Début janvier

Vollard se rend à Aix.

Lettre de Cezanne à Camoin, 28 janvier 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 280.

16 janvier

« Aix, 16 Janvier 1902,

Mon cher Monet

Je vous remercie d’avoir
pris le soin de me
prévenir de l’arrivée   ____
prochaine dans la  .
bonne ville d’Aix, de
cet ami éclairé des Arts.
Je le recevrai avec les égards
et les convenances dus à une
personne mue par le
mobile de si magnifiques
intentions. L’occasion qui
s’est présentée pour avoir de
vos nouvelles me touche profondément, et j’en (2 lettres barrées)
profite pour vos remercier

(page 2)

du robuste coup d’épaule, que
vous m’avez donné ,  vous
le promoteur du mouvement
impressioniste.  ―—
Veuillez croire, mon
cher Monet, à ma vive
reconnaissance, et au bon
souvenir d’un de ceux que vous
n’avez pas oublié,
Bien cordialement à vous
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Monet, datée « Aix, 16 Janvier 1902 » ; coll. privée, Paris, musée des Lettres et Manuscrits, reproduit.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 50.

20 janvier

Cezanne fils remercie Vollard de l’envoi d’une caisse de vin. Il recherche des aquarelles pour compléter celles que Vollard projette d’exposer à Paris. Le bouquet que son père a commencé (FWN881-R893) avance.

« Aix, le 20 janvier 1902.
Mon cher Monsieur Vollard
Nous avons reçu avant-hier soir votre délectable envoi. Nous l’avons goûté aussitôt et sous sa bienfaisante action nous avons unanimement déclaré que vous étiez : un bien brave homme. Je vous adresse donc les remerciments les plus vifs de toute la famille en témoignage de la satisfaction que nous avons eue de déguster votre précieux liquide. Je crains fort qu’il ne vieillisse plus longtemps.
Le bouquet avance toujours davantage, et il me parait mieux qu’il y a une quinzaine de jours, alors que vous l’avez vu, et où il se trouvait encore dans sa période de transition. Je n’ai plus revu le paysage, mais il avance aussi, parait-il, et assez bien.
Je fouille et refouille les cartons paternels, en ce moment. J’espère y recueillir quelques aquarelles assez faites pour accroître le nombre de celles que vous vous proposez d’exposer à mon retour à Paris.
Mes parents vous envoient un bonjour tout cordial et moi, mon cher M. Vollard, l’expression de mes sentiments les meilleurs
Paul Cezanne f. »

Lettre de Cezanne fils à Vollard, 20 janvier 1902 ; archives de Vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, MS 421 (2,2), p. 61 et MS 421 (2,4), f° 14.
Venturi Lionello, « Giunte a Cezanne », Commentari, rivista di critica e storia dell’arte, 2e année, fascicule n° 1, janvier-mars 1951, p. 47-50, p. 49.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 278-279.
Bernard Émile, Sur Paul Cezanne, Paris, R. G. Michel, 1925, p. 40.

23 janvier

Cezanne remercie le marchand de l’envoi de l’aquarelle de Delacroix, Bouquet de fleurs, achetée par lui à la vente Chocquet en 1899. Il l’accroche dans sa chambre. Il travaille toujours au bouquet de roses destiné au Salon.

« Aix, 23 janvier 1902.
Cher Monsieur Vollard 1,
Nous avons reçu, il y a déjà quelques jours, la caisse de vin que vous avez bien voulu nous adresser. Depuis, votre dernière lettre m’est parvenue. Je continue à travailler le bouquet de fleurs, ce qui me conduira sans doute jusque vers le quinze ou le vingt février 2. Je le ferai emballer avec soin et vous l’expédierai rue Laffitte. A son arrivée, vous voudrez bien le faire mettre en un cadre, et je vous prierai de le faire enregistrer 3.
Les temps sont très variables ; parfois de beaux soleils, suivis inopinément de temps gris lourds et ardoisés, ce qui compromet la poursuite du paysage.
Paul et ma femme se joignent à moi pour vous remercier et je le fais pour mon compte vivement pour le magnifique cadeau que vous me faites de l’œuvre du grand Maître 4.
Veuillez agréer l’expression de mes meilleurs sentiments.
Paul Cezanne »

  1. Ambroise Vollard (1865-1939), marchand de tableaux, fut le premier à s’intéresser à Cezanne après la mort de Tanguy et à organiser une exposition particulière de ses œuvres en 1895. Il deviendra le représentant attitré de l’artiste. Il a réuni ses souvenirs dans une biographie de Paul Cezanne.
  2. Cette nature morte était évidemment peinte d’après des fleurs artificielles.
  3. Le peintre voulait envoyer cette toile au Salon, mais le tableau n’était toujours pas prêt en avril 1902 (voir la lettre à Vollard du 2 avril 1902) et fut abandonné un an plus tard (voir la lettre au même du 9 janvier 1903). Il -s’agit du Bouquet de fleurs (FWN881-R893).
  4. Il s’agissait d’une grande aquarelle de Delacroix, Bouquet de fleurs, que Vollard avait achetée à la vente de la collection de Victor Chocquet et que Cezanne avait admirée chez son ami. Vollard a toujours insisté qu’il n’était pas question d’un cadeau, mais plutôt d’un échange. En effet, si Vollard avait voulu offrir cette œuvre au peintre, il l’aurait fait tout de suite après la vente Chocquet, le 1er juillet 1899. Cezanne fera une copie d’après cette aquarelle (FWN882-R894). Le Bouquet de Delacroix est maintenant au Louvre.
Lettre de Cezanne fils à Vollard, 23 janvier 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 278-279 ; Bernard Émile, Sur Paul Cezanne, Paris, R. G. Michel, 1925, p. 40.

28 janvier

En réponse à une lettre de Camoin, Cezanne se défend de théoriser abstraitement sur la peinture : « On parle plus, en effet, de peinture et peut-être mieux en étant sur le motif, qu’en devisant de théories purement spéculatives ― et dans lesquelles on s’égare souvent. »

Il a reçu des nouvelles de Monet (lettre disparue). Vollard est passé à Aix début janvier. Le peintre Louis Leydet, fils de son ami Victor Leydet, sénateur d’Aix, lui a adressé une carte.

« Aix, 28 janvier 1902.
Cher Monsieur Camoin,
Voici déjà nombre de jours écoulés, où j’ai eu le plaisir de vous lire. J’ai peu de choses à vous dire ; on parle plus, en effet, de peinture et peut-être mieux en étant sur le motif, qu’en devisant de théories purement spéculatives — et dans lesquelles on s’égare assez souvent. J’ai plus d’une fois, dans mes longues heures de solitude, pensé à vous. M. Aurenche a été nommé receveur à Pierrelatte en Dauphiné. M. Larguier, que je vois assez fréquemment, le dimanche surtout, m’a transmis votre lettre. Il soupire après le moment de sa libération, elle arrivera dans six ou sept mois. Mon fils qui est ici a fait sa connaissance et ils sortent et passent souvent la soirée ensemble ; ils parlent un peu de littérature et d’avenir d’art. Son passage à l’armée fini, M. Larguier retournera probablement à Paris continuer ses études (sciences morales et politiques) rue Saint-Guillaume, où professe notamment M. Hanoteaux, sans abandonner néanmoins la poésie. Mon fils y retournera aussi, il aura donc le plaisir de faire votre connaissance, quand vous remonterez à la capitale.
Vollard est passé par Aix, il y a une quinzaine. J’ai reçu des nouvelles de Monet, et la carte de Louis Leydet, fils du sénateur, circonscription d’Aix. Ce dernier est peintre, il est actuellement à Paris et est dans les mêmes idées que vous et moi. Vous voyez qu’une ère d’art nouveau se prépare, vous le pressentiez ; continuez d’étudier sans défaillance, Dieu fera le reste. Je termine en vous souhaitant bon courage, de bonnes études, et le succès ne peut manquer de couronner vos efforts.
Croyez-moi bien sincèrement avec vous, et vive la patrie notre mère commune et terre d’espérance, et agréez mes vifs remerciements pour votre bon souvenir.
Votre dévoué,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Camoin, 28 janvier 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 279-280.

 

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, note 5 p. 279 :

« Le peintre Charles Camoin (1879-1965) avait été recommandé à Cezanne par Vollard. Il s’était lié avec Léo Larguier à Aix, où tous deux faisaient alors leur service militaire.
Malheureusement, la lettre la plus importante que Cezanne a adressée à Camoin n’existe plus. Le jeune artiste impécunieux l’avait envoyée à une tante fortunée à Venise, espérant que les opinions favorables que le maître y avait exprimées sur le compte de son collègue débutant allaient inciter cette tante à soutenir son neveu. Mais cette dame, n’ayant jamais entendu parler de Cezanne, jeta la lettre après en avoir pris connaissance.
Comme Aurenche, Camoin allait maintenir des rapports épistolaires avec Cezanne après avoir quitté Aix. »

3 février

Cezanne conseille à Camoin de faire des études au musée du Louvre « d’après les grands maîtres décoratifs, Véronèse et Rubens […] mais comme vous feriez d’après nature ― ce que je n’ai su faire qu’incomplètement ». Il insiste aussi sur l’importance de l’étude sur nature.

À propos de Vollard, il écrit qu’il « est un sincère et sérieux en même temps ».

« Aix, 3 Février 1902.
Cher monsieur Camoin,
J’ai reçu samedi seulement votre dernière lettre, J’y ai répondu à J’ai adressé ma réponse à Avignon. Aujourd’hui 3, je trouve dans ma boite votre lettre du 2 Février venant de Paris. ― Larguier fut malade la semaine dernière et retenu à l’infirmerie, ce qui explique le retard dans la transmission de votre lettre. —
Puisque vous voila à Paris, et que les maîtres du Louvre vous attirent, et si cela vous dit, faites de [raturé, non lu] après les grands maîtres décoratifs Véronèse et Rubens des études, mais comme vous feriez d’après nature ― ce que je n’ai su faire qu’incomplètement. Mais vous faites bien surtout d’étudier sur nature. D’après ce que j’ai pu voir de vous, vous marcherez rapidement. Je suis heureux d’apprendre que vous appréciez Vollard, qui est un sincère et sérieux en même temps. ― Je vous félicite sincèrement de vous trouver auprès de madame votre mère, qui, dans les moments de tristesse et d’accablement abattement, sera pour vous le plus sûr point d’appui moral, et la source la plus vive où vous puissiez le puiser un courage nouveau pour travailler à votre art, ce qu’il faudrait tacher d’arriver à faire, non pas sans ressort et mollement mais d’une façon calme et continue, ce qui ne peut manquer d’amener un état d’état de clairvoyance, très-utile pour nous diriger diriger avec fermeté dans la vie. ―
Je vous remercie pour la façon toute fraternelle dont vous envisagez les efforts que j’ai tentés pour arriver à m’exprimer lucidement en peinture.
Dans l’espoir que j’aurais un jour le plaisir de vous revoir, je vous serre cordialement et affectueusement la main.
Votre vieux confrère,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Camoin, 3 février 1902 ; archives de Vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, MS 421 (2,4), f° 19-22.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 51-52.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 280-281.

Charles Camoin (1879-1965), a été élève à l’atelier de Gustave Moreau en 1898. Il y a rencontré Marquet, qui l’a présenté la même année à Matisse, avec qui il restera en contact et échangera une correspondance.

Correspondance entre Charles Camoin et Henri Matisse (lettres présentées et annotées par Claudine Grammont), Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1997, 231 pages.

3 février

Lettre de Cezanne à Louis Aurenche :

« Aix, 3 février 1902.
Cher Monsieur Aurenche,
J’ai reçu, voici quelques jours, votre bonne lettre et j’en suis heureux. Tous les bons souvenirs que vous évoquez me remontent à la tête. J’ai regretté vivement votre départ, mais la vie n’est qu’un voyage constant. Et j’étais intéressé à me trouver avec vous ; c’était de l’égoïsme, puisque je me trouvais avec de nouveaux amis dans les steppes de la bonne ville d’Aix. Je n’ai pu m’associer de cœur avec personne ici 1. Aujourd’hui que le ciel est tendu de nuages gris, je vois les choses encore plus en noir.
Je ne vois Léris que très rarement ; mon fils, qui est souvent sorti, le rencontre plusieurs fois, Larguier, qui est d’un équilibre parfait, me fait le plaisir de dîner ici à la maison le dimanche soir, avec ma femme et Paul. Nous vous regrettons.
Larguier est passé caporal. J’ai reçu une longue lettre de Camoin et je lui ai répondu sur le mode paternel, comme il convient à mon âge 2.
La peinture va cahin-caha. J’ai parfois de fameux emballements, et plus souvent encore des mécomptes douloureux. C’est la vie.
Je suis très heureux de la nouvelle que vous me donnez de la présence de Madier de Montjau(3) à Pierrelatte. Je ne doute pas qu’il ne soit profondément artiste, non seulement comme talent mais comme cœur aussi. — Tout jeune (nous étions alors en sixième dans la classe du père Brémond, surnommé Pupille) il y avait aussi Edgard de Julienne d’Arc qui fut tué à Gravelotte. Il était déjà virtuose. — Je vous prierai de lui faire part de mes sentiments de reconnaissance pour le bon souvenir qu’il a gardé de notre passage au Collège Bourbon.
Paul, mon fils, qui a regretté votre départ, et ma femme se joignent à moi pour vous donner le bonjour. Je serais très heureux si en avril prochain vous veniez à Aix. — Léo [Larguier] y sera encore et je vous prie, si vous êtes libre, de descendre chez moi, 23 rue Boulegon.
Mes meilleurs souhaits, une ferme poignée de main. Dans les moments de tristesse, pensez aux vieux amis et n’abandonnez pas tout à fait l’art ; c’est la plus intime manifestation de nous-mêmes.
Merci pour votre bon souvenir, et bien cordialement à vous.
Paul Cezanne »

  1. Cette phrase semble indiquer que Cezanne ne se sentait plus attaché aux Gasquet.
  2. Voir la lettre précédente, écrite le même jour.
  3. Ancien chef d’orchestre de l’Opéra, fils du célèbre tribun de 1848.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 281-283.

11 février

Durand-Ruel achète une nature morte de Cezanne au baron Denys Cochin.

Archives Durand-Ruel, Paris, stock n° 6957.

Février ou mars

Cezanne reçoit la visite pour la première fois des marchands de tableaux Josse (Bruxelles, 2 janvier 1870 – Lyon, 15 mars 1941) et Gaston Bernheim-Jeune (Bruxelles, 22 décembre 1870 – Cap d’Antibes, 31 octobre 1953), ainsi que d’un autre marchand. Gaston Bernheim-Jeune indique : « Nous revenions du Cap Martin, près de Monte-Carlo, où nous avions passé un mois après notre mariage [le 30 novembre 1901, à Paris, avec Suzanne Adler]. J’étais avec ma femme, ma belle-sœur et mon frère. »

Il décrit Cezanne comme un « homme simple, assez grand, avec des yeux bleus et une petite barbiche. Il était presque toujours vêtu d’une redingote et coiffé d’un chapeau demi-haut de forme. »

Les frères Bernheim sont au début de leur carrière de marchands d’art, reprenant la galerie de leur père Alexandre, établie au 8, rue Laffitte. Gaston Bernheim-Jeune est aussi peintre, sous le nom de Gaston Bernheim de Villers. Le fils de Cezanne fait quelques affaires avec les deux frères, mais le peintre désire rester fidèle à Vollard, « regrettant même que [s]on fils ait pu croire que je pouvais porter mes toiles chez un autre ».

Les Bernheim donnent une somme d’argent à un professeur ami de Cezanne afin qu’il achète une série d’aquarelles. Celui-ci ne leur en apportera qu’une seule.

Lettre de Cezanne à Camoin, 11 mars 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 284.
Bernheim de Villers Gaston, Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 11, 17-19.
Dauberville Henry, La Bataille de l’impressionnisme, suivi de Dauberville Jean, En encadrant le siècle, Paris, J. et H. Bernheim-Jeune, 1967, 598 pages, p. 227-231.

 

Encyclopédie Larousse :

« Bernheim-Jeune (dit Bernheim), famille de marchands de tableaux originaire de Besançon dont on retrouve la trace dès la fin du xviiie siècle à la tête d’un commerce d’articles de peinture (châssis et couleurs pour les artistes).
Succédant à Joseph Bernheim (1799-1859), son fils Alexandre Bernheim (1839-1915), ami de Delacroix, Corot et Gustave Courbet, vint s’installer à Paris en 1863 au 8, rue Laffitte (sur le conseil de son compatriote de Besançon, G. Courbet). C’est là, en 1874, qu’il présente les impressionnistes. Transférée en 1906 au 25, boulevard de la Madeleine et 15, rue Richepanse, la galerie Bernheim prend son réel essor sous la direction des deux fils d’Alexandre Bernheim : Josse Bernheim-Jeune (1870-1941) et Gaston Bernheim-Jeune (1870-1953). Ils organisent (notamment) en 1901 la première exposition de Van Gogh, présentent Bonnard et Vuillard en 1906, Cezanne et Cross (1907), Seurat et Van Dongen (1908), Matisse (1910), Boudin, les « Futuristes Italiens » (1912), le douanier Rousseau (1916), R. Dufy et Vlaminck (1921), Modigliani (1922), Utrillo (1923), Marquet (1925), Gauguin (1930), après s’être installés avenue Matignon (1925). »

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Petites histoires sur de grands artistes, préface par Sacha Guitry, Paris, éditions Bernheim-Jeune, 1940, 180 pages, p. 32. À voir

« J’avais vu à Aix, dans l’atelier de Cezanne [en 1902 ou en 1904 ?], un tableau de trois mètres de long représentant des baigneurs [non identifié] : tableau admirable. Certaines de ces ondines paraissaient n’être qu’à peine esquissées. Je n’avais pas demandé à Cezanne ce qu’il en voulait. En rentrant à Paris un peu souffrant, je priais un de mes amis de se rendre à Aix et de l’acheter à n’importe quel prix. Mon ami partit, alla voir Cezanne, qui le reçut d’une façon fort aimable. Il vit le grand tableau sur son chevalet, resta stupéfait, demanda le prix : 1 500 francs. Mon ami ne put se résoudre à l’acquérir, tant il trouva l’œuvre inachevée. Il revint à Paris avec deux aquarelles splendides que Cezanne lui donna après les avoir signées [RW597 et RW391]. Celles-là, il n’osa pas les refuser… J’ai su par la suite que quelque temps après, Vollard passa par là et s’empara de ce tableau. Cette anecdote pour montrer à quel point, à cette époque [1902], Cezanne était incompris et combien sa peinture exaspérait les gens. ».

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 11, 17-19 :

« C’était un homme simple, assez grand, avec des yeux bleus et une petite barbiche. Il était presque toujours vêtu d’une redingote et coiffé d’un chapeau demi-haut de forme. C’était un rêveur qui vivait presque en vase clos. Il n’était pas dans la vie. Il était entouré d’ondes artistiques et, jour et nuit, pendant toute son existence, il peignait. Il peignait le matin, il peignait le soir, il peignait, il peignait toujours. La nuit il se levait à tous moments pour savoir si le temps lui permettrait de continuer le paysage qu’il était en train de faire « sur le motif » (comme il disait si bien), car, hanté par son sujet, il ne vivait que pour lui et le monde extérieur pouvait s’écrouler, seule sa peinture le tenait dans une extase infinie. Il peignait…
[…] C’est seulement en 1902, qu’au retour d’un voyage de noces dans le Midi…

MA RENCONTRE A AIX
AVEC CEZANNE
« Je ne suis qu’un jalon, d’autres viendront ». (1902)
Cezanne.

Nous revenions du Cap Martin, près de Monte-Carlo, où nous avions passé un mois après notre mariage. J’étais avec ma femme, ma belle-sœur et mon frère. Je n’avais pas l’adresse de Cezanne. Je dus questionner bien des gens, des agents de police. J’allai au musée de Peinture, je parlai aux gardiens. Personne ne le connaissait. De guerre lasse, j’allai à la poste et là, je pus obtenir quelques renseignements. On me dit qu’un homme, appelé Cezanne, habitait « le Jas de Bouffan »(1) [l’atelier des Lauves ?], nom de la propriété, dans la banlieue d’Aix.
(1) « Jas de Bouffan » veut dire en français « demeure des vents ».
Nous partîmes sur la route. En pleine campagne, j’aperçus un homme en redingote, avec un chapeau demi-haut de forme, un pan de sa redingote était relevé par derrière et attaché par une épingle de nourrice. (Voir l’aquarelle de la première page, croquis que j’ai fait sur nature, au moment où Cezanne s’en allait au motif. Je n’avais qu’un petit papier, qu’un mauvais crayon, j’ai fait le fond de l’aquarelle en rentrant le soir.)
Cezanne portait une toile de la main droite ; sur son dos, sa boîte de peinture. C’était mon Cezanne qui rentrait chez lui. J’arrête l’auto, je saute et je l’interpelle en criant : « Monsieur Cezanne, Monsieur Cezanne ! » II s’arrête, me sourit, je crois qu’il me reconnaît, car il y avait quatre ans que je n’avais pu le voir. Et nous voilà partis sur la route, je l’accompagnai jusqu’à chez lui.
En route, nous bavardâmes, parlant de peinture.
A un certain moment, il me dit : « Je vais quelquefois à Paris. La dernière visite que j’y ai faite, j’ai vu le peintre Gauguin. J’ai vu sa peinture. Il a l’air de m’imiter ».
« J’avais une petite sensation. Il me l’a prise ».
Il me parla aussi du peintre Regnault, mort à la guerre de 1870. Il avait été frappé de cette mort glorieuse qui avait inspiré à Saint-Saëns, La Marche Héroïque et à Bizet, l’ouverture de Patrie.
Puis il me confia encore : « J’ai vu bien des gens chics. J’ai déjeuné avec eux. Il y avait même un monsieur décoré de la Légion d’Honneur ». Puis, soudain, il s’arrêta de marcher, me regarda et me dit :
« Est-ce vous qui vous appelez Gaston Bernheim de Villers et dites tant de bien de ma peinture ? » Je lui répondis : « Oui ». Je m’aperçus seulement alors qu’il me reconnaissait.
Il enleva son chapeau et me dit :
« Alors, je vous salue ».
Un bien beau geste dont le souvenir m’a comblé de joie toute ma vie.
Puis, en arrivant au Jas de Bouffan, impossible de rentrer. Il n’avait pas la clef — ce qui arrivait paraît-il souvent — car, après avoir essayé de rendre sur sa toile ce qu’il voulait réaliser, restant des heures et des heures pour percer le mystère qu’il avait devant lui— souvent même il en oubliait de déjeuner— ne sachant depuis combien de temps il était au motif, harassé de fatigue et d’effort cérébral, il sortait de cette extase en proie à une exaltation telle qu’il ne savait plus ce qu’il faisait. Il jetait la clef par-dessus le mur.
« Cela ne fait rien », me dit-il et nous passâmes chez un voisin dont le jardin communiquait avec le sien.
Ce passage est devenu célèbre par la suite. On l’a appelé : « La Brèche Cezanne ».
Je rentrai avec lui dans son atelier. Ma femme et mon frère vinrent m’y rejoindre. Je revis des toiles qui me donnèrent une joie extrême et une émotion intense, car, je ne sais pourquoi, chaque fois que je vois une peinture de Cezanne, cela me fait un peu comme si s’arrêtaient, pendant quelques secondes, les battements de mon cœur.
Dans son atelier, à cette époque, il n’y avait rien au mur, quelques vases ébréchés, un plâtre représentant un ange debout, un chevalet au milieu de la chambre avec une grande toile représentant des femmes nues.
Je ne pouvais concevoir que c’était de là que partaient tant de chefs-d’œuvre, mais il est vrai que son véritable atelier, à lui, c’était le motif. Il peignait toujours en plein air et lorsqu’il entreprenait ses grandes toiles pendant l’hiver, il se servait de ses croquis et ne les finissait jamais, tant il cherchait la forme et le dessin par la peinture. Si vous regardez attentivement quelques tableaux de la belle époque, c’est peint comme de la sculpture, car il peignait avec de petits pinceaux, mettait sur sa toile des petites lichettes de peinture très légère qu’il recouvrait tous les jours par d’autres petites lichettes, en empâtant beaucoup, mais sans faire souffrir sa toile. Cela formait une énorme épaisseur de couleurs.
« Ils croient tous que j’ai un truc et ils veulent me le chiper,
mais je les ai tous éconduits et pas un ne me
mettra le grappin dessus »
.
Cezanne. »

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 27 :

« Renoir, s’apprêtant, comme chaque hiver, à regagner Cagnes, rencontre sur le quai de la gare son ami Cezanne, au moment où celui-ci montait dans un wagon-lit pour se rendre à Aix-en-Provence, « son pays ».
À cette époque, aux environs de 1900, les tableaux de Cezanne commençaient à se vendre. L’une de ses toiles, La Maison du Pendu [FWN81-R202] — maintenant au musée du Louvre, salle Camondo — avait atteint un gros prix à la vente Chocquet.
« Eh bien, Paul, lui dit Renoir, en lui montrant le wagon des sleepings, tu ne te refuses plus rien »…
Et Cezanne, avec son délicieux accent du midi, de répondre :
« Mais rien, mon cher, depuis que je crache le chef-d’œuvre(1)… »
(1) Petites Histoires sur de Grands Artistes. (Éditions Bernheim-Jeune). »

 

Dauberville Henry [fils de Josse Bernheim-Jeune], La Bataille de l’impressionnisme, suivi de Dauberville Jean, En encadrant le siècle Paris, J. et H. Bernheim-Jeune, 1967, 598 pages, p. 227-241 :

« Mes parents ont souvent visité Cezanne. Son extraordinaire personnalité les émerveilla dès l’abord. Ils allèrent le voir pour la première fois vers 1900, soit six ou sept ans avant sa mort. À Aix, ils se renseignèrent sur l’itinéraire qui conduisait à son domicile, puis ils s’enquirent du chemin de son atelier au pavillon des Lauves, aujourd’hui musée. En ce temps-là, les Aixois ne savaient pas du tout qu’il s’agissait d’un personnage important. À la longue, une brave commère s’exclama : « Ah ! vous voulez sans doute parler de ce vieux fada !… ». Dès lors, elle leur indiqua la route des Lauves qui était un peu en dehors de la ville. Ils sonnèrent et virent un vieux monsieur, portant l’aspect demi-solde, avec une sorte de haut-de-forme et une redingote tachée de couleurs : c’était Cezanne, un des plus grands génies de l’époque. Il les reçut très affectueusement, car une longue correspondance avait été échangée entre eux. Ce jour-là pourtant, il était très énervé : il avait perdu une clef et croyait l’avoir jetée dans un petit bassin sur la pelouse de son pavillon. Son esprit était embué par ce petit événement. Il avait un très fort accent marseillais ; il parlait beaucoup d’Ingres qui, à travers son verbe sonore, devenait « Ingresse ».
Sa femme ne croyait pas beaucoup à sa peinture, mais par bonheur, grâce à sa riche famille, il put toute sa vie s’adonner à son art sans s’occuper de la vie matérielle des siens.
Il peignait et repeignait ses toiles ; presque toutes les natures mortes qu’il exécutait furent terminées devant des fruits pourris.
C’est seulement à la fin de sa vie qu’il commença à entrevoir qu’il serait le plus grand peintre de l’époque. Un jour il donna rendez-vous à Renoir à la gare de Cagnes. Renoir le voit descendre d’un luxueux sleeping ; il l’apostrophe en lui disant :
— Eh bien ! on ne se refuse rien !
— Eh non ! répond Cezanne, depuis que je crache le chef-d’œuvre !
Pauvre grand homme qui dut attendre au dernier jour de sa vie pour prononcer à la blague cette phrase touchante après avoir été méconnu toute son existence ! Zola, son condisciple et ami de lycée, avait, le premier, jeté l’anathème contre lui, en le ridiculisant dans un de ses romans : L’Œuvre où il se servait de lui comme modèle de peintre raté.
Il en demeura marqué et très meurtri. Tout son entourage le brimait ; personne ne prenait au sérieux sa peinture ; on considérait que c’était une façon de passer son temps, pas plus mauvaise qu’une autre pour un homme qui pouvait se permettre de vivre de ses rentes.
Voici une anecdote à ce sujet. Cezanne avait présenté à mes parents un de ses amis, un professeur de lycée. Mon oncle et mon père le rencontrant à Aix en profitèrent pour lui demander d’acheter pour eux à Cezanne une série d’aquarelles, n’osant pas recourir directement au peintre. Ils donnèrent à leur intermédiaire une somme rondelette en vue de cet achat. Le professeur, devant ensuite se rendre à Paris, leur rapporterait ces acquisitions.
Quelque temps après, le professeur arrive à Paris, il va voir mes parents à leur bureau, boulevard de la Madeleine, et leur remet une seule aquarelle :
Mais comment, nous vous avions donné de quoi acheter tout le lot !…
— Ah ! jeunes gens ! vous êtes pleins de prodigalité ! répond le brave homme, je n’ai pas voulu dissiper une aussi grosse somme. Tenez, je vous la rapporte et je vous donne cette aquarelle. Je ne veux rien accepter pour elle car les œuvres de mon pauvre ami ne valent rien ! On n’a pas le droit de jeter de l’argent comme vous vouliez le faire !…
Telle est l’atmosphère qui entourait ce grand Cezanne ; ses meilleurs amis eux-mêmes considéraient que ses travaux étaient de l’enfantillage.
On raconte que dans son atelier des Lauves ; il y avait un pieu près de la cheminée ; quand ses toiles étaient finies, il les jetait sur cette pointe de fer où elles s’entassaient, les unes sur les autres.
Elles étaient terminées, elles ne l’intéressaient plus, l’indifférence de son entourage l’avait gagné.
Il n’existait pour lui que l’idée de peindre, ensuite une fois créées, il les abandonnait.
Mon père et mon oncle firent paraître un des premiers livres sur Cezanne, vers 1908 ; ils demandèrent à Frédéric Mistral quelques mots de préface sur un des plus authentiques génies de sa belle Provence. Le grand poète leur répondit en leur citant quelques peintres aixois mais en leur avouant que le nom de Cezanne lui était totalement inconnu ; ceci deux années après sa mort.
En revanche, j’ai entendu Claude Monet proclamer que le plus grand peintre de leur époque était Cezanne ; même affirmation de Renoir à mes parents ; enfin Degas qui pestait contre tout le monde et ne pensait qu’à lancer des flèches empoisonnées sur ses contemporains rentrait son carquois quand on lui parlait du Maître de la Sainte-Victoire.
Pas un artiste ne reçut si peu de considération durant sa vie ; ses amis mêmes le prenaient pour un « original ». Quelle force, quel courage il lui fallut ! Quel tempérament d’acier pour s’acheminer seul dans cette voie !
Il louait une voiture avec un cocher, pour aller peindre « sur le motif » souvent au Thonolet [sic], au pied de la montagne Sainte-Victoire. Il était vêtu de sa redingote devenue légendaire, d’un chapeau melon noir, ce qui le faisait prendre par les passants pour un officier supérieur en retraite. Il déjeunait frugalement et dormait un peu dans la voiture, pour rentrer le soir à la lumière tombante ; seul, toujours seul. C’est devant Sainte-Victoire qu’il prit froid et mourut quelques jours plus tard (1).
La rivière de l’Arcq ne coule pas loin du Thonolet ; c’est là qu’il fit ses célèbres baigneurs : c’était des soldats de la garnison. Au gré de ses compositions, il les transforma en baigneuses, peu de gens le savent.
Cezanne admirait surtout l’anatomie masculine. On ne cherchera rien d’équivoque dans ses mœurs : cette admiration était tout esthétique. Il peignait rarement les femmes. Une fois qu’il peignait sa femme de ménage nue, il s’écria : « Mélanie, vous êtes belle comme un homme ! »
Son rêve, je l’ai dit, était d’exposer au salon de M. Bouguereau ; ce curieux souhait ne se réalisa jamais.
Cezanne fut un travailleur acharné et ses aquarelles ouvrirent une voie. Elles constituent toute une partie différente de son œuvre. Je me demande si, même aujourd’hui, elles sont comprises ; il a eu le don de jouer avec les blancs (2) du papier, c’est-à-dire de laisser de grandes places réservées sans y toucher. Il superposait les tons les uns au-dessus des autres ; il disait à mes parents : « Ce ne sont pas des études, comme on le croira, mais des œuvres achevées ! »
D’ailleurs il a grandement usé de ce procédé à la fin de sa vie où ses dernières peintures présentent souvent cette légèreté et des superpositions des tons comme si les couleurs étaient prismatiques.
Le public d’aujourd’hui les prend encore pour des essais, alors qu’elles ouvraient déjà, au début du siècle, la voie à une vision révolutionnaire qui fut pour notre premier demi-siècle le tracé que suivirent tous les artistes.
Longtemps après qu’il se fût éteint, un tout petit groupe seul connaissait sa grandeur. En premier lieu, la phalange des peintres et des grands écrivains comme Octave Mirbeau à qui je rends avec joie un hommage que mes parents lui eussent volontiers rendu. Il défendit l’Impressionnisme avec sa fougue habituelle et cette pointe de férocité qui était dans sa nature ; mais il fallait un tempérament rudement trempé pour répondre aux attaques grossières dont ces artistes furent civtimes [sic]. Dans la République des Impressionnistes et des post-Impressionnistes, tous reconnurent Cezanne pour leur Maître ; Maurice Denis (3) lui fit l’hommage d’une grande toile où les jeunes peintres de l’époque figurent devant le Maître près d’un chevalet chargé d’une de ses natures mortes ; on voit aussi les Nabis sur ce tableau qui rappelle les hommages de Fantin-Latour à Delacroix : Delacroix n’y est représenté que par un portrait. Manet se trouve au premier rang ; du même Fantin Latour, L’hommage à Manet ; cette fois le Maître se tient devant son chevalet ; Claude Monet et Renoir sont près de lui.
Le lecteur me permettra de rappeler encore l’anecdote suivante : elle témoigne de l’atmosphère qui régnait autour du Maître d’Aix.
Au dîner de fiançailles de mes parents, un peintre très pompier, ami de ma grand-mère, fit un menu en aquarelle. Il représentait des ânes et s’intitulait : « Menu Seize Anes ». Une autre fois, une petite revue publia une photo où l’on voyait mon oncle et mon père ; en-dessous on avait marqué : « Ces ânes ».
Cezanne était alors le peintre qui récoltait le plus de sarcasmes.
Une personne de grand goût, la marquise de Ganay, dont le salon fut célèbre à partir de 1900, avait, aux temps héroïques, acheté un paysage de Cezanne.
Très longtemps après, alors que les œuvres du Maître d’Aix prenaient beaucoup de valeur, le marquis se trouve au cercle ; on y parle peinture, quelqu’un se retourne :
— Dites-moi, cher ami, il paraît que vous avez un superbe Cezanne !…
— Comment ? répond M. de Ganay, mais je ne l’ai jamais vu !…
— La marquise m’en a parlé il y a peu de temps, répond l’interlocuteur, il se trouve, je crois, dans sa chambre à coucher…
— Alors, tout s’explique… murmura le marquis.
Évidemment, les personnes de la société qui aimèrent l’Impressionnisme à ses débuts furent rares et ceux qui en possédaient des toiles les cachaient en « parents pauvres ».
Car on eût jugé presque infamant d’en collectionner et surtout de les produire.
Mes parents me répétèrent pendant toute ma jeunesse un mot énigmatique de Cezanne sur Gauguin. Je pense que le Maître d’Aix voulait parler des œuvres bretonnes et non pas tahitiennes. Il disait avec un accent méridional qui colorait fortement sa pensée : « J’ai eu une petite sensation et Monsieur Gauguin me l’a prise ». De fait, quand on regarde attentivement les natures mortes du Maître de Pont-Aven, on reconnaît évidemment cette « petite sensation ».
Cezanne fut le géant de son époque ; il faudra bien des décennies pour que l’on arrive pleinement à le comprendre.
Mon oncle Gaston Bernheim de Villers consacra les dernières années de sa vie, à ce que son atelier, route des Lauves, près d’Aix-en-Provence devienne un musée afin que l’on conservât ce haut-lieu ; but de pèlerinage.
Il y réussit quelques mois avant sa mort (1953).
Il donna une de ses plus belles aquarelles de Cezanne — afin que cet endroit, longtemps illuminé par le plus pur génie, eut une œuvre de lui —. C’est la seule qui s’y trouve, avec des objets usuels du Maître, comme le moulage en plâtre de l’Amour, de Duquesnoy.
Peu de personnes le savent. Car le frère de mon père usa de la plus grande modestie, se moquant de la publicité qu’il pouvait en tirer, mais agissant avec un sentiment de ferveur et piété.
Nous risquerons une conclusion à cette étude sur l’un des plus grands créateurs du siècle. La vision si volontaire et souvent si contrastée de Cezanne produit un envoûtement en raison d’une déformation grandiose, rarement osée.
Il apporte dans toutes ses créations de bouleversants prestiges ; comment s’étonner qu’il ait rebuté ses contemporains puisqu’il reste aujourd’hui encore incompris ?
On commence seulement à découvrir les rigueurs de son graphisme, son art de doser les masses jusque dans ses « nus » (ses « baigneurs » par exemple).
On commence seulement à admirer la si riche matière de sa pâte et, dans les dernières années de sa vie, ses toiles si transparentes, pourvues des mêmes qualités que ses aquarelles.
Mais Cezanne se délecte lorsqu’il peut traiter son sujet en construction, disons même en maçonnerie comme les Rochers de Bibémus, les Carrières ; là, il peut s’exprimer librement et montrer aux jeunes générations la simplification d’un motif et sa beauté quand on le traite en plans successifs.
Les dernières visions qu’il donne de la Sainte Victoire, ne sont plus que des annotations presque schématiques, des structures de cette montagne, avec des rapports d’éléments végétaux au premier plan.
Dans la longue lignée des peintres, on lui trouve un seul ancêtre : Théocopuli dit « El Gréco ». Lui aussi, ce visionnaire déformait volontairement les corps en les allongeant, en leur donnant une plastique qui s’éloigne complètement de la réalité, en modelant ces corps avec des ombres aux aplats colorés.
Il fut également considéré comme un fou : à Tolède, on vous parle couramment de sa folie.
Triste similitude de l’incompréhension de ses contemporains : à Aix, on désignait l’atelier de Cezanne, comme la maison du Fada.
D’ailleurs le grand maître aixois, gardait une prédilection pour le grand Cretois, il devait se sentir de la même famille.
Le portrait la Femme à la Fourrure, peint entre 1879-1882, que l’on suppose être sa Sœur Marie, est traité selon les mêmes données que la Dame à l’hermine du Gréco ; On pourrait y détecter la similitude de forme ou plutôt les mêmes recherches tout au long de sa représentation humaine.
Mes parents, qui ont un moment possédé plus de quarante tableaux de Cezanne, eurent aussi le bonheur d’être propriétaires d’un Gréco, représentant Saint-Martin partageant sa tunique. Le pauvre aurait pu être peint par Cezanne comme le fond qui représente une vue de Tolède. Toutes les toiles de Cezanne puisaient chez nous un air d’allégresse à entourer le célèbre Tolédan.
Les grands maîtres se rejoignent à travers les siècles comme les membres d’une famille qui se refusent à disparaître complètement dans les ténèbres de la mort.
(1) Le paysage majestueux de la Montagne Sainte-Victoire constitue, à lui seul, un morceau cézannien. C’est une véritable draperie de marbre, qui change de coloration toutes les heures du jour.
(2) Louise Hervieu, qui joua aussi des blancs de son papier, disait : « Je sais ne pas le fatiguer ! ».
(3) Tableau qui se trouve au Musée National d’Art Moderne. »

Mars

Exposition d’une nature morte de Cezanne à la galerie Durand-Ruel : « oranges, petit pain, linge et tasse » (FWN770-R427 ?).

Charles François, « Les arts » ; L’Ermitage, 13e année, volume XXIV, n° 3, mars 1902 ; p. 240 :

« Chez Durand-Ruel […]
Aux mêmes galeries, nous avons revu, avec plaisir une belle ébauche de Manet, la « Femme de dos qui lace son corset », et un Cezanne qui nous avait laissé un souvenir ineffaçable, c’est une nature morte : oranges, petit pain, linge et tasse. Quelle conscience admirable, quelle vérité, quel poids, quelle réelle existence ; quelle attention aux tons, et aux valeurs des couleurs ! La phrase de Vincent Van Gogh revient encore à la mémoire :
« Un Cezanne vu tout seul, ça n’a l’air de rien du tout, mais un Cezanne mis à côté de toute autre peinture, ça enfonce tout ! »
François Charles. »

10 mars

Cezanne parle de ses « troubles cérébraux » qui l’obligent à travailler uniquement d’après modèle. Il demande à Louis Aurenche, qui est à Pierrelatte, de ne venir à Aix qu’au mois de mai, après le départ de sa femme et de son fils pour Paris.

« Aix, 10 mars 1902.
Cher Monsieur Aurenche,
Je suis bien en retard pour répondre à votre dernière lettre. En sont la cause les troubles cérébraux dont je suis affecté et qui ne me permettent de me guider que d’après le modèle en peinture.
Voici donc ce que j’ai à vous exposer. Pouvez-vous retarder votre arrivée à Aix jusqu’en mai, car autrement je ne pourrais vous offrir l’hospitalité chez moi, mon fils occupant sa chambre jusqu’à cette époque. En mai, il repart à Paris avec sa mère qui ne va pas trop bien.
Larguier est à l’infirmerie depuis une quinzaine pour un mal d’yeux dénommé conjonctivite. Les Gasquet de l’un et l’autre sexe à mes yeux ne sont plus apparus. Ils ont acquis un Château, à Éguilles, hameau distant d’Aix [de] dix kilomètres. La vie de château va battre son plein ; l’abbé Tardif achètera une auto, grand modèle, pour s’y rendre. C’est, dit-on, un distingué prédicateur.
Pour moi, je continue péniblement mes études de peinture. Si j’eusse été jeune, c’est du pognon qui en serait résulté. Mais la vieillesse [est] une grande ennemie pour l’homme.
J’ai eu l’honneur, promenant sur la grand-route de Marseille, d’être rencontré par Mme de Taxis. J’ai eu l’honneur de la saluer, et le reste selon les formules d’usage.
Veuillez me croire bien cordialement à vous.
P. Cezanne.
Obligé de reconnaître qu’il n’est pas un des plus malheureux sur terre. — Un peu de confiance en vous et du travail. N’oubliez jamais votre art, sic itur ad astra [ainsi on atteint les étoiles]. »

Lettre de Cezanne à Aurenche, 10 mars 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 283.
Rewald John, Cezanne, Geffroy et Gasquet suivi de Souvenirs sur Cezanne de Louis Aurenche et de lettres inédites, Paris, Quatre Chemins-Éditart, 1959, p. 66.

Les Gasquet donneront le nom de Fontlaure à la bâtisse du xviiie siècle qu’ils ont acquise à Éguilles (actuel 8-10, rue Marie-Gasquet).

10 mars

Vente d’une ou plusieurs œuvres de Cezanne à l’hôtel Drouot.

Le Temps, 42e année, n° 14876, jeudi 6 mars 1902, p. 4 :

« Vente hôt. Drouot, sle 11, le 10 mars 1902, 2 h. 1/2
Exp. publ., dimanche 9 mars, 1 h. 1/2 à 5 h. 1/2.
TABLEAUX MODERNES Aquarelles, Pastels, Dessins,
par Boudin, Cezanne, Corot, Guillaumin, Lebourg, Renoir, Sisley, Troyon, Vollon, Vogler, etc.
Me Tual, comre-prisr, 56, rue de la Victoire
MM. Bernheim jeune, expts, rue Laffitte, 5. »

11 mars

La construction de l’atelier que Cezanne a entreprise à la fin de l’année précédente sur son terrain des Lauves se poursuit.

« Aix, 11 Mars 1902
Cher monsieur Camoin
Pour la première question, je dois vous dire que je ne connais monsieur Louis Leydet fils du Sénateur qu’en tant que peintre, c’est un charmant garçon, et je crois que vous pouvez vous adresser à lui, en vous recommandant de mon nom. Je regrette qu’il ne soit point descendu à Aix, je crois que nous n’aurions pu que resserrer les liens de camaraderie artistique déjà établis entre nous. Il demeure chez le Sénateur son père Boulevard St Michel, 85 ―
Pour la seconde question, je réponds : je crois absolument en Vollard, comme honnête homme. ― Depuis votre départ, les Bernheim et un second marchand me sont venus voir, mon fils a fait quelques affaires avec eux. ― Mais je demeure fidèle à Vollard, regrettant même que mon fils ait pu lui laisser croire que je pouvais porter mes toiles chez un autre. ―
Je fais batir batir un atelier, sur un terrain que j’ai acquis à cet effet, et Vollard je n’en doute pas continuera à être mon intermédiaire auprès du Public. C’est un homme d’un grand flair, de tenue, et sachant se conduire.
Veuillez me croire cordialement à vous,
P. Cezanne »

Lettre de Cezanne à Camoin, datée « 11 Mars 1902 » ; fonds Vollard, microfilm conservé à la documentation du musée d’Orsay ; lettre de Cezanne à Vollard, 2 avril 1902.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 53-54.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 284-285.

Le peintre Louis Leydet (Aix, 7 février 1873 – Nice, décembre 1944) était l’un des fils de Victor Leydet (« le Sénateur ») (Aix, 5 juillet 1845- Aix, 22 octobre 1908), qu’en 1858 Cezanne avait chanté dans des « Petits vers » quand il avait vingt ans.

Lettre de Cezanne à Zola, datée « Le 9 Juillet 1858 » ; Bibliothèque nationale, Nouvelles acquisitions françaises 24516, f° 494. Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 29-33.

Larguier rapporte une visite écourtée que Cezanne a faite au sénateur Leydet : « Les hommes politiques, il y en a mille en France, et c’est de la m… ! Tandis qu’il n’y a qu’un Cezanne !… »

Larguier Léo, Le Dimanche avec Paul Cezanne (souvenirs), Paris, L’Édition, 1925, 166 pages, p. 114-115.

C’est le sénateur Victor Leydet qui prononcera l’éloge de Cezanne sur sa tombe.

Royère Jean, « Louis Leydet », L’Amour de l’art, 6e année, n° 11, novembre 1925, p. 442-444, p. 444.

 

Larguier Léo, Le Dimanche avec Paul Cezanne (souvenirs), Paris, L’Édition, 1925, 166 pages, p. 114-115 :

« Il [Cezanne] n’avait pas beaucoup de relations ; pourtant il me parlait toujours avec une grande sympathie du sénateur, M. L… [Victor Leydet]
Ils étaient sans doute amis d’enfance, et il lui faisait visite quand, à l’époque, des vacances parlementaires, il venait à Aix.
Un soir, je rencontrai Paul Cezanne sur le cours, passablement irrité.
Il s’était présenté chez le sénateur qui devait être, à ce moment, en conférence avec quelques grands électeurs et qui ne put recevoir tout de suite ? comme il l’eut certainement désiré, son vieux camarade.
Il le fit prier d’attendre et de l’excuser, mais Cezanne sortit furieux et c’est alors que je le vis.
Il commençait à parler fort et sans aménité :
« Les hommes politiques, il y en a mille en France, et c’est de la m… ! Tandis qu’il n’y a qu’un Cezanne !… »
J’eus quelque peine à le calmer. Je parvins à lui expliquer comment, selon moi, la chose s’était passée, et que M. L… n’avait pu sans doute mettre à la porte les gens qu’il recevait à cet instant…
Sa colère tomba brusquement :
« Vous êtes très fort, me dit-il, et très équilibré. Vous voyez très lucidement… C’est effrayant, la vie !… »

 

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 126-127 :

« Soit ! Aix le reçut et le garda.
Levé tôt, il partait, quand il n’allait pas au motif, pour son atelier du chemin des Lauves (Lauve, pierre plate, espèce de marne).
Toute une histoire vraiment, la construction de cet atelier en pleins champs et jardins, édifié près du canal du Verdon, et dans le haut de la ville.
Cezanne, en se promenant sur le chemin de la Violette, qui est près de l’Hôpital, avait, un jour, au bord du chemin des Lauves (qui conduit au hameau de Puy-Ricard [Puyricard]), découvert une cabane et un terrain à vendre : 5.000 francs.
C’était assez loin d’Aix. Là, on le laisserait en paix. Cezanne acheta la cabane et le terrain.
Puis un architecte, nommé Mourgues, reçut mission de raser la cabane et de construire un rez-de-chaussée avec, par dessus, un atelier de huit mètres sur cinq.
Comme tous les architectes se ressemblent, le sieur Mourgues se lança dans la construction d’une villa hurluberlue, avec toit découpé et balcon de bois, enfin tout le falbala de la céramique et du bois verni. Cezanne laissait faire. Mais quand le chef-d’œuvre fut terminé et qu’il le vint voir, sa fureur éclata. Avec une telle impétuosité, qu’il fallut démolir et construire simplement une bastide provençale, avec corniche à la gênoise, et entourée d’oliviers et de figuiers. Coût : 30.000 francs.
Alors une autre comédie commença.
Rue Boulegon, j’ai déjà noté que Cezanne s’était plaint des reflets rouges d’une cheminée voisine. Voici qu’à l’atelier du chemin des Lauves, il tombe sur des reflets verts, projetés par les oliviers et les figuiers ! A son ami, M. Rougier, serrurier d’art (à qui l’on doit maintes belles œuvres dans toute la Provence), et qui l’accompagne ce jour-là, il montre ses mains : « Vous voyez ! s’écrie-t-il. Là ! ces reflets verts ! » et, tout de suite, il enrage, il se traite d’imbécile et parle de repartir pour Paris. On le calme enfin, en lui disant qu’on enlèvera les arbres. »

 

Royère Jean, « Louis Leydet », L’Amour de l’art, 6e année, n° 11, novembre 1925, p. 442-444, p. 442-443 :

« Louis Leydet
LEYDET ?… Je revois un petit camarade affectueux et timide, déjà timide ! que la ville ennuyait, que la solitude entre arbres et cieux délectait et qui préférait la rêverie aux jeux de son âge. Au lycée, dans la rue, quand on était en groupes, il ne parlait guère. A la campagne, au contraire, par nos landes un peu rudes, à la Torse, aux bords l’Arc, ou sous les pins magnifiques de la propriété de ses parents sise à la montée d’Avignon (il y reçut plus tard bien souvent Cezanne), le silencieux devenait expansif, gai, presque turbulent. Il était manifestement heureux. De voir un enfant goûter vraiment la Nature, la sentir, est un phénomène qu’on n’oublie pas. LEYDET donnait ainsi des signes d’une vocation précoce et lorsqu’on m’annonça, longtemps après, qu’il était devenu peintre et ne vivait que pour son art, je n’en fus nullement surpris. Il ne devait d’ailleurs rencontrer dans sa famille nul obstacle à sa vocation. Mais pour seconder le destin, il fallait Paris et la famille décida que Louis finirait ses études dans la capitale. On lui fit donc quitter le lycée Henri IV qui n’est que murs, et quels murs ! Ce transplantement ne fut pas du goût d’un enfant qui avait jusqu’alors pu se griser de grand air et sur qui le clair gris bleu cher à Cezanne avait déjà profondément mordu ! Dur exil ! Son cœur se serra quand il se vit derrière ces murailles lugubres.
Trente-cinq ans ont passé depuis et cette impression de détresse est demeurée vivace en lui. Mais en augmentant sa nostalgie, en exaltant son amour des couleurs et son besoin de lumière, cette claustration, qui ne fut d’ailleurs pas de longue durée, travaillait en somme pour son avenir : elle allait hâter l’éclosion du peintre. J’aime à noter chez un grand, émotif une adolescence repliée et secrète !
Nous sommes en 1889 et le jeune Louis LEYDET a seize ans et demi lorsqu’il entre à l’École des Arts Décoratifs ; deux ans après, il est aux Beaux-Arts, dans l’atelier de Bonnat. Qui le croirait en regardant ses tableaux ? Il y a avait environ deux ans que Leydet travaillait sous sa direction, lorsque un beau jour, Bonnat, l’homme de l’Institut, le gardien-chef des soi-disant traditions, le pontife, lui dit, sur un ton aimablement doctoral et avec la conviction qu’il le flattait beaucoup : « Leydet, vous avez autant de talent que les meilleurs d’ici… Pourquoi ne faites-vous pas les grands concours ?… » Le jeune homme trouva dans sa franchise le courage d’avouer qu’il ne se sentait pas chez lui aux Beaux-Arts. Alors, tout doucement et comme confidentiellement, Bonnat se révéla un autre homme, il ajouta : « Eh bien, maintenant, allez surtout au Louvre : c’est encore la meilleure école… Et prenez de longues -vacances aussi ».
Le premier éblouissement de Louis Leydet fut Cezanne : ils sont des tempéraments différents l’un et l’autre des architectes de la lumière.
L’histoire des relations de Paul Cezanne et de Louis Leydet mériterait d’être contée en détails, tant pour l’un que pour l’autre ; je me bornerai dans cet article à quelques traits qui souligneront surtout le caractère et l’art de Leydet. S’il a voué un culte à Cezanne, ce n’est pas en partisan forcené, encore moins en imitateur. D’ailleurs Leydet ne serait pas digne de comprendre Cezanne et il ne l’admirerait pas comme il l’admire, s’il le copiait. Pour goûter pleinement un artiste qui a la personnalité de Cezanne, il faut être soi-même quelqu’un et quelqu’un d’entier. Mais leur rencontre fut importante pour le jeune élève des Beaux-Arts. C’est en 1894 que l’événement se produisit. Au cours d’une des longues vacances que Leydet passait à Aix, il se promenait à la recherche d’un motif lorsqu’à quelque cinquante mètres du « Pont des trois Sautets » il tombe sur un bonhomme installé devant une toile. Il s’approche. Mais leur timidité à tous deux est égale et l’horreur qu’ils ont mutuellement des indiscrets les empêche de se parler. Pourtant un simple coup d’œil sur la toile arrête net Louis Leydet et le trouble étrangement. Une façon de grognement réveille sa timidité et il quitte la place. « Je rentrai chez moi tout ému et bouleversé, m’a-t-il confié, comme le jour où Giorgione et Véronèse m’émurent pour la première fois ».
Leydet ajoute : « Chose extraordinaire, les grands Vénitiens et les grands autres ne se révèlent à moi que lentement. Je les pénètre d’instinct, certes, mais surtout par un effort de volonté, et mon premier contact avec Cezanne (une simple petite étude, à peine ébauchée et vue comme à la dérobée) me fait une impression complète et définitive et m’ouvre tout grand le rideau. Une explication à cela : c’est que le temps et l’École (elle intentionnellement) ne nous facilitaient pas la leçon des grands originaux d’autrefois et, qu’avec Cezanne, je me trouvai tout de go sans penser à rien d’appris devant la nature même, devant une interprétation claire, neuve et dénuée de toute cuisine d’École ». Louis Leydet termine cette confidence en ces termes : « Mon premier mot en rentrant chez moi fut : Je viens de voir de la peinture que je reverrai, quelque chose me le dit, en place d’honneur au Louvre dans trente ou quarante ans ».

 

Provence Marcel, « Cezanne au Tholonet », Le Mémorial d’Aix, 102e année, n° 13, dimanche 26 mars 1939, p. 1 ; Provence Marcel, Cezanne au Tholonet, Édition du Mémorial d’Aix, Société Paul Cezanne, Les Lauves, Aix-en-Provence, 1939, 39 pages, p. 18 :

« Il [Cezanne] s’y rendra cependant [au Tholonet] pendant les travaux d’édification de l’atelier car il ne voulait pas discuter avec l’architecte Mourgues et le maître-maçon Viguier. »

10 mars

Vidi, « Art et curiosité », Le Journal, quotidien, littéraire, artistique et politique, 11e année, n° 3448, lundi 10 mars 1902, p. 2. Trouver le jour de la vente.

« La vente de tableaux modernes que dirigeront, à la salle 11, MM. Bernheim, est par définition une vente toute parisienne. Cependant, la préface du catalogue nous apprend que cette vente a lieu à la suite d’une crise « dont on a beaucoup parlé à Béziers et dans tout le Midi », et qui « a décidé des amateurs à se séparer de quelques œuvres d’art ».
Nous retrouvons là des toiles de Vegas [Degas ?], Renoir, Cezanne, Gauguin, Van Gogh, etc.
Aurait-on cru que le Midi professât en peinture des opinions si révolutionnaires ? J’ajoute que nous retrouvons aussi, dans cette vente, des Chais de Lambert et un Corot très sage, ce qui fait compensation.
Vidi. »

11 mars

Durand-Ruel achète le tableau de Cezanne « Nature morte, pommes » (stock n° 6957, photographie n° 4229) (Bouilloire et fruits, FWN815-R645) au baron Denys Cochin pour 2 000 francs. Il le revendra 3 500 francs à Cassirer le 5 février 1903.

Archives Durand-Ruel, Paris, livre de stock.

14 mars

Au Salon de la Libre Esthétique, à Bruxelles, Mithouard prononce une conférence, dans laquelle il mentionne Cezanne.

Mithouard Adrien, « Le classique de demain. Conférence faite au Salon de la Libre Esthétique le 14 mars 1902 », L’Occident, n° 5, avril 1902, p. 289-300, p. 297 :

« Diversement on peut dire de Cezanne qu’il est un rude constructeur, ses œuvres d’une massivité romaine se tenant comme une maçonnerie. »

 

Mithouard Adrien, Le Tourment de l’unité, Paris, Société du Mercure de France, 1901, 394 pages, p. 161, 169-171, 327, 344 :

« La franchise des couleurs crues s’insurge dans les toiles impressionnistes. Cezanne rudoie des compositions copieusement frustes et puissamment enfantines.
[…] Si par exemple je rassemble ces noms inégaux : Mallarmé, Cezanne, Jules Laforgue, Carrière, Odilon Redon, Vincent d’Indy, Himbaud, Chausson, André Gide, Rodin, Debussy, il est certain qu’il y a entre tous ces hommes quelque chose de commun, et non pas leur complexité. Ne serait-ce pas tout simplement que, sachant la suprême subtilité des éléments d’art, ils ont voulu faire de cette rare essence un usage exclusif et rigoureux, simplifier en noblesse ? Ils ont donc dépouillé l’œuvre de tout ce qui n’était pas cette dernière fleur. De là l’exclusion des inutiles ornements et jusqu’à l’indifférence des motifs. Ce fut ne demander à la matière d’art qu’elle-même, mais le meilleur d’elle-même, avec tout ce qu’elle recèle de ductile et de malléable, pour en faire d’inflexibles compositions ; ne point tant chercher à exprimer ceci ou cela qu’à agencer en toute délicatesse de la matière virtuellement expressive, qu’à repenser la nature et qu’à en appliquer strictement et pour elles-mêmes les lois : quelque chose comme le contraire d’une épopée. Car des couleurs sont belles indépendamment des visages ou des paysages qu’on leur peut faire signifier dans un tableau et de certaines paroles en dehors du sens qu’il est d’usage de leur attacher, On le savait déjà quand on admirait pour sa fluidité le vers de Racine :
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur
ou celui-ci de Bouilhet :
Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu.
[…] Car il sied, pour mesurer toute l’ampleur d’un tel mouvement, d’y rattacher encore tous ceux, Degas ou Cezanne, Carrière ou Forain, et encore la génération d’après, qui, tout en s’affranchissant d’une stricte théorie de lumière, ont part néanmoins à l’âme commune.
[…] Depuis Cezanne, authentique et violent, ils n’ont plus voulu considérer le tableau que comme une surface « recouverte de couleurs dans un certain ordre assemblées(1). » Plus une touche désormais, et surtout les plus vives, qui ne soit avec toutes les autres selon une relation nécessaire.
(1) Maurice Denis. »

15 mars

Dans une lettre à Gustave Fayet, Maurice Fabre mentionne que Vollard lui a demandé le prêt d’une « nature morte » de Cezanne en vue d’une exposition (Les Bégonias ? FWN783-R470).

« Il prépare un accrochage de Cezanne, et sur sa demande de lui prêter une nature morte ».

Lettre de Maurice Fabre à Gustave Fayet, 15 mars 1902 ; archives privées, lettre inédite ; Rougeot Magali, Gustave Fayet (1865-1925). Itinéraire d’un artiste collectionneur, thèse de doctorat d’histoire de l’art, Université Paris X Nanterre, École du Louvre, 2011, volume I « Texte », 526 pages, p. 31 et note 111.

17 mars

Sur l’insistance de Maurice Denis, il accepte d’exposer aux Indépendants.

« Aix, 17 mars 1902.
Monsieur et cher confrère,
Au reçu de votre lettre du 15, dont je suis très touché, je réponds que j’écris immédiatement à Vollard pour qu’il mette à votre disposition les toiles que vous jugerez pouvant figurer aux Indépendants.
Veuillez me croire bien cordialement à vous,
P. Cezanne »

Lettres de Cezanne à M. Denis, 17 mars 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 285.

Maurice Denis vient de publier, dans L’Occident, un article qui évoque Cezanne.

Denis Maurice, « Exposition François Vernay », L’Occident, n° 4, mars 1902, p. 230-231 ; repris par Denis Maurice : « Exposition François Vernay », Théories, du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1890-1910, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, 278 pages, p. 135-136 :

« Vernay parle ailleurs, et je l’approuve moins, des « efforts inutiles ». Lui, sans doute, n’en a point fait. Mais y a-t-il des efforts inutiles ? L’effort, par exemple, d’un Cezanne, dans le sens de sincérité et d’harmonie n’aura pas été un effort inutile. Outre qu’il contribua à faire plus complètes les réalisations du peintre, il comporte en soi plus de raison, plus de volonté, plus d’humanité. »

17 mars

Il demande à Vollard de tenir ses toiles à la disposition de Maurice Denis.

« Aix, 17 mars 1902.
Cher Monsieur Vollard,
Je reçois de Maurice Denis une lettre qui regarde comme une désertion mon abstention de prendre part à l’exposition des Indépendants. —
Je réponds à Maurice Denis, lui disant que je vous prie de mettre à sa disposition les toiles que vous pouvez lui prêter et de choisir ce qui peut faire le moins mal.
Veuillez me croire bien cordialement à vous.
Paul Cezanne
Il me semble qu’il m’est difficile de me séparer des jeunes gens, qui se sont montrés si sympathiques à mon égard, et je ne pense pas, en exposant, compromettre en rien le cours de mes études.
P. Cezanne
Au cas où vous trouveriez quelques inconvénients, je vous prierai de me le faire savoir. »

Lettres de Cezanne à Vollard, 17 mars 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 285.
Hoog Michel, Cezanne, « puissant et solitaire », Paris, Gallimard, Réunion des Musées nationaux, collection « Découvertes », 1989, 176 pages, première page reproduite p. 174.

Mars

Lettre de Cezanne à Aurenche :

« [Aix] mars 1902.
Cher Monsieur Aurenche,
J’ai beaucoup à travailler ; c’est ce qui arrive à tout homme qui est quelqu’un. Je ne pourrai donc pas me déranger cette année-ci. Je vous engage vivement à travailler intellectuellement ; c’est le seul dérivatif sérieux que nous ayons sur terre pour nous distraire des ennuis qui nous talonnent.
Bien cordialement à vous.
Paul Cezanne »

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 286.

29 mars – 5 mai

Trois tableaux de Cezanne ― deux Paysages, dont un appartenant à M. P. S. (Paul Signac), et une nature morte ― sont présentés à la 18e exposition des Artistes indépendants, à la Grande Serre de la ville de Paris, sur le Cours-la-Reine :

  1. Nature morte [FWN857-R772]
  2. Paysage
  3. Paysage, appartient à M. P. S. [FWN147-R434].
Catalogue d’exposition, nos 321-323.

Revue de presse :

Alexandre Arsène, « Les Indépendants », Le Figaro, 1er avril 1902.

« On a accroché aussi aux cloisons quelques remarquables morceaux de Toulouse-Lautrec et de Cezanne, et c’est mettre l’exposition des Indépendants sous le patronage qu’il fallait.
Arsène Alexandre. »

 

Fagus, « Les Indépendants », La Revue blanche, tome XXVII, 1er avril 1902, p. 623-626, Cezanne p. 623, 625.

« Le musée : certaines salles, telle par exemple celle où voisinent Cezanne, Toulouse-Lautrec, Luce et Signac, Van Rysselberghe et Maurice Denis, en dégagent par avance la dominatrice sérénité. […]
La santé sublime de Cezanne (que nous tentâmes ici même d’exprimer : « pétrie comme avec la terre végétale elle-même, elle en résume la toute-puissance formidablement placide ; autant qu’elle, elle est sereine avec emportement ») y rejoint l’art tragiquement morbide par quoi Toulouse-Lautrec enferme toute une humanité dans un paraphe. »

 

Riat Georges, « Petites expositions. Exposition des artistes indépendants », La Chronique des arts et de la curiositésupplément à la Gazette des beaux-arts, n° 14, 3 avril 1902, p. 166-167, Cezanne p. 166 :

« Les Synthétistes, qu’on a appelés aussi Néo-Traditionnistes et Déformateurs, ainsi qu’on peut le voir au Mouvement idéaliste en peinture, par M. André Mellerio, sont représentés par M. Paul Cezanne ; »

 

Sarradin Édouard, « Notes d’art. Le Salon des « Indépendants » », Journal des débats politiques et littéraires, 114e année, n° 93, vendredi 4 avril 1902, p. 3 :

« L’exposition contient aussi quelques toiles de Cezanne, assez insignifiantes, et quelques œuvres, très belles, très caractéristiques, du regretté Henri de Toulouse-Lautrec.
ÉDOUARD SARRADIN. »

 

Klingsor Tristan, « Les salons de 1902. Le Salon des Indépendants », La Plume, n° 313, 1er mai 1902, p. 566-571, Cezanne p. 568, 532 :

« Quant à Cezanne, infatigable, il ne cesse pas d’envoyer aux Indépendants : il a cette fois deux larges paysages de Provence et son nom vient aux lèvres devant vingt toiles de plus jeunes. »
Reproduction : « Paysage. », p. 532 (FWN147-R434).

 

T. R. S., « Exposition des artistes indépendants », La Renaissance latine, 1re année, tome I, n° 1, mai 1902, p. 65-66, p. 65 :

« Citons les meilleures toiles : […] mais pourquoi M. Cezanne, dans son esquisse de couleur si vraie a-t-il traité les arbres et le ciel absolument de même façon ? »

 

.A. T., « Expositions du mois », L’Art décoratif, mai 1902, p. 85.

 

Garnier Paul-Louis : « Les indépendants », Revue universelle, recueil documentaire universel et illustré, tome II, n° 63, 1er juin 1902, p. 282-284, Cezanne p. 284.

« Le grand Cezanne expose deux paysages violents et pleins d’azur, débordants de ce bonheur calme et de cette santé prodigieuse qui lui valent une éternelle jeunesse. »

Charles François, « Les arts. L’exposition des artistes indépendants », L’Ermitage, 13e année, volume XXIV, n° 5, juin 1902, Cezanne p. 397-398.

« LES ARTS
L’EXPOSITION DES ARTISTES INDÉPENDANTS
[…] M. Cezanne paraît y présider : ce serait à juste titre. N’est il pas un peu le père de la jeune école ? Qui n’a-t-il influencé, troublé ou réconforté souvent, avec ses paysages aux ciels assourdis ; ses natures ― mortes, somptueuses comme des décors Louis XIV, remplies d’écroulements de fruits murs ou acides qu’accompagnent des linges à plis puissants et des accessoires familiers ? Quel jeune peintre curieux n’a songé bien des fois, devant les portraits de M. Cezanne, si construits, si autoritaires en la simplicité de leur présentation : notaires de province, ménagères bourgeoises, types parents de ceux qui ont tenté Balzac ? Peintre grave et classique, comme Poussin, auquel, dit-on, il pense continuellement, M. Cezanne travaille avec obstination et peint pour la peinture ; il comprend bien l’art comme Poussin lui-même, qui n’y voyait d’autre but que la « délectation ».
Il y a aux Indépendants, deux paysages de M. Cezanne et une grande nature morte admirable.
Feu Toulouse-Lautrec tient une large place aux Indépendants. Ses œuvres encadrent celles de M. Cezanne et font contraste avec elles. »

 

Dervaux Adolphe, « Notes rapides sur la peinture sympathique. xviiie Salon des Indépendants, au cours-la-Reine », La Plume, n° 316, 25 juin 1902, p. 740-744, Cezanne p. 740 :

« M. Cezanne, cette année, montre un Cezanne un peu morne, oserais-je dire à son talent : insignifiant. »

 

 

Matisse Henri, « De la couleur », Verve, revue artistique et littéraire, volume IV, n° 13, novembre 1945, p. 8-10, citation p. 9.

« Aux Indépendants, j’entends toujours le père Pissaro [sic] s’exclamer devant une très belle nature morte de Cezanne représentant une carafe d’eau en cristal taillé, style Napoléon III, harmonie bleue : « C’est comme du Ingres. » [FWN857-R772]
Ma surprise passée, j’ai trouvé, et je continue à trouver, qu’il avait raison. Pourtant Cezanne ne parlait exclusivement que de Delacroix et de Poussin. »

Vers mars

Exposition à la galerie Vollard, 6, rue Laffitte, de quelque 22 tableaux de Cezanne : natures mortes, paysages, et une réplique d’un tableau intitulé Les Baigneurs.

Revue de presse :

Marcas Z., « Chronique de peinture », L’Occident, n° 4, mars 1902.

« On a pu voir pendant quelques jours à la devanture de Vollard trois beaux paysages de Cezanne, et dans sa galerie des natures mortes du même peintre aussi riches de ton que des faïences italiennes. »

 

« Échos », Le Petit Parisien, 27e année, n° 9279, mardi 25 mars 1902, p. 2 :

« Rue Laffitte, 6, c’est l’exposition de vingt-deux toiles de Cezanne, natures mortes et paysages, où s’accuse, en des notations violentes et presque brutales, une personnalité assez en vue de l’école impressionniste. »

 

Thiébaut-Sisson, « Choses d’art. Les expositions Humphreys, Johnston, Luigini, Butler et Cezanne », Le Temps, 42e année, n° 14898, vendredi 28 mars 1902, p. 2.

« Chez Vollard, toujours rue Laffitte, une exposition de Cezanne ; chez Moline, même rue, une succession de paysages de Butler. L’une et l’autre sont à voir. La peinture de Cezanne est aujourd’hui ce qu’elle était hier, d’un beau sentiment de la couleur et d’une largeur d’exécution magistrale dans les natures mortes ; mais les tableaux ne sont jamais composés ; on a rendu la nature, vaille que vaille, avec des défauts de perspective et des inexactitudes de contour qui choqueront même ceux que la palette du peintre intéresse. »

 

Fagus [Félicien], « Gazette d’art. Paysages de Cezanne », La Revue blanche, tome XXVII, 1er avril 1902, p. 546 :

« Paysages de Cezanne. ― Cette peinture 1, pleine, grasse, tenace, boueuse, oserai-on dire, semble pétrie, modelée, mastiquée, avec la terre végétale elle-même : elle en prend la toute-puissance formidablement placide, elle est autant qu’elle sereine avec emportement. Voici le lieu d’appliquer l’épithète par quoi Carrière exprima l’art de Rodin : « Il vient de la Terre et y retourne ». Il traverse sans s’arrêter les jeux magiques de la lumière et la couleur ; ceci et cela restent les accidents, les matériaux qu’il triture pour la synthèse de cette matière universelle, qui est incolore d’être multicolore ou verticolore : qui se manifeste par tous les sens à la fois. Et de même les paysages de Cezanne ne procurent point la volupté partielle du beau vert, du « passage » élégant, et le reste, mais projettent l’impression une et multiple de la nature elle-même : ils dégagent réellement une harmonieuse mêlée de teintes, de bruissements et de parfums.                  Fagus
1 Galerie Vollard, 6, rue Laffitte. »

 

« Mémento. L’exposition permanente », L’Occident, n° 5, avril 1902. Pilon Edmond, « Carnet des œuvres et des hommes. Notes d’art », La Plume, n° 312, 15 avril 1902, p. 526.

« — Chez Vollard, rue Laffitte, de nouveaux et opulents Cezanne. »
Reproduction du tableau de Cezanne La Vallée de l’Oise (R 434) exposé au Salon des indépendants, n. p.

 

Pilon Edmond, « Carnet des œuvres et des hommes. Notes d’art », La Plume, n° 312, 15 avril 1902, p. 526 :

« NOTES D’ART
Chez Vollard. ― Paul Cezanne a exposé une vingtaine de toiles d’un âpre aspect : natures mortes, paysages et une réplique de cette toile : Les Baigneurs à qui Gustave Geffroy avait jadis trouvé « l’aspect brillant et blanc bleuté d’une faïence gravement décorée. » On aime ces arbres, ces hommes violents, ces fruits charnus d’une nature vierge, offerts dans de belles vaisselles, en couleurs claires. Comme Renoir peint de merveilleux visages, Claude Monet de sereins aspects de campagnes, Paul Cezanne peint les raisins, les pommes, les plats, les nappes et les couverts magnifiquement. Il y a, dans cette riche palette, de quoi exprimer la grâce lourde et décorative des espaliers mûrs. »

Avant le 30 mars

Émile Bernard exprime à Maurice Denis son regret de ne pas figurer dans son Hommage à Cezanne.

« Je ne vis donc de vous que deux toiles au Champ de Mars, Hommage à Cezanne et Le Christ aux enfants. J’ai préféré cette dernière à l’autre. Vous m’avez donné une rude émotion avec votre portrait que j’ai pris pour le mien et que, plus tard, je sus vôtre par le catalogue. Je m’étais dit : « Comme c’est gentil et plein de cœur de s’être souvenu de moi, de mon admiration pour le coloriste sans égal, le styliste le plus original. » Déjà je vous voyais haut de cent coudées par une générosité peu parisienne et que j’attribuais à votre goût pour la justice. Mais il a fallu se détromper. Le plus plus [sic] grand admirateur de Cezanne, celui qui a peut-être été son plus proche élève, ne figurait pas dans le tableau. Vous m’avez un peu fait regretter mon absence de Paris qui, sans doute, fut la cause de votre oubli. »

Lettre d’Émile Bernard à Maurice Denis, n. d. (avant le 30 mars 1902) ; Émile Bernard. Les lettres d’un artiste (1884-1941), édition établie par McWilliam Neil, textes recueillis par Lorédana Harscöet-Maire, Neil McWilliam, Bogomila Welsh-Ovcharov, Les Presses du Réel, 2012, 429 lettres, 981 pages, lettre 273 p. 646-647.

2 avril

Cezanne informe Vollard que le bouquet de roses qu’il destine au Salon n’est pas prêt.

« Aix, 2 avril 1902
Cher Monsieur Vollard,
Je me vois dans l’obligation de ret remettre l’expédition de la toile de vos Roses à une époque ultérieure. Quoique j’eusse beaucoup souhaité envoyer au Salon 1902, je retarde cette année encore l’exécution de ce projet. Je ne suis pas satisfait du résultat obtenu. D’autre part je ne renonce pas à continuer mon étude, qui m’aura obligé à des efforts, qui j’aime à le croire ne seront pas stériles, malgré mon âge avancé. ― J’ai fait construire un atelier sur un petit terrain que j’ai acquis à cette intention.
Je poursuis donc mes recherches, et vous ferez part du résultat acquis, sitôt qu’un peu de satisfaction m’aura été donné par l’étude. ―
Veuillez me croire bien cordialement à vous
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Vollard, datée « Aix, 2 avril 1902 » ; fonds Vollard, microfilm conservé à la documentation du musée d’Orsay.
Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, Club des Libraires de France, 1957, n. p., reproduit.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 55.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 286-287.

Il s’agit du Bouquet de fleurs, FWN881-R893 (101,5 x 82,2 cm), conservé à la National Gallery of Art de Washington. Cezanne semble y avoir travaillé de 1900 à 1903. Le fils de Cezanne avait écrit à Vollard le 20 janvier 1902 : « Le bouquet avance toujours davantage » (Venturi, p. 49), mais un an plus tard le peintre dit avoir dû le lâcher.

10 avril

Georges-Daniel de Monfreid écrit à à Gauguin :

« Je suis allé, en février, passer quelques jours à Paris. Je m’y suis rencontré avec Fayet, qui est en ce moment très emballé sur Cezanne. Cela n’enlève rien d’ailleurs à son admiration pour vous. »

Lettre de Geo[rges] Daniel de Monfreid, Saint-Clément, à Gauguin, 10 avril 1902 ; Lettres de Gauguin à Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage à Gauguin par Victor Segalen, édition établie et annotée par Mme Joly-Segalen, Paris, Georges Falaize, 1950, 251 pages, « Notes » p. 225-226.

12 avril

Vente d’une ou plusieurs tableaux de Cezanne à l’hôtel Drouot, collection Lacroix.

Catalogue des tableaux modernes et aquarelles composant la collection de M. Lacroix, et dont la vente aura lieu à Paris, hôtel Drouot, salle n° 6, samedi 12 avril 1902, à 2 heures 1/2, commissaire-priseur : Me Paul Chevallier, experts : MM. Bernheim Jeune, exposition publique : le vendredi 11 avril 1902, de 1 heure 1/2 à 5 heures 1/2.

 

Le Temps, 42e année, n° 14911, jeudi 10 avril 1902 :

« Collection de M. Lacroix
TABLEAUX MODERNES
Abbéma, Benj. Constant, Boudin, Cezanne, Corot, Courbet, Daubigny, Fantin-Latour, Gagliardini, Guillaumin, Ch. Jacque, Lépine, Monticelli, Pissarro, Renoir, Ribot, Sisley, Vollon
Aquarelles, Pastels par Chéret, Degas, Harpignies, Renoir
Vente hôt. Drouot, sal. 6, le 12 avril. Exp. le 11
Me P. Chevallier, com.-priseur, 10, r. Grange-Batelière, MM. Bernheim jeune, exp., 8, r. Laffitte,
et 36, avenue de l’Opéra. »

3 mai

Vente à l’hôtel Drouot de la collection de Jules Strauss, où figurent deux tableaux de Cezanne : La Route, vendu 1200 francs, Paysage, vendu 1600 francs.

Catalogue des tableaux modernes et aquarelles composant la collection de M. Jules Strauss dont la vente aura lieu à Paris hôtel Drouot le samedi 3 mai 1902, préface d’Arsène Alexandre, commissaire-priseur Me Paul Chevallier, experts MM. Bernheim Jeune, 56 pages, 86 numéros, 2 tableaux de Cezanne, nos 10 et 11, p. 6-7 :

« Cezanne
(PAUL)
10. La Route.
C’est ici l’orée du bois, remplie de sveltesse, de fraîcheur, de clarté. Le chemin s’avance au milieu des arbres espacés encore, se détache sur la forêt qui s’enfonce au loin plus épaisse et plus sombre. Le ciel est léger. La lumière filtre plus limpide à travers les ramures. Il ferait bon marcher sur la route claire, sous le bois délicieux.
Vente Choquet*
Toile. — Haut. : 55 cent. ; Larg. : 46 cent.
Cezanne
(PAUL)
11. — Paysage.
Toile. —Haut. : 59 cent. 1/2 ; Larg. : 50 cent. »

 

Pert. Alex., « Écho des ventes. Collection Jules Strauss », Journal des débats politiques et littéraires, 114e année, n° 125, mardi 6 mai 1902, p. 3 :

« ÉCHO DES VENTES
Collection Jules Strauss. — Depuis bien longtemps nous n’avions eu à l’Hôtel Drouot une séance aussi brillante que celle de samedi. Deux salles n’en formant qu’une par l’enlèvement des cloisons, réservaient un espace trop étroit pour contenir la foule des amateurs ou marchands de tableaux qui avaient avec empressement répondu à l’appel de Me Chevallier, le commissaire-priseur des grandes ventes, et de MM. Bernheim jeune, experts en tableaux modernes ; aussi beaucoup n’ayant pu trouver place dans la salle écoutaient-ils du couloir les grosses enchères, sanctionnées par le marteau de Me Chevallier.
Les 86 œuvres passant en vente ont donné au total la somme très importante de 488,175 fr., et cela en une heure et demie qu’a duré la vacation. À signaler parmi les prix les plus importants : parmi les Boudin le n° 3, le Port de Bordeaux, 5,100 fr. De Carrière le n° 8, l’Enfant au chien, 24,100 fr. N° 9, la Mère et l’Enfant, 5,600 fr. N° 10, Cezanne : la Route, 4000 fr. »

« Mouvement des arts. Collection de M. Jules Strauss » ; La Chronique des arts et de la curiositésupplément à la Gazette des beaux-arts, n° 19, 10 mai 1902 ; p. 131 :

« MOUVEMENT DES ARTS
Collection de M. Jules Strauss
Vente faite le 3 mai, à Hôtel Drouot, salles 7 et 8, par Me P. Chevallier et M. Bernheim jeune.
Tableaux. ― […] 10. Cezanne. La Route : 4.000 (Vente Choquet : 1.200). — 11. Cezanne. Paysage : 1.600. »

Mai

Gauguin écrit à Daniel de Monfreid :

« Vous me parlez d’affaires en train : ce que vous faites est toujours bien fait. Maurice Fabre, je le connais, il est avare, et dans son goût pictural il entre beaucoup plus d’amour-propre que d’émotion. Fayet s’emballe pour Cezanne : il a raison. Mais c’est toujours la même chose maintenant que les tableaux sont chers, maintenant qu’il est de bon goût de comprendre Cezanne, maintenant que Cezanne est millionnaire !! »

Lettre de Gauguin à Daniel de Monfreid, mai 1902 ; Lettres de Gauguin à Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage à Gauguin par Victor Segalen, édition établie et annotée par Mme Joly-Segalen, Paris, Georges Falaize, 1950, 251 pages, lettre LXXXI p. 188.

10 mai

Cezanne demande à Vollard qu’il envoie l’un de ses tableaux à la Société des amis des arts d’Aix pour être exposé.

« Aix, le 10 mai 1902.
Cher Monsieur Vollard,
De Montigny, membre distingué de la Société des Amis des Arts d’Aix, chevalier de la Légion d’honneur, vient de m’inviter à exposer quelque chose avec eux.
Je viens donc vous prier de m’envoyer quelque chose qui ne fasse pas trop mal, de me l’encadrer coûte que coûte à mes frais, bien entendu, et de l’adresser grande vitesse à la Société des Amis des Arts d’Aix, Bouches-du-Rhône, 2, avenue Victor-Hugo. »

  1. Brouillon.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 287.

12 mai

Cezanne prie Gasquet de prêter pour l’exposition La Vieille au chapelet (FWN515-R808), qui, finalement, n’est pas présenté.

« Mon cher Gasquet,
Sollicité par l’intermédiaire de M. de Montigny d’exposer à la Société des Amis des Arts, je me suis trouvé sans rien de prêt. Le confrère distingué précité vient de venir jusqu’à moi iterum et demande que vous vouliez bien leur prêter la tête de vieille, ex-bonne de [Jean] Marie Demolins, collaborateur non minime de la revue que vous gérez 2.
Veuillez agréer l’expression de mes sentiments de profond concitoyenisme,
P. Cezanne.
23, rue Boulegon, Aix-en-Provence
Au cas où il n’y aurait pas de cadre, veuillez m’avertir, je vous prie, et je ferai faire le nécessaire. »

2 Il s’agit du tableau La Vieille au chapelet (R 808) que l’artiste avait offert à Gasquet. Mais le poète semble avoir opposé un refus motivé à cette requête. Craignait-il que cette œuvre ne soit pas comprise des Aixois ou que — le modèle étant connu — on fasse des commentaires défavorables quant à la ressemblance, ou encore, fidèle à sa conception de Cezanne comme « peintre de la Provence », lui suggéra-t-il d’exposer plutôt un paysage ? Toujours est-il que ce portrait n’apparut pas à l’exposition, où Cezanne était finalement représenté par deux toiles (sans doute envoyées par Vollard) cataloguées comme n° 16, le Pré, au Jas de Bouffan (environs d’Aix) et n° 16 bis, Nature morte.

Brouillon de lettre de Cezanne à Vollard, 10 mai 1902, et lettre de Cezanne à J. Gasquet, 12 mai 1902 ; Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 287-288.

Cezanne ne paraît pas avoir été offensé par le refus de Gasquet.

Mai

Gauguin écrit à propos de Cezanne :

« M. [Vollard] s’emballe pour Cezanne : il a raison. Mais c’est toujours la même chose maintenant que les tableaux sont chers, maintenant qu’il est de bon goût de comprendre Cezanne, maintenant que Cezanne est millionnaire ! »

Lettre de Gauguin à Daniel de Monfreid, mai 1902 ; Lettres de Gauguin à Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage à Gauguin par Victor Segalen, édition établie et annotée par Mme Joly-Segalen, Paris, Georges Falaize, 1950, 251 pages, p. 188.

17 mai

Lettre de Cezanne à Gasquet :

« Aix, 17 mai 1902.
Mon cher Gasquet,
Je vous remercie de l’avis salutaire que vous avez bien voulu me donner. J’en profiterai.
Je crois que vous avez pris, en vous isolant à la campagne, un sage parti 1. Vous devez y travailler à merveille.
Dès que je serai remis de ces derniers émois, j’irai vous serrer les mains. Merci, et bien cordialement à vous.
Paul Cezanne »

1 Gasquet venait d’acquérir la propriété « Font Laure », dans le village d’Éguilles, près d’Aix.

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 288.

Juin

Deux tableaux de Cezanne sont présentés à la quatrième exposition de la Société des amis des arts d’Aix :

« CÉZANNE (Paul), élève de Pissaro [sic], Rue Boulegon, Aix.

  1. Le Pré, au Jas-de-Bouffan (environs d’Aix). [FWN199-R523 ?]

16 bis. Nature morte.

Société des amis des arts, fondée en 1894, 2, avenue Victor Hugo, Quatrième exposition, ville d’Aix-en-Provence, 1902.

La Provence nouvelle, 22 juin 1902 :

« Passant à l’autre salle, on jette assez naturellement les yeux sur une nature morte de Cezanne dans laquelle il faut voir une sérieuse recherche du ton local. Comparer le peintre avec les grands maîtres du XIXe siècle, c’est sans doute trop hardi, mais, pour moi, Cezanne a eu le grand mérite de se débarrasser de tous les bruns, bitumes et noirs qui encombraient la palette de ses contemporains, pour voir la nature avec une couleur plus chatoyante, surtout pour la peindre plus simplement, et la synthétiser pour ainsi dire. Le « pré au Jas de Bouffan » laisse une impression de chose bien vue, simplement rendue et suffisamment lumineuse [FWN199-R523 ?]. »

8 juillet

N’ayant pu rendre visite à Gasquet, installé à une dizaine de kilomètres d’Aix dans la propriété Font Laure à Éguille, comme il en manifestait le désir dans sa lettre du 17 mai, Cezanne s’en explique par son acharnement au travail :

« Aix, 8 juillet 1902.
Mon cher Gasquet,
Hier Solari est venu à la maison. J’étais absent. J’ai cru comprendre, d’après le récit que m’a fait ma femme de ménage, que vous ne vous expliquez pas mon manque de parole, relativement à mon projet de séjour à « Font Laure ».
Je poursuis la réussite par le travail. Je méprise tous les peintres vivants, sauf Monet et Renoir, et je veux réussir par le travail.
Dès qu’un instant favorable se fera pour moi, j’irai vous serrer la main.
Il faut avoir quelque chose dans le ventre, et il n’y a que le travail ensuite.
Bien cordialement à vous.
Paul Cezanne
J’avais une étude, commencée il y a deux ans ; j’ai cru bien de la poursuivre. Le temps est enfin devenu beau. »

Lettre de Cezanne à J. Gasquet, 16 juillet 1902 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 289.

Juillet

Le peintre Jules Borély rend visite à Cezanne.

Borély J., « Cezanne à Aix, Revue du Midi, n° 7, 15 juillet 1906, p. 433-440 ; repris par Borély Jules, « Cezanne à Aix », Vers et prose, Paris, 27e tome, 7e année, octobre-novembre-décembre 1911, p. 109-113 :

« CEZANNE À AIX
Au peintre Lahaye

En juillet dernier je fus à Aix pour voir le peintre Cezanne. J’arrivai sans introduction, pris son adresse en ville, chez un libraire, et m’en allai, vers les deux heures, par un chemin montant à sa maison des champs.
Après avoir trouvé porte close, je flânais sous le ciel bleu, entre deux murs de pierres sèches, quand j’aperçus soudain, au tournant du chemin, Cezanne que je cherchais.
Ô mon âme ! voici Cezanne. Tel un artisan qui revient de quelque villa, portant son outillage ; blouse de vitrier, chapeau en éteignoir, carnier où perce un vert goulot ; aux mains sa vaste boîte à peindre, sa toile et son chevalet.
— Monsieur Cezanne ?
— Monsieur ?…,
C’est ainsi que je surpris cet homme qui s’en venait penché dans sa rêverie.
Je vis frémir son visage de potier brûlé de soleil, où se jouait à cet endroit l’ombre d’un feuillage voisin ; une petite tête osseuse à peau rosé, aux yeux vifs, et la moustache blanche, par mégarde frottée de bleu de prusse.
Je m’avançai.
— Monsieur Cezanne, j’étais à votre recherche et plein du désir de revoir votre peinture.
Mon cœur se fendit à l’apparente humilité que cette phrase sans fard causa d’abord à ce cher homme. Il éveillait de suite une sorte de sympathie que je ne saurais exprimer aujourd’hui.
— Monsieur, me dit-il, vous êtes trop bon, quoi !… vous montrer des essais ? Hélas, encore que déjà vieux, j’en suis à mes débuts. Cependant je commence à comprendre, si l’on peut dire, je crois comprendre. Ah ! vous aimez la peinture ; je voudrais pouvoir vous montrer des Monet. Je n’en ai pas ; ils sont aujourd’hui fort chers. J’ai un Delacroix.
« Vous êtes peintre, monsieur ? Ah ! vous êtes peintre… Le croiriez-vous, je suis sur le point d’avoir pour ma vocation des principes et une méthode. Je cherchai longtemps : oui, je cherche encore ; j’en suis là à mon âge ! »
» Que mes propos décousus ne vous surprennent pas, ajouta-t-il, j’ai des vides. Vous voulez voir ma peinture ?
— J’ai entendu parler de votre peinture, lui dis-je, en termes qui m’ont fait brûler du désir de la voir.
Cezanne s’arrêta à ce coup. Il me dit simplement :
— Monsieur, nous sommes seuls ici et dans les champs, de vous à moi soyez sincère ; pas d’éloges ! Oui, je crois être un peintre. Au surplus, n’est-ce pas, on le reconnaît puisqu’on achète mes impressions. Néanmoins ce sont choses imparfaites. Oui, oui, ah ! je le dis ! c’est que je ne saisis pas les localités. Ah ! Monet ! Vous connaissez Monet ? Monet est, à mon sens, le peintre le mieux servi de notre époque.
Nous arrivâmes au mas. Il poussa la porte et m’offrit une de ces chaises de bois blanc abandonnées sur la terrasse au pied de pâles acacias.
Il laissa là son sac, sa boîte et sa toile et vint s’asseoir auprès de moi en face le paysage.
Au delà d’un fouillis d’oliviers et d’arbres desséchés, dans la lumière, et mauve, la ville d’Aix composait avec les collines d’alentour, céruléennes, aériennes…
Cezanne étendait le bras pour mesurer entre le pouce et l’index le clocher de la cathédrale.
— Qu’il suffit de peu, disait-il, pour déformer cette chose…, je m’efforce et suis à la peine. Monet a cette faculté féconde, il regarde et, du coup, dessine avec proportion. Il prend ici pour mettre là ; c’est un geste de Rubens.
Nous montâmes à l’atelier, car je l’en avais prié.
Je vis une salle haute, large, aux murs dégarnis, inanimée, et sa baie vitrée ouverte sur une olivette.
Là, captives et tristes, deux toiles de chevalet. Une troupe de jeunes femmes nues, blanches de corps sur des bleus lunaires.
Une tête de paysan coiffée d’une casquette de braconnier ; la face jaune aux yeux d’outre-mer.
………………………………….
Nous revînmes au jardin. Dans le vestibule j’avisais en passant et parmi vingt aquarelles, bleues et vertes, jetées à terre sans précaution, l’étude que Cezanne venait de rapporter.
On y voyait un ciel strié de vert pomme.
— Vous indiquez des arbres !
— Non, je veux un ciel très bleu et quelques nuages — il mit la tête à la porte ouverte — « des nuages blancs » et ajouta : « En ce moment le ciel est pur, mais j’en aurai peut-être demain ; la brume couve à l’horizon.
Nous nous assîmes pour parler encore de Monet, de Renoir, de Sisley.
— A la différence de Monet, disait Cezanne, Renoir n’a pas une esthétique constante ; son génie le rend difficile sur ses moyens. Monet s’en tient à une seule vision des choses ; il se maintient aisément là où il parvient. Oui, un homme comme Monet est heureux ; il accomplit sa belle destinée.
» Malheur au peintre qui dispute trop avec son talent : à celui peut-être qui fit des vers dans sa jeunesse…
Et ce disant il soupira, se mit à rire en regardant la vallée et compléta ma confusion, ajoutant :
— La peinture est une drôle de chose — puis se détourna en se levant et, d’une voix lente : Je me perds en des considérations étranges.
Il se reprit et dit :
— Je vais rentrer les chaises, car l’humidité de la nuit gâterait la paille. Et ne vous surprenez-vous jamais à penser qu’il est inutile de gaspiller les biens ?
Il était debout entre deux chaises dont il tenait le dossier.
— Peindre, n’est-ce pas produire une impression harmonieuse ? Et si je veux célébrer cette lumière ? — Je vous entends ; il y a là un éclat languissant que je n’égalerai pas sur ma toile ; mais si je suscite cette impression par une autre et correspondante, quand ce serait avec du bitume !

Nous sortîmes. Cezanne avait quitté sa blouse, il portait son sac rustique en travers d’une vieille redingote. En fermant à clef, il se prit à rire encore une fois et me dit :
— Je suis le plus malheureux des hommes.
Je remarquai que ses fins cheveux blancs s’échappaient en mèches sur son crâne, comme on voit aux vieillards de Greuze dans des scènes de familles.
Nous descendions à la ville.
— Voyez : ce paysage n’est-il pas classique ?
C’était un chemin crayeux dans deux murs ensoleillés, flanqués de mûriers d’un riche vert sur un ciel pâle.
Non, cela n’avait rien de cet habile composé qui porte si haut à mon goût les paysages des classiques. Entend-il ce titre, Cezanne ? Pourtant rien ne lui échappe et il n’a en horreur que le mauvais goût de son temps.
— Zola parlait volontiers de votre génie ; vous le connûtes à Paris ?
— A Paris ! non, Zola fut mon camarade d’enfance : nous avons étudié au collège d’Aix. Il eut le bonheur d’avoir en « seconde » un professeur épris de poésie (je me souviens qu’il nous lut les Iambes [poème de cent vers écrit en prison par André Chénier]), et avait déjà une faculté de narration merveilleuse. Un jour qu’il fit son « devoir de français » en vers, notre professeur le lui rendit disant : « Vous serez un écrivain ». C’est banal, n’est-ce pas ? Cet universitaire a cependant propulsé le génie de cet écrivain. Mais je vous parle de Zola…, je ne vous froisse pas ?
— Non, pourquoi ?
— À cause de sa frasque [son rôle dans l’affaire Dreyfus ?]. Vous aimez Baudelaire ?
— Oui.
— Je n’ai pas connu Baudelaire, mais j’ai connu Manet. Quant au vieux Pissarro, ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu.
— Il était juif ?
— Oui, il était juif. Faites-vous surtout une bonne éducation artistique. Vous aimez Degas ?
— Certes ! mais c’est encore de la peinture de cabinet si je puis dire.
— Je vous entends ; aussi bien, désormais qu’un rien nous divise, sur un rien je veux me raccorder.

Nous étions à Aix et dans la fraîche rue où habite Cezanne. Cinq heures, les bas étages dans l’ombre, et, jaune sur le ciel bleu, un pan de maison s’éclairait pour nous comme une haute bâtisse chez Canaletto.
— Vous aimez cette Aix ?
— J’y suis né ; j’y mourrai. Je l’ai quittée, au sortir du collège, pour Paris et, vingt et un ans après, je ne la reconnaissais pas ; les visages des jeunes filles que je contemplais avant mon départ avaient trop changé. Aujourd’hui tout change en réalité, mais non pour moi, je vis dans la ville de mon enfance, et c’est dans le regard des gens de mon âge que je revois le passé. J’aime sur toutes choses l’aspect des gens qui ont vieilli sans faire violence aux usages, en se laissant aller aux lois du temps ; je hais l’effort de ceux qui se défendent de ces lois. Voyez ce vieux cafetier assis devant sa porte sous ce fusain, quel style ! Voyez d’autre part, sur la place, cette fillette de magasin, certes elle est gentille, et il ne faudrait pas en médire. Mais dans sa coiffure, dans ses vêtements, quel banal mensonger !
Le soleil allongeait sur le sable l’ombre inconstante des platanes.
— Que bien peindre est difficile ! Comment aller sans ambages vers la nature ? Voyez, de cet arbre à nous il y a un espace, une atmosphère, je vous l’accorde ; mais c’est ensuite ce tronc, palpable, résistant, ce corps… Voir comme celui qui vient de naître !…
» Aujourd’hui notre vue est un peu lasse, abusée du souvenir de mille images. Et ces musées, les tableaux des musées !… Et les expositions !… Nous ne voyons plus la nature ; nous revoyons les tableaux. Voir l’œuvre de Dieu ! C’est à quoi je m’applique. Mais suis-je ce qu’on appelle un réaliste ou un idéaliste, ou encore un peintre, un dessinateur ? Je crains d’être compromis, mon cas est très grave ; néanmoins, n’est-ce pas, je suis un peintre, on le reconnaît ?

J’ai quitté Cezanne après avoir passé encore une demi-heure chez lui dans sa froide maison. Dans sa chambre, sur une étroite table de milieu, j’avisai trois crânes humains confrontés, trois beaux ivoires polis.
Il me parlait d’une très bonne étude peinte qu’il avait quelque part, en son grenier. Je voulus la voir. Il chercha la clef de ce galetas, mais en vain, la bonne l’avait égarée.

Mon train part ce soir. Je quitte cet homme merveilleux à voir et à entendre. C’est assez céder au charme de son âme vagabonde, de son âme si simple et si complexe. J’ai respiré l’encens d’un cœur qui se consume. Adieu sage, trop sage esprit qui confondrait le sens vulgaire de la vie, sens en moi trop mal assuré ! volonté qui m’incite au vertige ! amour, toujours flagrant, bonté, malin esprit si clairvoyant, modestie, absolue modestie, cœur d’orgueil blessé…
Le train roule à travers la campagne d’Aix. Bas-fonds fertiles, maisons, prés, fermes, roseaux, ruisseaux, cailloux d’argent, herbe molle et fleurie ; pour tout dire jardin de l’homme ceint de hautes collines où croît le pin d’Alep en cimier ou aigrettes.
… Nous allons vers Marseille. Un ou deux parcs embellis du soleil couchant qui empourpre des lauriers-rosés ; une grande ville d’ocre badigeonnée sous un haut bouquet de pins parasols…
Je pense avec tristesse à cet affreux génie qui, pour le malheur de ce grand peintre, turlupine ses nerfs et agace son pinceau.
(1902)
                  JULES BORÉLY »

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 29-31 :

« ce fut lui qui flamba en une semaine d’enthousiasme, lorsque le poète Gilbert de Voisins proposa au vieux maître d’Aix d’illustrer, à sa fantaisie, la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert. Deux dessins en furent commencés. Et c’était lui encore qui, même à la fin, lorsqu’il s’en croyait tout à fait guéri, lui faisait empiler, en de bleues natures mortes, ces crânes de squelettes verlainiens sur de riches tapis. Jadis il peignit, dans une toile chaude et sombre, empâtée, pathétique comme un Rembrandt, une tête de mort sur une serviette rugueuse, en face d’un pot au lait, et sortant des profondeurs d’on ne sait quelle cave de cimetière, d’on ne sait quel soupirail du néant [Crâne et bouilloire ? R081, non reconnu par FWN].
À ses derniers matins, il clarifiait cette idée de la mort en un entassement de boîtes osseuses où le trou des yeux mettait une pensée bleuâtre. Je l’entends encore, me récitant un soir, le long de l’Arc, le quatrain de Verlaine [écrit en épigraphe à Claire Lenoir, de Villiers de L’Isle-Adam] :
Car dans ce monde léthargique
Toujours en proie au vieux remords
Le seul rire encore logique
Est celui des têtes de morts.
Je l’entends, dans son atelier de la rue Boulegon, murmurer, avec une voix étrange d’écolier et de prêtre, « la Charogne » de Baudelaire ou me demander de lui lire « Un Pouacre » dans Jadis et Naguère.
« ― Allons, lisez « Un Pouacre » à votre vieux goutteux », car il avait avec ses intimes la coquetterie de son érudition et, comme il disait, « pouacre, vilain, venait de podragum, goutteux ».
Un jour, dans une haute toile, il se décida à ramasser toutes ces idées, ce « motif » de la tête de mort, qui le hantait, il peignit son Jeune homme et la Mort [R 825]. Se détachant sur une opulente draperie à ramages, celle de ses natures mortes, il assit simplement un jeune homme, vêtu de bleu, devant une table de bois blanc et devant lui une tête de mort. On ne peut atteindre à un pathétique plus direct, à une réalité plus attendrie. Tout son romantisme est là, mais joint cette fois, réduit à sa véritable expression, classique. Poésie et vérité ; c’est le lyrisme exact, la beauté des grandes œuvres… Il aimait cette toile, c’est une des rares dont il me parla quelquefois après qu’il l’eut quittée.
Dans cet enfant de paysan ― c’était le fils du fermier qu’il avait fait poser ―, en contemplation devant ce mystère osseux, dans cette rubiconde tête apâlie, toute penchée devant son ignorance, dans cet insoupçon de la vie dans la mort, qu’avait-il mis de sa jeunesse, des lointaines rêveries de sa sortie de collège ?

16 juillet

Louis Aurenche annonce à Cezanne son prochain passage à Aix. Cezanne répond :

« Aix, 16 juillet 1902.
Cher Monsieur Aurenche,
Je viens de recevoir de vos bonnes nouvelles. Assurément je serai à Aix les 24, 25 et 26 juillet courant. J’aurai donc le plaisir de vous revoir et, en souhaitant que les Dieux protecteurs du Travail et de l’Intelligence vous soient propices,
Veuillez agréer l’expression de mes meilleurs sentiments.
Je vous prie de faire agréer par Mme Aurenche mes salutations respectueuses.
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Aurenche, 16 juillet 1902, Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 289 ; Rewald, 1959, p. 66-67.

24-26 juillet

Louis Aurenche, de passage à Aix, rend visite à Cezanne et lui présente sa femme.

Lettre de Cezanne à Aurenche, 16 juillet 1902, Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 289 ; Rewald, 1959, p. 66-67.

1er septembre

La construction de l’atelier de Cezanne est achevée. Il s’y « installe peu à peu ». Quelques mois plus tard, en février 1904, Émile Bernard remarquera sur les murs de l’atelier des photographies des Romains de la décadence de Couture, d’Agar dans le désert de Delacroix, un dessin de Daumier et un de Forain. Rivière et Schnerb, en visite à l’atelier en janvier 1905, signaleront eux aussi une photographie des Bergers d’Arcadie.

« Aix, 1 septembre 1902
Ma chère Filleule,
J’ai reçu ta bonne lettre jeudi 28 août. Je te remercie vivement d’avoir pensé à ton vieil oncle, ce souvenir me touche et me rappelle en même temps que je suis encore encore de ce monde, ce qui aurait pu ne pas être.
Je me souviens parfaitement de l’Establon, et des bords autrefois, si pittoresque du rivage de l’Estaque. Malheureusement ce qu’on appelle le progrès, n’est que l’invasion des bipèdes, qui n’ont de cesse qu’ils n’aient tout transformé en odieux quais avec des becs de gaz et ce qui est pis encore, avec éclairage électrique. En quel temps vivons-nous ?
Le ciel qui s’est mis à l’orage a quelque peu rafraichi l’atmosphère, et je crains que l’eau n’étant plus aussi chaude, ne vous permette pas de vous baigner avec autant de plaisir, si toutefois il [mot rayé non lu] vous permet encore cette hygiénique distraction.
Jeudi je suis allé chez tante Marie, où j’ai resté à diner le soir, j’y ai rencontré Thérèse Valentin, à qui j’ai communiqué ta lettre ainsi qu’à ma sœur.
Ici tout reste en l’état,
La petite Marie a nettoyé mon atelier, qui est terminé, et où je m’installe peu à peu. Je me fais un plaisir de penser que vous voulez voudrez bien l’honorer de votre visite lors de votre retour.
Donne le bonjour à tes sœurs de ma part ainsi qu’au petit Louis
Je vous embrasse bien cordialement                  votre oncle
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Paule Conil, datée « Aix, 1er septembre 1902 », Aix-en-Provence, fonds Atelier Cezanne ;
M. C. [Marthe Conil], « Quelques souvenirs sur Paul Cezanne par une de ses nièces », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome LVI, 1102e livraison, 102e année, novembre 1960, p. 299-302, reproduction de la 2e page de la lettre p. 300.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 290.
Bernard Émile, « Souvenirs sur Paul Cezanne et lettres inédites », Mercure de France, tome n° 69, n° 247, 1er octobre 1907, p. 396.

La calanque de l’Establon se trouve à l’ouest de l’Estaque.

 

Mack Gerstle, La Vie de Paul Cezanne, Paris, Gallimard, « nrf », collection « Les contemporains vus de près », 2e série, n° 7, 1938, 362 pages, p. 310-311 :

« Il paya deux mille francs pour le terrain et chargea un architecte du pays nommé Mourgues d’abattre la masure qui encombrait la propriété et de construire un atelier selon ses désirs qu’il exposa en détail. Ses ordres donnés, Cezanne se remit au travail. Il loua le Château Noir, une ferme au Tholonet, pour lui servir d’atelier provisoire, et négligea de surveiller la construction du nouveau bâtiment. Le résultat, malgré les instructions précises du peintre, fut une vraie villa provençale du type le plus regrettable, alourdie d’affreux balcons en bois, dits « pittoresques » et d’ornements en terre cuite. Quand Cezanne vit le chef-d’œuvre achevé, il entra dans une colère furieuse. Coquiot prétend qu’il fallut démolir l’offensante maison, mais il exagère. Elle fut privée néanmoins de ses ornements et transformée en une demeure simple, pratique, bien proportionnée et sans prétention (Planche 14).
Cezanne avait un très grand respect pour les arbres et exigea que la maison fût placée de manière à n’en abattre aucun. Les racines d’un vieil olivier qui subsiste encore tout près d’un coin de la maison, étaient soigneusement protégée ? par un mur en terre et en pierre.
Le bâtiment se compose de deux étages recouverts d’un toit en tuiles à pignons. Au rez-de-chaussée se trouvent la petite entrée, un escalier et deux pièces de moyennes dimensions. Dans l’une d’elles Cezanne avait l’habitude de s’étendre et de se reposer entre les périodes d’un travail intense et épuisant ; l’autre lui servait de salle à manger où Madame Brémond lui apportait son repas de midi, Il n’habitait cependant pas l’atelier et retournait toujours coucher rue Boulegon. En haut est le grand atelier, haut de plafond, de six mètres sur sept mètres cinquante environ, avec une petite chambre de débarras du côté est. En raison de la forte pente du terrain, le plancher de l’atelier est presque au niveau du sol au nord, de sorte que les fenêtres du rez-de-chaussée ouvrent seulement vers le sud. L’atelier lui-même a aussi deux fenêtres donnant au midi, mais la principale source de lumière est une immense verrière, percée dans le mur, au nord, et allant presque jusqu’au plafond. Les cloisons intérieures sont en plâtre, teinté d’un gris neutre. C’est une salle de travail simple, bien conçue, paisible, commode et modeste. L’agréable petit jardin en pente est un fouillis de ronces, d’arbustes fleuris, d’oliviers, d’amandiers avec quelques vieux pommiers «t des cerisiers, coupés par des sentiers étroits et tortueux. Du vivant de Cezanne la propriété était bien tenue par un jardinier, homme à tout faire, nommé Vallier qui devait par-dessus le marché poser à l’occasion pour son portrait : le dernier coup de pinceau de Cezanne fut justement donné à un portrait de Vallier, quatre ou cinq jours seulement avant la mort du peintre. »

Septembre

Gauguin, depuis Atuana, sur l’île d’Hiva Oa, aux Marquises, adresse à André Fontainas son manuscrit « Racontars de rapin » (daté « septembre 1902. Atuana – ». Il écrit à propos de Cezanne :

« Divin Renoir qui ne sait pas dessiner. Partant du principe de cet avisé critique [Camille Mauclair] il est illogique d’admirer ces deux artistes. Il n’aime pas Bouguereau, c’est entendu mais il admire Claude Monet – admirant Claude Monet il traîne dans la boue Pissarro ou tout au moins il essaye d’en faire un artiste ridicule.
On se demande alors ce que dans une raison humaine ce que cela veut dire –
Or si on examine l’art de Pissarro dans son ensemble malgré ses fluctuations — (Vautrin est toujours Vautrin malgré ses nombreuses incarnations) – on y trouve non seulement une excessive volonté artistique qui ne se dément jamais mais encore un art essentiellement intuitif de la belle race –
Si loin que soit la meule de foin, là bas sur le coteau, Pissarro voit se déranger, ou faire le tour, l’examiner.
Il a regardé tout le monde, dites-vous ! pourquoi pas ? – Tout le monde l’a regardé aussi mais le renie. Ce fut un de mes maîtres et je ne le renie pas –
De lui à une vitrine un charmant éventail – une simple barrière entrouverte sépare deux prés très verts (vert Pissarro) et laisse passer un troupeau d’oies qui s’avancent l’œil aux écoutes se disaant inquiètes : « allons-nous chez Seurat ou chez Millet » ? Finalement elles vont toutes chez Pissarro –
Ce mot ‘vert Pissarro’ suscite une jolie description du spirituel D. – Avez-vous vu dit-il les gouaches de Pissarro : des paysannes au marché vendant des légumes verts. On dirait des petites vierges débitant du poison –
Voyez-vous, Mr le critique, Pissarro est un puceau qui a eu beaucoup d’enfants et qui est toujours resté puceau malgré les séductions de l’argent et de la gloire.
Il est Juif ! c’est vrai.
Mais aujourd’hui il y a tellement d’honnêtes juifs qui sont des hommes supérieurs.
Vous n’avez pas la prétention d’avoir découvert Cezanne
Aujourd’hui vous l’admirez.
L’admirant (ce qui nécessite compréhension) vous dites Cezanne est monochrôme.
Vous auriez pu dire polychrôme et même polyphone.
De l’œil et de l’oreille !!
Cezanne ne vient de personne : il se contente d’être Cezanne – Il y a erreur sinon il ne serait le peintre qu’il est. Il n’est pas comme comme coté sans avoir lu, il connaît Virgile ; il regardé Rembrandt et le Poussin avec compréhension.
Des pommes – Rembrandt ?
Oui. Rembrandt des Pommes –
Sur ce terrain j’aurais beaucoup à vous dire mais je ne veux pas ennuyer le lecteur dont vraiment j’abuse en ce moment entraîné par mon admiration pour quelques uns, et ma haine des autres.
[…] Cezanne pour citer un ancien semble être un élève de César Franck il joue du grand orgue constamment ce qui me faisait dire qu’il était polyphone –
[…] Récapitulant l’œuvre de la deuxième partie du 19e siècle je citerai quelques noms parmi les plus importants.
Corot. Daumier. Rousseau Millet Courbet Manet Degas. Puvis de Chavannes Fantin Latour Cazin Gustave Moreau. Carrière.
Les Impressionnistes. Caillebotte Renoir, Claude Monet, Pissarro. Guillaumin Berthe Morizot, miss Cassatt, Sisley, Cesanne.
Les néo-impressionnistes. Seurat. Signac. Angrand. Luce. Rysselberghe-
Anquetin. Bonnar. Vuillard Roussel. Ranson Mailhol Daniel, Filiger. Seguin. Maurice Denis de Groux Odilon Redon. Serusier. Toulouse Lautrec. Van Gogh. »

« Racontars de Rapin », fac-similé du manuscrit de Paul Gauguin, 28 pages, édition enrichie de dix-huit monotypes, suivie de Art de Papou et Chant de rossignoou. La Lutte pour les peintres, par Victor Merlhès, Taravao (Tahiti), Avant et après, 1994, 127 pages. Citation d’après le fac-similé p. 9-10, 15, 27-28.

26 septembre

Paul Cezanne rédige son testament olographe, désignant son fils comme seul héritier de la « quotité disponible » de ses biens, sur une feuille de papier timbré, format minute (25 x 17), placé sous enveloppe adressée à « M. Mouravit, notaire à Aix ». Il remet l’enveloppe cachetée le jour même au notaire. L’ouverture de ce testament sera faite par le président du tribunal civil d’Aix le 29 octobre 1906, qui en dressera procès-verbal. Il sera ensuite déposé au rang des minutes de Me Mouravit le même jour. Pour éviter tout ajout, et comme il est de tradition à cette époque, le document, rédigé de la main de Paul Cezanne, est encadré par un filet d’encre rouge par le président du tribunal civil.

« Je soussigné, fais mon testament comme suit :
Je recommande mon âme à Dieu,
Je lègue par préciput à mon fils Cezanne Paul en pleine et absolue propriété, toute la quotité disponible des biens que je délesserai au jour de mon décès.
Par suite, mon épouse, si elle me survit, n’aura aucun droit d’usufruit légal sur les biens qui composeront ma succession au jour de mon décès.
Telles sont mes intentions, je révoque tous autres testaments ou dispositions quelconques pour cause de mort que j’aurais faites antérieurement au présent lequel sera seul valable.
Aix, le 26 septembre 1902,
Paul Cezanne
Paraphé ne varietur
Aix le 29 octobre 1902
Le Président du Tribunal
[signé] Mouravit
Guérin Long
Arnaud »

Testament olographe de Paul Cezanne, 26 septembre 1902, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E 1493, acte 486, enregistré à Aix le 3 novembre 1906 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 204-209.
Tiers Robert, « Le testament de Paul Cezanne et l’inventaire des tableaux de sa succession rue Boulegon à Aix en 1906 », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome cvi, 1402e livraison, 127e année, novembre 1985, p. 176-178, testament reproduit p. 176-177.

Ce testament  signifie que Cezanne lègue à son fils Paul la « quotité disponible » de ses biens, soit ses biens propres acquis par lui avant mariage ou hérités en propre depuis, sans droit d’usufruit pour Hortense. Les autres biens présents à sa mort (titres cotés en bourse, atelier des Lauves, toiles et aquarelles) constituant l’actif de communauté ne font pas l’objet du testament, puisque la moitié revient en toute propriété à Hortense, en l’absence de contrat de mariage, tandis que l’autre moitié revient à Paul au titre de sa part réservataire de seul héritier. Cezanne n’a donc nullement l’intention de déshériter sa femme (remarque de François Chédeville).

29 septembre

Zola meurt à soixante-deux ans, intoxiqué par le monoxyde carbone d’une cheminée, dans son appartement du 21 bis, rue de Bruxelles, à Paris. Cezanne est très affecté par sa disparition.

« Chez Monsieur Huysmans. Interview d’un disciple. Les soirées de Médan. Souvenirs émus. Quelques anecdotes », Le Matin, 19e année, n° 6792, mardi 30 septembre 1902, p. 2 :

« Plus tard, le succès vint…, pas au théâtre. Zola avait acheté la petite maison de Médan, qui lui avait plu, un jour qu’il se promenait avec sa femme. Dans la suite, quand il devint riche, il songea à l’agrandir. Mais il ne voulut pas d’architecte. Aidé d’un simple entrepreneur de maçonnerie, il ajouta, morceau par morceau, des bâtisses à la bâtisse. Ce qui fut, ajoute M. Huysmans, d’un effet- artistique assez contestable.
Dès ce moment, pourtant, il était artiste, aimant les beaux tableaux, les jolies choses. Il avait un Monet, des Cezanne… Mais surtout, il aimait les chiens. »

 

Alexandre Arsène, « Émile Zola et les arts », Le Figaro, 48e année, 3e série, n° 274, mercredi 1er octobre 1902, p. 2 :

« ÉMILE ZOLA ET LES ARTS
Émile Zola a tenu dans le mouvement artistique de notre époque et surtout pendant la première partie de sa carrière une place considérable. Cela était tout à fait naturel, en quelque sorte inévitable, puisque d’une part, la vaste curiosité de son esprit l’avait amené à étudier toutes les manifestations de la vie, et, entre celles-ci, la plus haute et la plus générale, l’art ; et que, d’autre part, dans cet examen, il trouvait matière et occasion à combattre, à défendre ses propres doctrines en défendant les œuvres de tempéraments fraternels.
Grand critique non moins que grand artiste pour son propre compte, il débuta tout de suite par des formules retentissantes, des professions de foi qui furent de vrais et profonds événements. Un de ses premiers récits artistiques, en effet, fut cette étude sur Prudhon et Courbet où il posait ce principe si remarquable : « Il faut avant tout que je retrouve un homme dans chaque œuvre, ou l’œuvre me laisse froid. Ma définition d’une œuvre d’art serait, si je la formulais : Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » On ne peut se rendre compte du tapage que produisit cette définition cependant si simple, qu’en se reportant à une époque où d’une part l’art académique était seul bien en cour, et où, d’autre part, les révolutionnaires voulaient à toute force que l’œuvre d’art fût un moyen de propagande.
Zola, du même coup, proclamant la liberté absolue de l’artiste, doctrine à laquelle il a été constamment fidèle et à laquelle il a rendu les plus grands services, montrait qu’il aimait Courbet « absolument, tandis que Prudhon ne l’aimait que relativement » puisqu’il « sacrifiait l’artiste à l’œuvre ». Il ajoutait ceci qui le peint tout entier : « Mon art, à moi, est une négation de la société, une affirmation de l’individu, en dehors de toutes règles et de toutes nécessités sociales. »
Le second et encore plus remarqué des écrits artistiques de Zola fut le Salon de 1866, dédié à Paul Cezanne. Il avait beaucoup fréquenté les cénacles artistiques d’alors, j’entends ceux que formaient les artistes dits « d’avant-garde ». Il se rendait notamment au café Guerbois, d’historique mémoire, et y rencontrait Manet, Cezanne, Renoir, d’autres encore.
Une œuvre capitale de l’art contemporain retrace le souvenir de ces groupements et de ces luttes : c’est l’Atelier à Batignolles, l’admirable tableau de Fantin-Latour, un des chefs-d’œuvre du Luxembourg, qui représente, assemblés autour de Manet, Émile Zola, Renoir, Claude Monet, Bazille, etc., etc. Émile Zola y est représenté grave, mince, avec une singulière expression de méditation et de volonté.
C’est à Cezanne son compatriote qu’il s’était le plus attaché et avec lui qu’il avait le plus étudié les questions techniques et esthétiques, ainsi qu’en témoignent ces lignes : « Il y a dix ans que nous parlons art et littérature. Nous avons habité ensemble — t’en souviens-tu ? — et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité. Nous avons remué des tas effroyables d’idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes… Nous vivions dans notre ombre, isolés, peu sociables, nous plaisant dans nos pensées Nous cherchions des hommes en toutes choses, nous voulions, dans chaque œuvre, tableau ou poème, trouver un accent personnel… »
Ce salon de 1866, qui fut vraiment dans toute la force du terme, un salon révolutionnaire, — et maintenant il est devenu une œuvre classique — portait principalement sur l’œuvre de Manet que le critique défendait envers et contre tous, et sur lequel il a vraiment dit l’essentiel et dans les plus excellents termes. Il publia plus tard sur le peintre qui, maintenant est reconnu comme de la race des maîtres les plus calmes et les plus simplement forts, un travail beaucoup plus étendu.
Manet, de son côté fit le portrait de l’écrivain. C’est une de ses œuvres où il mit le plus d’efforts, le plus de soin Elle est d’une noble simplicité, et conçue dans une harmonie grise et noire d’une extrême distinction. C’est un chef-d’œuvre et une effigie de l’homme de lettres de notre époque qui constituera pour la postérité, un document du plus grand prix.
Dans le « Salon de 1866 », Zola défendait aussi très énergiquement Claude Monet et Pissarro.
Enfin, il faut rappeler ici que l’Œuvre, un des livres les plus discutés de Zola, fut entièrement consacré à retracer la vie artistique de la dernière partie du dix-neuvième siècle Quelque opinion que l’on ait pu porter sur la réussite de ce livre, il est incontestable que les historiens et les critiques futurs seront obligés d’y recourir et qu’en le contrôlant méthodiquement ils y trouveront beaucoup de faits et d’aperçus très expressifs.
Émile Zola, en dehors de cette part active qu’il prit à la bataille artistique, avait lui-même, et pour l’ornement de sa vie intime, des goûts d’artiste vraiment éclairés et raffinés. Dans ses voyages il avait rassemblé beaucoup de fort beaux objets, et il avait fait de sa maison de Paris, ainsi que de son cabinet de travail et de son grand hall à Médan, de véritables musées. Il en appréciait la beauté dans des termes saisissants, lorsqu’il se complaisait à les montrer à ses visiteurs, les ramenant fréquemment à une conception de la vie, et non à un simple jargon de collectionneur et de critique. Telle figure d’apôtre ou d’ascète, sculpture en bois du moyen âge, lui a, devant nous, prêté matière à des entretiens très originaux, très élevés et pleins de chaleureuse humanité.
Il n’était jusqu’à son jardin, conçu dans un goût très français et voulu par lui d’aussi belle ordonnance que de riche couleur, où il s’affirmât ce qu’il était avant tout : un grand et passionné artiste.
                  Arsène Alexandre. »

 

« Émile Zola », Le National, organe de la démocratie de l’arrondissement d’Aix, 32e année, n° 1632, dimanche 5 octobre 1902, p. 2  :

« Émile Zola
La mort d’Émile Zola est un grand événement qui jette dans le deuil la France entière et plus particulièrement les lettres françaises.
Tous les journaux consacrent de longs articles à l’illustre écrivain, et ses pires adversaires même, ne peuvent que faire l’éloge du grand romancier que fut Émile Zola.
Nous donnons ci-dessous un article du Figaro, intitulé Émile Zola, et les Arts, que son impartialité nous engage à reproduire.
[reprise de l’article d’Arsène Alexandre paru dans Le Figaro, 1er octobre 1902]

***

Émile Zola avait toujours eu un véritable culte pour la Provence et pour Aix en particulier, les souvenirs de jeunesse abondent dans ses œuvres ; nous reconnaissons à chaque page par ses merveilleuses descriptions les sites de notre région. Flassans n’est-ce pas Aix ? Et l’Arc, et les Artaud, le Tholonet, etc., ne revivent-ils pas sous sa plume en traits saisissants pour nous Aixois !
Zola a eu longtemps quelques amis intimes qui étaient nos compatriotes, principalement Paul Cezanne, le grand peintre aixois, longtemps méconnu et qu’il a contribué par ses articles artistiques à faire apprécier ; puis, Baptistin Baille, Dethez, Marius Roux, Paul Alexis.
Pendant plusieurs années Zola a dû lutter pour la vie et avec sa mère, à Aix, l’existence fut souvent pénible. C’est sans doute à ces épreuves qu’il devait son caractère un peu froid, dur en apparence, mais aussi son caractère et son énergie. Au collège d’Aix, rien ne faisait prévoir l’éminent écrivain que pleure le monde entier ; c’était un élève peu au-dessus de la moyenne, mais cependant parmi ses condisciples, il avait acquis une certaine autorité.
Nous l’avons vu dans le corps de musique que le collège avait organisé faire consciencieusement une modeste partie de clarinette ; il en a parlé lui-même plus tard avec une charmante et spirituelle bonne humeur.
Il venait chaque année déposer pieusement des fleurs sur la tombe de son père et de sa mère, au cimetière d’Aix.
Nous espérons que la municipalité et la société des anciens élèves du collège et du lycée d’Aix tiendront à honneur de perpétuer la mémoire d’Émile Zola.

***

Les Groupes Républicains d’Aix, ont compris avec raison que notre ville liée à plus d’un titre à la famille Zola devait prendre part au deuil qui vient de. frapper la France entière.
Il est assurément regrettable que la municipalité n’en ait pris l’initiative.
Voici l’adresse des Groupes Républicains à laquelle le National s’associe de tout cœur.
Les Groupes Républicains de la ville d’Aix-en-Provence envoient l’expression de leur respectueuse et douloureuse sympathie à Madame Émile Zola. La mort d’Émile Zola est un deuil cruel pour la France et l’humanité, mais surtout pour la cité où il a vécu ses premières années, où il a fait ses premières études, où il avait conservé de précieuses amitiés et qui garde avec reconnaissance, le souvenir des services rendus par son père.
Aix sera toujours fière des liens qui l’attachent au grand écrivain qui a honoré les Lettres et son Pays ; au penseur qui par ses actes et ses œuvres s’est fait l’apôtre du prolétariat et de ceux qui souffrent ; au courageux citoyen qui tenant tête à la meute des calomniateurs a tout sacrifié pour la cause de la justice et de la vérité.
Association Démocratique ;
Groupe d’Études Sociales ;
Jeune Fraternité ;
Jeunesse Laïque ;
Libre Pensée ;
Groupe Socialiste de Bellegarde-Précheur ;
Union Socialiste. »

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919, éd. revue et augmentée, 1924, 247 pages, p. 131, p. 172-173 :

« La mort de Zola (1902) affecta beaucoup Cezanne. Il était dans son atelier, à Aix, en train de préparer sa palette, lorsque Paulin, un ancien lutteur, qui lui servait à la fois de domestique et de modèle, entra en coup de vent : « Monsieur Paul, monsieur Paul, Zola est mort ! » Cezanne aussitôt éclata en sanglots, puis, faisant signe au modèle de s’en aller, il s’enferma. Paulin, qui, sans oser frapper, venait de temps en temps coller l’oreille à la porte, entendit toute la journée son maître se plaindre et gémir. »

 

de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 290 :

« Cezanne se met à pleurer, se terre dans son atelier. Le soir, il éprouve le besoin d’aller voir Solari. Le dimanche suivant, en sortant de la messe, il rencontre Coste, qu’il évitait depuis le séjour de Zola à Aix, et les deux hommes spontanément s’abordent, se serrent la main, balbutiant : « Zola, Zola… »

Automne

Léo Larguier achève son service militaire à Aix. Peu après, Cezanne lui rend visite chez ses parents dans les Cévennes, à La Grand-Combe (Gard), en compagnie de sa femme et de son fils. Le père de Larguier, Anselme Honoré Albert Larguier, d’une vieille famille de paysans huguenots, est menuisier, et sa mère, Clarisse Pauline Théron, sans profession.

A.-G. Fabre, « Pèlerinage au pays de Léo Larguier », Causses & Cévennes. Revue trimestrielle du Club cévenol, 83e année, 1978, n° 3, p. 483-489, p. 483 :

« Les registres de la Mairie [de La Grand-Combe] portent que Léo César Albin Larguier est le fils d’Anselme Honoré Albert Larguier, menuisier, et de Clarisse Pauline Théron, son épouse, sans profession. Ont signé comme témoins deux modestes artisans : Auguste Brun, 24 ans, maçon et Augustin Trivalle, 30 ans, cordonnier. »

 

Larguier Léo, Le Dimanche avec Paul Cezanne, Paris, L’Édition, 1925, p. 24-27 :

« IX
Dans les Cévennes.

A l’automne de 1902, après mon départ d’Aix et ma libération, Paul Cezanne, accompagné de Mme Cezanne et de son fils, vint passer quelques jours dans les Cévennes, chez mon père, qui le reçut de son mieux, sans rien savoir de cet illustre visiteur.
On a dit souvent, avec des histoires à l’appui, que le vieux maître aixois était peu sociable et qu’il était d’une fréquentation difficile, mais vis-à-vis de moi, il fut toujours d’une humeur égale, et pendant son séjour, il fut charmant.
Il était en confiance et ne se méfiait de personne.
Pourtant, mille petites choses auraient pu le mettre hors de lui.
J’avais dit à mon père : c’est un grand peintre dont on parle beaucoup à Paris, et j’ai déjeuné ou dîné chez lui plusieurs fois par semaine pendant mon service militaire…
Simple et droit, ainsi qu’un homme du vieux temps, mon père, qui ne se soucie en aucune façon des peintres et de leur œuvre, accueillit, comme on pouvait le faire à la campagne, le bon bourgeois d’Aix qui avait traité son fils avec tant de bienveillance.
La chasse était ouverte et les cèpes bruns et les oronges carminées tournaient leurs rondes parfumées autour des châtaigniers séculaires.
Il y avait alors à la maison une femme du pays qui savait accommoder le gibier et faire frire à point, dans l’huile d’olive onctueuse et grasse, les champignons.
Je revois Cezanne dans la cuisine, le dos contre le fourneau près duquel j’allais chauffer ma joue d’enfant quand j’avais mal aux dents.
Tous les rêves du monde je les ai rêvés dans cette grande pièce carrelée de briques au rouge usé, pleine de poêlons et de chaudrons de cuivre qui servaient seulement en hiver, quand on tuait le cochon.
Je sais bien que ces souvenirs n’ont de valeur que pour moi, que je ne reverrai probablement plus cette humble cuisine où je ne suis pas rentré depuis la mort de ma mère qu’on enterra la même semaine que Cezanne, mais tant pis, on n’écrit au fond que pour soi.
Devant ce feu, je revois l’enfant studieux et taciturne que j’ai été.
Ma grand’mère lisait attentivement le Petit Méridional, de l’article de tête aux Deux Orphelines, le roman-feuilleton. Quand une phrase lui plaisait, elle m’en faisait part, et quand elle avait terminé sa lecture, elle me parlait de son enfance. Elle avait eu, comme je l’avais alors, le goût des images et des livres, et chaque fois qu’on cite devant moi une femme qui passe des examens difficiles, je pense à elle.
Elle avait préparé son brevet de capacité, comme elle disait, toute seule, en gardant les moutons dans un mas perdu des Cévennes. Le pasteur protestant lui prêtait quelques volumes et corrigeait ses devoirs, car ni son père ni sa mère ne connaissaient leurs lettres.
Vers 1839, quand on crut qu’elle en savait assez, elle alla concourir à Nîmes pour obtenir ce fameux brevet. Un voisin se rendait justement au chef-lieu avec sa carriole ; elle s’assit à côté de lui, le fichu de grosse laine tricoté par sa mère sur un corsage tissé et cousu par elle, sur une pauvre robe de filoselle taillée comme devait l’être celle d’une serve du xiiie siècle, et, dans un panier, elle emportait une grammaire française, du pain noir, quelque arithmétique, des œufs durs, une Bible et des fruits.
Le voyage dura deux jours.
À Nîmes, elle but du café pour la première fois de sa vie, et, dans la chambre de l’auberge où elle était descendue, elle passa la nuit à lire sa grammaire et sa Bible, perdue dans cette ville qu’elle croyait immense, si seule et si désemparée que tout se mêlait dans sa tête et qu’elle ne savait plus si c’était C. V. Boîste, ancien avocat, auteur du dictionnaire universel de la langue française, qui avait dicté à Moïse la Sainte Loi, ou si c’était Dieu qui avait légiféré au sujet des adjectifs pronominaux indéfinis.
Le lendemain elle fut reçue, et comme le charretier avait terminé lui aussi ses affaires, ils repartirent tout de suite vers Champmorel où ils arrivèrent le surlendemain avant l’aube.
Quand le soleil se leva, et malgré son diplôme, ma grand’mère ôta sa belle robe et alla garder ses moutons…
Dans cette cuisine où se chauffait Cezanne, elle m’apprit à écrire et à lire, elle me conta les histoires fantastiques de cet âpre pays montagneux, celles du Fantasti et de la Bête du Gévaudan.
Comme j’étais pâlot et délicat, elle m’obligeait encore à manger à quatre heures une énorme côtelette de mouton dont j’avais horreur… Des chanteurs ambulants installaient devant la porte de grands tableaux, naïvement et minutieusement achevés comme des peintures du douanier Rousseau, et qui représentaient les épisodes de quelque crime célèbre. Le plus terrible pour moi était l’assassinat de Fualdès. Les chanteurs montraient la scène d’un coup de gaule sur leur toile, et se mettaient à brailler lamentablement :
« Écoutez âmes sensibles
L’épouvantable récit
… »
Plus tard, vers ma dixième année, un vieil homme qui travaillait chez mon père et qui mangeait à table avec nous me contait, là, les campagnes du Second Empire, car il avait fait deux fois sept ans de service.
L’histoire de France qu’il m’apprit était d’une fantaisie et d’un cocasse prodigieux, et ces leçons se terminaient toujours de la même manière.
Quand ma grand’mère annonçait que le dîner était prêt, le père Cabanel, qui ne songeait qu’aux gloires militaires, tirait de sa poche une pièce de deux sous. Il me disait invariablement :
« L’an prochain tu iras au lycée… Tu en sors avec ton brevet d’officier. Adieu la misère ! »
Il faisait alors sauter ses deux sous, les rattrapait au vol et répétait :
« Adieu la misère ! »
Je raconte cela pour montrer que je n’ai pas vu Cezanne entre deux trains, que je ne lui ai pas fait de rapides visites comme le firent quelques-uns de ses admirateurs, mais qu’après l’avoir beaucoup fréquenté à Aix, il a vécu un peu dans la maison de ma famille, simple comme un vieux parent qu’on reçoit à l’occasion d’une fête…

***

Il m’avait dit souvent qu’il ferait mon portrait, mais les soldats ne sortent guère qu’au moment où le jour tombe ; le dimanche, je préférais peut-être de faciles plaisirs à la pose obligatoire et je ne possède pas le moindre souvenir de lui.
Chez mon père, un matin, il prit une feuille de papier et il y traça plusieurs traits en me regardant.
On nous appela pour quelque promenade, la porte demeura ouverte, un coup de vent enleva sans doute cette vague esquisse que je n’ai jamais retrouvée et que je payerais cher à présent.
Cela d’ailleurs ne me déplaît pas, et je sais trop comment il traitait d’anciens amis qu’il ne voyait plus beaucoup et qui avaient chez eux « des Cezanne ».
Je dois avouer cependant qu’il me fit un cadeau.
Il me donna son exemplaire des Fleurs du Mal alors que j’étais encore à la caserne.
Ce volume était caché dans mon paquetage, entre la capote numéro un et les chemises matriculées. J’en prenais soin et je l’ai toujours.
C’est l’édition ordinaire de 1899, chez Calmann-Lévy. Le livre est broché et, en tête de la dernière page, Cezanne a noté au crayon, en chiffres romains :
VI-XV-XIX-XXVII-XXX-LXVIII-LXXIV-LXXXII
D’après ces indications, les poèmes qu’il devait relire le plus volontiers seraient donc :
V. — Les phares.
XV. — Don Juan aux enfers.
XIX. — L’Idéal.
XXVII. — Sed non satiata.
XXX. — Une charogne.
LXVIII. — Les chats.
LXXIV. — Le mort joyeux.
LXXXII. — Le goût du néant.
La couverture est éclaboussée de peinture, elle porte quelques taches rouges et brunes, peut-être aussi l’empreinte d’un doigt qui s’était appuyé contre la palette.
C’est tout ce que je possède : un bouquin maculé de couleurs et le souvenir fort vague d’une ébauche disparue…

***

Pendant ces quelques jours, Cezanne ne me parut pas tourmenté une seule fois par cette sacré nom de Dieu de peinture.
Dans la campagne d’Aix où je l’avais si souvent accompagné, il se méfiait, il me semblait marcher maladroitement dans un paysage hérissé de difficultés. Je comprenais qu’il avait interrogé cette nature, étudié cet air, ces plans, ces horizons et ces volumes, et qu’il allait à travers d’innombrables motifs.
Il me parut avoir laissé là-bas l’angoisse qui le suppliciait, et il n’avait pas le souci de mettre à leur place, sur une toile, les châtaigniers des combes cévenoles. Le chœur des lois qu’il cherchait à surprendre ne flottait peut-être qu’autour des pins provençaux, et je serais bien en peine de dire ce qu’il pensait de cette région sobre, triste et religieuse que les voyageurs comparent à la Galilée.
Un soir, pour mieux honorer l’hôte, on invita à dîner quelques notables.
Nous étions une quinzaine, et je revois encore Paul Cezanne au haut bout de la table confortablement servie, car mon père est un paysan, mais il en remontrerait à beaucoup de gastronomes qui affirment que la cuisine est le sixième des beaux-arts et qui mettent trop de littérature autour des plats les plus simples.
Les amis de ma famille n’avaient certainement jamais entendu parler du vieillard avec lequel ils soupaient, comme on dit encore dans le Gard, mais ils étaient pleins de déférence.
Pourquoi songer d’ailleurs à les excuser. S’ils avaient vu la peinture de Cezanne, ils auraient sans doute fait la grimace, mais cette grimace eut été moins laide que les sourires de certains confrères, des membres de l’Institut et que la gouaille montmartroise de M. Willette.
Cezanne avait gardé son tricot de laine sous sa jaquette, et il était d’une humeur égale.
Il aurait dû pourtant bondir à chaque mot.
Pour montrer que la peinture les intéressait, deux ou trois convives se mirent à parler de ce qu’ils avaient vu.
Le greffier de la justice de paix possédait son portrait au fusain, enlevé en quelques minutes par un artiste ambulant qui, à l’époque de la foire d’Alais, s’installait avec un carton sur les genoux, devant une terrasse de café, croquait un consommateur et lui offrait ensuite l’image rapide et sinistre moyennant cinquante centimes.
Un autre avait admiré au musée de Nîmes une extraordinaire toile. Le gardien priait le visiteur d’aller à travers l’immense salle, et les yeux de ce portrait si remarquable suivaient tous ses déplacements. Sans doute fallait-il une prodigieuse science pour en arriver là !
Paul Cezanne, résigné, écoutait ces bourdes innocentes sans la moindre colère.
Je songeais à une histoire qu’on m’avait contée et que j’ai retrouvée depuis dans le livre pittoresque, que M. Gustave Coquiot, qui visita Aix, après la mort de Cezanne, lui consacre.
Il était question dans cette histoire d’un banquet et de quelques opinions qu’il valait mieux garder pour soi, en présence du peintre, mais je laisse parler M. Coquiot :
« —…Il fallait qu’il fît pourtant partie de la Société des Amis des Arts, à Aix ! » pensa un jour un des jeunes amis de Cezanne, M. Jouven, un photographe artiste qui avait alors ses ateliers un peu en dehors de la ville, au boulevard de l’Armée. Et il décide Cezanne à offrir une toile à la Société en question et à assister au premier banquet qu’elle organisera.
« Cezanne se laisse faire. Sa toile, on l’a mise au-dessus d’une porte ; personne ne peut la voir. Au banquet, il y assiste, d’abord tranquille. Mais, au dessert, le président se met à prôner l’éducation dite classique, et il encense Bouguereau, chef vénéré des Salons officiels. Cezanne, bon Dieu ! se lève d’un coup ; et, tapant du poing sur la table, renversant les bouteilles, il s’écrie : « Il n’y a que Delacroix et Courbet ! Vous êtes tous des c… ! » Et la porte claque. Le lendemain, il dit à Jouven : « Ça y est ! j’ai encore fait des bêtises, je me suis emballé ! Mais tout de même, ce sont des j.-f… vos amis des arts… »
A cette table, devant les propos cocasses de ces braves gens, il souriait. J’étais loin de lui et j’entendais seulement sa voix qui protestait quand son voisin souhaitait le voir revenir à un plat :
« Écoutez… M. Larguier, père… »

Mirbeau entreprend une démarche auprès de Roujon, le directeur des Beaux-arts, pour faire décorer Cezanne de la Légion d’honneur, mais sans succès.

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 116-118.

« Considération publique, considération officielle, ce fut tout comme ! et Cezanne ne devait obtenir ni l’une ni l’autre.
Et Octave Mirbeau s’en rendit compte quand, en 1902, cédant avec un peu d’irritation à un désir de Cezanne, qui eût été satisfait d’obtenir la croix (oui, la considération officielle tout de même, et puis Aix !, enfin une de ces faiblesses que beaucoup d’entre les meilleurs ont subies), il s’en fut trouver le Directeur des Beaux-Arts, le nommé Henry Roujon, qui suivait avec une imperturbable assurance la leçon de ses prédécesseurs, c’est-à-dire culte à plat ventre devant le banal, le poncif, le vide et mépris pour le talent inédit et l’originalité entière.
Aux premiers mots de Mirbeau, Roujon sursauta :
— Mais, mon cher Mirbeau, demandez-moi la croix pour n’importe qui ; pour n’importe quoi ; mais pour cet anarchiste, pour ce fou de Cezanne, vous n’y pensez pas ! Oui, vous voulez rire ! c’est une farce, allons ! Ah ! oui, oui, c’est une farce ! — Et Roujon ricanait. — Ah ! oui, je comprends maintenant ! Elle est bonne ! Elle est bien bonne ! Ah ! ce sacré Mirbeau, toujours jovial, toujours pince-sans rire ! Çà, mon bon, je la raconterai votre visite ; oui, je m’en tiens les côtes ! — Et Roujon éclatait. — Non ! vrai, c’est comique, tout à fait comique ! Et j’ai marché comme un daim, oui, mon bon, comme un vrai daim ! Aussi, tenez, je la couronne, cette farce ! —
Et Roujon, s’emparant d’un buste en plâtre calé sur son bureau, se coiffa, toujours hilare, du buste de Minerve ! »

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919,  éd. revue et augmentée, 1924, 247 pages, p. 183-184, p. 139-140 :

LES DERNIÈRES ANNÉES
(1899-1906)
Cezanne désirait beaucoup être décoré, mais sans pouvoir se résoudre à faire la moindre démarche, malgré la joie immense qu’il aurait éprouvée à « en boucher un coin » à « ceux de l’Institut » et aussi à « ceux d’Aix ».
En 1902, M. Mirbeau, sans réussir à s’expliquer une telle ambition, tenta néanmoins une démarche auprès de M. Roujon, alors directeur des Beaux-Arts. Aux premiers mots de Mirbeau demandant la croix pour un peintre, le surintendant fit le geste d’ouvrir le tiroir où se trouvaient les rubans confiés à sa garde, supposant à son visiteur assez de jugeotte pour ne pas lui demander l’impossible. Mais le nom de Cezanne le fit sursauter. « C’est que, hélas ! mon cher Mirbeau, en tant que directeur des Beaux-Arts, je dois suivre le goût du public et non pas le précéder ! »
Puis : « Monet, si vous voulez ! Monet n’en veut pas ? Prenons alors Sisley ! Quoi, il est mort ! Voulez-vous Pissarro ? » Se méprenant sur le silence de Mirbeau : — « Il est mort aussi ? Alors choisissez vous-même n’importe qui, si vous prenez l’engagement de ne plus me parler de ce Cezanne ! » Celui-ci perdait ainsi sa seule chance d’être décoré par les Beaux-Arts. Il se consolait de cet échec en travaillant avec plus d’acharnement que jamais, en vue d’un succès au salon de Bouguereau. »

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 104 :

« Un moment, des amis s’employèrent pour lui faire obtenir la croix.
« ― Moi décoré ?… goguenardait-il. Allons donc ! Je suis la bête noire de Roujon. »
Il détestait d’ailleurs d’une haine presque enfantine tout ce qui portait l’estampille officielle. Les hochets, les bourgeois, toutes les suffisances l’énervaient. La Légion d’honneur lui apparaissait une bouffonnerie puérile, « mais diantrement forte, puisqu’on peut mener les hommes avec ça… Napoléon s’y connaissait. Comme en tout, le salaud ! ajoutait-il. Il a fait corriger son tableau à David ». »

 

Vollard Ambroise, « Souvenirs sur Cezanne », Cahiers d’art, 6e année, 1931, n° 9-10, p. 386-395, p. 394.

« A ce moment, on était loin des sarcasmes par lesquels le directeur des Beaux-Arts de jadis, M. Roujon, accueillait Mirbeau qui venait demander la croix pour le peintre d’Aix. Si celui-ci avait alors paru souhaiter d’être décoré, c’est qu’il croyait dur comme fer que, par la vertu du ruban rouge, les portes du salon de Bouguereau qui lui restaient obstinément fermées s’ouvriraient toutes grandes. Être admis au Salon lui apparaissait comme une manière de revanche, quelque chose comme « un coup de pied au cul des Beaux-Arts », d’où était partie sa légende de la « peinture au pistolet ». On colportait en effet, dans le monde des ateliers, que Cezanne obtenait ses tableaux en déchargeant sur une toile blanche un pistolet bourré de couleurs variées.
*
Aucune amertume chez Cezanne, en dépit de l’incompréhension qui accueillit les premières manifestations du peintre, et qui le poursuivit obstinément, à telles enseignes qu’ayant envoyé à Aix des tableaux pour une exposition organisée par une société d’amateurs dont il était membre, ses toiles ne furent pas accrochées. Cezanne ne protesta même pas. »

Rewald John, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, p. 121 :

« C’est O. Mirbeau qui essaya en 1902, auprès d’Henri Roujon, directeur des Beaux-Arts, d’obtenir le ruban rouge pour Cezanne. Cette tentative ayant échoué, il paraît que Cezanne faisait semblant devant ses visiteurs parisiens de ne pas connaître O. Mirbeau, tout en essayant de les faire parler de celui-ci. Ainsi, il interrogea, par exemple, plusieurs fois le jeune peintre Herman-Paul au sujet de l’écrivain, ne cachant pas sa déception et une certaine amertume. »

2 novembre

Le fils de Cezanne se trouve à Rouen avec sa mère, d’après une carte postale qu’il envoie à sa cousine Marthe Conil. Ils retourneront à Paris le 4 novembre.

Carte postale de Paul Cezanne (fils) à Marthe Conil, communiquée par Philippe Cezanne.

22 novembre

Cezanne recommande Léo Larguier à Octave Mirbeau.

« Cher Maître,
J’ai fait la connaissance pendant les deux années de service qu’il accomplissait à Aix, d’un jeune Cévenol du plus brillant avenir. Votre bienveillante sympathie pour tous ceux qui luttent, sympathie dont je garde personnellement le profond souvenir, me fait espérer que vous voudrez bien excuser la liberté que je prends de lui donner un mot d’introduction auprès de vous, et qu’il vous remettra lui-même.
J’ai reçu dernièrement des nouvelles personnelles de Monet. Puissé-je ne pas paraître trop indiscret ?
Veuillez agréer l’expression de ma plus vive reconnaissance pour le bon souvenir que vous avez gardé de ma rencontre avec vous chez le maître maître de Giverny,
Bien cordialement à vous,
Paul Cezanne
aix 22 9bre »

Lettre de Cezanne à Mirbeau, datée « Aix, 22 9bre » [1902] ; coll. privée, Paris, musée des Lettres et Manuscrits.
Vente Lettres autographes de peintres, Paris, hôtel Drouot, 10 mars 1996, Mes Laurin, Guilloux, Buffetaud, Tailleur, n° 12.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 56-57.
Quelques phrases citées par Pierre Michel, « Cezanne et Mirbeau. Une lettre inédite de Cezanne à Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 14, 2007, p. 228-235.

Cezanne a rencontré Mirbeau chez Monet à Giverny lors d’un dîner, le 28 novembre 1894, en compagnie de Rodin, Clemenceau et Geffroy. Dans ses souvenirs, Larguier mentionne la présente lettre, qu’il a envoyée par la poste, mais sans se présenter chez Mirbeau, lequel n’a pas répondu. Comme il s’en étonnait auprès de Cezanne, celui-ci lui a répondu qu’il n’était pas assez « arriviste », et qu’il faut être plus adroit pour réussir.

Larguier Léo, Le Dimanche avec Paul Cezanne(souvenirs), Paris, L’Édition, 1925, 166 pages, p. 153-156.

« X
Après la mort.

Je ne devais plus le retrouver 1. Il m’écrivit quelques lettres que je ne me console pas de ne plus avoir. Il m’eut d’ailleurs été difficile de les publier dans ces pages de souvenirs, car il y étrillait, dru et sans gants, comme il savait le faire, quelques contemporains.
Avant de me quitter, sachant que j’étais sur le point de venir à Paris, il me donna une lettre d’introduction que je devais porter à Octave Mirbeau.
Je n’ai jamais fait beaucoup de visites et je trouvai plus commode d’envoyer par la poste le mot de Cezanne à l’illustre écrivain.
Il est probable qu’il m’attendit, et il ne me répondit point. Il n’avait pas à le faire.
Je sais pourtant que je m’en étonnai naïvement auprès de mon protecteur. Il m’écrivit que je n’étais guère arriviste, que ce n’est pas ainsi que j’aurais dû manœuvrer, et qu’il faut être plus adroit pour réussir…
Je ne pus retenir un sourire en lisant ces reproches du vieux solitaire, mort depuis des années et des années, à tout ce qui n’était pas le rêve âprement poursuivi.
Depuis, j’ai acheté tous les ouvrages qu’on a publiés. Je ne l’ai reconnu que dans celui de M. Ambroise Vollard.
1Paul Cezanne mourut à Aix, le 23 octobre 1906. Il avait eu, quelques jours avant, une syncope dans son jardin où il travaillait à une étude de paysan. »

11 décembre

Daniel de Monfreid écrit à Gauguin :

« Ainsi que je vous le disais, je suis allé, entre temps, voir à Béziers M. Fayet, avec qui j’ai causé de vous et du projet d’exposition de vos œuvres. Voici le résultat de notre conversation. De toute manière, il semble un peu prématuré pour le public auquel ils s’adressent, de faire cette année une exposition vous mettant spécialement en vedette. Ce serait plutôt nuisible. On fera d’abord une exposition de Degas, ou de Cezanne peut-être (plutôt Degas) si ça peut s’arranger. Il sera plus facile par ce moyen, de forcer la presse à s’occuper de ces expositions biterroises. Ni Geffroy (un mufle, je suppose), ni Mirbeau (insaisissable…) n’ont voulu marcher malgré qu’on les ait pressés d’en dire quelque chose. »

Lettre de Daniel de Monfreid, Domaine de Saint-Clément, par Corneillade-Conflent, à Gauguin, 11 décembre 1902 ; Lettres de Gauguin à Daniel de Monfreid, précédées d’un hommage à Gauguin par Victor Segalen, édition établie et annotée par Mme Joly-Segalen, Paris, Georges Falaize, 1950, 251 pages, « Notes » p. 233.

1902

Publication dans un dictionnaire d’une liste (incomplète) d’œuvres de Cezanne vendues en vente publique, avec leurs titres, dimensions, les noms des acheteurs et les prix obtenus.

Dr Mireur H., Dictionnaire des ventes d’art faites en France et à l’étranger pendant les xviiie & xixe siècles. Tableaux, dessins, estampes, aquarelles, gouaches, sépias, fusains, éventails peints & vitraux, tome II, Paris, Louis Soullié libraire éditeur, 1902, 663 pages, p. 130-131.

CEZANNE, Paul, peintre français contemporain. — Paysage ; genre ; nature morte.
1891. — Duret. — Une route dans un village : 800 fr.
Nature morte : 660 fr.
La moisson : 650 fr.
1894. — Vve de Tanguy. — Coin de village (45-54) : 215 fr.
Ferme (60-73) : 145 fr.
Le pont (60-73) : 170 fr.
Village (46-55) : 175 fr.
Autre village (50-60) : 102 fr.
1897. — Choquet :
1. Mardi-Gras (102-75) : 4,400 fr.
2. La Méditerranée (42-58) : 1,500 fr.
3. Eté (65-81) : 1,400 fr.
4. Au fond du ravin (73-53) : 1,500 fr.
5. Auvers, vue des environs (59-49) : 250 fr.
6. Auvers (45-54) : 2,620 fr.
7. En sortant d’Auvers (48-64) : 1,000 fr.
8. Le petit pont (59-72) : 2,200 fr.
9. Un coin de bois (65-54) : 1,450 fr.
10. Un pré (60-50) : 800 fr.
11. L’été (48-63) : 900 fr.
12. Une ferme à Auvers (49-65) : 750 fr.
13. Fleurs et fruits (58-41) : 1,300 fr.
14. La route.(47-63) : 1,900 fr.
15. Les petites maisons d’Auvers (39-54) : 1,500 fr.
16. La barrière (44-34) : 880 fr.
17. Un dessert (60-73) : 3,500 fr.
18-19. La fontaine. — Nymphes au bord de la mer. Deux dessus de porte (29-124) : 2,800 fr.
20. Fleurs dans un vase (59-48) : 2,000 fr.
21. Fleurs épanouies (49-37) : 950. fr.
22. Les pécheurs (55-81) : 2,350 fr.
23. Le ruisseau (16-22) : 145 fr.
21. Naïades (19-22) : 275 fr.
26. Tigre (28-37) : 480 fr.
27. La baigneuse (33-42) : 505 fr.
28. Chemin à l’entrée de la forêt (55-45) : 1,200 fr.
29. Fleurs (54-46) : 1,400 fr.
30. Pommes et gâteaux (45-55) : 2,000 fr.
31. Fruits (45-55) : 2,000 fr.
1899. — Comte Doria. — La neige fondante ; forêt de Fontainebleau (71-99) : 6,750 fr.
1899. — Vente M. M…, 25 [29] AVRIL. — La cour de ferme : 1,500 fr.
1899. — Sisley. — L’Estaque ; environs de Marseille : 2,300 fr.
1899. — Vente X…, 2 décembre. — La toilette : 410 fr.
1900. — Tavernier. — Les chaumes (38-45) : 1,375 fr.
L’Estaque (41-53) : 1,600 fr.
1900. — Vente X…, 24 mars. — Nature
morte
(63-80) : 7,000 fr.
Maison à la campagne (50-35) : 5,500 fr.
1900. — Blot. — 18. Sur la rive, Automne
(61-50) : 1,800 fr.
19. La maison au-dessus de la vallée (60-50) : 5,100 fr.
20. Fleurs et fruits (62-50) : 2,000 fr.
21. L’Estaque ; Marseille (42-54) : 1,000 fr.
22. Pommes et cruchon (32-40) : 600 fr.
Aquarelles :
1897. — Choquet. — Fleurs et fruits. Aquarelle (54-45) : 390 fr.
Forêt ; roches parmi les bruyères. Aquarelle (06-95) : 155 fr.
Chemin dans la montagne. Aquarelle (69-95) : 180 fr. »

Au cours de l’année

Othon Friesz rencontre Cezanne et Camoin au Louvre, « dans la salle des Hollandais ».

Fels Florent, Propos d’artistes, Paris, La Renaissance du Livre, 1925, 215 pages, p. 67-68 :

« J’errais [Othon Friesz] un jour dans la salle des Hollandais. J’étais soldat au 28e de ligne, et passais une permission de l’après-midi, quand j’aperçus Camoin, soldat comme moi, causant avec un petit vieux frileux au collet relevé. Il me présenta subitement ; Cezanne ! Je restai muet. Quelques mots, et prenant congé : « Ah ! oui, les ancêtres. Il faut venir tout le temps les admirer, les questionner… puis, quand on sort d’ici, psstt !… il faut les oublier. »

En 1902, c’est l’entrée en scène de l’écrivain et critique Julius Elias de Berlin. C’est le fait saillant des dernières années. Il souligne la nouvelle orientation étrangère que prend Pissarro dans ses prospections d’expositions-ventes, alors que la situation commerciale se détériore en France. Le Dr Elias est le principal artisan, avec son ami Paul Cassirer, de la participation de Pissarro aux différentes manifestations de la Sécession de Berlin.

Le Dr Julius Elias (1816-1927) suit la manifestation de la Sécession de Berlin de très près. Ecrivain, historien d’art, il avait fait un long séjour à Paris dans les années 1890, ce qui lui avait permis de faire la connaissance de Monet, Cezanne, Pissarro et donc de Durand-Ruel avec qui il reste en rapport. De retour à Berlin, il devient l’un des défenseurs des impressionnistes et les fait connaître aux musées, amateurs et marchands. Il convainc Durand-Ruel d’organiser des expositions en collaboration avec son ami, le marchand Paul Cassirer. Ses lettres à Pissarro, conservées à la Bibliothèque d’Art et d’Archéologie, Fondation Jacques Doucet, reflètent la complicité les soudant tous autour d’une même cause.

Fils de banquier, il peut se permettre d’aider au financement des expositions de l’avant -garde artistique, comme par exemple, celles de la Sécession.

Bailly-Herzberg Janine (éd.), Correspondance de Camille Pissarro, tome 5, « 1899-1903 », Saint-Ouen-l’Aumône, éditions du Valhermeil, 1991, 559 pages, note 2 p. 327.

Courant de l’année

Cezanne figure au catalogue du deuxième Salon de la société des Beaux-Arts de Béziers, qui rend hommage à Monticelli avec une trentaine d’œuvres.

Rougeot Magali, « Chronologie sommaire de Gustave Fayet (1865-1925) », Cahiers de l’afpap, Association française pour la protection des archives privées, n°  II, 2008, publié en 2010,