, il y a une vingtaine d’années. Sa fortune, ses immeubles, ses collections, passèrent entre les mains de sa veuve, son ancienne femme de ménage [inexact], qu’il avait épousée, et qui l’avait servi et soigné avec beaucoup de dévouement. Fille de la campagne, elle abandonna bientôt Paris, où elle s’ennuyait, dans la grande maison vide de la rue Monsigny, et se retira près d’Yvetot, dans le château qu’elle y possédait, donnant ses soins à ses fermes. Un beau jour, elle fit fermer les portes et les volets de l’hôtel de la rue Monsigny à l’aide de fortes serrures et de solides cadenas, interdit à quiconque de pénétrer, et disparut.
Trop tard.
Les voisins, croyant que Mme Chocquet avait tout déménagé en se retirant en Normandie, ne songèrent jamais à s’occuper de l’immeuble abandonné que, dans le quartier, on appelait « la maison déserte ». On ne s’occupa plus d’elle. On sut vaguement que, n’ayant ni enfants, ni parents auxquels elle pût s’intéresser, elle adopta une petite fille de deux ans, actuellement âgée de quatorze ans, qu’elle fit instruire et élever selon ses moyens.
Il y a deux mois environ, un jeudi, vers neuf heures du matin, Mme Chocquet fut frappée d’une attaque. Sa femme de chambre lui dit :
— Madame ne va pas mourir de suite, c’est certain ; mais un malheur est vite arrivé. Il serait bon qu’elle s’occupât de la situation de sa fille adoptive.
— Vous avez raison. Allez chercher le notaire.
Le notaire arriva à midi. Il y avait vingt minutes que Mme Chocquet avait cessé de vivre. Dans un secrétaire, on trouva un brouillon de testament non signé.
Le juge de paix d’Yvetot fit apposer les scellés à Paris. M. Péchard, commissaire de police du quartier Gaillon, procéda à l’opération et ne fut pas peu étonné de trouver dans l’immeuble des tableaux de maîtres : Monet à côté d’Eugène Delacroix, Manet à côté de Tassaert, Cezanne en face d’Ingres ; des meubles anciens, et plus de mille pièces de porcelaine ancienne, le tout sous dix-huit ans de poussière. Son âme de collectionneur en tressaillit.
On chercha les héritiers. Un homme d’affaires du Havre en trouva une demi-douzaine, neveux, petits-neveux, tous ignorant complètement Mme Chocquet. L’un est débardeur à Rouen ; l’autre porteur aux Halles, à Paris ; celui-ci, ouvrier des quais du Havre ; il y a aussi une bonne, une blanchisseuse, et un tueur de cafards (!), qui habite dans la banlieue de Paris. En tout, onze personnes, travailleurs et pauvres diables.
C’est la loi.
C’est eux qui héritent. Ils se partageront le château, les fermes, la maison de la rue Monsigny. Et on vient de leur faire connaître les résultats de l’expertise de MM. Bernheim et Lasquin, estimant à un million, la valeur des collections entassées par M. Chocquet. Ils se sont réunis et ont décidé d’assister à la vente. Et, le 25 juin, à la salle Petit, lorsque MM. Paul Chevallier et Brière mettront aux enchères toutes ces belles choses, on verra des braves gens ahuris acheter un souvenir de ce bon M. Chocquet.
Et la petite fille ? Celle qui fit la joie de Mme Chocquet, la seule parente que Mme Chocquet connut et aima ? Après la mort de sa mère adoptive, elle fut rendue brutalement à ses parents, et ses parents sont dans la misère. Si les héritiers ne prélèvent pas sur les centaines de mille francs qui vont leur revenir une minime somme pour sa dot, la pauvre petite n’aura rien. On ne lui doit rien. Et ainsi finira le beau rêve commencé dans le luxe. »

 

« Au jour le jour », Journal des débats politiques et littéraires, 111e année, n° 160, samedi 10 juin 1899, p. 1 :

« On va vendre prochainement, à la salle Georges Petit, une collection de peintures impressionnistes dont personne, jusqu’à ces derniers jours, ne soupçonnait l’existence. Elle a été récemment découverte, à ce que nous apprend le Matin au n° 7 de la rue Monsigny, dans une maison déserte qui est fermée depuis plus de dix-huit ans. Cet immeuble appartenait, sous l’Empire, à un certain M. Chocquet, chef de bureau dans un ministère, collectionneur enragé, ami de Manet, de Cezanne, de Renoir, de Monet, de Pissarro, de Sisley, et qui avait réuni un assez grand nombre de toiles de ces peintres, alors dédaignés. Quand il mourut, il y a une vingtaine d’années, M. Chocquet laissa tous ses biens à son ancienne femme de ménage [inexact], qu’il avait épousée. Celle-ci, s’ennuyant à Paris, résolut de se retirer dans une petite campagne que le défunt possédait près d’Yvetot ; elle fit fermer, à l’aide de solides. serrures, la maison de la rue Monsigny qui, depuis dix-huit ans, n’a plus reçu de visiteurs. Lorsqu’on la rouvrit, après la mort de Mme Choquet, on fut fort étonné d’y trouver une collection admirable où Ingres et Delacroix fraternisaient avec les impressionnistes, où de magnifiques meubles du dix-huitième siècle se voyaient à côté de merveilleuses céramiques. On estima le tout à plus d’un million et l’on rechercha les héritiers. On sait que Mme Chocquet avait voulu adopter une petite fille qu’elle élevait ; on retrouva même un brouillon de testament en faveur de cette enfant ; mais le brouillon n’était pas signé. A force de recherches, on a fini par découvrir une demi-douzaine de parents éloignés de Mme Chocquet, un débardeur, un facteur aux Halles, une blanchisseuse et un tueur de cafards (sic). Ce sont eux qui hériteront des Ingres, des Delacroix, des Monet… ou plutôt du prix à provenir de la vente qui va en être faite. »

 

Brésil Léon, « Faits divers. Maison déserte », Le Gaulois, 34e année. 3e série, n° 6392, samedi 10 juin 1899, p. 3.

« MAISON DÉSERTE
Le juge de paix d’Yvetot (Seine-Inférieure) a fait hier apposer les scellés sur un petit hôtel situé rue Monsigny, non loin du théâtre des Bouffes.
Cette maison est déserte depuis dix ans. Elle appartenait autrefois à un chef de bureau du ministère de l’intérieur, M. Chocquet, qui mourut, il y a vingt ans, après avoir épousé sa cuisinière.
M. Chocquet avait accumulé chez lui des tableaux et des bibelots précieux. Sa veuve, qui ne se doutait pas de leur valeur, était allée vivre dans une propriété à Yvetot. »
Mme Chocquet mourait ces jours-ci sans laisser de testament. Des hommes d’affaires ont retrouvé ses héritiers. L’un d’eux est débardeur à Rouen, l’autre porteur aux Halles à Paris, un troisième ouvrier du port au Havre. Ils vont mettre en vente la maison déserte de la rue Monsigny et tous les objets d’art qu’elle contient. »

 

« La maison déserte », Le Temps, 39e année, n° 13883, samedi 10 juin 1899, p. 3 :

« LA MAISON DÉSERTE. — Il existe à Paris, rue Monsigny, n° 7, en face du théâtre des Bouffes-Parisiens, une maison qui, depuis dix ans, est, déserte. Les habitants de cette rue passaient indifférents devant ce petit hôtel aux persiennes closes, et c’est à peine si l’on se souvenait qu’il appartint autrefois à un chef de bureau au ministère de l’intérieur, M. Chocquet, quand, il y a deux mois, un fait anormal attira l’attention des voisins.
M. Péchard, commissaire de police, vint y apposer les scellés. On se renseigna et on apprit que cette maison, que tout le monde croyait abandonnée, renfermait un trésor.
Son ancien propriétaire, M. Chocquet, mort depuis vingt ans, était en effet un amateur d’art, et il avait accumulé chez lui un grand nombre de bibelots précieux, de porcelaines et toiles (d’Eugène Delacroix, de Manet, de Tassaert, d’Ingres, de Claude Monet, de Sisley, de Pissaro, de Cezanne, etc.
M. Chocquet avait épousé son ancienne cuisinière et il en avait fait sa légataire universelle.
Ne se doutant peut-être pas des trésors qu’elle abandonnait, Mme veuve Chocquet s’était retirée dans une propriété à Yvetot et avait fait fermer le petit hôtel de la rue Monsigny, où elle ne revint jamais. Elle mourut, il y a deux mois environ, sans laisser de testament, et c’est le juge de paix d’Yvetot qui, dernièrement, fit apposer les scellés à la maison de la rue Monsigny.
Des hommes d’affaires se sont mis à la recherche des héritiers. Ils en ont déjà découvert une demi-douzaine, neveux, et petits-neveux qui, tous, occupent une situation très modeste. L’un est débardeur à Rouen, l’autre porteur aux Halles à Paris, un troisième est ouvrier du port au Havre. Il y a aussi une bonne d’enfants et un marchand.de pondre insecticide. »

 

« Paris. La maison déserte », La Lanterne, 22e année, dimanche 11 juin 1899, p. 3 :

« La maison déserte
Il existe à Paris, 7, rue Monsigny, en face du théâtre des Bouffes-Parisiens, une maison qui, depuis dix ans, est déserte.
Les habitants de cette rue passaient indifférents devant ce petit hôtel aux persiennes closes, et c’est à peine si l’on se souvenait qu’il appartint autrefois à un chef de bureau au ministère de l’intérieur, M. Chocquet, quand, il y a deux mois, un fait anormal attira l’attention des voisins.
M. Péchard, commissaire de police, vint y apposer les scellés. On se renseigna et on apprit que cette maison, que tout le monde croyait abandonnée renfermait un trésor.
Son ancien propriétaire, M. Chocquet, mort depuis vingt ans, était un amateur d’art, et il avait accumulé chez lui un grand nombre de bibelots précieux, de porcelaines et toiles d’Eugène Delacroix, de Manet, de Tassaert, d’Ingres, de Claude Monet, de Sisley, de Pissaro, de Cezanne, etc.
M. Chocquet avait épousé son ancienne cuisinière [inexact] et il en avait fait sa légataire universelle.
Ne se doutant pas des trésors qu’elle abandonnait, Mme veuve Chocquet s’était retirée dans une propriété à Yvetot et avait fait fermer le petit hôtel de la rue Monsigny. Elle n’y revint jamais et mourut, il y a deux mois, sans laisser de testament. Des hommes d’affaires se sont mis à la recherche des héritiers et en ont découvert une demi-douzaine.
L’un est débardeur à Rouen, l’autre, porteur aux Halles à Paris, un troisième est ouvrier du port au Havre. Il y a aussi une bonne d’enfants et un marchand de poudre insecticide. »

 

« À travers Paris », Le Figaro, 45e année, 3e série, n° 164, 13 juin 1899, p. 1 :

« La collection Chocquet, dont il a été beaucoup parlé depuis quelque temps, sera vendue, dans la galerie Georges Petit, les 1er, 3 et 4 juillet, par le ministère de Mes P. Aulard, P. Chevallier et Brière, assistés de MM. Georges Petit et Mannheim, experts.
On sait que M. Chocquet avait, au cours d’une longue existence, réuni d’admirables œuvres de Delacroix, Tassaert et Courbet, ainsi qu’un grand nombre de tableaux des maîtres de l’école impressionniste, Cezanne, Renoir, Manet, Monet, Sisley, Pissarro, etc. Les deux jours d’exposition, les 29 et 30 juin, permettront d’apprécier avec quel tact, et quel sens de 1’art élevée [sic] M. Chocquet avait su former sa collection, où les meubles et les objets d’art ne le cèdent en rien aux tableaux, aux aquarelles et aux dessins, et l’on comprendra pourquoi le nom de Chocquet jouissait d’une si heureuse réputation parmi les collectionneurs de notre temps. »

 

« La maison déserte », Le Matin, 16e année, n° 5589, mercredi 14 juin 1899, p. 5.

« La maison déserte. — Au Sujet de la maison mystérieuse de la rue Monsigny, M. le docteur Chocquet, qui habite Armentières, nous adresse une longue lettre, pour rectifier quelques détails de notre récit. Notre correspondant nous dit notamment que M. V. Chocquet est né à Lille, le 21 décembre 1821, qu’il était fils d’un filateur de cette ville, le dixième de treize enfants. Il était le propre frère de M. Edmond Chocquet, décédé à Lille, le 29 juillet 1896, à l’âge de soixante-dix-huit ans, qui a légué une somme importante aux hospices de Lille, donné sa maison à la ville pour en faire une école, et collectionneur enragé également, fait différents dons au musée de Lille. M. V. Chocquet fut effectivement chef de bureau au ministère de l’intérieur sous l’Empire et la République. Il habita rue de Rivoli pendant trente-cinq ans, et acheta ensuite l’hôtel de la rue Monsigny. Sa mort ne date pas de vingt, ans, il est décédé le 7 avril 1891.
Son épouse, née Augustine-Marie-Caroline Buisson, était non son ancienne femme de ménage, mais la fille d’un avocat d’Yvetot et la nièce d’un député de la région. Les propriétés de Normandie étaient des biens provenant de la famille de Mme Chocquet, née Buisson. M, le docteur Chocquet nous apprend ensuite que la maison de la rue Monsigny n’était pas aussi inhabitée qu’elle le paraissait. Mme veuve Chocquet, qui résidait habituellement dans son château d’Yvetot, venait à Paris, plusieurs fois l’an, et donnait de l’air à ses appartements. »

 

Joinville, « Nos échos », Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, 8e année, n° 2463, lundi 26 juin 1899, p. 1 :

« Jeudi prochain, s’ouvrira à la galerie Georges Petit, l’exposition de la collection Chocquet. On sait que cette collection, célèbre dans le monde des amateurs, compte de fort belles œuvres de Delacroix, Courbet, Tassaert, Cezanne, Monet, Manet, Renoir, Sisley, Berthe Morizot, etc. Qu’il s’agisse de tableaux, de dessins et d’aquarelles, c’est toujours un choix excellent fait par un homme de goût. On verra également à cette exposition les meubles et objets d’art que M. Chocquet avait recherchés avec un sens très affirmé de ce qui est beau.
La vente aura lieu les 1er, 3 et 4 juillet, par les soins de MM. Georges Petit et Mannheim, experts, et de MM. Aulard et P. Chevallier. Le catalogue illustré se trouve également chez Me Brière. »

 

« Ce qui se passe. Échos de Paris », Le Gaulois, 34e année, 3e série, n° 6408, mardi 27 juin 1899, p. 2 :

« Voici encore une collection célèbre qui va être dispersée : il s’agit de la collection de feu M. Chocquet, dont le catalogue, qui se trouve chez Mes P. Aulard, Paul Chevallier et L. Brière, comprend des tableaux modernes par Cezanne, Courbet, Delacroix, Manet, Monet, Renoir, Sisley, Tassaert ; des aquarelles et dessins, des objets d’art et d’ameublement, d’anciennes porcelaines tendres de Sèvres, des faïences diverses, de l’orfèvrerie ancienne, des pendules et bronzes du dix-huitième siècle, des sièges et meubles des époques de Louis XV et Louis XVI, etc.
La vente aura lieu à la galerie Georges Petit, les 1er, 3 et 4 juillet, par les soins de MM. Georges Petit et Mannheim, experts.
Il y aura deux jours d’exposition, les 29 et 30 juin. »

 

« Ce qui se passe. Échos de Paris », Le Gaulois, 34e année, 3e série, n° 6410, jeudi 29 juin 1899, p. 2.

« Aujourd’hui, à la galerie Georges Petit, ouverture de l’exposition de la collection réunie par feu M. Chocquet : on y admirera, avec un grand nombre d’œuvres de Delacroix, des peintures fort belles des maîtres de l’école impressionniste : Manet, Monet, Renoir, Sisley, Cezanne, Pissarro, Berthe Morizot, etc.
On sait que M. Chocquet fut, en son temps, une manière d’apôtre qui aimait les artistes, faisait tous ses efforts pour en faire goûter l’inspiration par ceux avec qui il se rencontrait et prêchait d’exemple en ne reculant devant aucun sacrifice pour défendre ceux dont le talent l’avait séduit. Et l’on verra, par le succès des enchères de samedi prochain, que le goût du « père Chocquet » ne l’avait pas trompé. »

 

New York Herald, 29 juin 1899 ; Rewald John, « Chocquet and Cezanne », Gazette des beaux-arts, 6e période, tome LXXIV, 111e année, 1206-1207e livraisons, juillet-août 1969, p. 33-96, citation p. 79 ; repris dans Rewald John, Studies in Impressionism, édité par Irene Gordon et Frances Weitzenhoffer, Londres, Thames and Hudson, 1985, 232 pages, p. 121-187, cité p. 162-163 :

« The reporter for the Paris New York Herald, however, soon showed his disappointment. In his opinion, the group of pictures could not measure up to the collections of Desfossés and Count Doria. Thus, on June 29 he wrote :
‘The Chocquet collection of furniture and works of art, respecting which such remarkable stories have been set afoot, will be on view in the Petit Gallery, rue de Sèze, this afternoon.
‘As has already been stated in the Herald, there has been great exaggeration respecting the value of this collection, which has been so long shut up in the mysterious house in the rue Monsigny. What is to be divided among the heirs is a most interesting collection of modem paintings, and some eighteenth-century pieces of furniture…. Among the 188 pictures, drawings and watercolors that figure in the fine illustrated catalogue… I only noticed about twenty that are worthy of separate mention as being of value. Like many such collections, the works are of most unequal merit, and though each artist admired by the collector is represented by numerous specimens, they are mostly studies and sketches. […]
‘To conclude, I should speak of the thirty-one pictures by Cezanne, all of which are distinguished by the hardness and coldness which appear to me to be characteristic of this artist’s work. The best is a landscape not in the catalogue, called Maison du Pendu [R 202]. The most important, which is called Mardi Gras, represents a harlequin and clown. I must confess that I can see no beauty in it.
‘I have omitted to speak of the portrait of M. Chocquet, by Renoir. To those who knew him as I did, the likeness is striking, but there are green reflections in the hair, which give the picture a strange and questionable aspect…
‘I consider that the pictures, drawings and watercolors will not realize more than 300,000 Fr.
‘Among the furniture and works of art there are some good specimens of Sevres porcelain and some fair specimens of eighteenth century furniture, but nothing of great value. If I put the total value of this collection at 80,000 Fr, I think I shall be near the truth.’ »
Traduit de l’anglais :
« Le journaliste à Paris du New York Herald, a cependant rapidement montré sa déception. À son avis, le groupe de tableaux ne pouvait pas être à la hauteur des collections de Desfossés et du comte Doria. Ainsi, le 29 juin, il écrivit :
« La collection Chocquet de meubles et d’œuvres d’art, au sujet de laquelle des histoires remarquables ont été montées, sera à l’affiche à la Galerie Petit, rue de Sèze, cet après-midi.
Comme cela a déjà été indiqué dans le Herald, la valeur de cette collection a été très exagérée, qui a été si longtemps enfermée dans la maison mystérieuse de la rue Monsigny. Ce qui sera réparti entre les héritiers est une collection plus intéressante de peintures modernes, et quelques pièces de mobilier du xviiie siècle… Parmi les 188 tableaux, dessins et aquarelles qui figurent dans le catalogue bien illustré… je n’en ai remarqué que vingt de valeur qui méritent une mention séparée. Comme beaucoup de ces collections, les œuvres sont d’un intérêt inégal, et si chaque artiste admiré par le collectionneur est représenté par de nombreux spécimens, ce sont pour la plupart des études et des croquis. […]
Pour conclure, je dois parler des trente et un tableaux de Cezanne, qui se distinguent par la dureté et la froideur qui me semblent caractéristiques de l’œuvre de cet artiste. Le meilleur est un paysage qui n’est pas dans le catalogue, appelé Maison du Pendu [R 202]. Le plus important, qui est appelé Mardi gras, représente un arlequin et un clown. Je dois avouer que je n’y vois pas de beauté.
J’ai omis de parler du portrait de M. Chocquet, par Renoir. Pour ceux qui le connaissaient comme moi, la ressemblance est frappante, mais il y a des reflets verts dans les cheveux, qui donnent au tableau un aspect étrange et discutable… » »

 

Joinville, « Nos échos », Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, 8e année, n° 2466, jeudi 29 juin 1999, p. 1 :

« Il y aura foule, aujourd’hui, à la galerie Georges Petit, pour admirer une dernière fois, dans son ensemble, la très curieuse collection à laquelle, M. Chocquet avait donné de longues années de sa vie. On remarquera avec quelle coquetterie il avait entouré de cadres sculptés ses peintures préférées, aussi bien les œuvres des maîtres de l’école de 1830 que celles des impressionnistes. Et l’on ne peut s’empêcher de saluer la mémoire de ce bon vieillard qui avait deviné des talents tels que Renoir, Manet et Cezanne, à un moment où il était de bon ton d’en rire.
La vente commencera samedi. »

 

Joinville, « Nos échos », Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, 8e année, n° 2468, samedi 1er juillet 1999, p. 1 :

« Aujourd’hui, première vacation de la vente de la collection Chocquet, à la galerie Georges Petit, par le ministère de Mes Aulard et Chevallier, assistés de MM. Georges Petit et Mannheim, experts. »

 

« Échos », La Justice, 7e année, n° 7098, samedi 1er juillet 1899, p. 2 :

« Il y avait foule, hier après-midi au « vernissage » de l’exposition du « père Chocquet », où nous avons pu admirer des merveilles signées Delacroix, Manet, Pissaro, etc.
On sait que M. Chocquet fut, en son temps, une manière d’apôtre qui aimait les artistes, faisait tous ses efforts pour en faire goûter l’inspiration par ceux avec qui il se rencontrait et prêchait d’exemple en ne reculant devant aucun sacrifice pour défendre ceux dont le talent l’avait séduit. »

 

« Le notaire de Mme Chocquet », Le Matin, 16e année, n° 5606, samedi 1er juillet 1899, p. 2 :

« LE NOTAIRE DE MADAME CHOCQUET
Nous avons reçu la lettre suivante de Me Lefrançois, notaire à Yvetot :
Monsieur le Directeur,
Dans votre numéro du 9 juin, vous avez fait paraître un article ayant pour titre « Maison déserte, M. et Mme Chocquet, etc. » Dans cet article, on lit ceci :
« Il y a deux mois environ, un jeudi, vers neuf heures du matin, Mme Chocquet fut frappée d’une attaque. Sa femme de chambre lui dit :
— Madame ne va pas mourir de suite, c’est certain ; mais un malheur est vite arrivé. Il serait bon qu’elle s’occupât de la situation de sa fille adoptive. »
— Vous avez raison. Allez chercher le notaire.
Le notaire arriva à midi. Il y avait vingt minutes que Mme Chocquet avait cessé de vivre. Dans un secrétaire, on trouva un brouillon de testament non signé… »
Ce passage de l’article du Matin est inexact. En ma qualité de notaire de Mme Chocquet, je proteste vivement et énergiquement contre le passage sus-relaté qui pourrait faire supposer, de la façon dont il est rédigé, aux personnes qui savent que j’étais le notaire de Mme Chocquet, qu’il y a eu négligence et faute professionnelle de ma part, ce qui n’est nullement dans mes habitudes.
La vérité, la voici : Mme veuve Chocquet n’a fait demander à aucun moment le notaire et ce n’est seulement qu’à une heure et demie de l’après-midi, que j’ai été averti par Mme la Supérieure d’un établisse- ment d’éducation de notre ville, de la maladie de Mme Chocquet et de son décès.
Veuillez bien agréer, monsieur le directeur, l’expression de mes sentiments distingués.
Lefrançois
Notaire à Yvetot.
[Que M. Lefrançois se rassure. Nous n’avons jamais critiqué sa conduite professionnelle. Nous avons surtout regretté que la mort subite de Mme Chocquet ne lui ait pas permis de faire le testament qu’elle voulait rédiger en faveur de sa petite fille adoptive qu’elle aimait et qui l’aimait, et qui a dû être rendue à sa famille, très pauvre, après avoir connu les joies du bien-être.] »

 

« À travers Paris », Le Figaro, 45e année, 3e série, n° 183, dimanche 2 juillet 1899, p. 2 :

« Tableaux de Cezanne. — 1 Mardi gras, 4,400 fr. ; 2 la Méditerranée, 1,500 ; 3 Été, 1,400 fr. ; 4 Au fond du ravin, 1,500 ; 6 Auvers, 2,820 ; 7 En sortant d’Auvers, 1,000 ; 8 le Petit Pont, 2,200 ; 9 Un Coin de bois, 1,450 ; 13 Fleurs et Fruits, 1,300 ; 14 la Route, 1,900 ; 15 les Petites Maisons d’Auvers, 1,500 ; 17 Un Dessert, 3,500 ; 18 la Fontaine et 19 Nymphes au bord de la mer, 2,800 ; 20 Fleurs dans un vase, 2,000 ; 21 la Maison du pendu, 6,200 ; 22 les Pêcheurs, 2,350 ; 23 Chemin à l’entrée de la forêt, 1,200 ; 29 Fleurs, 1,400 ; 30 Pommes et Gâteaux, 2,000 ; 31 Fruits, 2,000. »« La vente Chocquet », Le Temps, 39e année, n° 13906, lundi 3 juillet 1899, p. 3.

 

Ed. L., « Notes d’un curieux. La vente Chocquet », Le Gaulois, 34e année. 3e série, n° 6413, dimanche 2 juillet 1899, p. 3 :

« NOTES D’UN CURIEUX
La vente Chocquet
M. Chocquet fut un admirateur de la première heure des peintres impressionnistes. Il était allé à eux sans attendre, à la première vue de leurs œuvres. Et dans l’appartement qu’il occupait au haut d’une maison de la rue de Rivoli, ayant regard sur les Tuileries, il avait réuni une collection qu’enviaient les amateurs les mieux pourvus. C’est cette collection qui se trouve aujourd’hui mise en vente chez Georges Petit. La première vacation a eu lieu hier.
Et l’on a commencé par les Cezanne : Mardi-gras, 4,400 fr. ; Auvers, 2,620 fr. ; le Petit pont, 2,200 fr. ; la Fontaine et les Nymphes au bord de la mer, 2,800 fr., pour passer aux Courbet, dont l’un, Marée basse, s’est vendu 2,750 francs.
M. Chocquet avait défendu Delacroix à un moment où il était encore attaqué par les pontifes de la tradition, et son admiration s’était affirmée par des sacrifices. Aussi possédait-il une vingtaine de toiles de ce grand peintre. On les a mises en vente puisqu’elles faisaient partie de la collection. […]
Naturellement les amateurs et les marchands, nombreux dans l’assistance, s’entretenaient du défunt propriétaire, le père Chocquet, que plusieurs avaient connu. Et l’un d’eux rappelait cette amusante anecdote :
Petit employé de rien du tout, M. Chocquet — feu Chocquet — fut un bonhomme avisé et malin. Il eut les impressionnistes pour presque un morceau de pain. Mais il était si pauvre, si pauvre, qu’un jour ayant découvert un Delacroix, la Fiancée d’Abidas, il emprunta de tous côtés, fit argent de tout, réunit ses maigres économies et parvint à enlever le tableau : 5,000 francs !
Seulement, comment les avouer à sa femme ? Celle-ci l’aurait écharpé… Il prit un moyen terme et n’accusa que 700 francs. Pleurs, scènes, lamentations, brouille dans le petit ménage. Un soir pourtant Mme Chocquet arrive triomphante au bureau.
— Tiens, vois ! fit-elle, en exhibant un paquet de billets de banque. Il y a là 1,500 francs. Nous gagnons 800 francs !
— Comment cela ?
— J’ai vendu le Delacroix. Une occasion superbe.
Chocquet faillit en mourir.
Ed. L. »

 

« La vente Chocquet », Le Temps, 39e année, n° 13906, lundi 3 juillet 1899, p. 3 :

« LA VENTE CHOCQUET. — La vente de la collection Chocquet avait attiré hier un nombreux public à la galerie Georges Petit. Voici les prix les plus intéressants :
[…] Tableaux de Cezanne. — Mardi gras, 4,400 fr. ; la Méditerranée, 1,500 ; Été, 1,400 ; Au fond du ravin, 1,500 ; Auvers, 2,820 ; En sortant d’Auvers, 1,000 ; le Petit Pont, 2,200 ; Un Coin de bois, 1,450 ; Fleurs et Fruits, 1,300 ; la Route, 1,900 ; les Petites Maisons d’Auvers, 1,500 ; Un Dessert, 3,500 ; la Fontaine, et Nymphes au bor-d de la mer, 2,800 ; Fleurs dans un vase, 2,000 ; la Maison du pendu, 6,200 ; les Pêcheurs, 2,350 ; Chemin à l’entrée de la forêt, 1,200 ; Fleurs, 1,400 ; Pommes et Gâteaux, 2,000 ; Fruits, 2,000. »

 

« Au jour le jour », Journal des débats politiques et littéraires, 11e année, n° 183, lundi 3 juillet 1899, p. 1 :

« On a vendu hier, à la galerie Petit, les tableaux de la collection Chocquet, cette collection qui, depuis la mort de son possesseur, était restée enfermée et délaissée dans une maison de la rue Monsigny. M. Chocquet, grand admirateur de l’école romantique, avait été en même temps l’un des premiers premiers partisans de la peinture dite impressionniste. On a donc vendu hier, avec des Delacroix, des tableaux de tous les maîtres qui, depuis quelques années, ont enfin conquis la faveur du public. Voici les prix les plus intéressants
[…] Cezanne : la Maison du pendu, 6,200 fr. ; Fruits, 2,000 fr. ; un Dessert, 3,500 fr. ; Nymphes au bord de la mer, 2,800 fr. ― »

 

« À travers Paris », Le Figaro, 45e année, 3e série, n° 185, mardi 4 juillet 1899, p. 2 :

« Aquarelles et Pastels par Cezanne. — N° 107, Roches, parmi les bruyères, en forêt, 150 fr. ; n° 108, Chemin dans la montagne, 180 fr. ; n° 109, Fleurs et Fruits, 390 fr. »

 

« Les grandes ventes. À la galerie Petit. Collection Chocquet », Le Matin, 16e année, n° 5609, mardi 4 juillet 1899, p. 3 :

« LES GRANDES VENTES
À la galerie Petit — Collection Chocquet.
La vente de la collection Chocquet a commencé samedi. Le total de la première vacation a donné une somme de 287,860 francs. Voici les prix les plus élevés :
[…] Tableaux de Cezanne. — « Mardi gras », 4,400 fr. ;
La « Méditerranée », 1,500 ; « Été », 1,400 ; « Au fond du ravin », 1,500 ; « Auvers », 2,820 ; « En sortant. d’Auvers », 1,000 ; le « Petit Pont », 2,200 ; « Un Coin de bois », 1,450 ; « Fleurs et Fruits », 1,800 ; la « Route », 1,900 ; les « Petites Maisons d’Auvers », 1,500 ; « Un Dessert », 3,500 ; la « Fontaine » et « Nymphes au bord de la mer », 2,800 ; « Fleurs dans un vase », 2,000 ; la « Maison du pendu », 6,200 ; les « Pêcheurs », 2,350 ; « Chemin à l’entrée de la forêt »,1,200 ; « Fleurs », 1,400 « Pomme et Gâteaux », 2,000 ; « Fruits », 2,000.
[…] Hier, deuxième vacation. […]
Les aquarelles et pastels d’autres peintres ont été adjugés : […] « Portrait du peintre Cezanne », par Renoir (pastel), 1,500 ; »

 

« Les on-dit », Le Rappel, n° 10707, mardi 4 juillet 1899 :

« — La vente Chocquet. La vente de la collection Chocquet avait attiré un nombreux public à la galerie Georges Petit. Voici les prix les plus intéressants :
[…] De Cezanne — Mardt gras, 4.400 ; la Méditerranée, 1.500 ; Été, 1.400 ; Au fond du ravin, 1,500 ; Auvers, 2.820 ; En sortant d’Auvers, 1.000 ; le Petit Pont, 2.200 ; Un coin de bois, 1.450 ; Fleurs et Fruits, 1.300 ; la Route, 1.900 ; les Petites Maisons d’Auvers, 1.500 ; Un Dessert, 3.500 ; la Fontaine et Nymphes au bord de la mer, 2.800 ; Fleurs dans un vase, 2.000 ; la Maison du pendu, 6.200 ; les Pêcheurs, 2.350 ; Chemin à l’entrée de la forêt, 1.200 ; Fleurs, 1.400 ; Pommes et Gâteaux, 2.000 ; Fruits, 2.000. »

 

« La vente Chocquet », Le Temps, 39e année, n° 13908, mercredi 5 juillet 1899, p. 3 :

« LA VENTE CHOCQUET. — Le total de la deuxième vacation (aquarelles, pastels et dessins) a été de 29,796 francs, ce qui, avec les 297,860 francs réalisés samedi, donne un chiffre de 327,656 francs.
[…] Les aquarelles et pastels d’autres peintres ont été adjugés : […] « Portrait du peintre Cezanne », par Renoir (pastel), 1,500 ; »

 

« Les grandes ventes. Vente Chocquet », Le Matin, 16e année, n° 5610, mercredi 5 juillet 1899, p. 2 :

« LES GRANDES VENTES
Vente Chocquet.
Le produit des objets d’art de la vente Chocquet s’élève à 99,418 francs. Cette dernière grande vente de la saison, a fini hier à la salle Petit, réalisant un total de 452,635 francs. Il y avait naturellement plus de monde que le jour précédent, étant donné la nature des objets vendus. Quelques-uns des meubles.et bronzes d’ameublement ont été vendus des prix élevés. »

 

« Mouvement des arts. Succession de Mme Veuve Chocquet (Suite et fin) » ; La Chronique des arts et de la curiositésupplément à la Gazette des beaux-arts, n° 26, 5 juillet 1899 ; p. 247-248 :

« MOUVEMENT DES ARTS
Succession de Mme Veuve Chocquet
(Suite et fin)
Aquarelles et pastels
. ― Cezanne. 107, Roches parmi les bruyères, en forêt : 105. ― 108, Chemin dans la montagne : 180. ― 109. Fleurs en fruits : 390 francs. »

 

« Mouvement des arts. Succession de Mme Veuve Chocquet » ; La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 25, 22 juillet 1899 ; p. 235-236 :

« MOUVEMENT DES ARTS
Succession de Mme Veuve Chocquet
Vente faite à la galerie de Georges Petit, du 1er au 4 juillet, par MMes Aulard, Chevallier, Brière et MM. G. Petit et Mannheim.
Tableaux. — Cezanne. 1. Mardi gras : 4.400. — 2. La Méditerranée : 1.500. — 3. Été : 1.400. — 4. Au fond du ravin : l.500. — 5. Auvers, vu des environs : 250. — 6. Auvers : 2.620. — 7. En sortant d’Auvers : 1.000. — 8. Le Petit pont : 2.200. — 9. Un coin de bois : 1.450. — 10. Un pré : 800. — 11. L’Été : 900. —12. Une ferme, à Auvers : 750. — 13. Fleurs et fruits : 1.300. — 14. La Route : 1.900.— 15. Les Petites maisons d’Auvers : 1.500. — 16. La Barrière : 880.
Cezanne. 17. Un dessert : 3.500.— 18. La Fontaine ; et 19. Nymphes au bord de la mer. Dessus de porte : 2.800. — 20. Fleurs dans un vase : 2.000. — 21. Fleurs épanouies : 950. — 22. Les Pêcheurs : 2.350. — 23. Le Ruisseau : 145. — 24. Naïades : 275. — 26. Tigre : 480. — 27. La Baigneuse : 505. — 28. Chemin à l’entrée de la forêt : 1.200. — 29. Fleurs : 1.400. — 30. Pommes et gâteaux : 2.000. — 31. Fruits : 2.000.
[…] (À suivre.) »

 

Williamson É.[douard-Thomas], La Curiosité en 1899. Revue des ventes publiques de tableaux, aquarelles, pastels, dessins, gravures, sculptures, livres, meubles, tapisseries & tous objets d’art et de curiosité faites en France et à l’étranger, Paris, Librairie Polytechnique, Ch. Béranger, éditeur, 1900, 318 pages, Cezanne p. 237-238, 241 :

« Collection Chocquet.
TABLEAUX MODERNES, AQUARELLES, DESSINS ET OBJETS D’ART
Vente des 1er, 3 et 4 Juillet 1889. — Galerie Georges Petit.
Mes Aulard, Brière et Chevallier, Commissaires-priseurs ; MM. Mannheim et G. Petit, Experts.
Catalogue de 367 numéros
Illustré de 30 planches et précédé d’un avant-propos par Théodore Duret et d’une préface par Roger-Milès.
TABLEAUX
1. Cezanne. Mardi gras. Toile. Haut. 1m,02, larg. 75 cent. — 4 400 fr.
2. Cezanne. La Méditerranée. Toile. Haut. 42 cent., larg. 58 cent., signé. — 1500 fr.
3. Cezanne. Eté. Toile. Haut. 65 cent., larg. 81 cent. — 1 400 fr.
4. Cezanne. Au fond du ravin. Toile. Haut. 73 cent., larg. 53 cent. — 1 500 fr.
5. Cezanne. Anvers, vu des environs. Toile. Haut. 59 cent., larg. 49 cent., signé. — 950 fr.
6. Cezanne. Anvers. Toile. Haut. 45 cent., larg. 54 cent., signé. — 2 620 fr.
7. Cezanne. En sortant d’Anvers. Toile. Haut. 48 cent., larg. 61 cent. — 1 000 fr.
8. Cezanne. Le Petit pont. Toile. Haut. 59 cent., larg. 72 cent. — 2 200 fr.
9. Cezanne. Un coin de bois. Toile. Haut. 65 cent., larg. 54 cent., signé. — 1 450 fr.
13. Cezanne. Fleurs et fruits. Toile. Haut. 58 cent., larg. 41 cent. — 1 300 fr.
14. Cezanne. La Route. Toile. Haut. 47 cent., larg. 63 cent., signé. — 1 900 fr.
15. Cezanne. Les petites maisons d’Anvers. Toile. Haut. 39 cent., larg. 54 cent., signé. — 1 500 fr.
17. Cezanne. Un dessert. Toile. Haut. 60 cent., larg. 73 cent., signé. — 3 500 fr.
18-19. Cezanne. La Fontaine. Toile. Haut. 30 cent., larg. lm,24. Nymphes au bord de la mer. Toile. Haut. 29 cent., larg. lm,24. — Ensemble 2800 fr.
20. Cezanne. Fleurs dans un vase. Toile. Haut. 59 cent., larg. 48 cent., signé. — 2 000 fr.
22. Cezanne. Les Pêcheurs. Haut. 55 cent., larg. 81 cent., signé. — 2 350 fr.
28. Cezanne. Chemin à l’entrée de la forêt. Toile. Haut. 55 cent., larg. 45 cent. —1 200 fr.
29. Cezanne. Fleurs. Toile. Haut. 54 cent., larg. 46 cent., signé. — 1400 fr.
30. Cezanne. Pommes et gâteaux. Toile. Haut. 45 cent., larg. 55 cent., signé. — 2100 fr.
31. Cezanne. Fruits. Toile. Haut. 45 cent., larg. 55 cent., signé. — 2 000 fr.
[…]
106. Renoir. Portrait de M. Chocquet. — 3 500 fr.
106. Delacroix. Fleurs. — 3 250 fr.
106. Monet. Paysage. — 2 900 fr.
106. Cezanne. Maison du pendu. — 6 200 fr.
AQUARELLES ET PASTELS
109. Cezanne. Fleurs et fruits. Aquarelle, signé. — 390 fr. »

Autres références

Vauxelles Louis, « Chez les peintres. Un après-midi chez Claude Monet », L’Art et les artistes, 1re année, tome II, n° 9, décembre 1905, p. 85-90, p. 87 :

« Je n’ai guère connu, à ces lointaines époques où nous vendions nos toiles quarante francs, qu’un seul amateur vraiment sincère et désintéressé, M. Chocquet.
Claude Monet nous retrace en quelques mots le portrait de Chocquet, fureteur clairvoyant qui, sans fortune, sut accumuler les meilleures choses de Van Gogh, de Cezanne, de Pissaro, ami véritable des peintres et de la peinture. « Je n’ai vu que Chocquet et Georges de Bellio qui fussent des amateurs, — non des spéculateurs. » »

 

Vollard Ambroise, « Une figure de « grand amateur ». Le comte Isaac de Camondo », Mercure de France, tome cxviii, n° 444, 16 décembre 1916, p. 592-599, p. 597-598 :

« — Ne pourrais-je pas, murmurai-je [Vollard], vous soumettre des œuvres de jeunes d’aujourd’hui ?
M. de Camondo (avec un sourire de pitié) :
— Je vous vois venir ! Et vous n’êtes pas le seul, allez ! Tout le monde semble s’être donné le mot pour me répéter sans cesse : « Puisque vous recherchez, de préférence, les œuvres de jeunesse des grands peintres, pourquoi n’achetez-vous pas aussi des œuvres de peintres jeunes actuellement ?
.— On devrait pourtant savoir que je ne puis pas admettre dans mes galeries des œuvres encore discutées !… Je sais bien ce que vous allez m’objecter : « Et la Maison du Pendu [R 202] de Cezanne ? » Eh bien ! oui, là, j’ai acheté une œuvre qui laissait encore des doutes à tout mon entourage ! Mais j’étais couvert ; je n’avais cédé que devant une lettre autographe de Claude Monet, qui m’avait donné sa parole d’honneur que cette toile était destinée à devenir célèbre un jour. Et cette lettre, je la garde dans une petite pochette, en vrai cuir de Russie, clouée derrière la toile. De cette façon, si quelqu’un de mal intentionné allait jusqu’à me soupçonner d’avoir aimé la Maison du Pendu [R 202], je pourrais, sur le champ, me retrancher derrière Monet !
(Ajoutons que, plus tard, le comte de Camondo, désormais certain de ne pas s’être trompé, et voyant les fortes sommes que mettaient, sur les Cezanne, des amateurs éprouvés, en acheta cependant quelques autres encore. Il en aurait acheté bien davantage, une fois en train mais il savait que, chez Cezanne, la « valeur marchande » allait surtout au « naturiste-mortier », — comme il disait, — et l’on a vu déjà que, d’accord en cela avec la majorité de ses contemporains, il estimait qu’un tableau de nature morte était fait uniquement pour décorer une salle à manger. Or sa salle à manger, comme on l’a vu aussi, était déjà presque pleine de natures mortes d’autres peintres.) »

 

Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 127-128 :

« Un lundi, j’étais allé m’informer si l’on gardait une toile de Baigneuses de Cezanne que j’avais présentée quelques jours auparavant. Je fus introduit dans une pièce qui était le Salon des refusés et où je vis mon tableau. Dans une pièce voisine, deux domestiques causaient entre eux :
— Tu as entendu hier le type qui disait devant le tableau de femmes nues qui est là à côté : « Quel beau morceau de faïence ! » Il est un peu « louf » le frère, que je me disais. Eh bien ! en promenant le « cleb » ce matin, je me suis arrêté devant la vitrine de la brocanteuse, au coin de la rue, pour regarder un grand plat bleu qui est en montre. C’est épatant, mon vieux ! Maintenant que je revois le tableau, moi aussi, je trouve que c’est comme une faïence…
À ce moment, M. de Camondo entrait, accompagné d’un grand jeune homme qu’il conduisit directement devant le Cezanne :
— Je voulais, avant de rendre cette toile, vous la faire voir. Croiriez-vous qu’un critique disait, ici, pas plus tard qu’hier : « Quelle belle faïence ! » Tout le monde sait bien que ce n’est pas Cezanne, mais Renoir qui a peint sur faïence…
M. de Camondo sourit :
— Parce que j’aime me renseigner, certaines gens s’imagineraient que j’achète avec mes oreilles… Vous pourrez leur dire, à tous ces gaillards-là, que j’ai aussi de bons yeux pour regarder.
M. de Camondo s’aperçut de ma présence.
— Ah ! vous voilà, monsieur Vollard… Et me montrant le Cezanne :
— Qu’est-ce qu’elle représente, au juste, votre toile ?
— Mais… des baigneuses, fis-je, tout interloqué.
— Ah ! Ah ! Des baigneuses ! Voulez-vous me dire dans quoi elles se baignent ? Des baigneuses, là où il n’y a pas une goutte d’eau !
Et s’adressant à la personne qui l’accompagnait :
— Vous qui savez tout, dites-moi donc de qui est le mot : « Rien n’entend plus de bêtises qu’un tableau » ? »

 

Vollard Ambroise, Renoir, Les Éditions G. Crès & Cie, Paris, 1920, 286 pages, p. 217-218 :

« On devrait pourtant savoir que je [de Camondo] ne puis pas admettre dans mes galeries des choses encore discutées. Je sais bien ce que vous allez m’objecter : « Et la Maison du pendu [R 202] de Cezanne ? » Eh bien, oui, là, j’ai acheté un tableau qui n’est pas encore accepté par tout le monde ! Mais je suis couvert : j’ai une lettre autographe de Claude Monet, qui me donne sa parole d’honneur que cette toile est destinée à devenir célèbre. Si, un jour, vous venez chez moi, je vous ferai voir cette lettre. Je la conserve dans une petite pochette clouée derrière la toile, à la disposition des malintentionnés qui voudraient me chercher des poux dans la tête avec ma Maison du pendu. »
Ajoutons que, plus tard, le comte de Camondo, désormais certain de ne pas se tromper sur les Cezanne, avec les prix qu’ils faisaient, en acquit quelques autres. Il en aurait acheté bien davantage, mais, chez Cezanne, c’était surtout le « naturiste mortier » qui avait la grosse cote, et l’on a déjà vu que M. de Camondo estimait qu’un tableau de nature morte était fait pour décorer une salle à manger. Et sa salle à manger était pleine de natures mortes. »

 

Paul Durand-Ruel. Mémoires du marchand des impressionnistes, revu, corrigé et annoté par Paul-Louis Durand-Ruel et Flavie Durand-Ruel, Paris, Flammarion, 2014, 331 pages p. 118 :

« Cezanne n’avait que trois tableaux [à l’exposition de 1877], dont l’un intitulé La Maison du pendu [R 202] était l’œuvre probablement la plus remarquable qu’il ait faite et se vendrait un prix fou aujourd’hui au moment où l’on couvre d’or les études et les essais mis par lui au grenier pour les détruire et même une foule de toiles qu’il n’a jamais vues ; elle fut achetée par M. Chocquet, un de mes amis et une des rares personnes dont la vue des œuvres de la nouvelle École exposée dans mes galeries avait ouvert les yeux. Dans la vente que l’on fit après son décès en 1899, le même tableau m’a été adjugé à 6.200 francs pour le compte de M. Camondo. »

 

Gimpel René, Journal d’un collectionneur marchand de tableaux, préface de Jean Guéhenno, Paris, Calmann-Lévy, 1963, 500 pages, p. 180 :

« 16 octobre 1920 — La collection Durand-Ruel […]
Dans une des salles à manger, six natures mortes, une par Monet : des pigeons, deux par Renoir et trois par Cezanne, ces dernières d’un goût admirable. Durand-Ruel reprend : « Tous nos Cezanne sont signés, plusieurs viennent de son ami Chocquet, un pauvre employé qui se ruinait à acheter des impressionnistes et dont la vente fit trois cent mille francs. Aujourd’hui, elle atteindrait trois millions. Ses héritiers étaient des provinciaux et je vous jure qu’ils ne se doutaient pas de la fortune qu’ils héritaient. Cezanne ne pouvait pas être approché, sauf par Vollard. Cezanne, qui avait été un intime de Monet, avait été absent longtemps de Paris et quand il y revint et le rencontra, ils dînèrent ensemble, heureux, même joyeux, et se donnèrent rendez-vous pour le jour suivant ; mais le lendemain Monet recevait de Cezanne ces lignes : « J’ai été bien heureux de te revoir, mais il est préférable que notre rencontre soit la dernière de notre vie. » Vollard, qui est trop intime avec la famille de Cezanne, n’a pas dit, n’a pas pu dire tout sur lui ; le peintre a quitté femme et enfants dans la crainte de leur influence. Monet m’a raconté ceci : il se trouvait dans la rue avec Cezanne, et ce dernier, qui le précédait, fit un faux pas ; Monet, pour le retenir, lui mit vivement la main sur l’épaule et Cezanne, effrayé, faillit se trouver mal. »

 

Rewald John, « Chocquet and Cezanne », Gazette des beaux-arts, 6e période, tome LXXIV, 111e année, 1206-1207e livraisons, juillet-août 1969, p. 33-96, p. 73 ; repris dans Rewald John, Studies in Impressionism, édité par Irene Gordon et Frances Weitzenhoffer, Londres, Thames and Hudson, 1985, 232 pages, p. 160 :

« Eventually eleven heirs were traced. Nine of these were cousins six times removed on the side of Madame Chocquet’s father ; their professions were only slightly less picturesque than those quoted in the papers, among them being journeymen, a gardener, a valet, a weaver, a lady whose third husband was a cook, and two nuns. Each was to receive two thirty-sixths of the total. The two others, cousins five times removed on Madame Chocquet’s mother’s side, were obviously members of the middle class and were to share eighteen thirty-sixths, or one half, of the estate. All seem to have been eager to receive their portion of the windfall, which is understandable in view of the fact that most of them were not only poor, but also advanced in age, the oldest being seventy-six. »
Traduit de l’anglais :
« Finalement, onze héritiers » ont été retrouvés. Neuf d’entre eux étaient des cousins de sixième rang du côté du père de madame Chocquet. Leurs professions étaient légèrement moins pittoresques que celles citées dans les journaux. Parmi eux, il y avait des journaliers, un jardinier, un valet, un tisserand, une dame dont le troisième mari était cuisinier et deux religieuses. Chacun devait recevoir 2/36e du montant total. Les deux autres, cousin et cousine de cinquième rang du côté de la mère de madame Chocquet, faisaient partie à l’évidence de la classe moyenne et devaient se partager 18/36e, soit la moitié de la succession. Tous semblent avoir été désireux de recevoir leur part, ce qui est compréhensible du fait que la plupart d’entre eux non seulement étaient pauvres, mais aussi d’un âge avancé, le plus ancien ayant soixante-seize ans. »

 

Rewald John, « Chocquet and Cezanne », Gazette des beaux-arts, 6e période, tome LXXIV, 111e année, 1206-1207e livraisons, juillet-août 1969, p. 33-96, cité p. 73-74 ; repris dans Rewald John, Studies in Impressionism, édité par Irene Gordon et Frances Weitzenhoffer, Londres, Thames and Hudson, 1985, 232 pages, p. 121-187, cité p. 160-161 :

« L’inventaire du contenu de la maison d’Yvetot où madame Chocquet était morte fut extrêmement complet. Établi en juin 1899, il a duré cinq jours. Il a révélé pas moins de 38 560 francs en billets de banque et pièces d’or, trouvés dans une commode, ainsi que des actions et obligations pour plusieurs milliers de francs. Il semble que les bijoux de madame Chocquet n’étaient pas de grande valeur, mais il y avait une bibliothèque unique de livres de droit, sans doute laissés par son oncle. Il y avait quelques peintures, pour la plupart non signées et non encadrées, énumérées simplement comme « paysage », « intérieur », etc., généralement estimées à cinq francs. L’une d’elles était décrite comme « peinture à l’huile non signée sans cadre, représentant des rochers, estimée deux francs. »
L’inventaire de la maison d’Hattenville n’a pris qu’une seule journée et n’a rien révélé de marquant. C’est évidemment la maison de Paris qui contenait tous les objets de valeur, mais la liste de son contenu, établie en avril par un greffier de justice qui ne pouvait pas faire la différence entre un Manet et un Monet n’aide pas beaucoup à déterminer l’étendue de la collection de Victor Chocquet, surtout que les dimensions ne sont pas données. L’une des caractéristiques surprenantes de cet inventaire est la mention fréquente de tableaux sans cadre, puisque ceux qui connaissaient Chocquet s’accordent sur le fait qu’il était plutôt pointilleux sur les cadres bien sculptés. Il est bien sûr possible que la plupart des peintures n’aient pas été accrochées en raison de l’espace limité de son ancien appartement.
Le greffier de justice, qui de toute évidence n’était pas connaisseur de l’art, n’a en général énuméré les noms des peintres que si les œuvres étaient signées (ou peut-être inscrits sur le dos). Dans la plupart des autres cas, il a simplement indiqué le sujet de l’œuvre ou a avancé une hypothèse quant à son auteur, auquel cas il noté « attribué à ». Ses estimations étaient incroyablement faibles. Cela aurait pu être un procédé pour maintenir les impôts bas, sauf qu’en 1899 les droits de succession, ainsi que le contrôle fiscal, étaient pratiquement inexistants, et la plupart des biens étaient évalués sur une base contractuelle. De plus, les tableaux devaient être dispersés aux enchères, ce qui signifie que leur valeur réelle allait être appelée à devenir peu de temps après une affaire publique. En effet, Mardi-Gras de Cezanne, estimé par le greffier d’une valeur inférieure à 100 francs, a été vendu aux enchères pour 4 400 francs ; Les Paveurs, rue de Berne, de Manet, inscrit sans nom de l’artiste et estimé à 150 francs, a atteint 13 500 francs ; Meule de foin de Monet, acheté en 1888 pour 1520 francs et évalué onze ans plus tard à 800 francs, a par la suite atteint 9 000 francs ; la petite version du Moulin de la Galette, de Renoir, évaluée à 500 francs, a atteint 10 500 francs ; et la Seine à Billancourt, par Sisley, également estimée au prix de 500 francs, est passé à 6 000 francs(88).
(88) L’état des lieux pièce par pièce de la résidence de Paris au 7, rue Monsigny, est reproduit aux pages 74-77 de la Gazette des beaux-arts (juillet-août 1969) où cet article a paru initialement. »

1er juillet

Julie Manet assiste à la première journée de la vente de la collection Chocquet. Elle note dans son journal :

« Samedi 1er juillet Vente Choquet. Je suis excitée à l’idée d’acheter peut-être un Delacroix. Je vais de bonne heure à la salle Petit avec Paule et je charge Vollard de me pousser l’esquisse.
Nous suivons la vente avec Fauché et nous voyons de loin M. Degas qui est très amusant dans sa façon de regarder chaque chose de près avec sa loupe. Il est à côté des Rouart. […]
M. Degas nous offre de venir chez lui et il nous emmène en voiture avec les Delacroix et on quitte les Rouart. Il regrette d’avoir manqué le portrait de Choquet « le portrait d’un fou par un fou », dit-il, il l’aime énormément. Durand-Ruel ne l’a acheté que 3.500 F ; mais M. Degas craint que Camondo ne le prenne [ce qu’il ne fera pas]. »

Manet Julie, Journal de Julie Manet, préface de Jean Griot, Paris, Klincksieck, 1979 ; réédition Paris, éditions Scala, 1987, [samedi 1er juillet 1899], 200 pages, p. 174.

3 juillet

Julie Manet assiste à la journée de vente de la collection Chocquet. Elle note dans son journal :

« Lundi 3 juillet Vente Choquet. Nous retrouvons M. Degas déjà installé, à côté de lui Alexis Rouart et Ernest ; puis les Fauché, Mme Baudot et Jeanne qui est dans tous ses états parce qu’elle veut acheter quelque chose, […] Le portrait de Cezanne au pastel par M. Renoir à 1.500 F. […]
Rien de plus comique à la vente Choquet que les héritiers, des gens des Halles qui paraissaient ne pas savoir marcher sur un tapis, assis sur un banc à marquer le prix de chaque chose de crainte d’être frustrés. »

Manet Julie, Journal de Julie Manet, préface de Jean Griot, Paris, Klincksieck, 1979 ; réédition Paris, éditions Scala, 1987, [lundi 3 juillet 1899], 200 pages, p. 175.

5 juillet

Vente de meubles d’usage, esquisses et études de la collection Chocquet, à l’hôtel Drouot.

Tableaux modernes et anciens, études et esquisses, paysages, figures, sujets de genre, mobilier meublant, piano d’Érard, meubles à tous usages, vaisselle, rideaux, tentures, carpettes, literie et objets divers, vins en bouteilles, après décès de Mme Vve Chocquet, Paris, hôtel Drouot, salle 6, 5 juillet 1899, sans catalogue.

 

« Les grandes ventes. Vente Chocquet », Le Matin, 16e année, n° 5610, mercredi 5 juillet 1899, p. 2 :

« À la salle 6 [hôtel Drouot], on vendra les meubles courants et les tableaux les moins importants de la succession Chocquet. Je n’ai vu, hier, à l’exposition qui en a été faite, qu’un portrait de M. Chocquet, par Renoir, qui valût la peine d’être mentionné. Tout le reste ne comprend que des meubles d’usage et des esquisses ou études, pour la plupart sans aucune valeur. »

10, 11, 12, 17, 18, 19 et 20 juillet

Vente à Yvetot des biens de succession de Mme veuve Chocquet en Normandie.

Succession de Mme Chocquet. Riche mobilier ancien et moderne, argenterie, bijoux, livres, tableaux, gravures, dentelles, pendules, glaces, ivoires, objets d’art et voitures. Vente à Yvetot, rue de Caudebec, au domicile où est décédée Madame Chocquet, de son vivant rentière. 10, 11, 12, 17, 18, 19 et 20 juillet et jours suivants s’il y a lieu, catalogue, 15 pages (Lugt 57480).

 

« Les grandes ventes », Le Matin, 16e année, n° 5614, dimanche 9 juillet 1899, p. 2 :

« Aujourd’hui commence, à Yvetot, rue de Caudebec, la vente du mobilier laissé par feu Mme Chocquet, dont la collection de tableaux et objets d’art vient d’être vendue à la galerie Petit. Dans ce mobilier se trouvent également des tableaux, gravures, et meubles anciens et modernes. »

 

Été

Le peintre nabi hongrois Jozsef Rippl-Rónai (1861-1927) rencontre Cezanne dans l’atelier de celui-ci à Marlotte, d’après ce qu’il témoigne dans ses Mémoires.

Après avoir indiqué comment la présentation de sa toile intitulée Ma grand-mère au Salon du Champ-de-Mars, en 1894, lui valut de connaître Gauguin, Denis, Toulouse-Lautrec et d’être accepté par les nabis, il décrit sa visite à Cezanne :

« J’ai parlé une seule fois à Cezanne, lorsque je lui ai rendu visite dans son atelier. Cet atelier était connu pour ne contenir aucun des tableaux de Cezanne, ils avaient tous été vendus lors de sa première exposition organisée par Vollard, ce marchand d’art alors débutant et sans argent. On m’avait dit que ses tableaux lui avaient rapporté environ 30 000 francs, somme qu’il avait divisée en trois parts entre sa femme, son fils et lui, avant de les congédier, tandis qu’il continuait à travailler en compagnie d’un très jeune écrivain suédois à Marlotte. J’ai vu seulement une image ancienne d’une belle femme de style italien et une chromolithographie suspendue au mur par un clou, de travers et sans cadre. (C’est une chose intéressante, presque incompréhensible et caractéristique de Cezanne que de le voir apprécier ces chromos.) Il parlait peu, surtout lorsque je l’ai interrogé sur les autres artistes. Il vaut peut-être la peine de dire la distinction que cet artiste, d’une grandeur incontestable, fit à propos de trois peintres qui étaient alors au premier plan. Il déclara Puvis de Chavannes « un très grand artiste », Renoir « un homme de talent » seulement, et quand je voulus connaître son avis sur Gauguin, il dit avec dédain « je ne connais pas ce monsieur », alors qu’il le connaissait bien. Gauguin, au contraire, admirait fort l’œuvre de Cézanne3. »

Rippl-Rónai décrit ensuite sa visite, antérieure, à Gauguin :

« La rencontre avec lui eut pour moi la même importance que celle avec Cezanne à Marlotte, près de Fontainebleau, sinon que les circonstances avec Gauguin furent moins simples et plus bohèmes. »

Une page d’une lettre de Rippl-Rónai à son frère rend compte de sa visite à Marlotte et apporte quelques renseignements. Il s’agit d’une page détachée d’un courrier, daté du 20 février 1900 :

« Les noms de ces artistes ne sont pas inconnus pour toi ― P. Cezanne est probablement le seul que tu ne connaisses pas ― sauf si tu as vu son autoportrait dans La Revue blanche ? C’est un homme âgé, le plus ancien impressionniste moderne français et l’un des plus grands maîtres. Un exemple pour nous. L’été passé, j’ai eu une conversation d’une demi-heure avec lui ― très intéressante. C’est un vieil homme simple et très modeste. Il se plaint de ne pas pouvoir peindre assez bien et de n’avoir pas atteint ses buts jusqu’ici4. »

Un autre témoin confirme la présence de Cezanne à Marlotte durant l’été 1899. Il s’agit du jeune peintre norvégien Alfred Hauge (1876-1901), dont Cezanne fit alors le portrait (R 835). Hauge avait vingt-trois ans. Il est vraisemblablement ce « très jeune écrivain suédois » que Rippl-Rónai vit dans l’atelier. Il se trompait sur la nationalité, mais il le vit poser, comme le suggèrent les termes « il continuait à travailler en compagnie [de ce jeune homme] ».

Rippl-Rónai József, Emlékezései, Budapest, A Nyugat Kiadása, 1911, 159 pages, p. 44-45 ; traduction dans Jean Colrat, « Un visiteur oublié », Cezanne et Paris, catalogue d’exposition (sous la direction de Denis Coutagne), Paris, musée du Luxembourg, 12 octobre 2011 – 26 février 2012, Paris, éditions de la Rmn-Grand Palais, 2011, 223 pages, 75 numéros, 115 illustrations, p. 150-153.

Tone Skedsmo a identifié le modèle du portrait représenté par Cezanne : Alfred Hauge. Il justifie l’identification par la correspondance de Hauge avec plusieurs amis norvégiens, dont Munch, durant l’été 1899. Dans ces lettres, Hauge donne une idée précise des conditions du séjour de Cezanne à Marlotte. Le 7 juillet 1899, il annonce la nouvelle à Munch :

« Cezanne, le grand peintre français, habite ici à l’hôtel Mallet. Il a 63 ans et il est excessivement aimable. S’il y a un peintre au monde que je voulais rencontrer, c’est lui, et voilà que je le rencontre de manière inattendue. »

Le 26 août 1899, toujours depuis Marlotte, mais à l’attention de Thorvald Erichsen, Hauge détaille cette rencontre :

« Comme tu l’as entendu dire, je suis avec Cezanne. C’était étrange de rencontrer cet homme qui m’a tant enthousiasmé ces dernières années. C’était le 1er juin. Un vieil homme se présenta à moi à la table d’hôtes, il m’a demandé si j’étais peintre, il lui semblait qu’il pouvait le voir sur moi, il prenait la liberté de se présenter, il était aussi peintre, il s’appelait Cezanne. Ah ! mais c’est le même nom que le fameux Cezanne, qui est mort, dis-je. Alors il me dit qu’il n’y avait pas d’autre peintre qui s’appelait Cezanne et qu’il n’était pas mort ― j’avais toujours cru que Cezanne était mort. À partir de ce moment, nous avons partagé nos repas à une petite table dans le jardin. Il a peint un petit portrait de moi, tout à fait extraordinaire, mais un jour, pris d’un soudain accès de colère ou de folie, il prit un couteau et le lacéra en plusieurs morceaux. Toutefois son fils a l’intention de le faire « rentoiler » et de me le donner sans que son père le sache. À présent Cezanne a 62 ans [sic], mais il a l’air plus âgé, chauve, avec un peu de cheveux blancs sur la nuque, une moustache blanche, une barbichette blanche au menton. Il n’a sûrement plus beaucoup d’années à vivre, il est diabétique, souffre beaucoup, par moments il est complètement asocial.

Il est à moitié séparé de sa femme qui, toutefois, par bienséance, vient chaque dimanche de Paris avec leur fils pour lui rendre visite, mais elle repart le lundi, je n’en dis pas plus car il est souvent méchant avec elle.

Cezanne est très intéressant, particulièrement quand il parle de sa vie.

Il était un compagnon de jeu de Zola, un compagnon d’école, dans ses années d’études. Ils étaient amis jusqu’à il y a dix ans, quand la vie les a séparés. Il a été ami avec Claude Monet, Sisley, Renoir, Pissarro, Forain et beaucoup d’autres. Au sujet de Monet, il disait que « l’œuvre est au-dessous de l’homme ». Il n’a pas grand-chose à dire à propos de Gauguin, si ce n’est qu’il copiait ses tableaux. Je commence à croire qu’il devait avoir raison. J’ai vu les premières œuvres de Cezanne. »

Selon Tone Skedsmo, d’autres lettres de Hauge indiquent que Cezanne appréciait ses dessins, qu’ils peignaient ensemble des aquarelles et qu’il avait échangé un dessin contre une aquarelle de Cezanne et reçu une nature morte.

Skedsmo Tone, « Omkkring et portret malt av Paul Cezanne », Kunst og Kultur, Oslo, 1991, p. 2-25 ; cité par Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I, « The Texts », 592 pages, 954 numéros, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, New York, 1996, notice R 835, p. 500.
Cité par Jean Colrat, « Un visiteur oublié », catalogue d’exposition Cezanne et Paris, sous la direction de Denis Coutagne, Paris, musée du Luxembourg, 12 octobre 2011 – 26 février 2012, Paris, éditions de la Rmn-Grand Palais, 2011, 223 pages, 75 numéros, 115 illustrations, p. 150-153  :

« Quels enseignements tirer du témoignage de Rippl-Rónai, complété par les fragments de la correspondance de Hauge ? Il faut d’abord y reconnaître des erreurs ou des approximations, liées aux dix années qui séparent la visite de la rédaction des Mémoires. Rippl-Rónai se trompe, sur la raison de la vacuité de l’atelier puisque quatre ans ont passé depuis la première exposition chez Vollard et, s’il fut bien question d’un partage d’argent entre Cezanne, sa femme et son fils, il se fit bien avant cette exposition(11), qui fut loin de rapporter 30 000 francs. Mais Rippl-Rónai confirme l’existence de l’atelier de Marlotte, consacré au seul travail, tandis que Cezanne séjournait à l’hôtel Mallet. Ce fut probablement le dernier atelier de Cezanne en région parisienne, puisqu’il partit définitivement s’installer à Aix-en-Provence à l’automne 1899. Il revint certes quelques semaines en 1904 et alla même travailler à Fontainebleau, mais rien n’assure qu’il ait alors repris un atelier. Ces témoignages permettent aussi d’affirmer que si Cezanne s’installait souvent en forêt de Fontainebleau, ce n’était pas seulement à la recherche de motifs. Il pouvait y travailler, longuement, au portrait de Hauge, comme il venait de le faire quelques mois plus tôt avec Vollard dans son atelier parisien, ou encore à des natures mortes, puisqu’il en offrit une à Hauge. Cezanne cherchait manifestement la concentration sur son travail, fuyant la société imposée mais pas celle qu’il choisissait, et fuyant plus encore son foyer. La visite dominicale pouvait être l’occasion pour le fils d’emporter les toiles à Paris, comme le suggère l’épisode du portrait lacéré de Hauge, ce qui expliquerait le vide constaté par Rippl-Rónai. La solitude à Marlotte était aussi sans doute nécessaire à cet homme qui n’avait que soixante ans, mais que Rippl-Rónai vit comme un « vieil homme », tandis que Hauge n’imaginait pas, à juste titre, qu’il eût encore longtemps à vivre. Mais l’incapacité de Cezanne à atteindre « ses buts », selon ses dires, ne tient pas à cette très grande fatigue. Ce propos est une constante, d’après des témoins d’atelier, même si l’on peut noter que Cezanne va ici jusqu’à juger « ne pas pouvoir peindre assez bien ». Lorsque Rippl-Rónai l’interroge sur Gauguin, Renoir et Puvis de Chavannes ― qui sont alors les références majeures du peintre hongrois ―, le rejet, féroce, de Gauguin et le jugement réservé sur Renoir ne surprennent pas davantage. La dépréciation de Monet, rapportée par Hauge, a aussi des antécédents, même si elle prend ici une tournure abrupte. Il n’en va pas de même à propos de Puvis, mort un an plus tôt. Il est hors de question de tenir cela pour un propos en passant : Cezanne était sans faiblesse dès qu’il s’agissait de juger peintres et tableaux. Il est difficile d’imaginer une affinité entre le peintre de la Sainte-Victoire et celui qui était alors reconnu comme le maître de la peinture murale. Selon Gasquet, Cezanne « exécrait » Puvis et aurait parlé de « mauvaise littérature » à propos de la décoration de la Sorbonne. Vollard, rapportant un témoignage de Renoir, signale que Cezanne aurait affirmé, à propos du Pauvre Pêcheur : « C’est bien imité. » Il ajoute que Puvis, venu voir l’exposition Cezanne, serait reparti en haussant les épaules. L’opposition s’est ainsi installée, et l’on a pu récemment tenter de l’articuler en jouant Puvis contre Cezanne afin de faire émerger une autre modernité pour le XXe siècle, une modernité non moderniste, c’est-à-dire non cézannienne. On doit pourtant rappeler que la célèbre formule par laquelle Cezanne définit l’art comme « une harmonie parallèle à la nature », où l’on a cru voir le postulat moderniste de l’autonomie de la surface picturale, est en fait un emprunt à Puvis et constater qu’Émile Bernard et Maurice Denis n’évoquent jamais l’hostilité des deux maîtres, et qu’il leur fut possible de les associer au plus haut de leur admiration. Alors il faut seulement entendre Cezanne dire que Puvis fut un « très grand artiste » et s’interroger sur cette admiration tardive, au moment où lui-même revenait aux grands formats abandonnés depuis trente ans avec ses Grandes Baigneuses, pour lesquelles il fit construire l’atelier des Lauves après avoir quitté celui de Marlotte. »

Août

Leblond Marius-Ary, « L’Idéal artistique du Socialisme et son élaboration au xixe siècle (suite et fin) », La Revue socialiste, tome xxxvi, n° 212, août 1899, p. 181-202, Cezanne p. 192 :

« En peinture, l’impressionnisme aboutissait à la même émotion de naturisme abondant et fécond. Cezanne et Pissaro découvrent la beauté de la terre où les couleurs poussent et s’étalent en moissons saines et succulentes, où les bandes de vert, de bleu, de jaune, de rouge sont des emblaves à l’âme, ayant la valeur nourricière de céréales. Avec eux, de façon spontanée, on broute le vert, on paît le jaune, on rumine le rouge. »

1er septembre

Vollard dépense 150 francs en frais de voyage pour trouver des Cezanne à Aix. Il en obtient douze pour 1 150 francs auprès de Dominique Aubert, oncle de l’artiste. Il achète aussi des cadres en bois sculpté.

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,3) f° 137, et carnet d’adresses de Vollard, MS 421 (4,11), f° 4.

2 septembre

D’après le livre de stock A de Vollard, Georges Viau lui achète une toile de Cezanne pour 500 francs, n° 3323, « 4 pommes dans une assiette contre une petite boite à poudre. à gauche une autre pomme coupée par la toile », 24 x 33 cm, acquise de Cezanne pour 50 francs (Fruits et boîte à poudre, FWN729-R305).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

3 septembre

Depuis Marlotte, Cezanne signe une procuration à sa soeur Marie pour la vente du Jas de Bouffan.

Procès-verbal de vente par adjudication du Jas-de-Bouffan, n° 740, 21 novembre 1899 (secondes enchères), Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E l465, acte n° 740 ; reproduit par Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages.

Septembre

Ouverture de la Maison moderne, 82, rue des Petits-Champs, « une nouvelle maison de production et de vente d’objets d’art usuels », proposant aussi des tableaux de Manet, Monet, Degas, Cezanne, Renoir, Denis, van Rysselberghe, Vuillard, Bonnard, etc.

R., « Chronique de l’art décoratif », L’Art décoratif, septembre 1899, p. 277 ; « Korrespondenzen », Dekorative Kunst, septembre 1899, p. 215.

8 septembre

L’acte de notoriété du décès de Louis-Auguste Cezanne est dressé par-devant Me Mouravit, près de deux ans après le décès de son épouse Anne Aubert, formalité nécessaire pour pouvoir ouvrir la succession et mettre en vente le Jas-de-Bouffan, qui met fin à l’indivision des biens entre les trois cohéritiers : Paul, Marie et Rose.

Acte de notoriété concernant la succession de Louis Auguste Cezanne, 8 septembre 1899 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E 1464, acte n° 593 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 120-123 :

« N° 593                  Notoriété.
L’An mil huit cent quatre vingt dix neuf, et le huit Septembre
par-devant Me Mouravit et son collègue notaires à Aix soussignés,
ont comparu
Mr Auguste Laugier, avoué près le Tribunal civil d’Aix, demeurant à Aix rue de la Monnaie n° 8, M. Siméon Segond entrepreneur de maçonnerie demeurant à Aix, rue Courteissade n° 4
Lesquels déclarent par le présent avoir parfaitement connu M. Louis Auguste Cezanne en son vivant propriétaire ancien banquier qui demeurait et était domicilié à Aix ;
Et attestent à titre de notoriété publique et comme étant à leur connaissance personnelle,
Que ledit Mr Cezanne est décédé à Aix le vingt trois Octobre mil huit cent quatre vingt six
Qu’il était marié en premières noces avec Made Anne Elisabeth Honorine Aubert qui lui a survécu, mais qui est décédée elle-même à Aix, le vingt six Octobre mil huit cent quatre vingt dix sept ;
Que son union avec ladite Made Aubert avait été précédée d’un contrat passé devant Me Béraud notaire à Aix le dix Janvier mil huit cent quarante quatre contenant adoption du régime dotal à l’exclusion de toute communauté ;
Qu’après son décès il n’a pas été dressé inventaire des biens composant sa succession ;
Qu’il n’avait point fait de testament ni autre acte de libéralité pour cause de mort ;
enfin qu’il a laissé pour ses seuls héritiers naturels et de droit ses trois enfants majeurs :
Madelle Marie Cezanne rentière sans profession demeurant à Aix rue de la Monnaie n° 8,
M. Paul Cezanne artiste peintre demeurant à Paris,
et Made Rose Cezanne sans profession épouse de Mr Paul Antoine Maximin Conil avocat avec lequel elle demeure à Aix rue Emeric David n° 20
mariée sous le régime de la séparation de biens suivant contrat passé devant Me Béraud notaire à Aix le dix février mil huit cent quatre vingt un
A l’appui des déclarations qui précèdent, concernant le décès dud. Mr Cezanne, les comparaissants ont représenté aux notaires soussignés une expédition en forme de son acte de décès
Dont acte
fait et passé à Aix en l’étude et aux minutes de Me Mouravit
Après lecture les comparaissants ont signé avec les notaires
[signé] Segond                  [signature non déchiffrée. Probablement attribuable au notaire « collègue » de Me Mouravit]                  Laugier

En outre, les registres de l’enregistrement éclairent sur un certain nombre de dispositions prises par Louis-Auguste Cezanne. Dans le registre coté 12 Q1 23 39, la case 318 concerne Marie Cezanne, et la case 319, Rose. On peut y voir les sommes qui ont été données par leur père aux deux filles, à titre d’avance d’hoirie ou de dot (26 000 francs). On peut supposer que Paul Cezanne a dû recevoir des sommes équivalentes en numéraire.

Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 114.

17 septembre

Auguste Bauchy (propriétaire du Café des Variétés) achète à Vollard le tableau de Cezanne Les Joueurs de boules (FWN643-TA-R285), « esquisse de Cezanne, 3779 », pour 100 francs.

Archives Vollard, livre de stock.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 285, p. 192.

18 septembre

Le Jas de Bouffan est vendu à Louis Granel, sous acte passé par maître Mouravit, le notaire de la famille Cezanne. Maxime Conil, beau-frère du peintre, avait insisté pour faire cesser l’indivision de la succession.

Extrait des minutes de la vente, Archives du Centre des impôts d’Aix-en-Provence.

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 16-18 :

« Lorsque, d’accord avec ses sœurs, il dut, par arrangement de famille, laisser vendre ce Jas, vers la fin de sa vie, je me souviens de ses hésitations, de ses luttes et de son désespoir. Je me souviens surtout de sa pathétique arrivée, un soir, de sa face muette, de ce sanglot qui l’étranglait et de ces brusques larmes qui le soulageaient, ce crépuscule où, sans l’avertir, tandis qu’il peignait, on avait niaisement brûlé les anciens meubles, conservés comme des reliques, de la chambre paternelle.
« ―Je voulais les emporter, vous comprenez… Ils n’ont pas osé les vendre, ils étaient ennuyés… Des nids à poussière, de pauvres choses !… Alors, ils les ont brûlés, sur l’aire… Sur l’aire !… »
Ses yeux malgré lui repeignaient le tableau.
« ― Et moi, qui les conservais comme la prunelle de mes yeux… Ce fauteuil où papa faisait la sieste… Cette table, toujours la même depuis sa jeunesse, où il a aligné tous ses chiffres… Ah ! il a eu l’œil, celui-là, de me gagner des rentes… Qu’est-ce que je serais devenu, dites, sans ça ?… Vous voyez ce qu’on fait de moi… Oui, oui, comme je le dis à Henri, votre père, quand on a un fils artiste, il faut lui gagner des rentes. Il faut aimer son père… Ah ! jamais je n’aimerai assez la mémoire du mien…. Je ne le lui ai pas assez montré… Et voilà qu’on me brûle tout ce qui me restait de lui…
― Ses portraits ? Son portrait du moins demeure.
― Ah ! oui… son portrait… » Et il eut ce geste de suprême indifférence qui l’ennoblissait d’une humilité magnifique, dès qu’on parlait d’une de ses toiles devant lui.
Ce soir-là, il ne voulut pas nous quitter, il dîna à la maison, puis, toute la soirée, nous errâmes dans les rues muettes de son enfance. Sa jeunesse lui remontait au cœur…
« ― Comme tout ça a changé », me disait-il.
Mais sa mémoire, qui était prodigieuse, peuplait l’ombre de mille souvenirs, êtres et choses évoqués au hasard d’une rencontre, d’un coin de façade, d’une enseigne, d’un passant.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »

murmurait-il. »

 Mais la vente sera remise en cause, d’où une nouvelle adjudication le 21 novembre.

Coquiot a une autre interprétation de la raison de la vente du Jas de Bouffan ;

« En 1897, Cezanne perdit sa mère. Il n’avait jamais cessé d’entourer de la plus chaude affection celle qui, de son côté, l’avait toujours soutenu. Il suivit, accablé, le convoi, entre son fils et son beau-frère, M. Maxime Conil ; et, durant des mois, il ne travailla point. Sa mère morte, même il ne voulut plus aller au Jas de Bouffan ; de sorte que la vente de cette propriété fut décidée.
[…]
Quand M. Granel (aujourd’hui décédé) prit possession du domaine, il trouva sur les murs toutes les peintures exécutées par Cezanne et délaissées par lui. Dans le petit atelier, là-haut, des toiles, des dessins gisaient aussi pêle-mêle ; et, ne sachant pas — un ingénieur ! — M. Granel ordonna de tout détruire. On sauva seulement les châssis, parce que c’était du bois ! Alors que le plus débile peintre attache une exceptionnelle valeur au moindre de ses ratés, Cezanne, lui, ne se souciant de rien, avait laissé à l’abandon le patient travail de plusieurs années. Des fétichistes — je veux dire des marchands…. attentifs ont arraché depuis aux murs — et vendent maintenant ce que Cezanne avait dédaigné ! »

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 99-101.

Fin septembre-début octobre

Cezanne rentre à Aix pour s’occuper du déménagement de ses affaires et de son atelier du Jas de Bouffan (Source relative au fait qu’il vide son atelier ? Coquiot dit le contraire, cf. citation au 18 septembre). Il loue un appartement en ville au deuxième étage d’une maison située 23, rue Boulegon, où il fera construire lorsqu’il s’y installera définitivement en décembre un atelier dans les combles. Pendant les travaux, il habitera quelques mois chez Joachim Gasquet. C’est probablement à cette occasion qu’il remplira un questionnaire, Mes confidences, destiné à Marie Gasquet, la femme de l’écrivain.

Cezanne vivra seul rue Boulegon avec sa gouvernante, madame Brémond, mais Hortense et Paul figurent aussi à cette adresse dans le recensement de 1906 et ils vont lui rendre de fréquentes visites de 1900 à 1906.

NB : La rédaction initiale de ce paragraphe, reprise de la chronologie d’Isabelle Cahn, laisse entendre que Cezanne s’installe au 23 rue Boulegon dès son retour. C’est inexact, puisqu’il rentre à Marlotte une fois la maison du Jas  vidée, d’où il signera une nouvelle procuration à Marie le 21 octobre (voir plus bas) en vue de la vente par adjudication qui aura lieu le 21 novembre, ce qui implique qu’il ne sera pas non plus à Aix à cette date. Comme Vollard rachète tout son atelier en décembre, on peut supposer que Cezanne n’est en fait revenu à Aix qu’en décembre (voir plus bas).

5 octobre

D’après le livre de stock A de Vollard, Schuffenecker (Émile ou son frère Amédée) lui achète une toile de Cezanne, n° 3369, « peinture à l’huile représentant un arlequin tenant à la main droite un bouquet de violettes et sous le bras une batte », 105 x 66 cm, acheté 250 francs à Cezanne (Arlequin, FWN671-R620).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

15 octobre

Vollard réclame au collectionneur hollandais Cornelis Hoogendijk une somme de 3 000 francs due pour l’achat de deux natures mortes de Cezanne, réglé en partie seulement quelques mois plus tôt.

Lettres de Vollard à Hoogendijk, [août 1899 ?] et 15 octobre 1899, archives Vollard, 421 (4,1) 3-4 et 421 (4,1) 10, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux.

18 octobre

D’après le livre de stock A de Vollard, Cerfils (Cherfils) lui achète une toile de Cezanne pour 200 francs, n° 3318, « Le ruisseau. Paysage vert. Deux personnages fantomatiques », 16 x 22 cm, achetée 155 francs lors de la vente de la collection Chocquet, du 1er au 4 juillet 1899, n° 23, « Le Ruisseau » (Le Ruisseau, FWN624-R241).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

21 octobre

Maurice Denis note dans son journal quelques échos recueillis sur le travail de Cezanne :

« 21 octobre 1899. Beauvais.
[…] Vollard pose tous les matins chez Cezanne, depuis un temps infini. Dès qu’il bouge, Cezanne se plaint qu’il lui fasse perdre la ligne de concentration. Il parle aussi de son défaut de qualités optiques ; de son impuissance à réaliser comme les anciens maîtres (Poussin, Véronèse, Lenain, il aime aussi Delacroix et Courbet) ; mais il croit avoir des sensations. Pour s’entraîner à peindre dès le matin, il se promène l’après-midi au musée du Louvre ou du Trocadéro et dessine des statues, des antiques ou des Puget, ou il fait une aquarelle en plein air ; il prétend être ainsi tout disposé à bien voir le lendemain. S’il fait du soleil, il se plaint et travaille peu : il lui faut le jour gris. »

Denis Maurice, Journal, tome I « (1884-1904) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 157.

21 octobre

Depuis Marlotte, Cezanne signe une 2e procuration à Marie pour la vente du Jas de Bouffan :

« M. Paul Cezanne rentier demeurant à Marlotte, commune du Bourron (Seine et Marne), suivant pouvoir sous seings privés fait à Marlotte le vingt un octobre dernier (1899) »

Procès-verbal de vente par adjudication du Jas-de-Bouffan, n° 740, 21 novembre 1899 (secondes enchères), Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E l465, acte n° 740 ; reproduit par Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 184-191.

21 octobre-26 novembre

Cezanne expose deux natures mortes et un paysage au Salon des Indépendants, à l’hôtel de Poilly, 5, rue du Colisée :

  1. Nature morte
  2. Nature morte
  3. Paysage.

Il est inscrit sur le catalogue à l’adresse du 31, rue Ballu, à Paris. Il occupe un appartement au 3e étage, situé non loin de celui de Zola, avec qui Cezanne n’a plus de relations depuis des années. Il espère cependant que le hasard lui fera rencontrer son ami d’autrefois (source ?). Un visa de la gendarmerie sur le livret militaire de son fils confirme cet emménagement (renseignement communiqué par Philippe Cezanne).

Calepins cadastraux D1P4, 1876, Archives de Paris.

Revue de presse de la 15e Exposition des artistes indépendants, Paris, 21 octobre – 26 novembre 1899.

« Les artistes indépendants », Le Petit Parisien, 24e année, n° 8394, samedi 21 octobre 1899, p. 2 :

« Les Artistes Indépendants
Les Salons reprennent vie et nous assistons, dès octobre, à une véritable levée de palettes. Ce sont les Artistes indépendants qui ouvrent bravement le feu. Ils se sont installés cette année, dans une galerie nouvelle, 5, rue du Colisée, à proximité des Champs-Elysées, devenue ainsi le Mont Aventin de la peinture.
Mais par quelle fatale sélection ont-ils réduit le nombre de leurs adhérents à une centaine de peintres qui paraissent avoir été triés sur le volet ? C’est à peine si maintenant l’on rencontre à leur Exposition trois ou quatre de ces œuvres fantastiques ou naïves, exécutées par des pinceaux aussi hardis que primitifs, qui faisaient accourir les badauds et amusaient si fort la critique. Est-ce que ce Salon, où ne fonctionne cependant aucun Jury, deviendrait un Salon comme les autres ?
Saluons tout d’abord, parmi les personnalités les plus connues de cette Association libre, M. Valton, dont l’Abreuvoir, d’un excellent dessin et d’une tonalité très chaude, est une des meilleures toiles de cette Exposition, et M. Trouillebert, qui a envoyé une fort belle page, Bords de la Loire, un de ces paysages aux tons glauques et vaporeux que Corot aimait tant. M. Cezanne, un vétéran de l’impressionnisme, artiste très apprécié et coté aujourd’hui, qui n’exposait plus depuis longtemps, est revenu par sympathie à ces Indépendants dont il avait fait partie. Il expose deux grandes natures mortes et un paysage. »

Fagus Félicien, « Petite Gazette d’art – XVe exposition des artistes indépendants », La Revue blanche, tome XX, 1er novembre 1899, p. 387-388 :

« Petite Gazette d’art
XVe EXPOSITION DES ARTISTES INDÉPENDANTS(1)
[…]
du reclus Cezanne, qui triomphe dans la retraite, deux cadres de fruits, ces beaux fruits gras, pleins, pesants, éclatants qui éclaboussent l’étoffe d’une nappe aux blancs souples et moelleux : tels qu’il en a, ses plus beaux peut-être, chez Gustave Geffroy.
(1) Hôtel de Poilly, 5, rue du Colisée, Paris »

 

« Les petites expositions. Les artistes indépendants », Le Matin, 16e année, n° 5731, vendredi 3 novembre 1899, p. 3 :

« De M. Cezanne, l’un des maîtres de l’impressionnisme, deux grandes natures mortes et un paysage. »

 

Leclercq Julien, « Petites expositions. Exposition des indépendants ». La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 33, 4 novembre 1899, p. 298-300, Cezanne p. 299 :

« La fraction qui reste et qui expose cette année, à l’hôtel de Poilly, est évidemment la plus cocasse. Ce ne peut être que par un sentiment de charité que Cezanne a envoyé trois toiles, Signac et Cross chacun une, Schuffenecker trois et Luce deux. Et c’est tout. »

 

Fontainas André, « Art moderne. Expositions Maximilien Luce, Santiago Rusin[ñ]ol, Cezanne », Mercure de France, n° 120, décembre 1899, tome XXXII, p. 816.

« C’est aux Indépendants aussi (15e exposition, 5, rue du Colisée) deux émotionnantes œuvres de Cezanne qui nous captivent et nous charment. »

Autres références

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 78 :

« J’ai appris, par exemple, qu’il avait à Paris, rue Ballu, un vieux camarade, un cordonnier chez qui il allait passer de longues heures silencieuses, qu’il aida, paraît-il, dans des circonstances graves, mais sur lequel jamais il ne soufflait mot. On le surprit parfois, assis dans la boutique poisseuse, affectueux, reposé, son sourire penché sur le pauvre travail de son ami, comme en contemplation devant les vieilles tiges et les bottines rapiécées ; mais il faisait grand mystère et se cachait pour le venir voir. »

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 16 :

« Comme le nom de Cezanne était déjà un peu connu, Vollard s’était associé avec son fils. Il les avait installés chez lui, tous les deux, rue Ballu. Le matin, il venait prendre leur courrier. Afin d’isoler le grand artiste, il ne répondait à aucune lettre concernant ses tableaux.
Pendant ce temps, Cezanne peignait, peignait. Les aquarelles qu’il faisait et qu’il abandonnait sur la route, son fils les ramassait et les rapportait à Vollard.
Un jour, on trouva que j’étais trop épris du talent de Cezanne et on me le cachait. »

 

Voir aussi Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, éd. Crès et Cie, 1914, éd. revue et augmentée, 1924, p. 134-136.

26 octobre

D’après le livre de stock A de Vollard, Cochin (le baron Denys Cochin) lui achète une toile de Cezanne pour 1 200 francs, n° 3460, « huile — bords de la Mediterranée — les premiers plans sont formés de rochers en haut un peu de mer ; au fond des silhouettes de montagnes bleus », 54 x 75 cm, achetée 800 francs à Vuillard le 22 avril 1899 (Montagnes en Provence, FWN124-R391). Il lui vend une autre toile de Cezanne pour 400 francs, n° 3506, « huile ; sous bois très clair », 105 x 90 cm (Clairière, FWN246-R614).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.
4 novembre

D’après le livre de stock A de Vollard, Hessel lui achète une toile de Cezanne pour 550 francs, n° 3827, « cavalier, le feutre garni d’une plume rouge au milieu de guerriers à cheval et à pied », acquise de Cezanne pour 100 francs (Don Quichotte, vu de face, FWN632-R238).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

7 novembre

D’après le livre de stock A de Vollard, Tavernier lui achète une toile de Cezanne, n° 3345, « peinture. paysage marine ; au premier plan des bâtiments couverts de tuiles rouges, à l’horizon deux petits bateaux », 42 x 55 cm, acheté 100 francs à Cezanne (Le Village des pêcheurs à l’Estaque, FWN49-R134).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

Adolphe Tavernier achète aussi à Vollard la toile de Cezanne « huile ; roses dans deux [vases ?] noirs, à côté 3 fruits rouge, jaune, vert ; le fond inachevé 35 x 45 » (livre de stock, n° 4119).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

Vers 1904, Tavernier revendra 500 francs le tableau à Vollard à l’occasion d’un échange. Par la suite, ce tableau sera découpé en deux parties : Nature morte, rose et fruits (FWN785-R471), et Le Vase bleu sombre, I (FWN786-R472)

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 471, p. 316.

Novembre

Des paysages de Cezanne sont exposés à la galerie Durand-Ruel.

Coquiot Gustave, « La vie artistique. Petits salons », Gil Blas, 20e année, n° 7310, mercredi 22 novembre 1899, p. 2 :

« LA VIE. ARTISTIQUE

PETITS SALONS

À la Galerie Durand-Ruel, ce sont les Admirables : le perpétuel triomphe de Manet, de Monet, de Renoir, de Pissarro, de Degas et de Cezanne.

Parmi les grands morts, d’augustes œuvres sont aux murs : des paysages, d’une forte beauté classique, de Courbet, le Tasse, de Delacroix, une Sainteté, de Joachim Patenier et les si amusants Patineurs de Jongkind.

[…] Mais quel contentement encore de revoir les jardins de Pissarro, les neiges lyriques, le Port de Honfleur, la Jetée du Havre, de Monet, les villages nacrés, de Sisley, les chairs délicates et rosées des femmes que représente Renoir ! Puis, les paysages schématiques de Cezanne, d’une belle allure, et de Degas, le ravissement de ses danseuses prestes ou au repos, à côté de toiles où des femmes plongent, comme des batraciennes, dans l’eau d’un bain ! »

7 novembre

D’après le livre de stock A de Vollard, Tavernier lui achète deux toiles de Cezanne, n° 3345, « peinture. paysage marine ; au premier plan des bâtiments couverts de tuiles rouges, à l’horizon deux petits bateaux », 42 x 55 cm, acheté 100 francs à Cezanne (Le Village des pêcheurs à l’Estaque, FWN49-R134) ; n° 3364, « peinture à l’huile représentant un paysage avec des petites chaumières, ciel bleu foncé », 36 x 48 cm, acheté 250 francs à Cezanne (Le Moulin à huile, FWN65-R186).

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

21 novembre

Seconde vente aux enchères publiques par adjudication à la bougie du Jas de Bouffan. Les enchères sont remportées à 75 000 francs par Me Laugier, avoué, pour le compte de Jean Joseph Granel, ingénieur agronome, qui avait déjà emporté les premières enchères du 24 octobre 1899. Cezanne, qui habite à Bourron-Marlotte, est représenté à la vente, ainsi que sa sœur Marie, par Marcellin Maria.

Procès-verbal de vente par adjudication du Jas-de-Bouffan, n° 740, 21 novembre 1899 (secondes enchères), Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E l465, acte n° 740 ; reproduit par Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 184-191 :

« N° 740                  Procès verbal d’adjudication
L’An mil huit cent quatre vingt dix neuf, et le mardi vingt un novembre, à dix heures du matin,
Par devant Me Mouravit et son collègue, notaires à la résidence d’Aix, soussignés.
Ont comparu
M. Marcellin Maria, employé, domicilié et demeurant à Aix,
agissant au présent au nom et comme mandataire constitué de :
1° Melle Marie Cezanne fille majeure rentière domiciliée et demeurant à Aix rue de la Monnaie n° 8 suivant procuration passée devant le dit Me Mouravit, notaire et en ses minutes à la date du vingt un octobre dernier (1899).
et 2° M. Paul Cezanne rentier demeurant à Marlotte, commune du Bourron (Seine et Marne), suivant pouvoir sous seings privés fait à Marlotte le vingt un octobre dernier (1899) et dont l’original portant la mention « enregistré à Aix le trois Novembre mil huit cent quatre vingt dix neuf fol° 8 C° 12 par M. le Receveur Long qui a perçu les droits », se trouve joint et annexé à un procès verbal d’adjudication dressé aux présentes minutes le vingt quatre octobre dernier,
et Mr Paul Antoine Maximin Conil avocat et sous son assistance et autorisation, Made Rose Cezanne son épouse sans profession, domiciliés et demeurant ensemble à Aix rue Emeric David n° 20,
lesquels ont dit et exposé ce qui suit :
Aux termes d’un procès-verbal d’adjudication passé devant led. Me Mouravit notaire le vingt quatre octobre mil huit cent quatre vingt dix neuf, M. et Madelle Cezanne et M. et Made Conil ont exposé aux enchères publiques et volontaires par licitation avec admission d’étrangers, un domaine rural dénommé le Jas de Bouffan situé au terroir d’Aix comprenant bâtiments de maître et d’exploitation et le ténement de terres en dépendant, le tout entièrement clos de murs d’une contenance de quatorze hectares quatre vingt sept ares quarante-cinq centiares environ sur la mise à prix de soixante mille francs.
Par ce même procès-verbal, le susdit domaine a été adjugé à M. Louis Jean Joseph Granel ingénieur agronome demeurant au château de la Fondelong près Sallèles (Aude), moyennant le prix de soixante mille deux cents francs.
Mais suivant déclaration passée devant ledit Me Mouravit notaire le trente [et] un octobre mil huit cent quatre vingt dix-neuf, Melle Marie Cezanne sus dénommée a surenchéri d’une somme excédent le sixième du prix principal et a porté la nouvelle mise à prix du dit domaine du Jas de Bouffan à la somme principale de soixante dix mille trois cents francs outre les charges.
Cette surenchère a été dénoncée à M. Paul Cezanne, à M. et Made Conil et audit M. Granel, le tout suivant exploit de Roman huissier à Aix en date du quatre Novembre mois courant enregistré.
D’autre part, suivant déclaration passée devant le dit Me Mouravit notaire, à la date du six Novembre mois courant enregistré, M. et Melle Cezanne et les époux Conil ont fixé aux présents jour, lieu et heure pour l’adjudication du domaine du Jas de Bouffan après surenchère.
En conséquence les comparaissants en leurs noms ou qualités déclarent qu’ils se présentent devant led. Maître Mouravit notaire, pour le requérir de procéder à la vente par licitation avec admission d’étrangers, après surenchère, du susdit domaine du Jas de Bouffan, sur la mise à prix de soixante dix mille trois cents francs outre les charges.
Ils ajoutent que le montant des frais faits pour parvenir à cette adjudication après surenchère, lesquels frais sont payables en sus du prix, s’élèvent à la somme de cinq cent dix-neuf francs quinze centimes. Et ils ont signé après lecture
[signé]                  P. A. Conil                  M. Maria                  Rose Conil née Cezanne
Déférant à cette réquisition led. Me Mouravit notaire après avoir donné une nouvelle lecture du cahier des charges dressé en ses minutes le dix-huit septembre dernier (1899), pour parvenir à la vente du dit domaine du Jas de Bouffan
et avoir annoncé publiquement que le montant des frais faits pour parvenir à cette vente et payables en sus du prix, s’élevaient à la somme de cinq cent dix neuf francs quinze centimes,
A procédé comme suit à la réception des enchères et à l’adjudication.
Et à l’instant, il a été exposé de nouveau aux enchères publiques, une propriété rurale dénommée le Jas de Bouffan, situé au terroir d’Aix, plus amplement désignée au cahier des charges sus énoncé sur la mise à prix de soixante dix mille trois cents francs.
Les feux ayant été allumés, diverses enchères successives ont été portées dont la dernière par Me Auguste Sauveur Laugier avoué près le tribunal civil d’Aix, a élevé le prix jusqu’au chiffre de soixante quinze mille francs.
Deux nouvelles bougies ont été allumées, ont brûlé et se sont éteintes sans que cette offre n’ait été couverte.
En conséquence et à la réquisition de M. et Made Conil et de M. Maria, es qualités, le sus dit domaine du Jas de Bouffan a été adjugé par ledit Me Mouravit notaire, à Me Auguste Sauveur Laugier, avoué près le tribunal civil d’Aix, comme dernier enchérisseur au prix de soixante quinze mille francs outre les charges.
Et à l’instant ledit Me Laugier avoué ici intervenant a déclaré que les enchères portées par lui, avaient été pour le compte de M. Louis Jean Joseph Granel ingénieur agronome, demeurant au château de la Fondelong près Sallèles (Aude), lequel ici présent et intervenant a déclaré accepter entièrement l’adjudication rapportée pour son compte par Me Laugier avoué.
Par suite le domaine du Jas de Bouffan situé au terroir d’Aix, est et demeure définitivement adjugé audit M. Granel qui accepte et s’oblige tant au paiement de la dite somme de soixante quinze mille francs en principal et intérêts qu’à l’exécution de toutes les clauses et conditions du cahier des charges et de l’adjudication ; reconnaissant avoir pris du tout une nouvelle et entière communication et faisant élection de domicile à Aix en l’étude de Me Laugier avoué près le tribunal civil.
De tout ce que dessus il a été dressé le présent procès verbal.
Fait et passé à Aix dans le local de la Chambre des notaires, située rue Miséricorde n° 10, les jour, mois et au susdit
et reçu dans les minutes dudit Maître Mouravit.
Après lecture les parties ont signé avec les notaires.
[signé]                   P.A. Conil                  Louis Granel                  M. Maria
Rose Conil née Cezanne                  Laugier                  Mouravit »

26 novembre

Vollard propose à von Tschudi, le directeur de la Galerie nationale de Berlin, de racheter le paysage de Cezanne conservé dans son musée (Le Moulin sur la Couleuvre, à Pontoise, FWN158-R483), « ayant entendu dire que le musée n’était pas satisfait du tableau ». Trois jours plus tard, von Tschudi dément cette rumeur : « Au contraire il me paraît une des plus belles œuvres du maître et une des plus caractéristiques. Je n’ai nullement envie de m’en défaire. »

« Paris le 26 novembre 1899
Monsieur
J’ai entendu dire que pour des raisons que j’ignore le Musée de Berlin n’était pas satisfait du tableau de Cezanne qu’il possède.
Je prends donc la liberté de vous écrire à ce sujet pour vous dire que si cela était, et que si le Musée désirait se défaire de cette œuvre, je serais très disposé à l’acquérir.
En attendant la réponse que vous voudrez bien me faire, je vous prie Monsieur de vouloir agréer mes salutations les plus empressées.
Vollard
marchand de tableaux
Paris, 6 rue Lafitte »

Au verso de cette lettre, le brouillon de la réponse de von Tschudi, en date du 29 novembre :

« Monsieur, c’est tout-à-fait par erreur qu’on vous a dit que la Nationalgalerie de Berlin n’était pas contente du tableau de Cezanne qu’elle possède. Au contraire, il me paraît une des plus belles œuvres du maître et une des plus caractéristiques. Je n’ai nullement envie de m’en défaire.
Agréez, Monsieur, mes salutations les plus empressées.
29 N 99                  vT »

Lettre de Vollard à von Tschudi, 26 novembre 1899, et brouillon de lettre de von Tschudi à Vollard au verso de la précédente ; archives du musée de Berlin.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, volume I « The texts », New York, Harry N. Abrams, Inc. Publishers, 1996, p. 326, reproduction de la lettre et du brouillon de la réponse.

Fin novembre – décembre

Exposition à la galerie Vollard d’une quarantaine de tableaux de Cezanne (identification des œuvres d’après les titres du catalogue et d’après les articles de Gustave Coquiot et de Félicien Fagus).

Coquiot Gustave, « La vie artistique. Exposition Paul Cezanne », Gil Blas, 20e année, n° 7315, lundi 27 novembre 1899, p. 2.
Fagus Félicien, « Petite Gazette d’art – Quarante tableaux de Cezanne », La Revue blanche, tome XX, 15 décembre 1899, p. 627-628.
  1. Giroflées
  2. Le Bassin du Jas de Bouffan (Aix-en-Provence)
  3. La Maison Lézardée [FWN294-R760]
  4. Paysage
  5. L’Arlequin [FWN671-R620]
  6. La Belle Imperia [FWN649-R299]
  7. Maison dans les Arbres (Auvers-sur-Oise) [FWN77-R201]
  8. La Maison du Pendu (Effet de neige)
  9. Baigneur [FWN940-R370]
  10. Nature morte (Deux assiettes de fruits)
  11. Nature morte
  12. Oliviers et Maison rouge (paysage)
  13. Peupliers [FWN142-R407]
  14. Paysage de Montagnes
  15. Le Jardin du Jas de Bouffan
  16. Les Joueurs de Cartes [FWN681-R706 ou FWN680-R707]
  17. Nature Morte (Bouteilles, oranges et citrons)
  18. Bords de la Seine à Paris [FWN104-R293]
  19. Nature morte (Tenture & fruits)
  20. Fumeur
  21. Nature morte (Table servie)
  22. D’après Delacroix (Agar et Ismaël) [FWN677-R745]
  23. Fête au Bord de la Mer [FWN609-R166]
  24. Les Marronniers du Jas de Bouffan
  25. Bouquet de Fleurs
  26. Portrait de M. C.
  27. Personnages au Bord de l’Eau
  28. Portrait [FWN414-R097]
  29. La Tentation de Saint-Antoine [FWN630-R240 ?]
  30. Portrait de M. A.
  31. Buffet avec Fruits et Gâteaux [FWN746-R338]
  32. Paysage de l’Estaque
  33. Nature Morte (Oignons, pommes, pot vernissé, etc.) [FWN710-R138]
  34. Le Chemin dans la Montagne
  35. Roses jaunes [FWN822-R672]
  36. Paysage
  37. Paysage
  38. Paysage.
Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, volume I « The texts », New York, Harry N. Abrams, Inc. Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, p. 562.

Revue de presse : Paul Cezanne, Paris, Galerie Vollard, 1899.

Thiébaut-Sisson, « Au jour le jour. Choses d’art. Un isolé du groupe impressionniste, Cezanne », Le Temps, 39e année, n° 14041, jeudi 16 novembre 1899, p. 2.

« AU JOUR LE JOUR
Choses d’art
UN ISOLÉ DU GROUPE IMPRESSIONNISTE, CEZANNE
C’est un sujet brûlant que je touche. Il a été de mode si longtemps de décrier l’art des impressionnistes et de condamner systématiquement ses trouvailles qu’on me saura certainement mauvais gré, dans certains milieux artistiques, d’appeler l’attention sur le plus discuté des membres du groupe et de consacrer une étude, même restreinte, à Cezanne. Il y a lieu pourtant d’observer que, si l’artiste, longtemps, a soulevé une réprobation unanime, il jouit d’une certaine estime aujourd’hui. Naguère encore les plus chauds partisans de l’impressionnisme le conspuaient : ils le prennent très au sérieux à présent. Dans les ventes, en une seule année, les prix atteints par ses toiles ont triplé. Dans les musées d’art étrangers, on l’accueille, on lui fait même, au grand scandale des pontifes. une belle place Ce revirement d’opinion est curieux. Est-il dû, comme d’aucuns le prétendent, à un engouement passager ?
N’est-il pas plutôt motivé par de valables et saines raisons d’art ? C’est ce qu’il serait intéressant de rechercher. Une exposition organisée rue Laffitte, chez Vollard, et ouverte d’hier, nous fournit tous les éléments nécessaires pour asseoir une opinion réfléchie sur l’artiste. Saisissons l’occasion et tâchons de démêler en quoi l’originalité du peintre s’affirme et ce qui constitue le démérite ou le mérite de son œuvre.
Dans les cinquante toiles dont cette exposition se compose on voit l’artiste aborder tous les genres. Il y a du paysage, du nu, du portrait, des essais allégoriques, des projets de grande décoration, des fleurs, des fruits, de tout un peu, et l’exécution en tout est variée. Ici la couleur est violente, posée, suivant le principe impressionniste en tons francs qu’aucun passage ne relie, tantôt harmonieusement fondue, étalée avec une ampleur magistrale en touches larges. On serait tenté, au premier abord, de conclure de cette déconcertante variété de procédés à une incohérence qu’une étude attentive des morceaux contredit. Toutes ces toiles, en effet, appartiennent à des époques diverses. Il en est d’avant 1870, il en est d’avant-hier et d’hier. Les écarts constatés entre elles s’expliquent par la différence des dates et les soubresauts qui s’accusent dans la manière de l’artiste sont caractéristiques, chacun, d’une étape. On distingue, sous cette variété apparente, une sensible et très réelle unité. Le paysage, surtout, en fait foi.
Le paysage est d’ailleurs, dans l’ensemble, la noble dominante. C’est le domaine aussi où l’artiste s’est montré dès le début le plus profondément personnel. Autant, dans les sujets qui exigent une méditation préalable et qu’il faut à tout prix composer, esquisses décoratives, figures nues arbitrairement groupées sous des arbres, il subit passivement, même après 1870, l’influence des Vénitiens chers à son cœur, et, parmi les modernes, de Delacroix, autant devant la nature, et bien avant 1870, il est lui. D’instinct, il élimine en elle tout détail, il condense jusqu’à la majesté ses aspects, mais, comme il est avant tout coloriste, il exclut des représentations qu’il en tire tout ce qui ne comporte pas les beaux et riches effets de couleur. Voyez ce paysage du soir, sous un ciel d’orage livide, cette allée de marronniers, par temps gris, ces maisons au toit rouge, sur un sol en partie couvert par la neige, et dites-moi si ces essais de débutant ne sont pas en même temps des coups de maître. Plus tard, il atténuera sa fougue, il s’attachera aux effets lumineux et clairs, il peindra des feuillages plus légers, il rendra, en s’appropriant le procédé mis à la mode par Manet, des notations plus vibrantes ou plus fines, jamais il ne donnera rien qui surpasse en intensité d’impression ces trois toiles, et ces toiles, étudiées par d’autres, leur vaudront le meilleur et le plus incontesté de leur talent.
Van Gogh, mort il y a une dizaine d’années, et mort jeune, s’appropriera, en même temps que la vision, les particularités de facture de Cezanne et la rudesse fougueuse de sa touche. Gauguin, dans ses études de Bretagne, lui empruntera le charme délicat de ses gris, le gras et le fondu de ses notes claires.
Gauguin lui a encore emprunté autre chose, le modelé puissant de ses figures. Incapable, en effet, de peindre le nu avec cette complète maîtrise qu’il apporte à l’interprétation de la nature, Cezanne pourtant le met en place avec une précision et une justesse d’accent qu’il a prises à l’école de Giorgione et du Titien. Voyez, dans ce petit baigneur à l’instant sorti de l’eau, cette façon de procéder que les académies, où l’on arrondit toutes les formes, n’enseignent pas : le buste vigoureusement mis en place par plans larges, la sensation nettement donnée de l’épaisseur et du volume d’un corps. Gauguin, dans sa série de Tahiti, se souviendra des exemples qui lui ont été fournis par Cezanne. Bon nombre d’autres, encore, feront de même, et. le succès qu’ont obtenu cette année, au Salon des artistes français, les Baigneuses de M. Thiérot, ne tient pas à d’autres causes : le jeune peintre a compris et rendu la forme comme Cezanne.
Où l’artiste est également lui, et lui avec une indiscutable maîtrise, c’est dans la nature morte. Acharné au rendu d’un morceau, il lui arrivera sans doute d’oublier la place que tient le morceau dans l’ensemble et de le mettre en une perspective douteuse ou radicalement fausse. Une bouteille ne sera pas d’aplomb ; une tasse, merveilleusement peinte par ailleurs, se présentera de travers ; une pile de biscuits ne sera vue que par sa moitié antérieure, mais chaque pièce, isolément, sera superbe, enlevée avec une solidité dans la forme, une décision dans l’accent personnel qui la marque, une justesse colorée et vibrante qui font de Cezanne, par endroits, l’émule heureux d’un Chardin.
Résumons-nous maintenant, et de ces observations détaillées dégageons une physionomie d’ensemble de l’artiste. Il nous apparaîtra comme un coloriste éminent, médiocrement touché, dans le fond, par l’impressionnisme dont il a, suivant le cas et suivant l’inspiration du moment, écarté ou appliqué avec modération la formule. On voit fort bien, dans cette exposition, les points de contact qu’il eut avec Manet. Point de départ identique : les maîtres du passé. Point d’arrivée au contraire différent, car Cezanne est resté en route. Il a usé de la tache comme Manet, il ne s’y est pas asservi. Interdiction formelle des grands sujets qu’il compose mal et sans goût. Quelques bonheurs de-ci de-là dans le portrait. Une puissance étonnante, et qui dépasse Manet de beaucoup, dans le morceau. Une compréhension vraiment rare de la forme. Par-dessus tout, et en tout, un goût inné de l’ampleur, une largeur d’impression surprenante. Un grand homme incomplet, pour tout dire. — Thiébault-Sisson. »

 

« Les expositions. Peintres et sculpteurs », Le Matin, 16e année, n° 5745, vendredi 17 novembre 1899, p. 3. :

« — Chez Vollard, rue Laffitte, exposition des œuvres du peintre Cezanne. »

 

« Concours et expositions. Expositions nouvelles, Paris », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 35, 18 novembre 1899, p. 327 :

« Exposition de tableaux de M. Cezanne, galerie Vollard, 6, rue Laffitte. »

 

« Lettres, sciences & arts », Journal des débats politiques et littéraires, 111e année, n° 320, dimanche 19 novembre 1899, p. 3 :

« Expositions. Dans la galerie Vollard, rue Laffitte, une exposition est ouverte d’œuvres du peintre Cezanne ; »

 

Leclercq Julien, « Petites expositions. Galerie Vollard », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 36, 25 novembre 1899, p. 330-331.

« PETITES EXPOSITIONS
GALERIE VOLLARD
Il y a dix ans, il n’y avait qu’un endroit à Paris où l’on pût voir des peintures de Cezanne : c’était chez le père Tanguy, rue Clauzel. La boutique a disparu depuis 1894. Elle étonnait les passants avec les toiles de sa vitrine : des van Gogh, des Gauguin, des Maurice Denis, des Signac, des Luce. Tanguy possédait aussi des Pissarro, des esquisses de Manet, mais c’était surtout pour les Cezanne et les van Gogh qu’on allait chez lui. Du premier il possédait une grande toile que l’on appelait soit Le Malade, soit L’Homme infirme, et qui était le portrait d’un pauvre artiste, le peintre Lemperaire, inconnu [FWN423R139]. Le comte Antoine de La Rochefoucauld, un des familiers de l’échoppe, possède aujourd’hui cette œuvre. Les paysages de Cezanne et les natures mortes passèrent nombreux rue Clauzel, et c’étaient des morceaux de la bonne époque, d’entre 1880 et 1890. Dans ce temps-là, on payait 20 francs un excellent Cezanne, quand, pour cette somme, on n’en obtenait pas plusieurs. Un portrait de la femme de l’artiste, remarquable, acquis par un de nos amis, n’a pas dépassé ce prix.
Depuis deux ans, tout à coup, les prix ont monté. Très estimé chez les peintres, faisant partie du groupe des impressionnistes. et ayant participé à la plupart de leurs expositions, comme à la dernière de 1886, Cezanne n’avait pas encore conquis les amateurs. La plus grande part de sa production allait chez un vieil ami, le docteur Choquet [sic], dont la collection a été dispersée cette année même à l’Hôtel Drouot. L’autre part restait chez lui ou entrait dans les ateliers d’artistes ses admirateurs. Miss Mary Cassait était du nombre, comme Caillebotte, comme Degas, qui ont tant contribué à lui faire enfin une réputation maintenant établie.
Cezanne s’est lui même fort peu occupé de parvenir. Ce Méridional simple a presque toujours vécu dans sa maisonnette du Jas de Bouffan, en solitaire. Fort heureusement pour lui, il n’avait pas à se soucier de vendre. Aujourd’hui, il se montre très étonné des derniers succès de certaines de ses œuvres et il continue à se tenir à l’écart, ne faisant rien pour triompher des opposants encore nombreux.
L’opposition s’explique. Cezanne, toujours mécontent de lui-même, inquiet, non pas quant à la destinée de l’œuvre, mais quant à sa réalisation technique, n’a parfait que relativement peu de peintures, et ce que l’on voit surtout ce sont des ébauches. Mais, en ses bons jours, il a accompli d’inimitables choses, toutes d’une grande simplicité, d’un coloris intense et d’une puissante originalité de facture. Il a juxtaposé des tons purs avec la préoccupation de rester dans une tonalité générale sourde. Il a cherché la fraîcheur sans éclat dans ses paysages comme dans ses meilleures natures mortes. On lui reproche une note aigre : elle n’existe que dans ses ébauches.
Cezanne semble avoir connu, en peinture, les affres qu’a souffert Flaubert en littérature, en voulant contrarier peut-être un penchant naturel au dramatique et à l’éloquence. Il faut, d’ailleurs, ne pas oublier que l’exemple de Flaubert, réaliste par principe, avait touché les peintres de cette génération. Certes, il y eut entre Cezanne et Zola, son plus ancien ami, son condisciple de collège, des conversations décisives. La recherche de la simplicité, du ton juste, de la mise en valeur de tout sans attirer l’attention sur rien en particulier, de la concentration des parties de son sujet en repoussant jusqu’au semblant de composition, du naturel et de l’intensité, a été sa souffrance. Il est certain, en tout cas, qu’il a produit difficilement.
Un mot de lui explique bien sa volonté. Il disait du portraitiste Jacquet : « Ce b.….-là vous met une lumière sur un bout du nez comme sur un bâton de chaise. »
Un peintre berlinois connu — pourquoi ne pas le nommer ? Max Liebermann, — cherchant un pendant à un prodigieux bouquet de Monet, avait jeté les yeux sur une poignée de fleurs de Cezanne, qui se tenait à côté du terrible voisin. Et, en ce moment même, chez Durand-Ruel, deux natures mortes et deux paysages démontrent mieux que tous les arguments en quelle compagnie on peut mettre Cezanne.
Mais il faut avouer que sur vingt toiles sorties de son atelier, il ne sait lui-même comment on en trouve une de vraiment faite, et quelquefois c’est un chef-d’œuvre. Le temps fera la sélection.
Une anecdote.
Il y a quelques années, Cezanne, pendant un séjour à Paris, venait chaque matin travailler à un portrait de Gustave Geffroy chez lui, à sa table de travail. Cela dura plusieurs semaines ; le portrait avançait lentement et il allait être terminé quand le peintre, un matin, envoya chercher son attirail. Geffroy ne l’a jamais revu. Il y a, dans ce portrait, des parties admirables [R 791]. Mais Cezanne, mécontent, l’avait laissé en plan.
Voilà, croyons-nous, ce qu’il convenait de dire à l’occasion de quelques peintures exposées en ce moment à la galerie Vollard. Aucune n’est de premier ordre : Cezanne n’apparaît que partiellement dans chacune d’elles. Il y en a d’anciennes, où le dramatique s’allie à une improvisation bizarre (Tentation de saint Antoine, n° 31 [FWN630-R240]) et des récentes, où la manière intermédiaire des bons jours s’est affadie (Le Jardin du Jas de Bouffan, n° 15). Deux natures mortes, nos 19 et 21, ont un caractère décoratif séduisant sans être comparables à d’autres, plus serrées. Dans la Nature morte n° 11, qui est d’une bien vigoureuse couleur, et dans les Peupliers (n° 13) [FWN142-R407], nous avons deux appréciables toiles de Cezanne. Il faut s’arrêter aussi au Bassin du Jas de Bouffan, à la Maison lézardée [FWN294-R760] et à la Maison dans les arbres. »

 

 Coquiot Gustave, « La vie artistique. Exposition Paul Cezanne », Gil Blas, 20e année, n° 7315, lundi 27 novembre 1899, p. 2.

« LA VIE ARTISTIQUE

Galerie Vollard, rue Laffitte, une très belle exposition de Paul Cezanne est, en ce moment offerte.

Portraits, natures mortes et paysages. De cet admirable artiste, il est vain de redire la louange ; mais on voit avec le plus complet bonheur cette probité d’art, ce dessin merveilleux, ces paysages : arbres et monts, d’une si grande allure. Un Arlequin est aussi, bonnement, une merveille : quelle figure inquiétante, quelle souple marche en avant [FWN671-R620] ! Voyez aussi Les Joueurs de Cartes, si vrais, si grands, la blouse bleue d’un des joueurs, jusqu’au petit râtelier des pipes [FWN681-R706 ou FWN680-R707], puis, considérez le Bassin du jas de Bouffan, les Bords de la Seine à Paris [FWN104-R293] et l’extraordinaire Maison dans les arbres, à Auvers-sur-Oise [FWN77-R 201] ; et cette puissance, ce style, pendant des jours vous écarteront, j’en suis assuré, des mauvaises tentations de la Peinture. »

 

« Quelques peintres, un sculpteur », Journal des débats politiques et littéraires, 111e année, n° 329, mardi 28 novembre 1899, p. 2 :

« Un pinceau étonnamment énergique et souple, c’est celui du peintre Cezanne, un des premiers « impressionnistes », dont on peut voir en ce moment, rue Laffitte, dans la galerie Vollard, des paysages, des natures-mortes et des portraits. Il y a, dans tout cela, dans les portraits et les natures-mortes surtout, des « morceaux » admirable ; aucun de ceux qui aiment la peinture pour la peinture n’y contredira ; mais il n’y a, le plus souvent, que des morceaux ! Et l’on demeure stupéfait qu’un artiste qui possède un tempérament si rare de coloriste et de qui la virtuosité est si manifeste n’ait jamais, ou presque jamais, pu achever un tableau, ― ou en présenter un qui fût équilibré : vous verrez là des compositions déconcertantes où tous les objets sont difformes et manquent d’aplomb. On n’ose pas accuser un tel peintre d’ignorer le dessin… Mettons qu’il a la haine de la perspective ! »

 

« Échos et nouvelles. Çà et là », L’Aurore, littéraire, artistique, sociale, 3e année, n° 783, dimanche 10 décembre 1899, p. 1.

« ÇÀ ET LÀ
La Revue d’Art de cette semaine contient des articles de M. G. Lecomte sur le peintre Cezanne, de M. Frantz Jourdain sur le concours pour la décoration des fêtes publiques, et de M. Pascal Forthuny sur la Mère des charpentiers. Numéro très varié et superbement illustré. »

Fontainas André, « Art moderne. Expositions Maximilien Luce, Santiago Rusin[ñ]ol, Cezanne », Mercure de France, n° 120, décembre 1899, tome XXXII, p. 811-817, Cezanne p. 816.

De l’exposition que M. Vollard a composée avec quelques toiles, non toutes des meilleures, de Cezanne, je ne veux retenir que la pleine joie, unanime et profonde, d’avoir revu quelques-unes de ses prodigieuses natures mortes. Nul peintre comme celui-là n’a su faire sentir par un agencement de couleurs vigoureuses et paisibles la maturité savoureuse des beaux fruits jetés sur une table de bois ou parmi la moelleuse laine diverse des tapis, auprès des chantantes cruches de grès vert ou gris. Quel parfum ample de belle intimité, familiale et radieuse, se dégage de ces magistrales études ! quelle tranquillité sereine et douce, quel rêve attendri et précis !

Parfois aussi ces nobles qualités de mâle souplesse et d’harmonie profonde allument de ferveur les paysages d’arbres hauts [FWN142-R407] et de sol âpre où il s’est complu dans la Provence natale, ou assurent à un simple portrait sobre et un peu fruste une vitalité expressive très particulière.

 

Guinaudeau B., « Beaux-arts. Paul Cezanne », L’Aurore, littéraire, artistique, sociale, 3e année, n° 786, mercredi 13 décembre 1899, p. 3 :

« BEAUX-ARTS
Paul Cezanne
L’exposition de Paul Cezanne s’achève, à la galerie Vollard, rue Laffitte.
C’est la première fois qu’on peut, devant un aussi grand nombre de toiles, se faire une idée complète des multiples aspects de cet art et des hommes divers qui semblent vivre dans ce peintre.
On sait que Paul Cezanne est un isolé, un sauvage. Où se cache-t-il la plupart du temps, dans quel coin perdu a-t-il planté son chevalet ? Ses amis les plus intimes l’ignorent. Il va à l’aventure, et, quand il a trouvé un paysage qui le frappe et le prend, des arbres, de l’eau, des rochers, des masures branlantes, il s’arrête et se met à la besogne. Obstiné, passionné, concentré, les yeux hypnotisés, la main tremblante de fièvre, il travaille, il peint.
Il s’enthousiasme de la même façon pour les hommes et pour les femmes qu’il observe, qu’il étudie et campe superbement sur la toile, avec des audaces et des souplesses étranges.
Enfin, sorte de Chardin inégal et exaspéré, il caresse avec délices, d’un pinceau ravi, les pommes, les oranges, les fruits aux couleurs vives et à la chair savoureuse, les humbles objets usuels, bouteilles, assiettes et pichets.
Et tout cela, paysages, figures humaines, natures mortes est peint avec la même application minutieuse, avec le même amour. Cette peinture est comme une maçonnerie solide, éclatante et naïve.
Les Primitifs travaillaient ainsi, gauchement parfois, mais avec une sincérité et une franchise admirables. Ainsi encore faisait, hier, Vincent Van Gogh, que la mort a pris trop tôt. Cezanne et Van Gogh, avec leurs maladresses et leurs défauts, sont vraiment personnels et puissants. Ils n’ont pas d’autre maître que la nature. Ils ont ouvert les yeux, ils ont regardé, et ils se sont efforcés de rendre ce qu’ils voyaient, sans se soucier de traditions d’écoles, ni de modes.
D’autres sont venus qui font aussi songer aux Primitifs : Gauguin, par. exemple, et certains symbolistes. Mais, ceux-là ont regardé les vieilles toiles des musées plus que la nature.
Chose bizarre, Cezanne a été successivement réclamé par les naturalistes et par les symbolistes. Encore une fois, c’est tout simplement un grand sincère. Ce n’est pas par symbolisme qu’il a peint des tableaux où les couleurs se heurtent trop violemment, où les plans sont mal espacés, où il y a des imperfections, en un mot. L’expression l’a trahi, il a été impuissant devant la Beauté, voilà tout. Il est le premier à s’en rendre compte, et il s’en va, toujours infatigable, toujours ardent, cherchant à faire aujourd’hui mieux qu’il n’a fait hier.
                  B. Guinaudeau. »

 

 Fagus Félicien, « Petite gazette d’art. Quarante tableaux de Cezanne », La Revue blanche, tome XX, 15 décembre 1899, p. 627-628 :

« PETITE GAZETTE D’ART
QUARANTE TABLEAUX DE CEZANNE 1
Celui-là, c’est le peintre ; l’amoureux de la couleur pour la couleur — ah ! la pâte, la pleine pâte, la pâte qu’on pétrit comme une chair… Que c’est bon ! Comme on sent cet homme-là bienheureux d’étendre la belle matière sur la toile ; égoïste ! désintéressé comme un avare : on le voit, vraiment, enfermé, tout seul, répartir les bleus, les jaunes, les rouges, ses piles de louis ; quelle richesse ! Le public ne connaît, ne veut connaître de Cezanne que des natures-mortes : les pommes, les oranges, les oranges cuirassées de cuivre et les lourds citrons cousus d’or, et la nappe, la fameuse nappe d’un blanc si éblouissant d’être tissu de tout l’arc-en-ciel ; et l’on n’est pas injuste, au fond : un grain de raisin éparpille une aussi énorme profusion de couleurs et de nuances, et de passages, qu’un coucher de soleil, et ceux du métier assurent — on les croit — que c’est plus terrible à exprimer : la nature-morte, cauchemar et ravissement du peintre peintre, il l’aborde avec des peurs, chaque fois, y revient toujours : ce n’est plus le lieu de se jeter aux yeux de la poudre de littérature, et de rhétorique : il faut peindre. La plus étonnante nature-morte est peut-être de Rembrandt : le Bœuf écorché ? non pas : son portrait, le Rembrandt à la palette. Mais il y a les paysages de Cezanne, aussi, et les portraits de Cezanne, et ses nus, et ses « compositions ». Ses compositions ! Quelqu’un d’informé affirme que Cezanne parfois copie des scènes de chromos, d’almanachs, sur ses toiles, leurs groupements de pantins ; il le faut tenir vrai, au moins moralement : mépris de la composition, par dilection de la belle ordonnance : sa couleur la déploie, et c’est par elle qu’il compose : il est le peintre. Il est le peintre encore en ce sens que ce mépris s’étend à toute théorie, toute technique, tout procédé : devant la nature il est comme un enfant, on le sent bien ; il ne sait plus rien, il ne veut plus rien savoir — que son métier — il voit, et transpose ce qu’il voit, avec toutes les sensibilités surexcitées de son œil, toutes les ressources accumulées dans sa main. En sorte que ses œuvres prennent le charme brutal, primesautier, de quelque chose d’enfantin : cette naïveté, cette innocence, suprême effort de la science en perpétuelle dévotion devant la nature. Ses nus ne sont jamais des académies ; ni des anatomies ; mais il la possède tellement, cette anatomie qu’on ne songe pas à elle plus qu’il n’y pense : la vie emporte tout ; insister sur cet os, sur ce muscle, en crever la chair, quelle ostentation : quelle ignorance ! Mais la chair colorée, élastique, mouvante, la direction de son frémissement déduit le muscle, dessine, reconstruit l’ossature ; tels étirements d’échinés féminines, tels éploiements de croupes sont prodigieux ; moins que le vivace des corps : un homme de complexion ordinaire ne saurait demeurer calme devant les femmes du Repas au bord de la mer [FWN609-R166]. Quel repas ! vertige charnel, triomphal jeu de décoration perspective et flamboiement inouï d’étoiles et de nudités, cette toile exiguë distend la vastitude ensoleillée des grands décorateurs vénitiens ; il faut s’arrêter sur cette toile miraculeuse, où tout Cezanne est contenu ; elle fait oublier même ses paysages ou farouches ou tendres, et jusque la tragique Maison lézardée [FWN294-R760] ; même ses portraits fouillés comme à coups de pouce à même le bloc de viande vivante. Et pourtant, il y a aussi ce Jeune Baigneur, là, qui brandit son bras droit, en arrière, et ce bras, qui file, s’enfonce dans l’atmosphère, y profile une tache, mais belle [FWN914-R370] ! comme la croix, vous savez, de l’Enterrement d’Ornans, cette croix qui jette en ravissement le peintre Carrière, cette croix qui se découpe dans le ciel…
1 Galerie Vollard. »

 

Lecomte Georges, « Paul Cezanne », La Revue d’art, n° 6, décembre 1899, p. 81-87 :

« Paul Cezanne
L’exposition actuellement ouverte à la galerie Vollard avive la curiosité des amateurs et des artistes pour ce peintre énigmatique, solitaire, nomade, si superbement instinctif, qui apparaît un peu aux hommes de notre âge comme un personnage de légende.
Car on ne l’a jamais vu. Il erre à travers les campagnes de France. Il rôde, regarde, flaire, promène sa sensibilité parmi les fééries toujours si imprévues de la nature, devant les radieux prestiges du ciel. A-t-il reçu d’un paysage une émotion très vive, ou bien une fantaisie soudain le domine-t-elle ? Il s’installe, s’attaque au petit coin ou au grand espace dont la beauté l’a séduit. C’est tantôt à l’orée d’un bois, en pleine neige, tantôt dans une vallée riche des verdures épaisses et des feuillages touffus de l’été, souvent aussi dans un village dont il peint les toits roux et dorés parmi les panaches des arbres, et les paysans, au dos rond, attablés à l’auberge.
Pérégrinations insoupçonnées. On n’apprend que beaucoup plus tard ces tournées et ces rages heureuses de travail, lorsque, chez quelque marchand qui a pu conquérir ― par quels sortilèges ? deux ou trois toiles de Cezanne, on découvre des motifs nouveaux. De quelle région ? De quel climat ? Préciser est souvent fort difficile. Car Cezanne ne recherche pas des aspects très révélateurs de leur situation géographique. Pourvu qu’il ait de l’herbe, des feuilles, du ciel, quelques toitures, avec quoi il puisse réaliser de simples et douces harmonies, cela lui suffit. On ignore aussi de quels vergers sortent les beaux fruits sains, éclatants, lourds, que l’artiste étale à plaisir sur de blanches nappes froissées. Et comme presque toujours les rares œuvres récentes nous sont montrées parmi des tableaux très anciens, repêchés au hasard des fouilles, le mystère de cette vie d’artiste, au lieu de s’élucider, se complique.
L’homme ? On ne le connaît pas. Ses amis de jeunesse n’ont plus de renseignements sur lui que par ouï-dire. Il en est qui ne l’ont pas vu depuis trente ans. Un jour, après dix années d’éloignement, il rejoint quelque camarade. On travaille deux ou trois mois côte à côte. Puis il s’en va, laissant le souvenir d’un sauvage fantasque et passionné et d’un admirable peintre. Il y a quatre ou cinq ans, on le sut à Paris. Il revint à une affection très ancienne. Les deux ou trois privilégiés qui connurent son gîte durent promettre de ne point le révéler. Puis, à nouveau, Cezanne disparut.
Malgré cette brève réapparition, la vie de Cezanne reste fort imprécise. On sait qu’il naquit à Aix-en-Provence, vers le même temps que M. Émile Zola, qu’ils y furent amis d’enfance et de jeunesse, qu’ils vinrent à Paris presque ensemble avec le même amour de la vie et un égal désir d’en exprimer la beauté, selon les ressources de leur art. Les mieux informés se rappellent encore que M. Émile Zola dédia à Cezanne, en une phrase fervente, sa brochure de 1866, fameuse et aujourd’hui introuvable, ayant pour titre Mon Salon. En outre, des indiscrétions littéraires nous ont laissé entendre que, dans son roman L’Œuvre, M. Émile Zola aurait prêté à l’un de ses principaux personnages des traits moraux et des idées artistiques de Cezanne. Mais si le romancier a utilisé cette physionomie très marquante, bien sûr il l’a, en grand créateur d’êtres qu’il est, enrichie de maintes notations prises ailleurs, et complète comme toujours par le travail de la reconstitution imaginaire.
Dans les premières années de son séjour à Paris, soit de 1860 à 1870, Cezanne, jeune, ardent, se mêla au groupe, désormais historique, des hardis novateurs que, plus tard, un plaisantin crut ridiculiser en les appelant « impressionnistes ». Paul Cezanne fut assidu aux causeries fraternelles du café Guerbois, à présent disparu, où Manet, Sisley, MM. Claude Monet, Camille Pissarro, Renoir, s’encourageaient à leur art de vie et de vérité, par des paroles d’espoir. M. Émile Zola, qui avait la même foi dans la beauté simple de la nature et de l’humanité, les soutenait de son effort parallèle. Et M. Théodore Duret, en attendant d’écrire son histoire si clairvoyante et si neuve, précisait, en ses belles critiques d’avant-garde, le sens de leurs recherches.
Ces fins artistes n’étaient pas des théoriciens prétentieux. Ils échangeaient simplement entre les réflexions que l’œuvre des maîtres leur inspirait, et cherchaient à découvrir, dans les toiles de Rubens, de Claude Lorrain, de Watteau, de Turner, de Delacroix, de Bonington, la confirmation de ce que leur instinct de peintre leur révélait. Ils se passionnaient pour la beauté simple et vraie de la nature, interprétée dans la magie changeante de ses atmosphères, par des procédés libres permettant d’en rendre la lumière et la couleur exactes. Ils passaient tout le jour au joyeux labeur, et, le soir, confrontaient, devant la chope du Guerbois familier, leurs idées et leurs trouvailles. »
Reproductions : Pissarro, « Portrait de M. P. Cezanne » ; Cezanne, « La Route » (FWN102-R275), « Portrait » (FWN414-R97), « Mardi Gras » (FWN668-R618).

Geffroy Gustave, « Chronique d’art. Paul Cezanne », Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, 8e année, n° 2647, mercredi 27 décembre 1899, p. 5.

« Promenez-vous à travers les Salons et à travers les expositions particulières avec cette préoccupation de la vie qui s’agite derrière les toiles immobiles, et vous connaîtrez la signification de l’œuvre d’art. En même temps que le rêve de son esprit, l’artiste expose la réalité de son existence, et tout cela. compose un tissu bien singulier et mystérieux. Il y a eu, ces derniers jours, exposition de Paul Cezanne, galerie Vollard ; exposition d’Albert Lebourg, galerie Bernheim ; exposition de Santiago Rusinol, à l’Art nouveau. Songez que vous n’avez pas vu là seulement des œuvres, mais des hommes qui vous donnent à lire et à pénétrer de merveilleuses histoires.

Songez à l’existence ardente de Cezanne, si savant de peinture, doué d’un sens des colorations aussi riche que celui des maîtres vénitiens, produisant, quoi qu’on en dise, des œuvres achevées, superbes de force et de fraîcheur, restant aussi, parfois, impuissant à exprimer son désir, mais toujours émouvant par la grandeur de la forme et la pureté de la lumière. Il est toujours lui-même, qu’il peigne ses grandes figures massives comme des statues, ses verdures sombres, ou l’objet le plus humble, un pot vernissé, des pommes, des oignons. »

 

Frémine Charles, Le Rappel, n° 10894, dimanche 7 janvier 1900, 16 nivôse an 103, p. 1 :

« NOTES D’ART
Les peintures que M. Cezanne expose à la galerie Vollard valent surtout, à mes yeux, par les souvenirs qu’elles évoquent. Elles sont lourdes, brutales, d’un dessin et d’une perspective qui déconcertent ; les architectures hors d’aplomb, les arbres, les terrains y sont comme surpris en plein tremblement de terre ; les figures et les portraits, d’un ragoût barbare, font frémir ; les natures mortes, vases et fruits, s’y étalent sur des linges qu’on dirait empesés de craie, bleuis d’amidon ; mais on y sent quand même un tempérament de peintre, de peintre enragé, exaspéré, et ça et là, dans ce désordre de lignes et de couleurs, éclate une note de nature, d’une justesse et d’une franchise qui étonnent.
Fervent apôtre du réalisme, causeur écouté, très ferré sur la technique de son art, Cezanne sait mieux que personne ce qui lui manque, et toute la distance qui sépare la théorie de la pratique, le désir de la possession et je crois bien que c’est lui qu’a peint Zola dans l’Œuvre. En tout cas, il lui a pris plus d’un trait, plus d’un mot, ce qu’il a pu faire avec d’autant plus de commodité que le peintre et l’écrivain sont des amis d’enfance.
Mes souvenirs remontent un peu haut, à 1867, année comme celle-ci, d’exposition universelle. Gustave Courbet semblait alors le maître incontesté du réalisme. Il avait placé l’entrée de son exposition particulière du Champ-de-Mars, un énorme album destiné à recueillir de la plume même des visiteurs leur jugement personnel la valeur sur sa peinture. Je m’amusai, toute une matinée, à feuilleter cet album. Les admirations s’y montraient sans bornes, comme les critiques sans merci. Pas de milieu. Le tout formulé en quelques lignes brutales. Pour les uns, c’était un peintre de génie, pour les autres un affreux barbouilleur, travaillé par les plus bas intérêts. D’aucuns ne trouvant pas sans doute l’album suffisant, s’étaient jetés sur les murs qu’ils avaient charbonnés de mots vifs pour ne pas dire orduriers. Je conseille à Rodin de faire comme Courbet, de tenir un registre ouvert à la porte de l’exposition qu’il prépare et qui sera certainement un des clous les plus brillants de notre prochaine grande foire universelle. Il peut compter sur un monument de haine, d’imprécations, de fureurs sincères et aussi de louanges admiratives, le tout à sa gloire.
En cette même année 1867, Édouard Manet, repoussé du salon, avait, lui aussi, fait une exposition de ses œuvres, avenue de l’Alma. On n’y voyait pas de registre, il est vrai, mais pour n’être point formulées par écrit, les réflexions du public n’en étaient ni moins âpres, ni moins tranchées. Manet, retour d’Espagne, commençait alors à mener grand tapage dans les ateliers des Batignolles et du quartier Montparnasse. On parlait de lui, sous le manteau, comme d’un novateur. L’impressionisme succédait au réalisme. Claude Monet, Pissaro, Sisley, Renoir, Cezanne emboîtaient le pas. La peinture était devenue soudain chose facile. Ni lignes, ni contours : des taches, des touches. Point d’études préparatoires. La lumière dessinait toute seule. Des noirs ? des bitumes ? du jus de chique ? Horreur ! Rien que des notes claires, des couleurs transparentes, des ombres bleues, roses, violettes ; c’était un enchantement.
Voir, sentir vivement, tout était là ; et, pif ! paf ! sous le coup de l’impression, devant le premier objet venu, on obtenait des choses extraordinaires. Essayez ! D’aucuns s’y enragèrent jusqu’à tomber malades. La fureur de peindre gagnait tout le monde. Halluciné à mon tour, je ne sais pas si je ne me surpris point un beau matin la palette au pouce. Et les soirées à la Brasserie Hoffmann, au cabaret de la Grande Chaumière, les discussions à perte de vue sur le « plein air », dans la fumée des pipes, chez cette excellente Mère Eugène, où fréquentaient Auguste Lançon, Alfred Ross, Henri Oulvay, Cezanne, etc., sans oublier Émile Zola alors employé à la maison Hachette. Oh ! ce cabaret de la Grande Chaumière, cabaret de buveurs d’eau, où la demi-portion de légumes — verts ou secs — coûtait deux sous, où quand une bouteille de vin fin apparaissait sur la table on pouvait être certain qu’elle ne venait pas de la cave et qu’un riche invité l’avait apportée de sa poche ! Sainte Bohême, maigre et pâle compagne des artistes pauvres et fiers, Murger vivra pour t’avoir mis le rire ironique à la lèvre et l’insouciance au cœur, pour t’avoir chantée ! Ceux qui n’ont pas assisté, à l’époque du Salon, du haut de l’escalier du Palais de l’Industrie — encore un souvenir — aux premières manifestations de l’impressionisme, à l’arrivée de ces toiles étranges portées à dos de fervents. — oh ! le portrait d’Amperaire, chef-d’œuvre de Cezanne, — et religieusement escortées par les adeptes de la nouvelle école, ne peuvent se faire une idée de ces jours de renouveau. C’étaient des éclats de rire, des bordées de sifflets, des huées, dédaigneusement reçus par des haussements d’épaule, par des mots rudes, par des coups d’œil farouches et méprisants.
Ai-je besoin de dire que la plupart de ces toiles, impitoyablement refusées par le jury, ne virent jamais, hélas ! que le jour de l’atelier ? Toutes, du moins, allèrent bravement au feu, et pas une, en fin de compte, si malmenée qu’elle fût, qui n’ait contribué au gain de la bataille, au triomphe de l’impressionnisme. »

 

Guyon-Verax (Xavier Roux ?), « L’exposition Cezanne », Le Journal des artistes, 14 janvier 1900. À voir

 

Rambosson Yvanhoé, « Publications d’art. Le Journal des artistes », Mercure de France, tome XXXIII, février 1900, p. 534 :

« Le Journal des Artistes (14 janvier). ― M. Guyon-Verax écrit quelques pages heureuses sur Cezanne et sur son exposition ouverte chez Vollard. J’en détache ces lignes caractéristiques :

« Il ne nous semble pas que Cezanne ait jamais cette préoccupation de généraliser. Ce qu’il vise avant tout, mais avec une rare intuition des moyens nécessaires, c’est l’expression individuelle, et toujours il la fixe avec une extraordinaire intensité. Seulement, en tout système ― qu’il vienne du tempérament ou qu’il soit raisonné ― il y a forcément une part d’intransigeance, celle-ci inconsciente le plus souvent. Cette sorte d’intransigeance apparaît çà et là dans l’œuvre de Cezanne, et l’on ne saurait s’en étonner. Du moment qu’il veut surtout fixer la réalité dans toute sa rigueur d’aspect et nous impressionner dans ce sens, il est porté, non pas à exagérer, mais à accentuer le plus possible, au point de paraître excéder la vérité. Et c’est ainsi que parfois il pourra arriver que le regard soit déconcerté quelque peu, si l’on n’a pas pris soin de se familiariser avec la conception comme avec la manière des artistes. »

 

Émile-Michelet V., « Sur l’exposition Cezanne » ; L’Humanité nouvelle, tome I, vers mars 1900, p. 350-351.

« CHRONIQUE ARTISTIQUE
Sur l’exposition Cezanne.
Paul Cezanne était né peintre : il a peint. Il a peint tout ce que le hasard a jeté sous ses yeux, êtres et choses. Il n’a pas voulu choisir. Ce fut là son seul tort. Il a peint pour rien, pour le plaisir, comme Caussade a tué La Tournelle. On conte qu’en forêt, il s’arrêtait, couvrait une toile de couleurs ; puis, ayant terminé son ouvrage, il s’en allait, content, et laissant sa toile au pied d’un arbre, pour la joie des seules Hamadryades. Légende ? Peut-être.
La vie de Cezanne est entrée dans la légende. On ne le voit pas. Longtemps on ne voyait pas ses œuvres. A la galerie Vollard, une trentaine de toiles de ce peintre ont été réunies. On n’en avait jamais tant vu. On ne connaissait guère que ses pommes. Une demi-douzaine de pommes peintes par Cezanne sur une assiette, cela n’a pas besoin de signature. Cela se reconnaît du premier coup d’œil, comme trois pêches de Chardin. Je donnerais bien les quatre cinquièmes des deux Salons annuels pour trois pommes de Cezanne. Serait-ce l’indice d’un goût malsain pour la nature morte ? Mon Dieu, non. C’est simplement que je préfère la pointure représentant n’importe quoi, mais faite par des gens nés pour peindre, à celle, d’ambition plus haute, mais faite par des gens nés pour être philosophes ou notaires.
La récente exposition montre que Cezanne ne s’est pas borné à peindre des coupes de fruits d’or oubliées sur des napperons blancs. Il a peint naïvement tout ce qu’il a vu : les arbres, les terrains, les eaux, les hommes, les bêtes. Qu’il est maladroit ! Ne savez-vous pas qu’il est encore beaucoup plus maladroit que Velazquez, par exemple ? Qu’il est plein de défauts, qu’il est malhabile ! Oui, mais il est peintre.
Son destin lui a joué un tour : il est né trente ans trop tôt. Venu au monde trente ans plus tard, il aurait certainement fréquenté Paul Gauguin, qui sait tout ce qu’on peut savoir du métier de peindre, et il aurait appris de lui tout ce qu’il ignore. Supposez alliées chez un homme la spontanéité de Cezanne et la science de Gauguin. Quel artiste alors !
L’art de Cezanne est austère et joyeux. Il a tout essayé : le nu, le portrait, l’allégorie, la décoration, le paysage, les fleurs, les fruits. Il n’a rien traité de la même façon. L’allégorie et la décoration, n’en parlons pas.
Cezanne n’a aucun sentiment de composition.
Le nu : voici un corps adolescent qui se baigne, une forme libre dans l’air libre ; des contours noirs, tracés d’une main de maître, avec quelle sûreté et quelle originalité [FWN914-R370]. J’ai entendu dire que Cezanne était, selon une formule assez pauvre, élève de la nature, qu’il n’avait guère hanté les Musées. Je n’en crois rien. L’homme qui a peint si fortement ce gamin a pioché son Titien. D’un corps, Cezanne élague tout détail, Il ne cherche que les plans. Mais quand il les a trouvés, il construit avec solidité. Il vous maçonne une anatomie. Le chirurgien peut fouiller dedans, il trouvera qu’aucun organe n’y manque : le bonhomme est bien vivant ; peut-être même a-t-il une âme, et les choses, autour de lui, palpitent dans l’atmosphère.
J’ai vu, de Cezanne, des portraits profonds, de belles têtes souffrantes.
De sa première manière, je garde dans les yeux le souvenir d’un tragique paysage vespéral : sous un ciel lourd et bas, les terrains montent péniblement, couverts de maisons tristes aux toitures ardentes. Où placer ce site urbain ? A Montmartre peut-être, ou n’importe où. Car les paysages de Cezanne sont si simplifiés qu’ils ont pris un caractère d’universalité. Où les a-t-il vus ? Au Nord ou au Midi ? On ne sait plus. L’impression en est si forte, le caractère si ample, qu’ils ont perdu leurs qualités éphémères et locales.
Voilà un artiste rare, d’une originalité innée et inviolée, d’une compréhension puissante et indépendante. Il n’a peut-être pas fait un seul « tableau ».
Et pourtant on ne peut pas le dire un peintre de morceaux. C’est un solitaire.
Il est pétri de défauts. C’est un maître. Il m’agace. Je l’aime.
V. ÉMILE-MICHELET »

Feilchenfeldt et Warman émettent l’hypothèse que le n° 9 pourrait être FWN915-R555, mais ce n’est pas compatible avec la description que donne Félicien Fagus (« Jeune Baigneur, là, qui brandit son bras droit, en arrière ») et le n° 10, FWN806-R561.

Feilchenfeldt Walter, Warman Jayne et Nash David, The Paintings of Paul Cezanne. An online catalogue raisonné, http ://www.cezannecatalogue.com/exhibitions/.

Vollard vend des tableaux de son exposition Cezanne à Bernheim-Jeune, Blot, Fabre, Fabbri, Feydeau, Hoogendijk, Matisse, Pellerin et Viau. Apparemment, Cezanne voit l’exposition et constate avec surprise que Vollard a encadré toutes les œuvres.

Rabinow Rebecca A. et Warman Jayne, « Chronologie », sur CD-Rom dans De Cezanne à Picasso. Chefs-d’œuvre de la galerie Vollard, catalogue d’exposition, New York, The Metropolitan Museum of Art, 13 septembre 2006 – 7 janvier 2007, Chicago, The Art Institute of Chicago, 17 février – 12 mai 2007, Paris, musée d’Orsay, 19 juin – 16 septembre 2007, Paris, musée d’Orsay et Réunion des musées nationaux, 2007, p. 208-245, p. 213.

2 décembre

D’après le livre de stock A de Vollard, le marchand achète à l’hôtel Drouot une toile de Cezanne pour 410 francs, n° 4125, 33 x 25 cm, « femme nue à la toilette ; peinture à l’huile, en face de la femme une petite négresse lui tend une table à toilette ; à gauche une draperie rouge » (La Toilette,  FWN665-R594). Il la revendra 700 francs à Fabre le 28 février 1900.

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

 

« Mouvement des arts. Tableaux, aquarelles, dessins » ; La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 39, 16 décembre 1899 ; p. 364 :

« Tableaux, Aquarelles, Dessins
Vente faite à l’Hôtel Drouot, salle 9, le 2 décembre, par Me Tual, commissaire-priseur et M. Moline, expert.
[…] 4. Cezanne. La Toilette : 410. ― »

 

Williamson É.[douard-Thomas], La Curiosité en 1899. Revue des ventes publiques de tableaux, aquarelles, pastels, dessins, gravures, sculptures, livres, meubles, tapisseries & tous objets d’art et de curiosité faites en France et à l’étranger, Paris, Librairie Polytechnique, Ch. Béranger, éditeur, 1900, 318 pages, p. 268 :

« TABLEAUX, AQUARELLES, DESSINS, PASTELS
Vente du 2 Décembre1899. — Hôtel Drouot.
Me Tual, Commissaire-priseur ; M. Moline, Expert.
Catalogue de 111 Numéros
4. Cezanne. La Toilette. — 410 fr. »

7 décembre

D’après le livre de stock A de Vollard, Tavernier lui achète une toile de Cezanne, n° 4121, « baigneuses trois femmes, celle de gauche tient une linge ; feuilles verts », (Trois baigneuses, FWN923-R360).

« Décembre 1899
7                  Matisse acpt p toile de Cezanne
vendu quatorze cent cinquante frcs                  1150 »

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

L’achat est mentionné le 7 décembre 1899 sur le registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,3) f° 148, et MS (4,9), f° 8 ; reproduit dans Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, volume I « The texts », New York, Harry N. Abrams, Inc. Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 360, p. 239.

Diehl Gaston, Henri Matisse, Paris, éditions Pierre Tisné, 1954, 167 pages, 140 planches, p. 17, et notes 71, 72, p. 112 ; cité dans Matisse. Écrits et propos sur l’art, sous la direction de Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1972, p. 134, note 103.

« Comme il le raconte 71, « le spectacle même des soldats en train de s’ébattre dans le fleuve [la Garonne] me remet plus particulièrement à l’esprit l’image d’un autre Cezanne, un petit tableau de Baigneuses où tout était si bien hiérarchisé, où les arbres, les mains, comptaient autant que le ciel ». Il l’avait découvert chez Vollard au cours de ses récentes discussions, retourné contre un mur, demeuré là sans doute après la deuxième exposition de cet artiste dont il remarquait pour la première fois « la puissance, le chant de l’arabesque en liaison avec la couleur, la fixité de la forme ». 72
71 Entretiens personnels avec Matisse, mai 1943.
72 Jacques Guenne, « Portraits d’artistes. Entretien avec Henri Matisse », L’Art vivant, 1re année, n° 18, 15 septembre 1925, p. 1-6. »

7-9 décembre

Maurice Denis copie une nature morte de Cezanne de la collection du docteur Georges Viau (ancienne collection de Gauguin, Nature morte au compotier, FWN780-R418), qu’il place au centre de son Hommage à Cezanne :

« 7-9 décembre 1899.
[…] Je copie le Cezanne de Viaud. »

Denis Maurice, Journal, tome I « (1884-1904) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 157.

9 décembre

D’après le livre de stock A de Vollard, le marchand achète à « Taverney, 24 Blvd Clichy » une toile de Cezanne, pour 40 francs, n° 4123, 44 x 34 cm, « Peinture à l’huile, tête de femme, buste — attrib Puvis de Chavannes ». Il la revendra le 21 septembre 1900 à « Charly » pour 50 francs. Il est possible que cette peinture, non identifiée, ne soit pas de Cezanne.

Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute.

18 décembre

Vollard accuse réception de deux toiles de Cezanne envoyées par Maxime Conil et qu’il lui a payées au total 300 francs chacune. Il note sur son livre de stock A : n° 4127, « Paysage à l’huile un pigeonnier genre tour », 65 x 81 cm, et n° 4128, « paysage à l’huile avec maison jaune », 65 x 81 cm (respectivement Pigeonnier de Bellevue, FWN270-R692, et Maison de Bellevue et pigeonnier, FWN268-R690).

Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,1), p. 22-23, et MS 421 (4,3), f° 148.
Livre de stock A de Vollard ; Wildenstein Institute. Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 692, p. 438.
Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 192 :

« Dès le mois suivant, Conil, qui avait pourtant reçu sa part de 33 000 francs, vendit à Vollard deux toiles que Cezanne avait dû lui donner ; l’année suivante, il fut menacé de saisie judiciaire. Apparemment, Conil était un endetté chronique. C’était, semble-t-il, un joueur invétéré qui eut tôt fait de dilapider le patrimoine considérable de sa femme (et finit par laisser ses enfants sans le sou). »

Vollard informe Conil qu’il trouve les paysages de Cezanne insuffisamment « poussés » et qu’il préfère des natures mortes et des œuvres représentant des fleurs.

Archives Vollard, Livre de stock A, nos 4127 et 4128 ; Registre commercial de Vollard, 20 juin 1894 – juin 1900, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421 (4,1), p. 33.

[Décembre ?]

Vollard achète tout l’atelier de Cezanne. Il écrira plus tard à Gauguin, vers janvier 1900 : « J’ai acheté tout l’atelier de Cezanne. J’en ai fait déjà trois ou quatre expositions : cela commence à prendre auprès du public. »

Lettre de Vollard à Gauguin, [janvier 1900], archives Jean Loize, Tahiti, musée Paul Gauguin. Paul Gauguin,Letters to Ambroise Vollard and André Fontainas, commentées par John Rewald, San Francisco, Grabhorn Press, 1943, p. 31 ; repris dans Rewald John, « Paul Gauguin. Letters to Ambroise Vollard and André Fontainas », Studies in Post-Impressionism, édité par Irene Gordon et Frances Weitzenhoffer, Londres, Thames and Hudson, 1986, 295 pages, 75 illustrations, p. 189.

Pascoe écrit qu’il s’agit de l’atelier de Fontainebleau (sa thèse, p. 181, citant la lettre de Vollard in Paul Gauguin – Letters to Ambroise Vollard and André Fontainas , in Studies in Post-Impressionnism, Thames & Hudson, London, 1986, p. 189. Il peut aussi s’agir de celui de la Villa des Arts, si Cezanne l’avait conservé après son départ pour Marlotte.

[Décembre ?]

On peut supposer que Cezanne s’installe définitivement à Aix au 23, rue Boulegon à partir de décembre, après que son atelier parisien soit vidé. Il y fait construire un atelier dans les combles. Pendant les travaux, il habitera quelques mois chez Joachim Gasquet.

C’est probablement à cette occasion qu’il remplira un questionnaire, Mes confidences, destiné à Marie Gasquet, la femme de l’écrivain. Ces « Confidences » de Cezanne datent sans doute de décembre 1899 ou du début de l’année 1900, quand Cezanne fut hébergé chez Joachim Gasquet. En effet, l’adresse que donne Cezanne dans ces Confidences, « au second du 30 de la rue St Louis », désigne vraisemblablement la maison héritée par Joachim Gasquet de son grand-père maternel, où lui et sa femme Marie ont habité à partir de 1897 ou 1898, au 30, rue des Arts-et-Métiers, à Aix : la rue Porte-Saint-Louis (plutôt que rue Saint-Louis) avait été rebaptisée en 1879 rue des Arts-et-Métiers.

Lebensztejn Jean-Claude, « Persistance de la mémoire », Critique, nos 555-556, août-septembre 1993, p. 609-630, repris dans Études cézanniennes ; Paris, Flammarion, 2006, 92 pages, p. 25-45.
Larguier Léo, En compagnie des vieux peintres, Paris, Albin Michel, 1927, p. 158.
Recensement, 1901, 1906, F1 art 29 et 30, Archives communales d’Aix-en-Provence.
Aurenche Louis, dans Rewald John, Cezanne, Geffroy et Gasquet suivi de Souvenirs sur Cezanne de Louis Aurenche et de lettres inédites, Paris, Quatre Chemins-Éditart, 1959, p. 59-60.
Chappuis Adrien, The Drawings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, 2 volumes, Greenwich, New York Graphic Society, 1973, volume I, p. [25] à [28], reproduit.
Lebensztejn Jean-Claude, « Persistance de la mémoire », Critique, nos 555-556, août-septembre 1993, p. 609-630, repris dans Études cézanniennes ; Paris, Flammarion, 2006, 92 pages, p. 25-45.
Rewald John, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, p. 148.
Tiers Robert, « Le testament de Paul Cezanne et l’inventaire des tableaux de sa succession rue Boulegon à Aix en 1906 », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome CVI, 1402e livraison, 127e année, novembre 1985, p. 176-178, note n° 1 p. 177 :

« L’immeuble de la rue Boulegon était, depuis le 12 floréal an XII, dans la famille Rey. Elle vendit la maison le 14 février 1924 à Séverin-Fortuné Long, négociant, demeurant 2, rue Boulegon. »

Chappuis Adrien, The Drawings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, 2 volumes, Greenwich, New York Graphic Society, 1973, volume I, p. [25] à [28], reproduit.
« MES CONFIDENCES
NOM ET PRÉNOMS
Paul Cezanne
LIEU DE NAISSANCE
Aix en Provence
LIEU ET DATE DES CONFIDENCES
au second du 30 de la rue St Louis.
AUTOGRAPHE
Écrivez une de vos pensées ou une citation dont vous approuvez le sens.
Seigneur, vous m’aviez fait puissant et solitaire.
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre
De Vigny
Signez
P. Cezanne
QUESTIONS
1.                  Quelle est la couleur que vous préférez ?
2.                  Quelle est votre odeur favorite ?
3.                  Quelle fleur trouvez-vous la plus belle ?
4.                  Quel animal vous est le plus sympathique ?
5.                  Quelle couleur d’yeux et de cheveux préférez-vous ?
6.                  Quelle est, selon vous, la plus estimable vertu ?
7.                  Quel vice détestez-vous le plus ?
8.                  Quelle est votre occupation préférée ?
9.                  Quel délassement vous est le plus agréable ?
10.                  Quel est selon vous, l’idéal du bonheur terrestre ?
RÉPONSES
 1.                  L’harmonie générale.                  2.                  L’odeur des champs
3.                  Scabieuse.
4.
5.
6.                  L’amitié
7.
8.                  Peindre
 9.                  La natation
10.                  Avoir une belle formule.
QUESTIONS
11.                  Quel sort vous paraît le plus à plaindre ?
12.                  Peut-on vous demander l’âge que vous avez ?
13.                  Quel prénom auriez-vous pris si vous l’aviez choisi ?
14.                  Quel a été le plus beau moment de votre vie ?
15.                  Quel en a été le plus pénible ?
16.                  Quelle est votre principale espérance ?
17.                  Croyez-vous à l’amitié ?
18.                  Quel est pour vous le plus agréable moment de la journée ?
19.                  Quel personnage historique vous est le plus sympathique ?
20.                  Quel personnage de roman ou de théâtre ?
RÉPONSES
11.                  Être dénué
12.
13.                  Le mien
14.
15.
16.                  La certitude
17.                  oui
18.                  Le matin
19.                  Napoléon
20.                  Frenhoffer [sic]
QUESTIONS
21.                  Quel pays habiteriez-vous de préférence ?
22.                  Quel écrivain préférez-vous ?
23.                  Quel peintre ?
24.                  Quel musicien ?
25.                  Quelle devise prendriez-vous si vous deviez en avoir une ?
26.                  Quel est, selon vous, le chef-d’œuvre de la nature ?
27.                  De quel site avez-vous gardé le plus agréable souvenir ?
28.                  Quel est votre mets de prédilection ?
29.                  Préférez-vous un coucher dur ou tendre ?
30.                  Quel peuple étranger vous est le plus sympathique ? »
RÉPONSES
21.                  La Provence et Paris.
22.                  Racine
23.                  Rubens
24.                  Weber 
25.
26.                  Sa diversité infinie.
27.                  Les collines de St Marc.
28.                  Les pommes de terre à l’huile
29.                  Entre les deux.
30.                  Aucun.

Weber : Carl Maria von Weber, 1786-1826

La citation des vers d’Alfred de Vigny est tirée de son poème « Moïse », dans Poèmes antiques et modernes, publié en 1826. Ce rapprochement a été découvert par Lawrence Gowing.

Gowing Lawrence, « Introduction », Watercolour and Pencil Drawings by Cezanne, catalogue d’exposition, Northern Arts and the Arts Council of Great Britain, Laing Art Gallery, Newcastle upon Tyne, 19 septembre – 4 novembre 1973, Hayward Gallery, Londres, 13 novembre – 30 décembre 1973, 171 pages, 101 notices, p. 21-22.

 

 

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 122 :

« À Aix, il se réinstalla donc rue Boulegon, dans cette étroite rue, très provinciale, où son père autrefois avait eu sa banque. Au second étage, Cezanne retrouvait aussi son atelier. Sans doute, combien de fois s’y était-il irrité, parce que, de l’autre côté de la rue, une haute cheminée en briques lui envoyait des reflets rouges ? Combien de toiles avait-il crevées là en recommandant à sa gouvernante, Mme Brémond, de « tout brûler » pendant qu’il serait sorti ! N’importe ! Là, au moins, on « lui foutrait la paix ! » »

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 74 :

« Ce fut Rubens qui l’éblouit surtout. Il en resta extasié, jusqu’à la fin. Une photographie du groupe des sirènes, dans le Débarquement de Marie de Médicis à Marseille du Louvre, le suivait dans tous ses déplacements. Il la fixait parfois, avec une punaise, au mur de son atelier. C’est la seule image que j’y ai jamais vu séjourner plus d’un mois, avec le Sardanapale de Delacroix. Quand on lui demandait : « Quel peintre préférez-vous ? », invariablement il répondait : « Rubens ». Il l’a écrit, même. »

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 147-153 :

« Comme le bruit qui se faisait à Paris autour de Cezanne était arrivé jusqu’à Aix, ses compatriotes, dans leur admiration pour le « malin » qui avait réussi à « mettre dedans les Parisiens », commençaient à lui montrer quelque estime, et même à rechercher sa société, avec l’espoir, naturellement, de lui soutirer quelques toiles, puisque « ça se vendait maintenant à Paris ».
Mais, à Aix, on se méfie, et Cezanne, qui n’était pas Aixois à demi, avec sa terreur perpétuelle du fameux « grappin », se défiait des éloges ; les « complimenteurs » étaient même, à ses yeux, plus dangereux encore que les « dénigreurs ». À ce propos, il me raconta, notamment, qu’un écrivain d’art, pour lui faire honneur, l’avait représenté embrassant un arbre en s’écriant, les larmes aux yeux : « Comme je voudrais, celui-là, le transporter sur ma toile ! » — « Dites, monsieur Vollard, c’est effrayant, la vie ! » Telle était sa méfiance, qu’un ami d’enfance le retrouvant à Aix, et lui demandant son adresse, Cezanne de répondre avec empressement : « Je demeure loin, dans une rue. » L’ami une fois parti, il s’écria : « Le bougre, il voulait me mettre le grappin dessus ! » Restaient ceux qui n’étaient ni familiers, ni indiscrets, ni trop admirateurs, ni trop respectueux, ceux enfin envers lesquels il ne pouvait nourrir aucun sentiment de défiance, mais avec ceux-là encore les rapports devenaient très difficiles, si grande était la distraction naturelle de Cezanne. Un jour que son cocher le ramenait du « motif », le cheval gravissant au pas une côte un peu rude, il descendit de voiture. Arrivé en chemin plat, le cocher prit le grand trot. Pendant ce temps, Cezanne continuait machinalement sa route, sans se douter de rien. On peut juger de la stupéfaction de l’automédon, en voyant sa voiture vide. « C’est la première fois que je perds un client ! » jurait ce brave homme. Mais le plus surpris fut encore Cezanne, qui se trouva dans l’impossibilité d’expliquer ce qui s’était passé. Une autre fois, au milieu d’une discussion avec son compatriote, le sculpteur Solari, il vida, sans s’en rendre compte, une bouteille de cognac, qu’il avait prise pour de l’eau minérale ; on pense si la conversation monta de ton. […]
Ajoutons que sa misanthropie n’empêchait pas Cezanne d’être indulgent aux autres, lorsqu’il n’avait pas à redouter qu’on lui jetât « le grappin dessus ». Comme on parlait un jour, devant lui, d’un Aixois qui avait mangé la dot de sa femme, Cezanne fut le seul à ne pas s’indigner. « Mais enfin, s’informa un des parents de la victime, lui connaissez-vous une seule qualité ? » — « Oui, répondit Cezanne, je trouve qu’il sait acheter les olives pour la table. » […]
Cezanne ne souffrait d’ailleurs aucunement de ce que la nature lui eût refusé le don de sociabilité mondaine ; sa femme, son fils, sa sœur Marie, lui suffisaient. Et puis, ne possédait-il pas un trésor plus précieux que l’humanité tout entière : les terres rouges, les pins verdoyants et les collines bleues de cette Provence où, de plus en plus, il aspirait à finir ses jours et où, en effet, il allait se retirer définitivement, presque au lendemain de l’exécution de mon portrait, à la fin de 1899.
J’ajouterai que, tout en fuyant le commerce de ses semblables, il prit la résolution, lorsqu’il décida de s’installer définitivement à Aix, d’imiter les « personnes rangées » de cette ville et si quelque circonstance l’obligeait à se mêler au monde, il allait jusqu’à s’inquiéter de la correction de sa tenue, — quand il y pensait du moins, — s’efforçant toujours, désormais, de faire montre, vis-à-vis des Aixois et des « êtres », d’une politesse imperturbable. Seules, les attaques dirigées, en sa présence, contre les peintres qu’il aimait, ou le simple éloge de Dubufe, de Robert Fleury, ou de quelque autre artiste du même « tonneau », provoquaient chez lui un changement d’attitude. Il s’était, de tout temps, montré intraitable à cet égard. Mais cette susceptibilité ne s’est jamais manifestée aussi vivement qu’au cours des pourparlers d’un duel que faillit avoir Zola dans sa jeunesse, et où Cezanne servait de témoin avec Guillemet. Ce dernier, qui n’ignorait pas le danger de mettre Cezanne en face de peintres qu’il méprisait, n’avait pas manqué de le chapitrer et de lui recommander la plus grande modération vis-à-vis d’Olivier Merson et d’un autre maître de la même école, qui étaient les témoins de la partie adverse ; mais Cezanne de répondre invariablement à ces sages conseils : « Je les emm..de tous ! » Pourtant, tout alla d’abord pour le mieux. Une lettre d’excuses, où Zola se moquait de son adversaire le plus agréablement du monde, avait été acceptée, les yeux fermés. Enhardi par ce succès apparent, Olivier Merson se mit à parler des opinions d’art que Zola exprimait dans les journaux, non sans s’élever contre son audace à juger des peintres tels que Bonnat, Cabanel, Fromentin, etc. Guillemet avait eu à peine le temps de lui faire observer que cela ne le regardait pas, lorsque Cezanne, qui jusque-là n’avait pas pris part à la conversation, occupé à se gratter le mollet, se dressant, furieux : « Et moi, je dis m… à Cabanel ! » Une fois dehors, il prit à partie Guillemet : « Nous avons été trop mous. Toi qui es fort, pourquoi ne lui as-tu pas f…. des coups ? »

Rue Boulegon, au n° 30, Cezanne va fréquenter un voisin, Cyrille Rougier, ferronnier, qui avait déjà travaillé au Jas de Bouffan.

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 114 :

« Il aimait cette idée de la solidarité dans le labeur. Devant son atelier de la rue Boulegon s’activait une importante ferronnerie ; il y descendait souvent le soir, s’asseyait dans un coin, à côté de la forge, et méditait, dans l’haleine du travail, devant les gestes des forgerons, suivait leurs ombres dansantes sur le mur, parfois esquissait en quelques traits une strophe surprise de l’actif poème en sueur.
« ― Ne bougez plus, criait-il d’une voix tonnante… Une minute ! »
Il sabrait sa feuille d’indications. Puis, brusquement retombé de son art à sa timidité, il jetait une pièce d’argent sur l’enclume : « ― Vous boirez à ma santé… » et, l’épaule basse, rasant les établis, il s’enfuyait. On ne le revoyait plus de quelques jours. Tous les ouvriers l’aimaient beaucoup. Obscurément les gens du peuple ont la conscience de toute maîtrise, et lorsqu’à cette autorité cachée se joignent, comme chez Cezanne, la simplicité et la bonté, ils sont prêts à tous les dévouements. J’ai vu un de ces serruriers suivre, de loin, le vieux maître, lorsqu’il sortait de chez lui, pour le délivrer des gamins qui, sans qu’il s’en aperçût, s’amusaient à l’exciter en le huant. »

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 135-136 :

« Un autre ami recherché était M. Rougier, le serrurier d’art que j’ai déjà cité, M. Rougier, son voisin de la rue Boulegon. Cezanne souvent l’arrêtait en pleine rue, et il lui formulait alors à terrible voix des théories picturales. Les passants, interloqués, s’arrêtaient, attendant une dispute. « Tenez, Monsieur Rougier, disait Cezanne. Vous voyez cet homme là, devant nous (il montrait un passant), eh bien ! c’est un cylindre, ses bras ne comptent pas ! Villars de Honnecourt, du reste, un ancêtre, a déjà, au treizième siècle, enfermé des personnages dans des armatures géométriques ! » Et il continuait de crier. »

Charensol, « Aix et Cezanne », L’Art vivant, 1re année, n° 23, 1er décembre 1925, p. 7-8, p. 8. Repris en partie par Charensol G.[eorges], « La vie de Paul Cezanne à Aix-en-Provence racontée par un de ses amis de jeunesse », L’Intransigeant, le journal de Paris, mardi 31 janvier 1939, p. 2 :

« Je commençais à être écœuré par l’ingratitude dont la cité aux fontaines et aux belles portes (Salmon dixit) fait montre à l’égard du plus éminent de ses fils, quand j’eus la chance de rencontrer un vieux ferronnier, M. Rougier, qui habite dans la même rue que Cezanne, qui l’a fréquenté pendant trente-cinq ans et qui m’a parlé de lui avec une ferveur et une bonhomie touchantes :
« J’ai bien connu Paul, me dit-il, j’étais le fournisseur de la famille Cezanne et avant même de prendre cet atelier que je dirige depuis plus de trente ans, j’avais travaillé pour eux. Un jour en allant réparer un vitrage au Jas de Bouffan, je trouvai, dans une mansarde de grandes caisses remplies de peintures, d’esquisses que Cezanne avait mises là pour s’en débarrasser ; toutes les fois que je retournais au Jas, je ne manquais pas d’aller les voir ; il y en avait d’assez déconcertantes, mais j’en trouvais d’autres que j’aimais beaucoup ; un jour j’eus même envie de prendre deux ou trois esquisses des Joueurs de cartes, qui me plaisaient particulièrement, mais j’eus peur de déplaire à Cezanne et en effet, quand le Jas de Bouffan fut vendu sur les instances de son beau-frère qui désirait que la succession fût réglée ― vente qui chagrina beaucoup Paul ― le peintre décloua les châssis et brûla toutes ces toiles : il y en avait une énorme quantité, pour la plupart des œuvres de jeunesse, peintes au couteau. C’est ce qui explique que l’on trouve peu de toiles de cette époque alors qu’il a certainement fait plus de peinture dans cette manière que dans les autres. Peut-être les a-t-il brûlées parce qu’il craignait de les retrouver au marché où on les vendait trente sous, comme cela s’était produit quelque temps auparavant pour des esquisses dont le beau-frère de Cezanne avait d’abord tapissé son appartement, puis qu’il avait fini par vendre.
« On a dit beaucoup de bêtises sur Cezanne. M. Coquiot a raconté que les enfants se moquaient de lui en le poursuivant dans la rue, ce qui est absolument faux ; certes on le considérait comme un original et on n’appréciait guère sa peinture mais on le respectait et tout le monde avait beaucoup d’estime pour lui. C’était un très brave homme, très simple, mais il se mettait très facilement en colère, ainsi il ne pouvait supporter qu’on le regardât peindre ; si quelqu’un venait se mettre derrière lui quand il était « sur le motif », il se levait en grommelant, pliait bagage et décampait. Moi-même qui le rencontrais très souvent je l’ai très rarement vu travailler. Par contre, il me parlait souvent de la peinture et ce qu’il disait était si fort que souvent j’avais peine à le suivre.
« Moi aussi je fais de la peinture. Oh ! sans prétention ; je fais seulement de petites études que je termine toujours dans la séance. Un jour que je montrais une toile à Cezanne, il me dit : « Mais vous êtes plus fort que moi ! Je ne suis pas aussi habile… » et c’était vrai, lui il lui fallait au moins trois mois pour faire un paysage. Mais je ne me faisais pas d’illusions et je savais bien quand il me disait : « Vous êtes plus fort que moi » qu’il n’en pensait rien », me dit en riant M. Rougier, avec son bon accent méridional.
« Une autre fois, nous regardions une femme qui avançait dans la rue ; elle était à une cinquantaine de mètres et elle balançait les bras. « Voyez, me dit Cezanne, si elle restait immobile ce serait un cylindre ! »
« Quand il allait au paysage, il était facile de retrouver le coin où il s’était placé ; l’herbe était toute bleue, le sol couvert de raclures de couleur, car vous savez qu’il ne cessait de racler ses toiles et de repeindre encore et malgré cela il arrivait à avoir des épaisseurs de couleurs de plusieurs centimètres.
― Cezanne fut longtemps méconnu, pourtant à la fin de sa vie on commençait à beaucoup l’admirer ; se rendait-il compte de l’enthousiasme que soulevait sa peinture ?
― Oui, sans doute ; d’ailleurs, dans le fond, en dépit de son inquiétude, il savait bien ce qu’il valait, mais je crois qu’il avait peur d’être exploité par les jeunes peintres qui venaient le voir. Quand il disait qu’il ne voulait pas qu’on lui mette le grappin dessus ; il devait avoir ses raisons. »

Paire Alain, « Cyrille Rougier, le ferronnier ami de Cezanne », site internet galerie-alain-paire.com, 2014 :

« Cyrille Rougier naquit à Pertuis le 14 janvier 1859. Son père décéda alors qu’il était très jeune. Il commença son apprentissage à l’âge de 14 ans : le serrurier de Pertuis qui l’employait s’appelait Barbier. Les possibilités étant trop restreintes dans sa petite ville natale, Rougier décida de s’installer à Aix-en-Provence, en compagnie de sa mère. Il travailla tout d’abord rue Paul-Bert chez Chabran, dont il reprit l’affaire en 1894. Il se maria le 28 juin 1899 avec Henriette Volaire, dont il eut deux filles, Rose et Jeanne.
En 1900, au moment où Cezanne quittait définitivement le Jas de Bouffan, Cyrille Rougier ouvrit pour son activité professionnelle, dans la proximité de la rue Paul Bert, un assez vaste atelier qu’il implanta au 30 de la rue Boulegon : presque en face de la demeure du peintre qui logeait au n° 23. Aujourd’hui encore, au 30 de la rue Boulegon qui fut le lieu de travail et l’habitation de Rougier, la configuration de l’atelier d’autrefois reste présente : l’entrée d’un garage, une porte de haute taille délimitent l’emplacement. Le ferronnier œuvra dans cet espace jusqu’en 1927 : il céda son entreprise à M. Argence qui avait travaillé pendant quelques années avec lui. Cyrille Rougier mourut à Aix-en-Provence, rue Boulegon, le 7 mars 1931.
[…] Les deux filles de Cyrille Rougier, Rose et Jeanne ont en effet consigné quelques notes à propos de leur père. Elles retracent sa carrière, évoquent son entourage aixois. Cezanne interpellait son voisin : il souhaitait lui communiquer ses convictions. De nouveau, il lui parle géométrie : « Souvent en revenant du « motif » il venait bavarder avec mon père sur le pas de la porte de l’atelier. Moi, tout enfant, j’assistais parfois à leurs conversations auxquelles bien entendu je ne comprenais rien ; un jour par exemple en voyant venir une grosse femme qui déambulait au milieu de la rue (car à cette époque la circulation n’était pas intense et tout se passait à la bonne franquette, mon père ferrant ses portes et persiennes devant la porte de l’atelier : le rétameur était sur son trottoir ou même au milieu de la rue). Donc un de ces jours, Cezanne causait avec mon père et en voyant venir cette femme il lui dit : « vous voyez cette femme, c’est un cône ». Bien entendu, je n’avais rien compris de ce qu’il voulait dire mais j’en avais été frappée et je m’en suis toujours souvenue. »
[…] Les notes des enfants de Cyrille Rougier rapportent un autre détail : Cezanne utilisa plusieurs fois le feu de la forge lorsqu’il préféra faire disparaître des toiles qu’il considérait comme mauvaises. « Lorsque Cezanne fit construire le pavillon qui était situé montée des Lauves où il établit son atelier de peinture, au cours du déménagement, il voulut détruire des toiles dont il n’était pas satisfait, il en fit un lot qu’il descendit brûler.
Plus tard, alors que mon père travaillait au Jas de Bouffan, Cezanne fit une nouvelle hécatombe de ses œuvres. Il disait ne pas vouloir que Vollard et les autres marchands de tableaux qui étaient sa bête noire et son idée fixe fassent fortune à ses dépens… Mon père fort intéressé par ces œuvres, en prit deux ou trois qu’il apporta à ma mère pour les lui montrer, mais sa délicatesse était si grande qu’il ne les garda pas, puisque Cezanne voulait les détruire, et il retourna le tout sur le brasier du Jas de Bouffan. » […]
Alain Paire
Je remercie vivement Dominique Barkaté, l’arrière petite-fille de Cyrille Rougier qui m’a renseigné et donné accès aux archives de sa famille. »

Courant de l’année

Vollard achète à Cezanne le tableau Nature morte : pot à lait et fruits sur une table (FWN833-R663) (sous le n° de stock 3518), au prix de 400 francs.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 663, p. 428.

Courant de l’année

« En 1899, au plus fort de l’affaire Dreyfus, Cezanne déjeuna un jour avec Maurice Le Blond et Joachim Gasquet, qui devaient se rendre l’après-midi même chez Zola. Les deux hommes essayèrent de persuader Cezanne de les accompagner, mais il ne fit que des réponses évasives. Lorsque les deux jeunes écrivains tentèrent de l’entraîner avec eux en le prenant par le bras, il poussa de tels cris de frayeur qu’ils durent le lâcher. Cezanne devait sentir instinctivement qu’une visite à l’improviste ne pourrait que flétrir leur belle amitié passée. Peut-être craignait-il aussi de trahir ses émotions, lui qui avait souvent du mal à retenir ses larmes. »

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 184.

Vers la fin de l’année

Après la vente du Jas de Bouffan, Cezanne essaie d’acheter le Château noir, où il loue deux pièces dans les communs depuis 1887, mais sa proposition est repoussée par les propriétaires. Il continuera d’y louer une pièce jusqu’en 1902, jusqu’à ce qu’il doive la quitter à la demande de la propriétaire.

Rewald John, Marchutz Léo, « Plastique et réalité. Cezanne au Château Noir », L’Amour de l’art, 16e année, n° 1, janvier 1935, p. 15-21, p. 16-17 :

« Le Château Noir était toujours inhabité pendant une grande partie de l’année ; ceci peut avoir accru le penchant de Cezanne pour cet endroit. Mme Teissier rapporte que Cezanne aurait essayé d’acheter en 1899, après la vente du « Jas de Bouffan », la propriété avec la colline boisée derrière le château. Mais les propriétaires n’acceptant pas ses propositions d’achat, il ne garda que la petite pièce à l’intérieur de la cour qu’il avait louée pour y mettre ses toiles. En 1902, il dut quitter cette pièce à la demande de la propriétaire. D’après Mme Teissier, il aurait alors brûlé une grande partie de ses tableaux sur la terrasse, ce qui explique peut-être le nombre relativement peu élevé des œuvres conservées, peintes au Château Noir et à dater d’avant 1902.
C’est vers cette époque que Cezanne fit bâtir son atelier au Chemin des Lauves, au dessus et près d’Aix. Il a peint, nous l’avons dit, de nombreuses vues de la Sainte-Victoire aux environs de cet atelier. Malgré cela, Cezanne, continuait à travailler au Château Noir. Les paysages de Provence de la dernière époque ne sont que des toiles peintes au Château Noir ou représentant la Sainte-Victoire, vue du Chemin des Lauves, et l’on ne connaît pas de tableaux du « Jas de Bouffan » après 1899. »

Vers 1899 et 1900

Pendant quelque temps, Cezanne accepte d’être accompagné par quelques peintres admirateurs qu’il emmène avec lui en voiture peindre dans la montagne Sainte-Victoire autour de Château Noir : Joseph Ravaisou, Louise Germain, Barthélémy Niollon et Sauret. Un dimanche, alors qu’il travaille en compagnie de Ravaisou, Louise Germain et Sauret, surviennent deux autres peintres, un Aixois, Ducros, et un Marseillais, Dellepiane, qui ricanent devant son esquisse. Cezanne en veut à Ravaisou de ne pas être intervenu, et cela met fin à leurs séances.

Lunel Armand, « Cezanne et les Aixois », Le Figaro littéraire, n° 581, 12e année, samedi 8 juin 1957, p. 5 :

« Mais sa vieillesse eut aussi des compensations. Nous ne parlerons pas ici de ce groupe de jeunes peintres et poètes étrangers à la ville qui, à la suite de Gasquet, l’entourèrent alors d’une fervente sympathie. Nous voudrions montrer plutôt que tous les peintres d’Aix n’épousèrent pas la malveillance du clan. Il y eut, parmi ses confrères et compatriotes, ceux qui surent le comprendre, lui témoigner leur admiration et conquérir sa difficile amitié. Trois sont connus : Niol[l]on, Louise Germain et Joseph Ravaisou, qui obtinrent, par une faveur exceptionnelle, dans les premières années qui suivirent son retour définitif, de l’accompagner dans sa voiture de louage et de venir peindre à ses côtés au Château Noir. Dans ce sympathique trio, c’est Ravaisou qui se détache avec le plus de relief. Coloriste à tel point fougueux que le clan comparait ses paysages à des batailles de confetti, il jouissait à Aix d’une réputation de doux anarchiste ; et c’était une âme si exquise que Cezanne, malgré sa position à l’extrême-droite, quand Gasquet le lui présenta, lui accorda après un peu d’hésitation toute son amitié.
Mais il eut encore d’autres fidèles, humbles peintres du dimanche, qui méritent bien par leur dévotion d’être sauvés de l’oubli. J’en ai entendu parler vers 1911, temps lointain où, avec Darius Milhaud, dans notre enthousiasme juvénile pour Cezanne, nous nous étions juré à Paris qu’à chacun de nos retours en vacances à Aix nous tâcherions de recueillir le plus possible de ses souvenirs vivants. C’est ainsi que je peux évoquer un vieux surveillant de l’École des arts et métiers dont j’ai oublié le nom.
Je devais d’ailleurs bientôt connaître, en chair et en os, un second spécimen de ces puérils disciples. Le personnage en question, du nom de Sauret, célibataire, exerçait la profession de recors d’huissier ; mais ce titre, avec la triste renommée qui s’y attache, froissant sa délicatesse naturelle, il s’annonçait sur ses cartes de visite comme membre de la Chambre corporative des porteurs de contraintes ; et jusqu’à ses derniers jours il se distingua comme le plus inoffensif et le plus miséricordieux des agents de la justice civile, puisqu’on ne comptait plus les saisies qu’il avait évitées en payant de sa propre poche. Ce saint homme se sentait si égaré sur notre terre qu’il consacrait une partie de ses loisirs à l’astronomie, qu’il épelait dans les livres de Camille Flammarion. Mais comme il avait aussi la passion de la peinture il peignait des gigots et des rognons avec une application malheureuse. Sept ou huit ans plus tôt, il avait suivi plusieurs fois Cezanne sur la colline des Pauvres, si bien nommée, où il s’installait pour peindre à une distance respectueuse du maître ; et lorsque Cezanne quittait le motif, malgré sa peur, selon son expression familière, qu’on lui mît le « grappin dessus », il disait un mot ou deux d’encouragement à ce modeste confrère avec sans doute la même simplicité que, quand, à la sortie de la messe, il laissait son aumône dans la sébile du mendiant de garde devant la cathédrale Saint-Sauveur.
Enfin il serait bien injuste de ne pas citer avec eux l’ébéniste Cauvet, qui, sans taquiner la palette, compta parmi ces Aixois dont le culte naïf fut le plus près, sinon de son art, du moins de son cœur.

Un beau dimanche où Cezanne, Ravaisou, Louise Germain et Sauret travaillaient paisiblement sous les ombrages du Château Noir, surgirent deux peintres du clan, un Aixois, Ducros, et un Marseillais, Dellepiane. Cezanne, qui savait que ceux-là depuis longtemps faisaient de lui des gorges chaudes, allant jusqu’à singer sa manière par de grossières pochades dans leurs ateliers, blêmit, lâcha son chevalet et disparut derrière un arbre d’où, tremblant de fureur, il les entendit ricaner — comme s’ils n’étaient venus que pour cela ! — devant son esquisse. Ravaisou aurait dû tout de suite congédier les intrus. Cezanne lui pardonna difficilement cette faiblesse, où il crut presque voir une trahison ; et ce fut, hélas ! la fin des séances en plein air du petit groupe amical.
Ravaisou, qui n’en resta pas moins le défenseur de Cezanne, lui consacra après sa mort, dans la presse aixoise, Le National (4) et Le Cadet d’Aïs (5), deux articles aussi lucides que chaleureux. Au premier, Louis-Gautier, l’auteur du méchant quatrain, répliqua en publiant dans le numéro de Noël d’une revue parisienne, Les Tendances nouvelles, une lettre destinée, pensait-il, à ouvrir définitivement les yeux des gens de la capitale sur les aberrations de Cezanne ; à quoi Ravaisou ne manqua point de riposter, et vertement, dans Le National (6). C’est lui encore qui documenta Édouard Aude en 1907 pour les conférences que le conservateur de la Bibliothèque Méjanes tint à faire sur le maître, à Aix et à Marseille. Ainsi la réhabilitation suivait son cours. Pourtant l’adversaire n’avait pas encore désarmé, puisque Ravaisou et Aude reçurent à cette occasion des monceaux de lettres anonymes, dont les auteurs rougiraient aujourd’hui.
Mais la partie était bel et bien perdue pour le clan, dont ces lettres furent la dernière contre-offensive.
Armand Lunel.
(3) Nous devons le seul exemplaire connu de ce document au flair et à l’obligeance de M. Raphaël Chiapetta, antiquaire à Aix.
(4) 28 octobre 1906.
(5) Janvier 1907.
(6) 30 décembre 1906.