1906

Pendant toute l’année, Vollard réalise de nombreuses transactions de tableaux de Cezanne.

Agenda commercial de Vollard, 1906, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, archives Vollard, MS 421.

2 janvier

Schnerb se rend avec Moreau-Nélaton chez Druet pour voir des tableaux de Cezanne, et il s’indigne : « Je lui parle de l’influence exercée par Cezanne sur les jeunes. Il fait une grande sortie contre cette influence ».

Adhémar Jean, « Schnerb, Cezanne, Renoir », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome CIX, 1359e livraison, 124e année, avril 1982, p. 147-152, Cezanne p. 148-149.

Janvier – mi-février

Deux tableaux de Cezanne sont exposés à la New Gallery, New Bond Street, à Londres, Exhibition of the International Society, prêtés par Bernheim-Jeune :

  1. Nature morte [FWN709-R137]
  2. Paysage [FWN112-R350].
[Fry Roger], « The New Gallery », The Athenæum, Journal of English and Foreign Litterature, Science, the Fine Arts, Music and the Drama, n° 4081, samedi 13 janvier 1906, p. 56-57, citation p. 56. Identification de l’auteur de l’article par Woolf Virginia, Roger Fry, a Biography, Londres, The Hogarth Press, 1940, 307 pages, p. 111.

« The real interest of the paintings centres round the pictures contributed from the Bernheim collection in the North Room, and many of these are by deceased masters, some of whom, like Manet, have already taken on the air of Old Masters. Here, indeed, certain aspects of the Impressionist School are seen as never before in London. There were, it is true, a few of M. Cezanne’s works at the Durand Ruel exhibition in the Grafton Gallery, but nothing which gave so definite an idea of his peculiar genius as the Nature Morte (199) and the Paysage (205) in this gallery. From the ‘Nature Morte’ one gathers that Cezanne goes back to Manet, developing one side of his art to its furthest limits. Manet himself had more than a little of the primitive about him, and in his early work, so far from diluting local colour by exaggerating its accidents, he tended to state it with a frankness and force that remind one of the elder Breughel. His Tête de Femme (188) in this gallery is an example of such a method, and Cezanne’s ‘Nature Morte’ pushes it further. The white of the napkin and the delicious grey of the pewter have as much the quality of positive and intense local colour as the vivid green of the earthenwears ; and the whole is treated with insistence on the decorative values of these oppositions. Light and shade are subordinated entirely to this aim. Where the pattern requires it, the shadows or white are painted black, with total indifference to those laws of appearance which the scientific irony of the Impressionist School has proclaimed to be essential. in the ‘Paysage’ we find the same wilful opposition of local colours, the same decorative intention ; but with this goes a quite extraordinary feeling for light. The sky and its reflection in the pool are rendered as never before in landscape art, with an absolute illusion of the planes of illumination. The sky recedes miraculously behind the hill-side, answered by the inverted concavity of lighted air in the pool. And this is effected without any chiaroscuro — merely by a perfect instinct for the expressive quality of tone values. We confess to having been hitherto sceptical about Cezanne’s genius, but these two pieces reveal a power which is entirely distinct and personal, and though the artist’s appeal is limited, and touches none of the finer issues of the imaginative life, it is none the less complete.
Renoir is here seen almost as well as at Durand Ruel’s. He, indeed, represents the antithesis to Cezanne in his mode of expression. »
Traduction :
« L’intérêt réel des peintures tourne autour des tableaux prêtés par la collection Bernheim dans la salle nord, et beaucoup d’entre eux de maîtres décédés, dont certains, comme Manet, ont déjà pris un air de maîtres anciens. Ici, en effet, certains aspects de l’école impressionniste sont montrés comme jamais auparavant à Londres. Il est vrai qu’il y avait quelques-unes des œuvres de M. Cezanne à l’exposition Durand-Ruel de la Grafton Gallery, mais rien qui donne une idée aussi précise de son génie particulier que la Nature morte (199) et le Paysage (205) de cette galerie. Avec « Nature Morte », on comprend que Cezanne remonte à Manet, développant un aspect de son art jusqu’à ses dernières limites. Manet avait lui-même plus qu’un peu de primitif en lui, et, dans ses premières œuvres, loin de diluer la couleur locale en exagérant ses accidents, il avait tendance à l’exprimer avec une franchise et une force qui rappellent Breughel l’ancien. Sa Tête de Femme (188) dans cette galerie est un exemple d’un tel procédé, mais « Nature Morte » de Cezanne va plus loin. Le blanc de la serviette et le gris délicieux de l’étain ont autant de la qualité de la couleur locale positive et intense que le vert vif des faïences, et l’ensemble est traité en insistant sur des valeurs décoratives de ces oppositions. Lumière et ombre sont subordonnés entièrement à cet objectif. Lorsque le modèle le nécessite, les ombres de blanc sont peintes en noir, avec une indifférence totale à ces lois de l’apparence que l’ironie scientifique de l’école impressionniste a proclamé être essentiel. dans le « Paysage », nous trouvons la même opposition délibérée de couleurs locales, la même intention décorative, mais avec cela un sens tout à fait extraordinaire de la lumière. Le ciel et son reflet dans le bassin sont rendus comme jamais auparavant dans l’art du paysage, avec une illusion absolue des plans d’éclairage. Le ciel recule miraculeusement derrière la colline, en réponse à la concavité inversée de l’air lumineux dans le bassin. Et cela se fait sans clair-obscur, simplement par un instinct parfait pour la qualité expressive des valeurs de tons. Nous confessons avoir été jusqu’alors sceptique sur le génie de Cezanne, mais ces deux pièces révèlent un pouvoir qui est tout à fait distinct et personnel, et bien que l’intérêt de l’artiste soit limité, et ne touche aucune des questions les plus fines de la vie imaginative, il n’est en rien le moins complet.
Renoir est montré ici presque aussi bien que chez Durand-Ruel. Lui, en effet, représente l’antithèse de Cezanne dans son mode d’expression. »

Janvier

Publication d’un livre de Léonce Bénédite, L’Art au xixe siècle (1800-1900), qui omet de parler de Cezanne.

A. M., « Bibliographie », Chronique de l’art et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 4, 27 janvier 1906, p. 30-31 :

« L’Art au XIXe siècle (1800-1900) par Léonce Bénédite. Paris, Lib. centrale des Beaux-Arts In-4°, 738 p. av. nombreuses gravures (20 fr.) […]
Quelques lacunes, pourtant, font tache dans ce tableau si bien composé : on n’aperçoit pas, dans le groupe des élèves de David, la silhouette de Cochereau, dont le Louvre possède une bonne toile ; et, dans notre école contemporaine, tandis que sont cités bien des exposants de nos Salons dont la postérité, heureusement pour leur mémoire, ne retiendra rien sans doute (l’auteur en convient lui-même), on regrette l’oubli du nom d’un des plus purs artistes de ce temps, Charles Dulac, dont nous parlions ici récemment, puis l’omission sans doute voulue, mais inexplicable, dans le chapitre des « Novateurs », de celui qu’amis ou ennemis ne peuvent méconnaître comme un des principaux chefs du mouvement actuel : Cezanne. »

Janvier

Vollard achète le tableau de Cezanne Paysage de Provence (FWN150-R440) à Ernest Donop de Monchy, pour 2 600 francs, et le revend au comte Harry Graf von Kessler (Paris, 23 mai 1868 – Lyon, 30 novembre 1937) pour 6 000 francs.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 440, p. 297.

20 janvier

Décès de Philippe Solari, à soixante-trois ans, à Aix.

« Les incompris », Gil Blas, 27e année, n° 9872, dimanche 8 avril 1906, p. 1:

« Les incompris,
Trois Provençaux partirent un jour pour la conquête de Paris ; c’étaient Cezanne, Émile Zola et Philippe Solari. On trouvera dans l’Œuvre de Zola l’histoire de leurs pénibles débuts.
Du trio de ces jeunes Aixois, deux survivaient au décès de Zola, c’était Cezanne et le sculpteur Philippe Solari.
Cezanne vit toujours, mais vieux et indifférent à tout de bruit qui se fait autour de ses œuvres dans le monde des arts. Le sculpteur Solari vient de s’éteindre à Aix dans la misère et dans la solitude, après avoir peuplé de ses statues toutes les villes de France. »

Fin janvier

Maurice Denis voyage en Provence en compagnie de Ker Xavier Roussel. Ils passent à Aix, visitent le Jas de Bouffan et vont à la rencontre de Cezanne à la sortie de la messe à la cathédrale Saint-Sauveur. Ils se rendent ensuite à son atelier, puis sur le « motif » à la montagne Sainte-Victoire.

Renseignement communiqué par Maurice Denis à John Rewald ; Rewald John, Cezanne et Zola, Paris, éditions A. Sedrowski, 1936, 202 pages, p. 160.

À cette occasion, Roussel prend au moins six photographies de Cezanne en train de peindre la montagne Sainte-Victoire. L’une des photographies montre Cezanne déposant son tableau au pied d’un muret. Il s’agit du tableau FWN368-R932.

Mirbeau Octave, Duret Théodore, Werth Léon, Jourdain Frantz, Cezanne, Paris, Bernheim-Jeune éditeurs, 1914, 75 pages, 59 planches, trois photographies reproduites p. 10 (photographie avec le tableau au pied d’un muret), 23 et 50.
Chappuis Adrien, Dessins de Cezanne, texte de C.-F. Ramuz, Lausanne, Mermod, 1957, 97 pages, une quatrième photographie reproduite p. 58.
Danchev Alex, Cezanne, a Life, New York, Pantheon Books, 2012, 488 pages, reproduction de six des photographies p. 336, provenant de John Rewald Papers, National Gallery of Art, Washington, D.C., Gallery Archives.

C’est la première fois que Maurice Denis voit Cezanne. Peu après, il peindra un tableau en souvenir de cette rencontre : Cezanne peignant la Sainte-Victoire (Aix-en-Provence, musée Granet), représentant Roussel, de dos, à gauche de Cezanne, Denis assis à droite, où l’on reconnaît le même tableau FWN368-R932.

Maurice Denis note dans son journal, à la date du « 26 janvier 1906 » :

« Aix. À Aix, c’est surtout Cezanne.

Cependant, cette ville mérite un séjour. J’y voudrais dessiner les fontaines, les vieilles maisons jaunes, les aspects de la Rome de Poussin.

Le fronton de la Halle aux grains, l’obélisque de Charles d’Anjou, le vieux beffroi, avec cette Cérès aperçue dans la fenêtre, l’avenue Mirabeau, sa fontaine fumante. A la cathédrale, le baptistère rappelle le baptistère de Saint-Jean-de-Latran. J’entends la messe et médite, à propos de Roussel, que, pour se convertir, il ne suffit pas de savoir la nécessité de la foi, mais être pris par le cœur, sentir que Dieu nous aime… La belle façade de la cathédrale.

Au musée, les Largillière, les Rigaud, le La Tour, un petit Vieillard de Rembrandt, ébauche émouvante, les Granet, dont les aquarelles me plaisent surtout. La Thétis ! En face, il y a un petit bas-relief grec : un cheval accompagné d’un homme nu et d’une femme, splendide. Une belle figure de femme assise, statuette antique.

Au Jas de Bouffan, pièce d’eau souvent peinte par Cezanne, un salon somptueux, meubles dorés, consoles, objets de Chine, un Véronèse, et, sur le mur, des Cezanne, fougueux, jeunes, sans grandes qualités de fond, le Christ (d’après Navarete) noir, blanc et rouge, le Lancret, dur et sans air, un portrait d’empereur, deux têtes très enlevées. Je songe aux idées de Claude dans L’Œuvre (de Zola).

Cezanne, A la porte : « Sonnez pour M. Cezanne » ; nous montons, personne. Au retour, on nous dit : « Il est à la grand-messe à Saint-Sauveur. » [dimanche 28 janvier] Il sortait comme nous arrivions : manteau gris-vert, veston et gilet tachés, les mains sales, la tête nue. Nous nous présentons. Il se rappelle m’avoir écrit, même mon adresse. « Je lis l’Occident ! Ah ! le xviie siècle ! » (Là-dessus un mendiant, nous voulons donner.) « Satis », s’écrie Cezanne, et bas : « C’est un ivrogne ; l’ivrognerie a du bon, mais il ne faut pas en abuser. Ah ! le Moyen Âge ; il y a tout dans les cathédrales. Moi aussi, j’ai aimé Véronèse et Zurbaran, mais le xviie siècle, c’est la perfection. Vous avez été au Jas de Bouffan. Ce n’est pas grand-chose, mais enfin c’est de la peinture. C’est si difficile. (Il montre le ruisseau au soleil.) Comment obtenir la lumière, les reflets, par quels contrastes ? C’est le gris qu’il faut trouver. La lumière n’est pas une chose qui peut être reproduite, mais qui doit être représentée par autre chose, par des couleurs. J’ai été content de moi lorsque j’ai trouvé ça. Je voudrais faire des passages décoratifs comme Hugo d’Alési, oui, avec ma petite sensibilité. Je cherche à appliquer les idées de Couture, Gavarni, Traviès, Forain, mais je n’aime pas beaucoup A. Faivre… Degas n’est pas assez peintre, il n’a pas assez de « ça » (un geste nerveux de dessiner comme Michel-Ange). » Il aime et nous détaille le Balthasar : « Comme le front est bien circulaire et tous les méplats détaillés, et aussi l’équilibre des taches dans l’ensemble. — Delacroix avant tout. » Cependant, la dernière fois qu’il a été au Louvre, il n’ose pas le dire, mais Delacroix ne lui a pas donné la sensation de lumière. Daumier : « Son esthétique est trop libre, mais comme il est expressif ! Pissarro, esprit clair et honnête. Monet, vers 1869, a frappé un grand coup ; depuis, c’est moins bien, il a réussi !

« Je cherche la lumière — le cylindre et la sphère ; je veux faire avec de la couleur le noir et le blanc, rétablir ce que donnent les confusions de sensations. La sensation avant tout. (Il ne parle ni de valeurs ni de modelé.) Quand je commence, je fais facilement, et c’est après que je corrige. (Il parle de son tableau des Baigneuses repris depuis tant d’années.) Mes figures, en arrivant ici, je les ai diminuées de ça (la main). » Il parle beaucoup des contrastes qu’il y a dans les Noces de Cana ; il en a fait un schéma : il le retrouve dans le Bouquet de Delacroix (de Choquet).

« Le peintre, c’est l’orgueil avant tout, le Mathô de Salammbô, lui, et les autres n’existent pas : il faut ça et ne pas trop le laisser voir, être potable. Mais Gauguin l’était trop, il m’épatait. Ah ! Renoir ? Il est trop pincé.

« Il faut une méthode ; mon père, qui était un brave homme, on l’a attaqué ! mon père disait : il faut (de) la marelle (?). Je cherche en peignant. Je n’ai pas de doctrine comme Bernard, mais il faut des théories, la sensation et des théories. La nature, j’ai voulu la copier, je n’arrivais pas. »

Dans son atelier, les Bergers d’Arcadie, le Delacroix de Choquet, l’Amateur de Daumier, le Chasseur de Delacroix, des Figaro de Forain.

Il dit aussi : « Je suis un jalon, d’autres viendront qui… À mon âge, on songe à l’éternité. La peinture jusqu’au bout, mais il faut de la religion. Ce ne serait pas naturel d’y songer quand on est jeune. »

Denis Maurice, Journal, tome II « (1905-1920) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 28-30.

Hugo d’Alési (Hermannstadt, Principauté de Transylvanie, 10 février 1849 – Paris, 11 novembre 1906) est un graphiste publicitaire français qui a réalisé un grand nombre d’affiches touristiques pour les compagnies de chemin de fer.

Denis Maurice, « Chronique de peinture », L’Ermitage, volume xxxv, 17e année, tome II, n° 12, 15 décembre 1906, p. 321-326, Cezanne p. 326 ; repris par Denis Maurice, « Le Soleil », Théories, du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1890-1910, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, 278 pages, p. 218-224, Cezanne p. 223 :

« Le soleil est une chose qu’on ne peut pas reproduire, mais qu’on peut représenter. » Je revois par le souvenir l’étroite et ombreuse rue d’Aix en Provence, où Cezanne, ce printemps passé, nous expliquait l’objet de ses recherches et de son effort, la lumière, cette insaisissable chimère de tout l’art moderne. Et il nous montrait tantôt l’éclat bouillonnant du ruisseau, véhicule incolore de paillettes lumineuses, tantôt le faîte des maisons et les toits rutilants de soleil. Admirable formule qui résumait en le contraste de ces deux mots : reproduire et représenter, notre doctrine du Symbolisme pictural, non littéraire — le Symbolisme des équivalents — opposée au vain effort de copie directe des photographes de l’École des Beaux-Arts, et des naturalistes de l’école du « Tempérament ». Admirable et didactique formule ! Tout l’art consiste à nous représenter nous-mêmes, à traduire nos sensations en beauté, à faire avec du soleil, de la couleur. La jeune peinture cherche évidemment à s’évader de la copie directe. Les équivalents, les formules qu’elle crée sont peut-être trop schématiques ; mais c’est la bonne formule. »

 

Denis Maurice, « Cezanne », L’Occident, n° 70, septembre 1907 ; repris dans Théories, du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1890-1910, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, 278 pages, p. 245-261, extraits p. 257, 258 :

« Comme je lui [Cezanne] demandais ce qui l’avait amené de cette fougue d’exécution à la technique patiente de la touche séparée, « c’est, me répondit-il, que je ne peux pas rendre ma sensation du premier coup ; alors, je remets de la couleur, j’en remets comme je peux. Mais lorsque je commence, je cherche toujours à peindre en pleine pâte comme Manet, en donnant la forme avec le pinceau ».

[…] « Je veux, me disait-il, en suivant sur son poing fermé le passage des lumières aux ombres — faire avec de la couleur ce qu’on fait en blanc et noir avec le tortillon. »

 

Maurice Denis écrit aussi à sa femme Marthe :

« Dimanche soir.

Ma chère Marthe,

Nous sommes à Marseille, seulement pour y coucher. Encore tout émus de notre journée à Aix que je te raconterai en détail. Aix, d’abord, est admirable : une ville comme Rome avec de vieilles façades somptueuses et rongées par le temps, un beau musée, une belle cathédrale, une campagne merveilleuse. Mais le clou de la journée, c’était Cezanne.

Nous l’avons pris au sortir de la grand-messe où il était avec son vieux veston plein de peinture. Il s’est jeté pour ainsi dire dans nos bras, nous nous sommes présentés nous-mêmes ; il s’est bien rappelé tout ce qu’il savait de moi, même mon adresse. Puis il a causé avec nous une demi-heure, et donné rendez-vous pour après déjeuner au « motif ». Le motif était loin, une vue de Sainte-Victoire (grande montagne pointue des environs) : il y va en voiture. Nous l’avons donc vu là, dans un champ d’oliviers, en train de peindre. Je l’ai dessiné : il causait avec Roussel, lequel était radieux comme je ne l’ai jamais vu ! Il parle très bien, il sait ce qu’il fait, ce qu’il vaut, il est simple et très intelligent. Après il nous a menés à l’atelier, puis chez lui, puis au café où nous avons bu à sa santé. Le fils nous accompagnait, et a demandé de tes nouvelles. Pour les tableaux, il a deux ou trois choses en train, intéressantes, mais c’est tout. Vollard doit tout prendre au fur et à mesure.

Je ne te parle que de Cezanne. Mais c’est que c’est le principal pour moi aujourd’hui. […]

Ton Maurice »

Denis Maurice, Journal, tome II « (1905-1920) », Paris, La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1957, p. 30.

6 février

Leo et Gertrude Stein achètent à Vollard une lithographie de Cezanne. L’agenda commercial de Vollard enregistre : « Vendu à Stein une litho de Cezanne 50 frs. »

Archives Vollard, Ms. 421 [5,1], f° 23 ; Matisse, Cezanne, Picasso… L’aventure des Stein, catalogue d’exposition, San Francisco Museum of Modern Art, 21 mai – 6 septembre 2011, Réunion des Musées Nationaux-Grand Palais, Paris, 3 octobre 2011 – 16 janvier 2012, New York, The Metropolitan Museum of Art, 21 février – 3 juin 2012, Paris éditions de la RMN Grand Palais, 2011, 456 pages, p. 61 et note 81 p. 69.

16-17 février

Succession des rois Milan et Alexandre de Serbie.
Vente à l’hôtel Drouot, salle 6, les 16 et 17 février, par Me Chevallier, commissaire-priseur, et M. Georges Petit, expert, de deux aquarelles de Cezanne :

« Aquarelles :

  1. Cezanne. Paysage : 1.800.
  2. Cezanne. Pêches : 850. »
« À travers Paris », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 46, jeudi 15 février 906, p. 1 :

« Aujourd’hui, à l’hôtel Drouot, une exposition de tableaux modernes et de dessins, pastels et aquarelles, porcelaines, étoffes et meubles va particulièrement solliciter l’attention l’exposition des objets dépendant des successions des rois Milan et Alexandre de Serbie.
Le roi Milan, qui aimait à fréquenter les artistes, avait réuni une jolie collection d’œuvres modernes de A. Faivre, Guignard, Manet, Monet, Sisley, Renoir, Boutet, J. L. Brown, Cazin, Cezanne, Cottin, de Feure, Degas, Gauguin, C. Guys, Helleu, Lévy-Dhurmer, Mucha, Rochegrosse, Willette, etc.
Toutes ces œuvres seront vendues les 16 et 17 février, par le ministère de Me Paul Chevallier, assisté de M. Georges Petit, expert. »

 

« Nos échos. Collection royale », La Presse, 73e année, nouvelle série, n° 5010, vendredi 16 février 1906, p. 2 :

« COLLECTION ROYALE.
La très artistique collection de tableaux du feu roi Milan verra prochainement le feu des enchères à l’Hôtel Drouot.
Remarqué, dans cette belle collection, des œuvres de Manet, Valadon, Boutet, Degas, C. Monet, Cezanne, Cazin, Guignard, Sisley, Renoir, Mucha, etc.
Cette vente sera ce qu’il est convenu d’appeler un événement très parisien.
Aucun snob ne manquera à l’appel, le jour de cette cérémonie. »

 

« Les dernières épaves d’une royauté », Le Matin, 23e année, n° 8028, samedi 17 février 1906, p. 2 :

« LES DERNIÈRES ÉPAVES D’UNE ROYAUTÉ
On s’est disputé hier les dernières épaves d’une royauté.
Me Paul Chevallier dispersait à l’Hôtel des Ventes toute une collection de tableaux modernes, aquarelles, pastels et dessins provenant des successions des rois Milan et Alexandre de Serbie.
Collection hétéroclite et disparate ! Rapprochements inattendus du catalogue ! Ibels voisinait avec Rochegrosse, Lévy-Dhürmer avec Albert Guillaume, Manet était près de Lewis-Brown, Cezanne près de Constantin Guys. »

 

« Mouvement des arts. Succession des rois Milan et Alexandre de Serbie », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 8, 24 février 1906, p. 64.

 

 

Valemont, « Les grandes ventes. Les collections des rois Milan et Alexandre de Serbie », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 48, samedi 17 février 1906, p. 5 :

« LES GRANDES VENTES
LES COLLECTIONS DES ROIS MILAN ET ALEXANDRE DE SERBIE
Grande vente ? Nullement. Vente curieuse, saris contredit. — À cause des souvenirs évoqués par ces noms, on s’était presque machinalement empressé plus à cette exposition, qu’à bien d’autres qui la valaient peut-être. Mais, somme toute, on n’avait pas regretté la visite.
L’ensemble, certes, ne présentait, rien d’éclatant, rien de magnifique, rien de « royal » ; mais mainte petite toile, mainte note de couleur, maints croquis fort agréables, qu’on eût dit provenir de quelque atelier d’artiste, de quelque intérieur d’étudiant heureux. Ainsi ce ne sont pas de grosses enchères, ce sont de très bons prix que nous avons recueillis hier à la salle 6, où Me Chevallier obtenait 22,000 francs pour la première vacation :
[…] un Paysage, aquarelle de Cezanne, 1,300 fr. ; »

 

« Art et curiosité », Le Journal, 15e année, n° 4888, samedi 17 février 1906, p. 2 :

« Beaucoup de monde aussi, à la salle 6. Me Chevallier y a commencé la vente des tableaux provenant des rois Milan et Alexandre de Serbie. […] un Paysage, aquarelle de Cezanne, 1,300 francs. »

 

Petitjean Henri, « Souvenirs du konak. À l’Hôtel Drouot », Le Petit Parisien, 31e année, n° 10704, samedi 17 février 1906, p. 4 :

« Souvenirs du konak
À l’Hôtel Drouot
La sanglante tragédie qui se déroula à Belgrade, il y a trois ans, a été évoquée, hier, à l’hôtel Drouot M. Paul Chevallier, commissaire-priseur, assisté de M. Georges Petit, a commencé la vente d’objets provenant du sinistre konak, dans lequel, une nuit, Alexandre de Serbie et sa femme, la reine Draga, furent égorgés par des officiers.
Cette vente a lieu à la requête des héritiers des rois Milan et Alexandre mais, à l’étude de M. Chevallier, on ne fournit aucun autre détail. Et, hier, un délégué du ministre des Finances russes, venu pour demander quelques renseignements complémentaires, n’en put, lui-même, obtenir plus que moi.
[…] Les Cezanne atteignirent des prix supérieurs à ceux fixés par l’expert ; c’est ainsi qu’un Paysage, dont il ne demandait que 500 francs, atteignit 1,300 francs. »

 

15 février – 15 avril

Deux paysages de Cezanne, dont celui appartenant à la Galerie nationale de Berlin, sont présentés à l’exposition internationale de Brême (Kunstverein) :

  1. Landschaft [FWN158-R483]
  2. Landschaft, collection particulière
Kunstverein, Internationale Kunstausstellung, Bremen, 15 février – 15-avril 1906 ; Die Kunst, 15 janvier 1906, p. 192.

19 février

Le prince de Wagram achète un tableau de Cezanne à Vollard, une copie d’Agar et Ismaël de Delacroix.

Lettre de Vollard au prince de Wagram, 4 janvier 1907 ; archives Vollard, 421 (4,1) 104, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux.

20 février – 14 mars

Paul Cassirer inclut un paysage de Cezanne, n° 10, « Dorf am Meeresufer » (Village au bord de la mer) (Vue sur l’Estaque et le château d’If, FWN193-R531), dans une exposition collective organisée dans sa galerie à Berlin.

Collectiv-Ausstellung, 8e année, 6e exposition, Paul Cassirer, Berlin, 35, Viktoriastraat, 20 février – 14 mars 1906, n° 10.
« Von Ausstellungen und Sammlungen », Die Kunst, 13, 1er avril 1906, p. 307-308.

 

R. M. [Roger Marx] : « Revue des revues. Revues allemandes. L’art français en Allemagne » ; L’Art et les artistes, tome III, n° 15, juin 1906 ; p. 140 :

« L’ART FRANÇAIS EN ALLEMAGNE. — Exposition d’œuvres françaises chez Cassirer à Berlin : Corot, Cezanne, Pissaro. les Demoiselles du village et les Lutteurs de Courbet. »

22 février

Cezanne remercie Ker-Xavier Roussel pour son envoi du Journal de Delacroix : « Je l’accepte avec le plus grand plaisir, car sa lecture raffermira encore, je l’espère, le sentiment que j’ai de la vérité de certaines de mes recherches sur nature. »

« Aix, 22 Février, 1906,
Cher monsieur Roussel,
Je viens de recevoir « Le Journal de Delacroix » je l’accepte avec le plus grand plaisir, car sa lecture raffermira encore, je l’espère, le sentiment que j’ai de la vérité de certaines de mes recherches sur nature.
Je vous remercie beaucoup de votre aimable sympathie ; elle est pour moi le précieux témoignage que mes efforts pour la réalisation d’art, que j’ai toujours poursuivie ne sont pas tout-à-fait vains, puis que je trouve auprès des jeunes une approbation aussi désintéressée que flatteuse. Si cet été, je remonte jusqu’à Paris, je n’oublierai pas la promesse que je vous ai faite d’aller vous voir.
Recevez, cher monsieur Roussel, l’assurance de mes meilleurs sentiments de confraternité d’artiste,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Roussel, datée « Aix, 22 février, 1906 » ; Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 70.
Reproduit en fac-similé par Rewald John, avec l’assistance de Frances Weitzenhoffer, Cezanne and America. Dealers, Collectors, Artists and Critics, 1891-1921, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1989, 352 pages, p. 108.
Journal de Eugène Delacroix, précédé d’une étude sur le maître par Paul Flat, trois tomes, Paris, Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs, 1893-1895, tome premier 1823-1850, 452 pages, tome deuxième 1850-1854, 496 pages, tome troisième 1855-1863, 490 pages.

23 février

D’après le livre de stock B de Vollard, Wagram (le 4e prince de Wagram, Alexandre Berthier, Paris 8e, 19 juillet 1883 – Paris 8e, 30 mai 1918) lui achète une toile de Cezanne pour 5 000 francs, n° 3816, « Sujet Agar et Ismael dans le désert d’après Delacroix » [FWN677-R745], 52 x 58 cm, achetée 100 francs à Cezanne.

Livre de stock B de Vollard ; Wildenstein Institute.

La correspondance des archives Vollard montre que, jusqu’au début de l’année 1907, le prince de Wagram achètera au marchand de nombreuses œuvres de Cezanne et de Gauguin. Il les négocie, en revendant certains tableaux par l’intermédiaire de Vollard et de Bernheim-Jeune.

Une longue lettre de Vollard au prince de Wagram du 4 janvier 1907 montre que, dès cette époque, le prince ne paie pas régulièrement ses factures de tableaux. Certains d’entre eux seront retournés, car impayés, d’autres seront rachetés par Vollard.

Archives Vollard, 3 août 1899 – 11 mai 1922, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, MS 421 (4,1), p. 95-97, 101-112, et MS 421 (5,1), f° 46, 100, 115.

Le prince, désirant se lancer lui-même dans le commerce de l’art, s’associera avec Bernheim-Jeune en janvier 1907.

Diffre Suzanne et Lesieur Marie-Josèphe, « Gauguin dans les archives Vollard du musée d’Orsay », p. 353 et note n° 28 p. 355, dans Gauguin Tahiti, l’atelier des Tropiques, catalogue d’exposition, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 30 septembre 2003 – 19 janvier 2004, Boston, Museum of Fine Arts, 29 février -20 juin 2004, éditions de la Réunion des Musées nationaux, Paris, 2003, 383 pages.

Mars

Émile Bernard, sous le pseudonyme de Francis Lepeseur, écrit un article où il déprécie Cezanne, en réponse à celui de Hepp de décembre 1905, « Sur le choix d’un maître ».

Lepeseur Francis [Bernard Émile], « De Michel-Ange à Paul Cezanne », La Rénovation esthétique, mars 1906, p. 253-259 :

« Nous sommes dans la période des Inversions, cette mode gagne les mieux intentionnés, et une revue traditionnaliste et nationaliste à la fois, qui se respecte et ne reçoit en son sein qu’un très petit nombre de membres aux intentions pures, l’Occident, cède comme les plus anarchistes au goût immodéré du paradoxe, en opposant, avec une bonne foi que je n’oserai mettre en doute, Paul Cezanne, le peintre remarquable que nous admirons, à Michel-Ange, ce phare d’où toute clarté s’est répandue sur les branches de l’Art Absolu depuis trois siècles.
Le besoin de corrompre toute notion est une des marques frappantes de l’esprit moderne ; les intelligences nourries à l’excès d’idées variées et de visions multicolores se pervertissent, entraînées qu’elles sont par le délire du raisonnement et de la nouveauté ; elle se plaisent à chercher dans les choses et les individus non ce qui est normalement beau, mais les défectuosités qui les particularisent, et la difficulté les séduit plus en raison des problèmes et des énigmes qu’elle pose, qu’une simple attitude où les siècles ont apporté leur concours d’éternité naturelle. C’est là un aristocratique snobisme qui atteint, à leur insu, les plus sages et les mieux intentionnés.
J’en acquiert la preuve en lisant attentivement l’écrit de M. Pierre Hepp qui après un début contre l’anarchie actuelle, ne nous propose rien moins qu’une théorie anarchique au superlatif.
[…] Voici donc que, partant de ce principe qu’il faut commencer à la base, il affirme Michel-Ange et Raphaël usés… non, accomplis ; qu’il les relègue dans les géants de l’âge fabuleux et leur oppose… Cezanne « Cezanne est un maître, parce qu’il est un commencement », écrit-il naïvement, ce qui veut dire, la plaine est un mont parce qu’elle est son point de départ.
Qu’est donc Paul Cezanne par rapport à Michel-Ange ou à Raphaël ? Une individualité vis-à-vis d’une universalité, soit un point fini, un cercle sur lui-même roulé, un serpent qui se mord la queue. Cezanne est un génie pictural d’un ordre absolument spécial, une volonté ayant créé ses méthodes, une technique adaptable seulement à sa propre vision ; car la conception fait défaut dans son œuvre. Au total, Cezanne se signifie tout, et ne peut rien signifier d’autre que Cezanne. Que sont Michel-Ange et Raphaël ? Des savants et des révélateurs, des Maîtres : parce qu’en eux, outre la méthode, l’initiation au plus grand art a élevé l’effort de leurs successeurs jusqu’au sublime.
Et ceci n’est point littéraire, mais animique, mais de toute nécessité ; car de limiter la peinture à son seul jeu est la détourner de son but autant que l’égarer de ses qualités propres dans la fantaisie idéiste.
[…] Quoique reconnaissant en Paul Cezanne un peintre de rare qualité, nous ne pouvons croire à la possibilité de son amplification par un autre que lui-même. Limité à une technique particulière, rendue étroite par ses procédés compliqués, inassimilable à de grands formats par suite de son extrême minutie et négatrice des grands effets réclamés par l’œuvre d’imagination, Paul Cezanne n’essuiera qu’une imitation fâcheuse et maladroite. On lui empruntera ses défauts, on les poussera à l’horrible, on lui copiera ses natures mortes, on tombera dans son réalisme trivial, sans pouvoir acquérir ce qui est son don même, sa distinction, son optique. Car en Cezanne — quelque belle organisation qu’il règne — l’œil est tout, et il doit rester individuel.
Pour apprendre l’essentiel qui manque ici, il faut la volonté et l’amour. C’est précisément ce que Michel-Ange et Raphaël nous offrent.
Je conseille à M. Pierre Hepp de lire au fascicule 49 de l’Occident où il imprime sa récrimination « sur le choix d’un maître » les extraits du douzième discours de Reynolds, il y verra cette phrase, qui est la meilleure réponse à sa proposition un peu étrange, et que j’applique aux peintres qu’il défend : « Ces gens-là ressemblent à certains animaux qui ne veulent manger que lorsqu’il y a peu de fourrage et qu’ils doivent le prendre avec difficulté au travers d’un râtelier ; mais qui refusent d’y toucher quand on le leur présente en grande abondance. »
Oui, au lieu d’aller à Cezanne — dont ils doivent à coup sûr admirer le talent — butiner d’éparses qualités à travers mille défauts, qu’ils aillent à ceux qui leur donneront en abondance la Science et la Vision du Grand Art. Le reste leur viendra par surcroît… s’ils ont le don… que nulle logique ne leur saurait conférer.
Francis Lepeseur »

9 mars

Henri Gasquet meurt à Aix, âgé de soixante-cinq ans.

Jusqu’au 13 mars

Vollard expose une douzaine de tableaux de Cezanne dans sa galerie.

Vauxcelles Louis, « La Vie artistique : Exposition Cezanne », Gil Blas, 27e année, n° 9640, mardi 6 mars 1906, p. 2 :

« EXPOSITION CEZANNE
De Charybde en Scylla ! Je n’ose vous conseiller maintenant d’aller à la galerie Vollard (6, rue Laffitte), voir des Cezanne. Nul, parmi les artistes vivants, n’est plus discuté, nié, et raillé que cet incomplet et puissant Cezanne. Une élite fervente qui compte des amateurs tels que Mirbeau, Maurice Denis, Georges Lecomte, Vuillard, Desvallières, Guérin, l’honore et le met à sa vraie place. Claude Monet, chez qui j’ai passé une journée cet automne, à Giverny, me montrait avec orgueil, le Nègre, de Cezanne, perle de son incomparable collection.
Que ses personnages soient, parfois, de guingois, ses paysages insuffisamment construits, ses volumes et ses masses équilibrés avec gaucherie, nous le savons tous, parbleu. Mais voyez les verdures de ces paysages, la profondeur du ciel, le dessin des arbrisseaux frissonnants, ces portraits fougueux, formidablement empâtés, solides de matière comme des Tintoret ; et répétez-vous la définition de Cezanne par Geffroy : « C’est un homme qui regarde autour de lui, près de lui, qui ressent une ivresse du spectacle déployé, et qui veut faire passer cette ivresse sur l’espace restreint d’une toile. »

 

 « Concours et expositions. Expositions nouvelles », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, 10 mars 1906, p. 80 :

« Exposition de quelques toiles de M. Paul Cezanne, galerie Vollard, 6, rue Laffitte, jusqu’au 13 mars. »

 

Rosenthal Léon, « Petites Expositions : M. Cezanne », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts,n° 11, 17 mars 1906, p. 83-84, Cezanne p. 84 :

« Il n’est pas d’artiste plus discuté que M. Paul Cezanne. Les uns lui ont attribué une influence décisive sur l’évolution de la peinture contemporaine ; d’autres l’ont attaqué avec violence et l’ont vilipendé comme un malfaiteur public. Peut-être M. Cezanne ne méritait-il ni cet excès d’honneur ni cette indignité, et des personnes de bonne foi douteront, sans doute, à regarder les œuvres qu’on nous présente aujourd’hui, du génie de leur auteur. M. Cezanne s’est efforcé, selon le conseil de Corot, de donner « l’aspect de la couleur vraie, vraie sortant de l’œil, sans penser à aucune autre peinture. » L’effort était grand, mais s’il a donné un exemple utile, on est loin d’être assuré qu’il ait lui-même réussi. »

 

Ramuz C. F., « Lettre de Paris », La Semaine littéraire de Genève, 24 mars 1906.

« Avant de sortir de la rue Laffitte, il faut entrer chez Vollard. On y trouvera, ces jours-ci, une douzaine de Cezanne. La boutique est un peu obscure et l’installation bien défectueuse. Mais Vollard a rendu tant de services aux jeunes peintres encore inconnus du « grand public » qu’on ne saurait lui en vouloir. Rien n’est intéressant comme de considérer Cezanne tout de suite après Manet. Voilà bientôt cinquante ans que celui-là travaille dans la solitude (il est né en 1839). Manet étant né en 1831, si je ne me trompe, ils ont donc été presque contemporains. Mais ils ne se ressemblent guère, sinon par la conscience de leur art. Cezanne peint devant la nature à peu près comme on assemble les morceaux d’un jeu de patience devant un modèle à reproduire. Les toiles sont une juxtaposition de taches colorées, où jamais le dessin linéaire ne paraît. Mais la science des masses et des valeurs est si sûre, sous son apparence de gaucherie, qu’il n’a pas besoin de cette aide. Cezanne ne copie pas, il transpose. Ses plus petites toiles sont pleines de lumière et d’espace. Il se plaît souvent à des vues presque panoramiques, comme pour accumuler à dessein toutes les difficultés. Il est extraordinaire de voir quel aspect définitif il sait communiquer à des choses passagères. Il a ce don particulier qui s’appelle le style. »

 

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 270.

7 mars

Paul Cezanne fils demande à Vollard d’envoyer une toile de son père à une exposition d’art moderne organisée par des artistes provençaux à Marseille.

« Aix, le 7 mars 1906.

Cher Monsieur Vollard,

Je me permets de mettre encore une fois votre aimable obligeance à contribution. Quelques artistes provençaux organisent à Marseille une exposition d’art moderne. On a insisté pour que mon père y prit part et j’ai fini par céder. Mais n’ayant rien de prêt sous la main, je me vois forcé de m’adresser à vous pour remplir ma promesse.

Vous ne tarderez donc pas de recevoir bientôt une lettre de Mr. José Silbert, délégué de cette exposition, que j’ai autorisé à vous écrire, vous faisant part de son desideratum. Toutes les garanties seront prises pour la conservation des œuvres que vous voudrez bien mettre à la disposition de cette société.

Veuillez bien m’excuser pour ce nouvel embarras et croyez, mon cher monsieur Vollard, à l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Paul Cezanne f. »

Lettre de Paul Cezanne fils à Vollard, 7 mars 1906 ; Venturi Lionello, « Giunte a Cezanne », Venturi Lionello, « Giunte a Cezanne », Commentari, rivista di critica e storia dell’arte, 2e année, fascicule n° 1, janvier-mars 1951, p. 47-50, p. 50.

9 mars

Mort d’Henri Gasquet à Aix, à soixante-cinq ans.

Antonini Luc, Flippe Nicolas, La Famille Cezanne, Paul et les autres, préface de Philippe Cezanne, Paris Septème-les-Vallons, 2006, 154 pages, p. 91.

9 mars

Gustave Fayet écrit à sa femme Madeleine :

« J’attends demain de Druet une réponse pour le Manet. Je lui en ai demandé 7000 en argent. S’il m’obtient cette somme on pourra se payer deux beaux Cezanne chez Vollard. »

Lettre de Gustave Fayet à Madeleine Fayet, 9 mars 1906 ; archives privées, lettre inédite ; Rougeot Magali, Gustave Fayet (1865-1925). Itinéraire d’un artiste collectionneur, thèse de doctorat d’histoire de l’art, Université Paris X Nanterre, École du Louvre, 2011, volume I « Texte », 526 pages, p. 98-99 et note 360.

16 mars

Paul Cezanne fils accuse réception à Vollard de 6 000 francs envoyés en paiement de deux natures mortes de son père qui se trouvaient dans sa galerie depuis le 2 mars 1905.

Son père ne va pas trop mal mais « il a perdu un bon mois de travail, dérangé par la neige et le vent, et ensuite par un commencement de grippe ».

« Aix, le 16 Mars 1906.

Cher Monsieur Vollard,

Votre lettre m’est parvenue ce matin ; cependant dès hier l’après midi je recevais l’avis de passer au Crédit Lyonnais. Je suis donc allé aujourd’hui à cette Société toucher les six mille francs que vous m’adressez par son intermédiaire et représentant la valeur de deux natures-mortes de mon père, qui se trouvaient en communication chez vous depuis le 2 Mars 1905, et dont nous avions fixé le prix à 3.000 frs. l’une.

Je vous remercie du concours que vous voulez bien me donner pour l’Exposition [des artistes provençaux] dont je vous ai parlé. Mais puisque son délégué ne vous a pas encore écrit, j’espère qu’il aura le bon esprit maintenant de nous foutre la paix.

La santé de mon père n’est pas trop mauvaise pour le présent. Mais il a perdu un bon mois de travail, dérangé par la neige et le vent, et ensuite par un commencement de grippe. Il se remet à l’étude. Mon retour à Paris ne s’effectuera probablement pas avant la fin Mai. J’espère ramener mon père avec moi.

Mes parents vous adressent un amical bonjour. Et moi, cher Monsieur Vollard, je vous prie de croire à mes meilleurs sentiments.

Paul Cezanne f. »

Lettre de Paul Cezanne fils à Vollard, 16 mars 1906 ; Venturi Lionello, « Giunte a Cezanne », Venturi Lionello, « Giunte a Cezanne », Commentari, rivista di critica e storia dell’arte, 2e année, fascicule n° 1, janvier-mars 1951, p. 47-50, p. 50.

Mars

Le prince de Wagram achète à Cassirer le tableau de Cezanne Nature morte : pot à lait et fruits sur une table (FWN633-R663), ainsi que deux autres natures mortes.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, en collaboration avec Walter Feilchenfeldt et Jayne Warman, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, Inc., Publishers, 1996, 592 pages, 955 numéros, notice 663, p. 428.

26 mars

Succession après décès de Georges Charpentier.

Vente à l’hôtel Drouot, salle 6, par Me Chevallier, commissaire-priseur, MM. Bernheim Jeune, experts, d’un tableau de Cezanne, Marion et Valabrègue partant pour le motif (FWN400-R099).

Catalogue des tableaux, aquarelles, pastels et dessins par E. Boudin, Cazin, Cezanne, Degas, Fantin-Latour, Forain, Henner, Lebourg, Claude Monet, Camille Pissarro, Puvis de Chavannes, Renoir, Roll, Sargent, Sisley, œuvre importante par Renoir, composant la collection de M. Georges Charpentier, éditeur, dont la vente, après son décès, aura lieu à Paris, hôtel Drouot, salle n° 6, le lundi 26 mars 1906, à 2 heures 1/2, commissaire-priseur Me Paul Chevallier, experts MM. Bernheim Jeune, 44 pages, 80 numéros, Cezanne n° 3, p. 10 :

« N°. 3
CEZANNE
(PAUL.)
DEUX FIGURES D’HOMMES DANS UN JARDIN
Les deux promeneurs se tiennent au premier plan sur la gauche de la toile. L’un, chaussé de bottes et coiffé d’un chapeau de paille, s’appuie sur un parapluie ; l’autre, en redingote et chapeau haut de forme, donne le bras à son compagnon. Au-dessus d’eux, un marronnier élargit son feuillage.
L’œuvre est de dimensions restreintes, mais elle est caractéristique d’un moment de la carrière de l’artiste. La technique en est robuste.
Toile. — Haut., 39 cent. ; larg., 31 cent. »

29 mars

Vollard envoie le tableau de Cezanne Baigneurs (FWN950-R666) à Monet, qui l’a acheté 2 500 francs.

Archives vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, MS 421 (5,1), fos 59, 167.

7 avril

Publication du livre d’André Fontainas, Histoire de la peinture française au xixe siècle (1801-1900), qui consacre quelques pages favorables à Cezanne.

Fontainas André, Histoire de la peinture française au xixe siècle (1801-1900), Paris, Société du Mercure de France, 1906, achevé d’imprimer le 7 avril 1906, 442 pages, Cezanne p. 9, 358-360 :

« Post-scriptum. — Au moment où le manuscrit du présent ouvrage était entre les mains de l’imprimeur, la Bibliothèque de l’Enseignement des Beaux-Arts s’est enrichie d’un livre de M. Henry Marcel : La Peinture française au xixe siècle. Nous ne faisons point difficulté de reconnaître qu’il nous a été profitable, dans le travail de révision sur épreuves, de recourir parfois à ce manuel dans ses appréciations.
Aussi est-il en vérité surprenant qu’un historien, consciencieux et véridique comme M. Marcel, ne se soit pas rendu compte de l’importance de certains mouvements libérateurs qui se sont produits à la fin de la période étudiée : le nom de Gauguin, dont l’influence fut considérable sur la formation de tant de jeunes esprits, est relégué dans une note, en bas de page, à côté du nom de M. Maurice Denis, tandis que les noms de Van Gogh, de Cezanne et de tous les pointillistes se trouvent tout simplement omis, — singulière simplification d’une tâche, quand on la juge ingrate, ou négligence invraisemblable ?
[…] Avec les impressionnistes parurent, en leurs expositions, les œuvres premières, inhabiles et rudes de M. Paul Cezanne. Ami d’Émile Zola, dès les bancs de l’école, à Aix-en-Provence, comme lui las et dégoûté de tous les procédés de la routine, émerveillé de la franchise des anciens maîtres, il résolut de ne plus rien savoir et de travailler directement sur nature, ingénument, sans plus se souvenir d’aucun précepte. Il éprouva, ainsi, à peindre, à confronter ses moyens aux aspects neufs que prenaient les choses devant ses yeux candides, une joie si substantielle et si profonde, qu’il en perdit l’inquiétude du résultat. On raconte que, souvent, dans les bois, ses amis ou ses proches durent s’en aller en quête des toiles qu’il délaissait, les ayant ébauchées, insoucieux d’achever, satisfait d’avoir résolu une incertitude de vision, un problème de facture. Pendant vingt il se laissa ignorer, à peine si de rares intimes songeaient à lui, il n’était plus en relations avec aucun de ses émules, ou de ses camarades d’art ; il ne montrait rien, on l’oubliait. Ce fut une surprise nouvelle, une révélation, lorsqu’en 1895, M. Vollard exposa, dans sa boutique, un ensemble d’une cinquantaine de toiles. Rudes d’aspect, lourdes souvent, frustes, « maçonnées avec une truelle, dit M. J.-K. Huysmans, rebroussées par des roulis de pouce », des pyramides de fruits, pommes, poires, entassées dans des coupes, sur des nappes, dans la saveur brutale de leurs chairs mûres et colorées ; des paysages de collines aux courbes serrées, aux masses écrasées, aperçues entre de longs arbres fouillés et profonds, où s’aperçoivent tapies des toitures de maisonnettes, où l’air éclate sur les cimes ou s’assombrit dans les feuillages ; des nus étranges de femmes en plein air, incorrects et souvent maladroits, des portraits à l’emporte-pièce, déplaisants tout d’abord et presque invraisemblables, laissent d’une hantise l’esprit préoccupé : l’équilibre chancelant, incertain, se redresse, les plans s’établissent, et c’est dans la mémoire et c’est dans les yeux qui revoient, une fermeté si sensuelle de la matière, selon les tons, sous l’éclaboussement de la lumière souvent crue, de telles richesses de ressources dans l’expression volontaire et des accords si résolus dans leurs valeurs nettement observées, sans parti-pris, sans prévention, mais aussi sans timidité et sans ruse, qu’on n’en saurait douter : il y a là l’épanchement libre et singulier d’un artiste sincère, primitif et délicat ; sa neuve sensation se résume et s’exprime avec une virginité de moyens dont l’accent détonne au milieu d’une production ressassée et encombrante, toujours portée à l’insistance et à la redite. »

13 avril

Le collectionneur allemand Karl Ernst Osthaus (1874-1921), fondateur du Folkwang Museum de Hagen, et sa femme rendent visite à Cezanne à Aix. À cette occasion, Cezanne permet à Gertrud Osthaus de prendre une photographie de lui, portant une chaise sur le seuil d’entrée de l’atelier des Lauves. Peu après, Osthaus achète deux de ses tableaux à Vollard, Maisons de Bellevue et Pigeonnier (FWN268-R690) et La Carrière de Bibémus (FWN306-R797), pour le musée Folkwang de Hagen. Le récit de sa visite paraîtra en 1920, où il relate des propos de Cezanne. « Un vieil invalide pose pour toutes ces femmes [les Baigneuses]. »

Photo de Cezanne en Provence, Cezanne en Provence, catalogue d’exposition, National Gallery of Art, Washington, 29 janvier – 7 mai 2006, Aix-en-Provence, musée Granet, 9 juin – 17 septembre 2006, commissaires de l’exposition Denis Coutagne et Philip Conisbee, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2006, 355 pages, 169 numéros, photographie p. 2.

 

Osthaus Karl Ernst, « Une visite à Paul Cezanne », Das Feuer [Le Feu], 1920-1921, p. 81-85, repris par Doran P. M., Conversations avec Cezanne, édition critique présentée par P. M. Doran, traduit de l’allemand, Paris, Macula, 1978, 237 pages, p. 96-100 :

« Une visite à Paul Cezanne
Le 13 avril 1906, nous nous trouvions, ma femme et moi, devant une simple maison bourgeoise, dans une rue étroite d’Aix-en-Provence. Nous hésitâmes un instant avant de faire sonner la clochette. Car dans cette demeure, loin des rues animées, habitait en sa tranquille retraite le grand maître Cezanne.
Lorsqu’on nous ouvrit, nous pénétrâmes dans un appartement qui ne trahissait en rien les qualités spéciales de son habitant. Aussi ne voyait-on nulle part des tableaux aux murs. Cezanne nous reçut sans cérémonie. Debout, nous lui racontions que nous avions été heureux de saisir l’occasion d’un voyage en Tunisie pour lui apporter l’hommage de notre respect, que notre admiration pour son art datait de longtemps et que nous avions le vif désir d’acheter une de ses œuvres pour notre collection.
L’artiste nous posa quelques questions qui nous permirent de lui parler brièvement des acquisitions et des buts du Folkwang. Les noms des maîtres représentés que nous fûmes en mesure de citer nous gagnèrent son estime. Il devenait communicatif et commençait à développer ses pensées sur la peinture.
En guise de matériel de démonstration, il se servit de quelques toiles et esquisses insignifiantes que la voracité des marchands lui avait laissées et qu’il cherchait dans les différents coins de la maison. Elles montraient des masses de broussailles, de rochers et de montagnes déposées en couches successives. Au-dessus flottaient les nuages. « Le principal dans un tableau, disait-il, est de trouver la juste distance. La couleur avait à exprimer toutes les ruptures dans la profondeur. C’est là qu’on reconnaît le talent d’un peintre. » Et ce disant, ses doigts suivaient les limites des divers plans sur ses tableaux. Il montrait exactement jusqu’où il avait réussi à suggérer la profondeur et où la solution n’était pas encore trouvée ; ici la couleur serait restée couleur sans devenir expression de la distance. Son propos était si convaincant, si vivant, que je ne me souvenais pas avoir aussi bien éduqué mon œil en si peu de temps. Il fut très satisfait quand je lui en fis l’aveu.
Puis il nous entretint de la peinture en général. Était-ce une politesse envers ses interlocuteurs allemands qui lui fit mettre Holbein à la tête de tous les maîtres ? En tout cas, il le fit avec une telle emphase qu’il n’était guère permis de mettre sa conviction en doute.
« Mais Holbein, on ne peut l’atteindre, s’exclama-t-il, c’est pourquoi je m’en suis tenu à Poussin ». Cette déclaration me stupéfia quelque peu, car nous nous sommes habitués à voir principalement, chez ce baroque français, les traits du classicisme. Mais Cezanne, lui, le considérait en peintre, et j’ai compris sa vénération pour lui plus tard.
Parmi les modernes, Cezanne parla avec beaucoup de chaleur de Courbet. Il estimait en lui le talent illimité pour lequel aucune difficulté n’existe. « Grand comme Michel-Ange, disait-il, mais avec cette restriction : il lui manque l’élévation ».
Ces remarques complétaient magnifiquement l’exposé sur sa propre peinture à lui. Elles prouvent que la loi suprême de tout art lui était connue et familière. Sans élévation au-dessus de l’apparence des choses, sans appréhension de l’éternel dans la nature, il n’y avait pour lui, au fond, aucun art.
Il ne fait que mentionner Van Gogh, Gauguin et les néo-impressionnistes. « Ils se facilitent un peu la tâche, » dit-il. Puis, pour finir, il commença un éloge enthousiaste de ses camarades d’âge et d’étude. Dans l’attitude d’un grand orateur, trouant l’air de son doigt élevé, il s’exclama : « Monet et Pissarro, les deux grands maîtres, les deux seuls » 1.
L’heure de midi s’approchait, mais manifestement il n’estimait pas encore l’audience terminée. Il nous invita instamment à venir le voir, après le déjeuner, dans son atelier à la campagne, où il travaillait à un tableau.
Sur le chemin du restaurant, nous entrâmes dans la cathédrale, qui était décorée, pour la fête de Pâques, d’une parure d’incomparables tapisseries. Comme elles étaient belles, vivantes encore au sein de la culture qui les avaient produites !
L’accord des couleurs n’avait pas pour fonction l’expression de la distance ; au contraire, celles-ci paraissaient si totalement intriquées dans la surface qu’on ressentait l’espace qu’elles décoraient comme agréablement ferme. Néanmoins, elles rappelaient les tableaux de Cezanne. Comment s’expliquait donc cette parenté ? Y avait-il dans ces derniers quelque chose dépassant, peut-être à l’insu du maître, la vision impressionniste de la profondeur ? L’évolution récente de la peinture nous a renseignés là-dessus. Elle apprécie, plus que la valeur d’espace, la distribution des couleurs dans le tableau, le bouquet que la main du maître sait tresser avec les tons, comme s’il s’agissait de fleurs. Ses tableaux sont les premiers de notre époque qui ne semblent là que pour la couleur. Et ce qu’il ressentait comme une « élévation » n’était peut-être rien d’autre que l’âme des couleurs, qu’il réussissait à faire sourire.
L’après-midi devait nous révéler les sources auxquelles le maître puisait le charme de ses œuvres. Aix est une petite ville médiévale, aux rues étroites, aux maisons hautes, blotties autour de sa cathédrale. La partie neuve est traversée de larges allées de platanes, aux fontaines clapotantes ; ses lumineuses voûtes de feuillage rendent sensible la proximité de la riviera. Tout autour s’élèvent de douces collines : depuis les chemins clairs qui grimpent en sinuant entre des murs de pierre, le regard tombe, de temps en temps, à la faveur des portails ouverts, sur un merveilleux pays. Les Alpes maritimes ceignent la ville à l’horizon, et leurs cimes pointent dans une atmosphère d’un état véritablement élyséen. Les vents de Provence semblent ici ne rien tolérer de trouble. Tous les tons irradient dans une lumière intacte. Et cette bienheureuse clarté, cette douce mélancolie répandues sur la campagne sont devenues une marque spécifique des tableaux du maître d’Aix. Mais il n’a pas saisi l’âme du pays seulement à travers les couleurs ; où que le regard se tourne, on voit surgir ces courbes montagneuses connues par ses œuvres. Tout le paysage est comme un panorama qu’auraient structuré ses tableaux.
Ainsi sommes-nous arrivés, guidés par l’esprit de cet heureux pays, à la villa de l’artiste, qui domine le paysage depuis un lieu élevé. Cezanne nous attendait déjà. Il nous fit entrer dans la simple maison surmontée d’un étage qui ne contient, à part quelques pièces nues, que le grand atelier, nu également. C’est ici qu’il a créé pendant ses dernières années la plupart de ses œuvres immortelles. Sur le chevalet se trouvaient une nature morte à peine commencée et l’œuvre capitale de sa vieillesse, Les Baigneuses. Les hauts fûts des arbres se penchaient déjà, formant la voûte de la cathédrale au-dessous de laquelle se déroulait la scène du bain [R 857 ?]. On parla de la peinture de nus. Cezanne se plaignit alors de l’étroitesse de l’opinion en province qui ne lui permettait pas d’avoir un modèle féminin. « Un vieil invalide pose pour toutes ces femmes. » Le connaisseur de la noble beauté féminine se consolera éventuellement à la pensée que les nus de ce tableau ne sont pas d’origine plus élevée ; celui qui en tout cas voudra bien considérer que l’artiste est allé quérir l’image de la nature rien que pour la valeur d’espace des couleurs, s’accommodera plus facilement de l’étrange remplaçant.
A la fin de la visite dans l’atelier, le maître porta des chaises sur la terrasse devant la maison d’où l’on a une vue splendide sur la ville entourée de montagnes. Nous parlâmes longuement de la beauté du paysage et des racines qui relient son art à ce pays plein de soleil. Cezanne était d’une amabilité extrême et d’une excellente humeur ; il promit même, malgré tous les marchands qui le relançaient constamment, de nous envoyer des tableaux à Hagen. Avec un sourire il permit à ma femme de prendre une photographie pour éterniser la rencontre.
Lorsque le soir nous nous promenions à travers champs, des milliers de tulipes rouges répandaient leur feu dans la verdure des nouvelles pousses, et d’innombrables alouettes montaient dans le ciel clair en chantant.
L’express du soir nous arracha à ce paradis pour nous conduire au bateau de Marseille. Cezanne n’a pu réaliser sa promesse de nous envoyer des tableaux à Hagen. Il est mort cette année même.
Lorsque nous racontions plus tard à Paris notre visite à Aix, on nous regardait comme si nous avions échappé à l’enfer. Là seulement, nous apprîmes que Cezanne était considéré par ses admirateurs comme absolument intraitable et qu’ils estimaient avisé d’éviter sa rencontre autant qu’un champ de chardons.
1 En français dans le texte. »

Mai

Exposition de tableaux impressionnistes français au Kaiser Friedrich Museum à Poznań, comprenant une trentaine de toiles de Cezanne, Courbet, van Gogh, Monet, Pissarro, Renoir et Sisley.

Kunstchronik, n° 26, 25 mai 1906, p. 411 ; Die Kunst, 19, 1er juillet 1906, p. 454-455.

Mai

Paul Cezanne, « rentier », fait partie de l’association sportive d’Aix, cercle domicilié au café des Deux-Garçons.

Liste des adhérents de l’association sportive d’Aix, cercle domicilié cours Mirabeau, mai 1906 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, fonds de la sous-préfecture, 1 Z 18 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 290-291.

10 mai

Vente à l’hôtel Drouot de la collection d’Eugène Blot, comprenant six tableaux de Cezanne (FWN30-TA-R060, FWN74-R187, FWN113-R351, FWN166-R498, FWN823-R675, FWN850-R741).

Collection Eugène Blot. Catalogue des Tableaux, aquarelles, pastels et dessins par Anquetin, Besnard, Bonnard, Boudin, Carrière, Cezanne, Corot, Daumier, Degas, Denis (Maurice), Diriks, Gauguin, Guillaumin, Helleu, Jongkind, Lebourg, Lépine, Luce, Mancini, Manet (Édouard), Monet (Claude), Moret (H.), Morisot (Berthe), Osbert, Petitjean (H.), Pissarro (Camille), Quost (E.), Renoir (Aug.), Roussel, Sisley, Toulouse-Lautrec, Van Gogh (Vincent), Vuillard, Willette, Zandomeneghi, dont la vente aura lieu à Paris, hôtel Drouot, salles nos 7 & 8, le jeudi 10 mai 1906 à 2 heures très précises, commissaire-priseur : Me Paul Chevallier, experts : MM. Bernheim Jeune, Paris, Moderne Imprimerie, 1906, 51 pages, 126 numéros, tableaux de Cezanne nos 15-20, 3 reproductions (R187, R351, R675).

TABLEAUX
CEZANNE
(paul)
15 — Le Chemin du Village.                  [FWN74-R187]
Toile. — Haut., 37 cent. ; larg. 45 cent.
(Voir la reproduction.)
CEZANNE
(paul)
16 — Fleurs et fruits.                  [FWN823-R675]
Toile. — Haut., 60 cent. ; larg., 49 cent.
Exposition rétrospective de P. Cezanne, Salon d’automne 1904.
(Voir la reproduction.)
CEZANNE
(paul)
17 — La Maison abandonnée.                  [FWN113-R351]
Toile. — Haut., 49 cent. ; larg., 60 cent.
Exposition rétrospective de P. Cezanne, Salon d’automne 1904.
(Voir la reproduction.)
CEZANNE
(paul)
18 — La Rivière.                  [FWN166-R498]
Au premier plan, la rivière coule limpide, reflétant les féeriques couleurs de la berge, le sable jaune et les grands arbres d’automne qui se profilent sur un ciel chaud et nuageux.
Toile. — Haut., 50 cent. ; larg., 60 cent.
CEZANNE
(paul)
19 — Fruits et Cruchon.                  [FWN850-R741]
Sur le tapis bleu, une assiette remplie de pommes aux tons variés ; à gauche, un citron ; au fond, à droite un cruchon de belle poterie gris bleu, d’une admirable harmonie.
Cadre en bois sculpté.
Toile. — Haut., 33 cent. ; larg., 40 cent.
CEZANNE
(paul)
20 —- Sous-Bois.                   [FWN30-TA-R060]
Toile. — Haut., 19 cent. ; larg., 28 cent.

 

« À travers Paris », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 129, mercredi 9 mai 1906, p. 1 :

« Aujourd’hui s’ouvre à l’hôtel Drouot l’exposition des tableaux, aquarelles, pastels et dessins composant la collection Eugène Blot. On y verra des œuvres remarquables des maîtres modernes, tels que Anquetin, Besnard, Bonnard, Boudin, Carrière, Cezanne, Corot, Daumier, Degas, Maurice Denis, Gaugain, Guillaumin, Helleu, Jongkind, Lebourg, Lépine, Luce, Manet, Monet, Berthe Morisot, Renoir, Roussel, Sisley, Toulouse-Lautrec, Vuillard, etc.
La vente, fixée au 10 mai, sera dirigée par Me Paul Chevallier, assisté de MM. Bernheim jeune, experts près la Cour d’appel. On entrera par la rue de la Grange-Batelière. »

 

« Échos », Gil Blas, 27e année, n° 9702, jeudi 10 mai 1906, p. 1.

« À l’hôtel Drouot,
Hier, s’est ouverte, à l’hôtel Drouot, l’exposition des tableaux, aquarelles, pastels et dessins composant la collection Eugène Blot. On y voit des œuvres remarquables des maîtres modernes, tels que Anquetin, Besnard, Bonnard, Boudin, Carrière, Cezanne, Corot, Daumier, Degas, Maurice Denis, Gauguin. Guillaumin, Helleu, Jongkind, Lebourg, Lépine, Luce, Manet, Monet, Berthe Morisot, Renoir, Roussel, Sisley, Toulouse-Lautrec, Vuillard, etc. La vente, fixée à aujourd’hui 10 mai, sera dirigée par Me Paul Chevallier, assisté de MM. Bernheim jeune, experts près la cour d’appel. On entrera par la rue de la Grange-Batelière. »

 

Vauxcelles Louis, « La vie artistique. La collection Eugène Blot », Gil Blas, 27e année, n° 9702, jeudi 10 mai 1906, p. 2 :

« La Vie Artistique
LA COLLECTION EUGENE BLOT
[…] Je voudrais dire ici quelques mots de la célèbre collection Eugène Blot, dont la vente a lieu aujourd’hui même aux salles 7 et 8 de l’hôtel Drouot.
Eugène Blot est, parmi les collectionneurs parisiens d’œuvres modernistes — les Leclanché, les Théodore Duret, les Camondo, les Viau, les Antonin Personnaz — un des « oseurs » les plus heureux ; son flair est, non pas infaillible, il s’est trompé, comme nous tous, mais rarement — du moins d’une étonnante sûreté. Depuis trente ans qu’il a formé, choyé, enrichi, complété cette collection que j’ai tant de fois étudiée dans le salon, la salle de billard et la galerie de la rue Saint-Ferdinand, il n’a jamais cessé d’être le plus fin « dénicheur de jeunes » qui soit. A une époque où les pires Cabanel et les plus fâcheux Gérôme sévissaient, Eugène Blot, sans guides, sans conseiller que son instinct et sa sensation, achetait des Jongkind, des Berthe Morizot, des Boudin, des Lépine, des Sisley. Il aidait fraternellement les pauvres grands artistes, méconnus, bafoués, injuriés ; furetant dans les humbles boutiques ignorées, méprisées des amateurs bourgeois, chez le père Portier, chez Tanguy, chez Le Barc de Boutteville, il acquit, alors que nul n’en voulait, des Manet, des Cezanne, des Pissaro, des Claude Monet, des Renoir, des Degas, des Paul Gauguin, des Van Gogh, des Lautrec. Le premier peut-être il comprit la rare valeur d’un de ceux qu’il faut classer au premier rang parmi les impressionnistes, cet Armand Guillaumin à qui le Salon d’Automne a su accorder la place qui lui est due. »

 

Valemont, « Les grandes ventes », Le Figaro, 52e année, 3e série, vendredi 11 mai 1906, p. 5 :

« LES GRANDES VENTES
Me Chevallier, assisté de MM. Bernheim jeune, experts près la Cour d’appel, a dispersé hier, aux salles 7 et 8 de l’hôtel Drouot, les tableaux, aquarelles, pastels et dessins composant la collection Blot. On trouvera ci-dessous les enchères marquantes de la journée et quelques indications intéressantes touchant des cours encore incertains :
Tableaux. […] n° 15, le Chemin du village, par Cezanne, 3,500fr. ; n° 16, Fleurs et Fruits, par Césanne, 6,000 fr. ; n° 17, la Maison abandonnée, par Cezanne, 6,100 fr. ; n° 18, la Rivière, par Cezanne, 2,050 fr. ; n° 19, Fruits et Cruchon, par Cezanne, 1,300 fr. ; »

 

« Art et curiosité », Le Journal, 15e année, n° 4971, vendredi 11 mai 1906, p. 2 :

« ART ET CURIOSITÉ
À l’hôtel Drouot, la vente, par .Me Chevallier, de la collection de M. Eugène Blot a donné hier un total de 150.600 francs. Ce sont les ultra-modernes qui ont eu les honneurs de la journée. Mélinite (Jane Avril), par Toulouse Lautrec, a atteint 6.600 francs, tandis que le -prix le plus élevé atteint par les Sisley n’a été que 4.000 francs pour une Vue de Louveciennes, de Cezanne ; Fleurs et Fruits a fait 6.000 francs et La maison abandonnée 6.100 francs. »

 

« Mouvement des arts. Collection Eugène Blot », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 20, 19 mai 1906, p. 163 :

« MOUVEMENT DES ARTS
Collection Eugène Blot
Vente de tableaux faite à l’Hôtel Drouot, salles 7 et 8, le 10 mai, par Me Chevallier et MM. Bernheim jeune.
15. Cezanne. Le Chemin du village : 3.500. — 16. Cezanne. Fleurs et Fruits : 6.000. — 17. Cezanne. La Maison abandonnée : 6.100. — 18. Cezanne. La Rivière : 2.050. —
Aquarelles, pastels et dessins
89. Cezanne (Paul). Les Baigneuses : 850. »

 

« Revue des ventes. Collection Eugène Blot », Gazette de l’hôtel Drouot, journal spécial des ventes publiques, 15e année, nos 131 à 133, samedi 12 au lundi 14 mai 1906, p. 1 :

« Revue des ventes
Collection Eugène Blot
VENTE faite salles 7 et 8, par M. CHEVALLIER et MM. BERNHEIM jeune.
Produit : 150.694 fr.
Tableaux modernes
15. Cezanne, Le Chemin du village, à M. Pellerin : 3.500. ― 16. Fleurs et fruits (60-49), à M. Bernard : 6.000.― 17. La Maison abandonnée (49-60), à M. Pellerin 6.100. ― 18 La Rivière (50-60), à M. Gangnat : 2.050. ― 19 Fruits et cruchon (33-40) : 1.300. ―20. Sous Bois (19-28), à M. Vollard : 151.
Aquarelles, Pastels, Dessins
89. Cezanne. Les baigneurs, litho rehaussée d’aquarelle, à M. Edwards : 850 »

 

« Mouvement des arts. Collection Eugène Blot », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 20, 19 mai 1906, p. 163 :

« MOUVEMENT DES ARTS
Collection Eugène Blot
Vente de tableaux faite à l’Hôtel Drouot, salles 7 et 8, le 10 mai, par Me Chevallier et MM. Bernheim jeune.
[…] — 15. Cezanne. Le Chemin du village : 3.500. — 16. Cezanne. Fleurs et Fruits : 6.000. — 17. Cezanne. La Maison abandonnée : 6.100. — 18. Cezanne. La Rivière : 2.050.
[…] Aquarelles, pastels et dessins. […]— 89. Cezanne (Paul). Les Baigneuses : 850. »

 

L. V., « Chronique de la curiosité », Supplément illustré de L’Art et les artistes, n° 16, juillet 1906, p. xviii-xix :

« Quant à M. Paul Chevallier, ses principales adjudications sont les suivantes : […] un Cezanne, La Maison abandonnée, à la vente Blot. 6 000 fr. ; […]
L’engouement va de même aux œuvres modernes les plus outrancières, et des Cezanne se sont vendus au prix d’un Van Loo ; »

 

Blot Eugène, Histoire d’une collection de tableaux modernes, 50 ans de peinture (de 1882 à 1932), Paris, éditions d’Art, 1934, 109 pages, p. 36-38.

« Le n° 18, « Rivière », par Cezanne, copie d’un petit Delacroix, que je retrouvai plus tard et achetai à la vente du Comte Doria, n’atteignit que dix-huit cents francs. Je le repris, et dans la seconde vente que je dus faire en 1906, il fut vendu deux mille quatre cents francs à M. Robert Gangnat qui le vendit environ deux cent mille francs à sa fameuse vente de 160 Renoir et de 8 Cezanne !
Le n° 19, « la Maison Abandonnée » par Cezanne, achetée quatre cents francs chez Vollard, ne fit que cinq mille francs. Je la prisais beaucoup plus et la repris, pour la mettre en vente en 1906 où M. Auguste Pellerin l’acheta pour plus de six mille francs.
Len° 20, « Fleurs et Fruits », admirable nature morte, aujourd’hui au Musée du Louvre (Collection Camondo), ne fit que deux mille francs, pour atteindre six mille à ma seconde vente. Je l’admirais beaucoup et le repris à ces deux ventes jusqu’en 1907. Alors, le Comte de Camondo, qui me l’avait souvent réclamée pour le Louvre, vint me demander de lui fixer enfin un prix. Il savait que je pensais à m’établir dans les tableaux et me promettait sa clientèle si j’acceptais. Je lui demandai vingt-cinq mille francs qu’il me donna aussitôt. Il tint parole dans la suite, et, lorsque je fus établi plus tard, il m’acheta des Guillaumin, des Puy, des Van Gogh.
Le n° 21, « Pommes et Cruchon », par Cezanne également, mérite une mention spéciale, et je dois, comme pour le précédent, empiéter sur l’avenir à cause de tous les avatars qui me permirent, en l’échangeant plus tard avec Paul Rosemberg, d’obtenir à sa place une admirable nature morte de 6 fig. (Pommes et Pot de Gingembre) dont je dirai l’heureuse fortune.
J’avais payé ce n° 21 trois cents francs à Vollard en 1892. Il ne fit en 1900 qui six cents francs ; à ma seconde vente en 1906, il atteignit treize cents. Je l’avais repris aux deux ventes : lorsque vers 1910, M. Paul Rosemberg m’en : offrit une assez belle somme payable en espèces (cinq mille francs) ; et en marchandises. Il me donna un superbe Renoir ancien « Vase de Fleurs » qui valait certainement le Cezanne et vaut aujourd’hui bien davantage et que j’ai donné à mon fils Jacques Blot ; puis, une admirable figure de femme, par Monticelli, qui est toujours dans ma collection ; enfin une forte et grave petite nature morte, du même Cezanne, « Bol et Boîte à lait » que je connaissais bien pour l’avoir acceptée pour six cents francs de mon ami G. Murat, moitié du prix d’un Guillaumin qu’il voulut acquérir (Murat l’avait eue pour deux louis chez Vollard ! Je l’avais, après lui avoir reprise, vendue plus tard environ cinq mille à un de mes bons clients, à la vente duquel Rosenberg l’avait achetée.
Avec l’argent qu’il me donna, j’allai aussitôt chez Vollard où je pris la nature morte de 8 Fig. dont je parle plus haut et que j’ai conservée jusqu’au jour où il m’en fut offert huit cent mille francs. »

13 mai

Alexandrine Zola demande à Baille l’autorisation de faire publier des lettres que Zola avait adressées à Baille dans sa jeunesse. Elle en possède une copie. Elle a fait la même démarche auprès de Cezanne. En post-scriptum, elle l’invite à participer à l’hommage à Zola prévu à la bibliothèque Méjanes le 27 mai, mais Baille, habitant la région parisienne, ne se déplacera pas.

« 13 mai 1906.

Monsieur,

L’éditeur de mon cher mari, M. Fasquelle, et moi, nous préparons un volume de correspondance littéraire ; et je viens de trouver parmi les papiers de votre ancien ami des lettres qu’il vous avait écrites autrefois, les plus anciennes datent de 1859. Ne voulant rien publier sans l’autorisation de ceux à qui ces lettres étaient adressées, je me permets de vous déranger dans vos occupations, pour vous demander cette autorisation. Je m’engage à ne rien publier des passages intimes, tels que vos confidences de jeunesse auxquelles mon cher mari pouvait faire allusion, et d’ailleurs, je m’en tiendrai à ce que vous voudrez bien m’indiquer. Ce sont les critiques littéraires, tout le développement des idées de cet esprit supérieur que j’aimerais à mettre sous les yeux du public. Depuis l’épouvantable malheur qui m’a frappée en frappant l’univers entier, je ne cherche qu’à faire mieux connaître mon cher mari, en le faisant voir tel qu’il était et non tel que certains mauvais esprits l’ont fait. Je pense que vous voudrez bien, en raison de la grande affection qui réside dans ces lettres, vous associer à M. Fasquelle et à moi, pour nous laisser ajouter au livre prochain cet appoint qui ne sera pas des moins intéressants.

Par anticipation, veuillez agréer, Monsieur, tous mes remerciements et l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Alex E Zola

Le 27 de ce mois, on inaugurera un buste de mon cher mari, à Aix, dans la bibliothèque Méjanes. Si vous étiez par hasard, à ce moment-là dans cette ville de si chers souvenirs pour vous, je serais infiniment touchée de vous voir parmi les amis.

Le buste est du pauvre Philippe Solari. »

Lettre d’Alexandrine Zola à Baille, 13 mai 1906 ; Archives du « Centre Zola », Paris, ITEM, CNRS ; citée en partie par Pagès Alain, « Les sanglots de Cezanne », Impressionnisme et littérature, sous la direction de Gérard Gengembre, Yvan Leclerc, Florence Naugrette, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2012, p. 63-72, p. 71.

Les lettres de jeunesse de Zola paraîtront en 1907.

Zola Émile, Correspondance. Lettres de jeunesse, Paris, « Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1907, 300 pages.

19 mai

A l’occasion d’une exposition de Guillaumin galerie Bernheim-Jeune, Georges Lecomte évoque dans un article l’amitié ancienne entre celui-ci et Cezanne.

Lecomte Georges, « Un grand peintre de l’Impressionnisme. Armand Guillaumin », Revue bleue, revue politique et littéraire, 5e série, tome V, n° 20, 19 mai 1906, p. 621-624, Cezanne p. 622-623 :

« Manet, Camille Pissarro, Sisley se sont endormis dans la gloire. Par bonheur pour nous, Claude Monet, Renoir, Degas, Cezanne, Guillaumin, plus ou moins chargés d’ans, mais tous en pleine jeunesse de talent et de force, continuent, avec la même passion inquiète ou la même sereine allégresse, selon leur tempérament respectif, l’œuvre de vérité, d’harmonie et de lumière qui prolonge si bien les meilleures traditions de l’art français. […]
Aussi lorsque, quelques années plus tard, sa timidité de solitaire rencontra la sauvagerie nomade de Cezanne, le camarade d’enfance de Zola, et, par l’entremise de Cezanne, trouva le réconfort d’une bonne camaraderie auprès des vaillants apôtres de l’Impressionnisme, Guillaumin était-il tout préparé, par ses réflexions personnelles, par l’influence de ses lectures favorites, el surtout par ses patientes études en face de l’homme vivant dans la nature vraie, à unir ses efforts aux leurs. »

27 mai

Cezanne, sans doute très ému, assiste à l’inauguration d’un buste de Zola par Philippe Solari à la bibliothèque Méjanes d’Aix. Le maire Joseph Cabassol et Numa Coste prononcent chacun un discours.

Discours lus à l’inauguration du buste d’É. Zola, etc., par MM. Cabassol et N. C., Aix, Bourély, 1906 :

« Madame,
Au nom de la ville d’Aix, je prends officiellement possession des précieux manuscrits, notes et documents des Trois Villes, et fragment important de l’œuvre immense de votre illustre époux, dont vous avez eu la délicatesse et généreuse pensée de doter notre bibliothèque Méjanes.
J’ai l’honneur de vous adresser, et je vous prie d’agréer l’expression de notre respectueuse gratitude.
Je remercie également M. Fasquelle, le laborieux et savant éditeur, d’avoir bien voulu s’associer à votre acte de générosité en nous offrant, pour être joints aux manuscrits, les 47 volumes reliés qui constituent la collection entière du maître.
Messieurs,
Dans un livre récemment paru, bien écrit et très documenté, un critique consciencieux, M. Henri Massis, a dit que « l’examen des matériaux préparatoires de l’œuvre de Zola est de nature à modifier les jugements trop prompts ou trop sévères. On y puise d’admirables leçons de travail, de patience, de volonté, de persévérance, et l’on doit s’incliner devant le labeur d’un homme qui fut à la fois le plus infatigable des ouvriers de lettres et le plus honnête des artistes. »
Nous aurons désormais, à Aix, la grande bonne fortune de pouvoir apprécier la justesse de cette affirmation, de sentir le plus parfaitement ce que vaut l’œuvre vivante « où s’agite tout un monde », du grand écrivain naturaliste, de comprendre la méthode de Zola, telle que l’expliquèrent notre compatriote Paul Alexis et le docteur Toulouse.
Et ce sera, pour les Aixois, d’un double attrait. En effet, fidèle à cette méthode, qui puise dans le réel les éléments de ses fictions, Zola a parsemé ses romans, ensoleillé ses descriptions, entouré ses personnages, des souvenirs et des impressions qu’il emporta du pays où ses yeux d’enfant s’ouvrirent aux beautés de la nature, où son âme d’adolescent se plongea dans la saine volupté des champs. Ce sont ces souvenirs qui feront résonner jusqu’à la fin, une note harmonieusement poétique, et je puis ajouter bien provençale, dans sa littérature réaliste. À défaut d’une étude complète, qui serait bien intéressante à faire, il est facile, du moins, de citer quelques exemples :
Dans la grande série des Rougon-Macquart, le pays d’Aix revient à chaque instant, la peinture de nos paysages est toute vibrante et vraie, et forme comme la toile de fond devant laquelle vont se mouvoir ses héros. C’est à Plassans que commence le premier livre de l’épopée, et Plassans c’est Aix. Les aires de Saint-Mittre, ce sont les aires de Saint-Roch. La route où vont s’abriter les amours de Silvère et Miette, c’est celle du Tholonet à laquelle les Silvères et les Miettes d’aujourd’hui ont bien tort de préférer les allées de Marseille.
Dans l’invocation à l’amante idéale des seize ans, à Ninon, qui ouvre son premier volume, c’est bien la Torse sur les bords de laquelle il fit ses premières promenades quand il était élève au pensionnat Isoard, que Zola décrit en ces termes : Torrent en décembre, ruisseau si discret aux beaux jours.
Peut-il y avoir une plus scrupuleuse et plus chaude définition de la campagne aixoise et de la vieille capitale de la Provence, que dans ce merveilleux passage du dernier livre des Rougon-Macquart, Le Docteur Pascal :
À gauche, s’ouvraient les gorges de la Seille (c’est le Bimont), amas de pierres jaunes écroulées au milieu des terres couleur de sang, dominées par une immense barre de rochers, pareille à un mur de forteresse géante (le mont de Sainte-Victoire), tandis que vers la droite, à l’entrée de la vallée où coule la Viorne (l’Arc), la Ville étage ses toitures décolorées et roses, son fouillis ramassé de vieille Cité, sur laquelle règne la haute tour de Saint-Saturnin (Saint-Sauveur), solitaire et sereine à cette heure dans l’or limpide du couchant.
Dans Le Rêve, la haute tour dressait déjà sa silhouette majestueuse, et la vieille cathédrale jetait son ombre sur les jardins qui l’entourent encore de nos jours.
En lisant La Faute de l’abbé Mouret, qui ne reconnaîtra Saint-Antonin et la barre du Cengle (peut-être encore mieux que Galice) dans la description du Paradou ? qui ne verra l’église du Tholonet dam celle des Artaud ? qui ne pensera aux Milles à propos des Tulettes ?
Dans ce même roman, la scène où Archangias et Jeanbernat s’attaquent, au clair de lune, à coups de pierres, n’est autre chose que le récit d’habitudes à peine disparues, lorsque, dit Paul Alexis, enfants du faubourg et enfants de la ville se pourchassaient à coups de cailloux (on appelait cela « faire le bataillon »). Zola y avait assisté sans doute lorsqu’il traversait le cours Sextius, et venait avec l’inséparable Cezanne, chercher ou accompagner le jeune Baille à l’Hôtel des Bains.
Quelquefois, Zola n’a même pas pris la peine de transformer let noms ou de dénaturer son cadre :
Lisez dans L’Œuvre : La gorge des Infernets ouvrait son entaille béante, au milieu de ses écroulements de roches foudroyées, un immense chaos, un désert farouche, roulant à l’infini ses vagues de pierres.
Et plus loin : Le vallon de Repentance, si resserré, si ombreux, d’une fraîcheur de bouquet parmi les champs calcinés… Et encore : le bois des Trois Bons Dieux, dont les pins d’un vert dur et verni, pleuraient leur résine sous le grand soleil.
Enfin, Le Jas de Bouffan, d’une blancheur de mosquée, au centre de ces vastes terres, pareilles à des mares de sang ; d’autres encore, des bouts de routes aveuglantes qui tournaient, des ravins où la chaleur semblait faire monter des bouillons à la peau cuite des cailloux… des sentiers de chèvre, des sommets dans l’azur.
Quel étrange sentiment vous met au cœur, quand on a lu ces pages magnifiquement écrites, le touchant récit que fait Paul Alexis des derniers jours que Zola vécut à Aix en 1857 :
Après une grande excursion d’adieu au Tholonet et au barrage, Zola embrasse Cezanne (devenu depuis le grand peintre moderniste que l’on sait) et Baille (qui fut plus tard professeur à l’École polytechnique et dont, à tant de titres, le nom nous est resté si cher). « Nous nous retrouverons tous les trois à Paris », leur dit-il, dans une sorte d’expansion prophétique. Et, léger d’argent et de bagage, incertain de l’avenir, le cœur gros de quitter sa chère Provence, cette banlieue d’Aix dont il connaissait les moindres recoins et emporte comme une bonne odeur fraîche, le voilà en route pour la grande ville.
La grande ville ne pouvait pas donner au jeune poète l’enivrement du grand air parfumé de lavande et de thym, l’émerveillement des horizons empourprés d’or, et Zola voulut s’en consoler en jetant dans ses livres les impressions vécues de toute sa jeunesse.
Et depuis, Messieurs, Émile Zola n’a jamais oublié Aix où des souvenirs si chers l’enchaînaient. Il sut y conserver des amitiés fidèles, celle entre autres de l’érudit impeccable que je suis heureux de voir à mes côtés, de Numa Coste, le savant toujours prêt à mettre les trésors de son érudition au service de ceux que tentent les études provençales.
Certes, Messieurs, il serait tout à fait puéril de prétendre donner ici une analyse même superficielle de l’œuvre d’Émile Zola. J’ai voulu seulement exprimer et justifier cette pensée qu’Aix, notre ciel et notre soleil, nos champs et nos horizons servirent de berceau à son génie et firent éclore ce souffle inspirateur et poétique qui passe à travers ses plus réalistes conceptions.

Chaque arbre semble avoir une chanson à dire
La terre, l’infini soupirent vaguement
Et l’univers entier vibre comme une lyre
Quand l’étoile du soir paraît au firmament.

Émile Zola a écrit Les Trois Villes. Il en est une quatrième pour laquelle il n’a pas fait de livre, mais qui fut celle de prédilection, dont la réminiscence apparaît, latente dans son œuvre tout entière : c’est Plassans, c’est Aix. Il était donc juste, il était nécessaire, que des manuscrits du grand littérateur fussent, avec son buste, ici même, dans cette belle et riche bibliothèque qui n ‘est pas seulement la Cité des Livres, qui est aussi un véritable musée.
Zola n’est-il pas bien à sa place dans ce milieu de littérature et d’art ? Manuscrits et buste resteront, dans cette galerie où sont étalés des trésors que tous les visiteurs sollicitent de voir, à l’entrée de la salle des armoires de Toro, non loin de la statue du duc de Villars par Coustou du buste de Méjanes, chef-d’œuvre de Houdon, de ceux de Vauvenargues, de Peiresc, de Thiers par Ramus, de Fauris de Saint-Vincens par Chardigny, de Mignet par Pontier. Et les générations passeront, Messieurs, respectueuses de ces images fidèles, admiratrices d ceux qu’elles rappelleront à leur mémoire.
Les manuscrits des Trois Villes, enfermés dans une bibliothèque spéciale, forment quinze gros volumes, tous reliés avec soin. Nous ferons également relier les plans, les notes, les documents, le tout d’un intérêt prodigieux pour la critique littéraire future, les théoriciens de l’avenir.
Ne conserve-t-on pas ainsi les cartons des grands maîtres, les moindres dossiers, les plus petites ébauches des peintres et des sculpteurs célèbres ?
Vous ne vous étonnerez point, Messieurs, que je donne, avant de finir, un souvenir ému à celui qui fut l’auteur du buste que nous inaugurons. Le buste d’Émile Zola est l’œuvre de notre compatriote Solari. Il était naturel que pour perpétuer à Aix la physionomie du grand écrivain, le conseil municipal s’adressât à l’artiste qui le connaissait le mieux, qui vécut avec lui, à Paris, dans une étroite amitié. Coïncidence étrange et touchante, cette œuvre est la dernière de Solari. La mort est venue surprendre notre pauvre ami, avant qu’il ait pu parachever ce buste, auquel il travaillait avec un véritable amour, et je me souviens de la joie un peu exubérante qui ne lui était point habituelle, qu’il éprouva, à me montrer, quelques semaines auparavant, dans son curieux atelier de la rue du Louvre, les détails de l’œuvre qu’il voulait perfectionner. Une première maquette ne l’avait point satisfait, et, courageusement, déjà malade, il voulut en faire une seconde. Nous avons conservé le travail de Solari, tel qu’il était, au moment où il quitta pour toujours sa palette (car il était peintre aussi) et son ciseau. Il nous a semblé qu’il serait sacrilège, sous prétexte de le terminer, d’y laisser se poser une main étrangère. On retrouve, dans cette image, ce que nous avons admiré plus complètement au Salon des Amis des Arts dans une exposition posthume, la belle vigueur un peu fruste, mais honnête et saine, qui caractérisait le talent de l’artiste aixois.
J’adresse au fils de Solari, qui était le filleul d’Émile Zola, l’expression sincère de nos regrets.
Madame,
Lorsqu’il s’est agi de fixer la date de cette cérémonie, c’est, d’accord commun avec vous, que nous avons choisi celle qui rappelait le mieux à votre cœur d’épouse cette douce intimité, que vous avez, transformée en un culte pieux et passionné pour une grande mémoire.
La ville d’Aix conservait déjà respectueusement, avec sa tombe, le souvenir de François Zola, l’ingénieur habile et résolu qui voulut malgré les obstacles donner à notre terroir, jusqu’alors brûlé par le chaud soleil, cette parure de fraîcheur que sut plus tard chanter si magnifiquement son fils.
Et voilà pourquoi, Madame, il m’est très doux, en terminant, d’évoquer devant vous ce double souvenir, en vous affirmant que la ville d’Aix confondra toujours dans une même pensée de reconnaissance pour les services de l’un, d’admiration pour le talent de l’autre, la mémoire de François Zola et celle d’Émile Zola. »

 

Discours de Numa Coste, Aix, Discours lus à l’inauguration du buste d’É. Zola, etc., par MM. Cabassol et N. C., Aix, Bourély, 1906 :

« Mesdames, Messieurs,
En prenant la parole au nom des plus anciens amis d’Émile Zola, et face de ce buste qui fait revivre en moi les tristesses les plus récentes, er même temps que les souvenirs les plus lointains, je ne puis me défendre d’une profonde émotion. Car, c’est tout un monde évanoui qui apparaît dans mon esprit ; ce sont les impressions ineffaçables de la première jeunesse qui m’agitent de nouveau ; c’est pour ainsi dire l’histoire de la génération à laquelle j’appartiens, dont les pages s’ouvrent en ce moment ; ce sont les illusions et les espérances ; les amertumes et les joies des heures communes, vécues aux époques de lutte, qui ressuscitent aujourd’hui.
Émile Zola est bien né à Paris, ainsi que le constatent les registre de l’état civil, mais c’est en Provence, à Aix même, qu’il a été conçu. Ses éléments premiers il les a empruntés à notre région ; c’est dans nos murs qu’il a éprouvé les premières sensations de la vie et qu’il fut marqué par le milieu provençal d’une empreinte indélébile.
Les travaux entrepris par son père pour l’exécution du canal qui porte son nom, le conduisirent de bonne heure dans les sites sévères qui entourent la montagne Sainte-Victoire, où nous avons l’habitude de rencontrer les rayons du soleil levant. Il s’accoutuma ainsi, dès l’enfance, à parcourir les sentiers pierreux, tracés à travers les romarins les chênes kermès, les plantes balsamiques et les floraisons sauvages.
Désormais, son œil gardera l’image perpétuelle des horizons bleuâtres sous un ciel étincelant, et cette vision l’escortera toujours en cheminant dans les sentiers de la vie, sentiers beaucoup plus durs que ceux de la montagne.
En compagnie des jeunes amitiés écloses autour de lui, l’horreur de la pédagogie officielle le pousse à demander la science directement à la nature. À la claustration scolaire, il préfère les chemins inondés de soleil, les ravins escarpés, les pentes boisées de genévriers, de cistes, de genêts, de térébinthes, et c’est sous les voûtes de feuillage des yeuses et des pins que germeront, en son cerveau, les projets de l’avenir.
À l’origine le cercle d’amis se composa surtout d’une trinité : Baille, Cezanne, et Zola. À eux trois, ils s’étaient partagé le monde de la science, des arts et de la littérature.
C’était l’heure de l’analyse et des théories. Puis, par la suite, ce cercle devint plus étendu et finit par englober — à des intervalles plus ou moins éloignés — Marius Roux, Solari, Antony Valabrègue, Paul Alexis, Marion, Joseph Huot, Albert Dethez. Et, pendant que les uns cherchaient à exprimer l’exubérance de leurs sensations à l’aide de la plume, du pinceau ou de la sculpture, les autres comme Manon demandaient aux éléments du sol le secret des âges disparus.
Nous étions alors à l’aube de la vie, gonflés de vastes espoirs, ayant le désir de nous élever au-dessus des marécages sociaux où croupissent les impuissances jalouses, les réputations frelatées et les ambitions malsaines. Dans nos rangs on rêvait la conquête de Paris, la possession de ce foyer intellectuel du monde, et c’est dans le plein air, au fond des solitudes arides, le long des torrents ombreux, ou bien au sommet des escarpements marmoréens, que nous allions préparer des armes pour cette lutte gigantesque.
Et, si je m’abandonne à ces souvenirs, si j’évoque, aujourd’hui, ces heures disparues, c’est autant pour animer ce buste que pour fournir aux critiques qui voudront se former une opinion sur le tempérament littéraire de Zola, la connaissance exacte du milieu dans lequel il s’est formé.
Lorsqu’un écrivain de son envergure descend dans la tombe, il est assez ordinaire de voir rappeler sa mémoire uniquement pour le glorifier dans la personne des vivants. On veut l’enrégimenter de force, le classer dans un parti ; on cherche à dénaturer sa personnalité pour la fondre, en quelque sorte, dans le creuset des médiocrités ambiantes. On découvre dans son œuvre des intentions et des doctrines que l’auteur n’y a point insérées. On en torture les pages pour leur faire dire ce qu’elles ne contiennent pas, tout cela afin de cloîtrer dans une société d’admiration mutuelle, comme si la première condition pour être écrivain ou artiste n’était pas d’avoir une originalité propre ; et, comme si les écrivains et les artistes étaient des unités intellectuelles d’un ordre quelconque, soumises aux règles de la numération.
La nature provençale, seule, fit d’abord vibrer le tempérament littéraire de Zola. Il suffit pour s’en convaincre, de relire ses premières productions.
À vivre dans les milieux rustiques, ainsi qu’il le faisait alors que la sève de sa jeunesse marchait de pair avec l’ascension de la sève du printemps, la contemplation des horizons vaporeux le plongeait dans un état d’enthousiasme lyrique qui se répercutait sur son entourage.
Nous allions par monts et par vaux, emportés par le courant romantique qui, pourtant, touchait à son déclin et nous chevauchions sur les strophes de Musset que nous déclamions aux étoiles par les nuits sereines, aussi bien qu’aux oiseaux sous les ombrages du Tholonet.
Musset est effectivement celui qui exerça la plus grande impression sur les débuts de Zola. Il l’aimait parce qu’il allait droit à la sensation, qu’il était le plus humain, et parce que ses vers étaient ceux qui mentaient le moins.
Après que Zola eut précédé le cénacle à Paris, il adressait, à son vieil ami Paul Cezanne, ses premiers essais, en même temps qu’il nous tenait au courant de ses espérances. Ces lettres, nous les lisions au milieu des collines, à l’ombre des chênes-verts, comme on lit les bulletins d’une campagne qui commence.
À ce moment, Zola ne respire plus sous la voûte d’azur. Les ailes de ses illusions se sont déjà brûlées au contact de la grande fournaise et, sous les clartés fumeuses de la capitale, la mélancolie s’empare de son être. C’est alors qu’il exhale ses désillusions en des vers qui furent longtemps inédits et dont il me sera permis de citer quelques extraits :

Oh ! courage, mon siècle, avance, avance encore,
Quel jour nous promet donc cette sanglante aurore ?
Que t’a donc fait, Seigneur, ta pauvre humanité,
Pour laisser insulter à ta divinité.
Pour laisser sur son cou flotter ainsi la guide,
Sans modérer les bonds de sa course rapide ?…
On ne croit plus à rien ; le malheureux qui croit,
Comme un être bouffon est désigné du doigt…
En effet, ce serait chose bien ridicule
Qu’un amour éternel vous torture et vous brûle ;
Cela ferait vraiment sourire… que de voir
La femme du matin aimée encor le soir…
Ah ! nous ne sommes pas comme messieurs nos pères ;
Quand nous avons bien bu, nous écrasons nos verres ;
Nous buvons sans façon dans celui du prochain,
Et vers le nôtre aussi chacun porte la main.

Les femmes, voyez-vous ne valent pas vraiment
La légère vapeur que l’on fait en fumant.

Il est vrai que la femme a fini par comprendre
Que le feu le plus pur fait toujours de la cendre
Et qu’il était stupide cl risible, en effet,
De donner de l’amour pins qu’elle en recevait.
Elle a fait connue nous.
Oh ! Seigneur votre monde
Me paraît, dans cet âge, être un cloaque immonde.

Eh ! Sans doute, par leur mouvement et leur facture, ces vers offrent une grande analogie avec ceux de Musset. Aussi bien, est-ce moins comme un échantillon de ses talents poétiques que je les ai répétés, que pour préciser l’état d’âme dans lequel il se trouvait au moment de son entrée dans la lice.
Sa nature nerveuse et délicate se révolte, dès l’abord, contre les turpitudes du siècle, qui s’étalent à ses yeux, et c’est ce sentiment de révolte qui constituera le thème initial dont son œuvre future ne sera que le développement logique et forcé. Après l’avoir exposé dans la langue des dieux, il abandonnera aussitôt cet outil pour la prose qui s’adapte mieux à sa nature combative. Il publie alors des nouvelles philosophiques d’un tour charmant, dont l’une, Sœur des pauvres, lui vaut de la part de Hachette, son éditeur, cette appréciation : Vous êtes un révolté !
Ce jugement avait beaucoup frappé Zola et, jusqu’à la fin de ses jours, il en reconnaissait volontiers la grande exactitude. Révolté ! Il le fut en effet, contre toutes les lâchetés humaines.
Le contact des grands hommes du jour ne lui inspire aucune admiration : ce sont des bâtons flottants que de loin il a pris pour des navires. Peu de jours lui suffisent pour avoir le mépris des politiciens et des exploiteurs des préjugés populaires. Ils sont fermés aux choses de l’art et n’aiment pas la littérature sincère. Les journaux ne sont, dit-il, que des boutiques, où l’on débite la marchandise sui plaît à la clientèle. Il est gêné dans leurs colonnes et, bien souvent, il dut les quitter, parce que sa plume déchirait trop de papier à la maison.
À mesure qu’il pénètre dans les coulisses de la comédie humaine et qu’il peut en étudier, de près, les mœurs et les appétits, il conçoit le projet d’une œuvre gigantesque, Les Rougon-Macquart, dans laquelle il pourra décrire les divers éléments de la société contemporaine.
La puissance de son objectif lui permet d’embrasser tout ce qui se meut autour de lui, et, dans une longue série d’ouvrages qui honorent les lettres françaises, on voit défiler les médiocres et les fourbes ; les jouisseurs aux appétits insatiables et les malheureux courbés sur la glèbe, par le sentiment du devoir ; les politiciens aux instincts bas et populaciers ; les faux prêtres et les magistrats indignes : les gens de finance et les mercenaires, les rustiques et les citadins, les alcooliques et les névrosés.
Et, soit qu’il nous montre les paysans roulés sur la paille, les mineurs accroupis sur le charbon, les démagogues prébendés, les ploutocrates et les miséreux ; qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, c’est toujours la bête humaine qui se vautre dans le satin ou sur le fumier.
Si bien qu’en parcourant les degrés de l’échelle sociale, depuis le grabat de l’ivrogne jusqu’aux salons dorés où reluisent l’or et la soie, on en arrive à conclure que la seule égalité que nous ayons jamais réalisée, c’est l’égalité devant le vice et la corruption.
S’il a l’air de se complaire à décrire les vils instincts et les mœurs répugnantes, s’il ne recule pas devant les violences d’expression qu’on a pu lui reprocher ; si la société s’étale dans ses livres comme un cadavre pantelant que l’on dépouille sur le marbre d’une table d’autopsie, ce n’est pas qu’il y trouve un grand plaisir.
Cela résulte du sentiment de révolte que j’ai indiqué tout à l’heure. Les gens blasés peuvent seuls passer au milieu des ignominies du monde sans être révoltés. Ceux-là seuls qui sont nés vieux, avec une pièce de monnaie à la place du cœur, ont perdu de bonne heure la faculté de s’indigner.
Il aurait, sans doute, préféré poursuivre le rêve entrevu dans ses jeunes ans ; et ce qui le montre bien, c’est, qu’au milieu des tableaux les plus lugubres que nous présente son imagination enfiévrée, dans la nuit des intelligences, le rideau s’entrouvre un instant, et c’est alors un coin de ciel bleu de Provence qui met un contraste lumineux, un rayon céleste au sein de la désespérance universelle.
Pareille à une plante de colline transplantée dans une cave, qui s’allonge vers le soupirail d’où vient un peu d’air et de lumière, il subit l’attraction éternelle de cette Provence qu’il a chantée en des vers qui méritent d’être rappelés :
Ô Provence, des pleurs s’échappent de mes yeux.
Quand vibre sur mon luth ton nom mélodieux.
Terre qu’un ciel d’azur et l’olivier d’Attique,
Font sœur de l’Italie cl de la Grèce antique ;
Plages que vient bercer le murmure des flots ;
Campagnes où le pin plante sur les coteaux ;
Ô région d’amour, de parfums, de lumière,
Il me serait bien doux, de t’appeler ma mère.

Il me serait bien doux, par tes soleils de plomb,
Quand, brûlant, je m’assois dans l’aride sillon,
Sous le maigre amandier où chante la cigale,
Qui seule frappe l’air de sa note inégale,
D’entendre, à son passage, un souffle de ton vent,
En me baisant au front, me nommer ton enfant.

Mais, si je suis enfant d’un ciel triste et brumeux,
Nymphe, bien jeune encor, je vis briller tes yeux ;
Et, courant m’échauffer au duvet de tes ailes,
Avide je suçai le lait de tes mamelles.

Autour d’Aix, la Romaine, il n’est pas de ravines,
Pas de rochers perdus au penchant des collines,
Dans la vallée en fleurs pas de lointains sentiers,
Où l’on ne puisse voir l’empreinte de mes pieds.

Jusqu’aux derniers taillis j’ai connu tes forêts,
Ô Provence, et fouillé tes lieux les plus secrets.
Mes lèvres nommeraient chacune de tes pierres,
Chacun de tes buissons perdus dans tes clairières.
J’ai joué si longtemps sur tes coteaux fleuris,
Que brins d’herbe et graviers me sont de vieux amis.

Cette Provence, il la regrettera toujours et, dans les correspondances qu’il adressait au Sémaphore, où il m’a précédé, on retrouve les continuelles aspirations vers le soleil et le ciel bleu, qu’il réalisait de temps en temps.
Il n’entre pas dans mon dessein d’apporter ici un jugement qui pourrait paraître partial sur l’œuvre de l’écrivain de vérité que fut Émile Zola. Il est fort possible que ce ne soit pas là une littérature d’agrément à l’usage des pensionnats de jeunes filles, et encore moins un délassement offert aux amateurs de futilités. J’estime, pour ma part, que les âmes assez fortes pour planer au-dessus des passions et s’affranchir des préjugés à la mode, aussi bien que des jugements tout faits, peuvent seules en extraire les entières déductions.
Ainsi que toutes les œuvres de l’esprit, elle relève de la libre discussion. Mais, quelle qu’elle soit, elle n’en existe pas moins et pourra lui servir de piédestal devant la postérité. Elle restera ici, dans ce sanctuaire de l’étude consacré à la gloire des lettres, exposée à l’analyse du public, qui pourra, dans la paix du silence, se former un jugement définitif. Et, quel que soit ce verdict, il me sera néanmoins permis d’attester sans être accusé de vouloir influencer la conscience des juges, que Zola n’a fait que décrire, avec une impitoyable et cruelle sincérité, l’humanité qu’il avait sous les yeux.
Il rêvait de laisser des œuvres immortelles, écrites sur des tables d’airain afin de défier le temps ; et cependant, parfois, il lui arrivait — même lorsqu’il était parvenu à la royauté littéraire — de douter de l’efficacité de l’effort humain. Alors, dans ces moments de lassitude et de doute, bien explicables chez ce travailleur assidu qui avait pris pour devise : Nulla dies sine linea, il se prenait à regretter les moments d’extase, passés dans le calme des solitudes des Infernets.
Ainsi qu’il le disait souvent, on a cru révolutionner le monde : puis on s’aperçoit, lorsqu’on est au bout de sa course, qu’on a rien révolutionné du tout. Le soleil se lève toujours du même côté, et les rivières descendent toujours à la mer ; les saisons poursuivent sans cesse leur cours naturel ; les végétaux bourgeonnent, fleurissent et se couvrent de feuilles ; et, dans ce monde perpétuellement en travail, les hommes demeurent comme des êtres éphémères, tels qu’ils le furent depuis leur apparition sur la terre. Ce sont, le plus souvent, des êtres gouvernés par des instincts, ayant des envolées imprévues, mais retombant dans les ténèbres de la barbarie, au moment où, comme le fils d’Apollon, ils paraissent sur le point de gouverner les cieux.
Le destin impitoyable et stupide a brutalement mis fin à cette existence laborieuse, laissant à la fidèle et admirable compagne des bons et des mauvais jours, le soin de conserver sa mémoire.
Mais, si Zola n’a pu fermer le cycle de la vie dans les régions parfumées qui firent éclore ses premiers rêves, la présence de ses œuvres dans cette salle, en même temps qu’elle perpétuera le souvenir d’une des gloires littéraires de notre pays, servira d’exemple aux générations à venir.
Elle leur apprendra à glorifier le travail opiniâtre ; le travail qui élève l’homme au-dessus de la tête ; le travail qui console et qui fait oublier les douleurs. »

 

« Compte rendu de l’inauguration du buste d’Émile Zola à la bibliothèque Méjanes », mairie d’Aix, Imprimerie S. Bourély, 10, rue Thiers, Aix, 1906 :

« Compte rendu de l’inauguration du buste d’Émile Zola à la bibliothèque Méjanes
Le dimanche 27 mai 1906, à 10 heures du matin, a eu lieu l’inauguration officielle du buste d’Émile Zola, dans une des salles de la bibliothèque Méjanes au milieu d’une foule nombreuse.
Cette cérémonie a eu un caractère de discrète intimité qui convenait admirablement à l’hommage reconnaissant que la municipalité tenait à rendre au grand écrivain disparu.
Mme Émile Zola y assistait, entourée de Mmes Cabassol et Cristiani ainsi que d’un certain nombre de personnalités diverses que nous citons plus loin.
Deux magnifiques discours ont été prononcés : le premier par M. Cabassol, le distingué maire d’Aix ; le second par M. Numa Coste ami de jeunesse d’Émile Zola.
Le buste d’Émile Zola, par le regretté sculpteur Solari, est très ressemblant ; il surmonte une vitrine spéciale dans laquelle ont été placés les manuscrits de la célèbre Trilogie, ainsi qu’un exemplaire relié des 47 volumes constituant l’œuvre de l’éminent romancier.
De superbes gerbes de fleurs entouraient le petit monument.
À l’heure dite, Mme Vve Émile Zola a fait son entrée dans la salle, au bras de M. Cabassol, et suivie des membres du conseil municipal.
Aux places réservées, on remarquait la présence de MM. Belin, recteur de l’académie d’Aix ; Ménard-Dorian, industriel, ancien député ; Émile Solari, fils du sculpteur et filleul d’Émile Zola ; Mme Pécout et M. le professeur Dumonthay, parents de l’illustre écrivain ; le peintre Cezanne ; le commandant Cristiani ; le sénateur Leydet ; M. Cottalorda, inspecteur primaire, etc.
Les honneurs de la salle ont été faits aux invités par MM. Aude et Roman, conservateur et conservateur adjoint de la Méjanes.
Plusieurs personnalités du monde littéraire parisien, conviées à la cérémonie, n’avaient pu s’y rendre pour diverses causes. Parmi elles : le grand artiste Desmoulin, retenu à Paris par le décès d’une proche parente ; MM. Fasquelle, le généreux éditeur des œuvres d’Émile Zola ; Finot, directeur de La Revue (ancienne Revue des Revues) ; Le Blond, créateur du pèlerinage de Médan ; Massis, l’auteur du livre Comment Zola composait ses romans, et quelques autres encore.
Après les discours, Mme Émile Zola, les larmes aux yeux, a remercié M. Cabassol pour le splendide éloge qu’il venait de faire de son illustre mari, et elle a, dans un élan de reconnaissance émue, donné l’accolade à notre confrère M. Numa Coste. »

 

« Le buste de Zola », Le Mémorial d’Aix, journal politique, artistique et littéraire, 69e année, n° 42, dimanche 27 mai 1906, p. 1 :

« LE BUSTE DE ZOLA
C’est demain dimanche 27 mai que sera inauguré le buste d’Émile Zola, commandé par la municipalité à notre regretté compatriote Solari, en reconnaisance du don de manuscrits importants fait à la Méjanes par la Veuve de l’éminent écrivainCette cérémonie aura lieu à 10 heures du matin, à la Bibliothèque Méjane, ous la présidence de M. le Maire, en présence de Madame Zola.
À cette occasion, la Bibliothèque sera ouverte au public à partir de 10 heures jusqu’à midi et le soir de 2 à 4 heures. »

 

« Nouvelles en trois lignes », Le Matin, 23e année, n° 8128, lundi 28 mai 1906, p. 3 :

« Mme Zola a donné à la bibl. d’Aix les manuscrits des Trois Villes Un buste de Zola y a été installé, en présence de Cezanne. (Havas.) »

« Un buste de Zola. La cérémonie d’Aix. Les discours », L’Humanité, 3e année, n° 771, lundi 28 mai 1906, p. 2 :

« UN BUSTE À É. ZOLA
La cérémonie d’Aix — Les discours
Hier dimanche, à onze heures, la municipalité aixoise a inauguré dans la bibliothèque Méjanes, à Aix, le buste d’Émile Zola, en présence de sa veuve, qui a fait don à la ville des manuscrits, plans et notes des trois villes : Lourdes, Paris et Rome.
Deux discours ont été prononcés par le maire d’Aix et par M. Numa Coste, publiciste, ami personnel de Zola, aux applaudissements de l’assistance, composée des sommités littéraires et artistiques provençales.
Le buste est dû au ciseau d’un défunt sculpteur aixois, M. Solari. Son fils est présent à l’inauguration, ainsi que le peintre Cezanne, autre ami personnel de Zola. Ils sont chaleureusement applaudis.
Mme Zola a adressé les sentiments émus de sa reconnaissance aux orateurs, dans l’intimité et en fin de cérémonie. »

 

Le Passant, « Les on-dit. Hommage à Zola », Le Rappel, n° 13227, mardi 29 mai 1906, 9 prairial an 114, p. 1 :

« HOMMAGE À ZOLA
C’est hier matin qu’a été inauguré dans la bibliothèque Méjanes, à Aix, le buste d’Émile Zola, en présence de sa veuve, qui a fait don à la ville des manuscrits, plans et notes des trois villes Lourdes, Paris et Rome.
Deux discours ont été prononcés, par le maire d’Aix et par M. Numa Coste, publiciste, ami personnel de Zola, aux applaudissements de l’assistance, composée des sommités littéraires et artistiques provençales.
Le buste est dû au ciseau d’un défunt sculpteur aixois, M. Solari. Son fils est présent à l’inauguration, ainsi que le peintre Cezanne, autre ami personnel de Zola.
Ils sont chaleureusement applaudis.
Mme Zola a adressé les sentiments émus de sa reconnaissance aux orateurs, dans l’intimité et en fin de cérémonie.
Le Passant »

 

L. P., « Le buste de Zola », Le Mémorial d’Aix, journal politique, artistique et littéraire, 69e année, n° 44, dimanche 8 juin 1906, p. 2 :

« LE BUSTE DE ZOLA
La fête d’inauguration du buste de Zola à la Bibliothèque Méjanes a été fort belle. Un public nombreux, parmi lequel on remarquait d’éminentes personnalités telles que M. Ménard-Dorian, ainsi que M. Leydet, vice-président du Sénat, M. Belin, recteur de l’Académie, M. Cottacolarda, inspecteur primaire et beaucoup d’autres que nous ne pouvons malheureusement tous citer, avait tenu à se joindre à M. le Maire d’Aix et au conseil municipal pour affirmer à Mme Zola la reconnaissance de notre ville. Car Mme Zola a fait à la Méjanes un cadeau magnifique en lui offrant les manuscrits, plans et notes des trois villes. Ainsi la Méjanes et la Bibliothèque Nationale sont les seules à posséder les précieux documents du maître mais, comme Aix est la ville de la courtoisie et de l’amabilité, Aix a voulu faire mieux même que Paris et l’on a décidé que le buste de Zola, dernière du regretté Solari, serait placé sur le meuble-vitrine où sont enfermés les manuscrits. L’éditeur parisien Fasquelle a, de son côté, envoyé les 47 volumes bien reliés qui composent l’œuvre imprimée d’É. Zola.
M. le maire d’Aix dans son très beau discours l’a fort bien dit :
« Émile Zola a écrit les trois villes ; il en est une quatrième pour laquelle il n’a pas fait de livre, mais qui fut celle de prédilection, dont la réminiscence apparaît latente dans son œuvre tout entière ; c’est Plessans [sic], c’est Aix. Il était donc juste, il était nécessaire que les manuscrits du grand littérateur fussent, avec son buste, ici même, dans cette belle et riche bibliothèque qui n’est pas seulement là cité des livres, qui est aussi un véritable musée.
Zola n’est-il pas bien à sa place dans ce milieu de littérature et d’art ? ».
Tout ce discours si : littéraire, si plein de tact et de délicatesse, si plein de cœur aussi, serait à citer de même que les paroles d’une envolée superbe qu’a dites avec une émotion si prenante notre excellent confrère Numa Coste qui a parlé au nom des vieux amis de Zola.
Ces deux discours seront imprimés et resteront comme un souvenir de cette belle cérémonie.
Mme, Zola assistait à cette séance d’inauguration et n’a pas caché sa satisfaction de voir ses intentions si bien comprises. La Méjanes est restée ouverte au public de 10 heures à midi et de 2 à 4 et de très nombreuses personnes sont venues admirer les richesses de la Bibliothèque et la belle exposition de reliures organisée par l’aimable conservateur.
L. P. »

 

Baligand Renée, « Lettres inédites d’Antoine Guillemet à Émile Zola (1866-1870) », Les Cahiers naturalistes, n° 52. 1978, p. 184, note 1.

30 mai

Le prince de Wagram achète onze toiles de Cezanne à Vollard. Ce dernier l’invite à venir voir de « nouveaux Cezanne » dans sa galerie.

Lettre de Vollard au prince de Wagram, 11 juin 1906 ; archives Vollard, MS 421 (4,1) 95, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux.

Été (?)

Une toile de Cezanne est présentée à la cinquième exposition de la Société des amis des arts d’Aix. Cezanne apparaît dans le supplément du catalogue comme « élève de Pissarro » et « hors concours » :

310. Château du Diable. [Château noir]

Société des Amis des Arts, Salon Aixois, Cinquième Exposition, Aix-en-Provence, 1906.

Le 5 avril, Cezanne a rempli et signé une notice concernant l’œuvre qu’il expose :

« NOTICE à envoyer à M. le Secrétaire Général de l’Exposition
Avenue Victor-Hugo, n° 2 bis.
Nom de l’Exposant Cezanne
Prénoms Paul
Lieu de naissance Aix
Elève de
Adresse Aix rue Boulegon
Récompenses obtenues

Sujets présentés Prix
N° 1           Paysage 150

Les emballages des œuvres vendues ne sont pas rendus à l’artiste.
À                  Aix                  , le                  5 avril 1906
Signature de l’Exposant,
P. Cezanne »

Notice d’exposition d’œuvre à l’exposition de la Société des amis des arts d’Aix remplie et signée par Cezanne, datée « Aix 5 avril 1906 » ; Aix-en-Provence, don de madame Liliane Brion-Guerry au musée Granet, en 1996.
Colloque Rewald Cezanne, Aix-en-Provence, 10-11-12 juillet 1996, Aix-en-Provence, Les Amis du musée Granet et de l’œuvre de Cezanne, 1997, 166 pages, reproduction p. 75.

7 juin

Paul Murer (fils d’Eugène Murer) vend le tableau de Cezanne La Famille de paysans, d’après Adriaen Van Ostade (FWN667-R589) à Vollard pour 1 000 francs.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 589, p. 395.

8 juin

Vente à l’hôtel Drouot d’un tableau de Cezanne offert par l’artiste à la mémoire d’Eugène Carrière : « 5. ― Paysage », 3 200 francs.

Atelier Eugène Carrière. Catalogue de quatre-vingt-dix-neuf œuvres qui seront vendues à Paris, hôtel Drouot, le vendredi 8 juin 1906, commissaire-priseur Me Paul Chevallier, experts MM. Bernheim-Jeune, Paris Imprimerie moderne, 1906, « Œuvres offertes en hommage par des artistes amis à la mémoire d’Eugène Carrière » et « Œuvres ayant appartenu à Eugène Carrière », 21 numéros, Cezanne, n° 5, « Catalogue », 99 numéros :

« CEZANNE
5. — Paysage. »

 

Manuel, « Art et curiosité », Le Journal, 15e année, n° 4996, mardi 5 juin 1906, p. 3.

« ART ET CURIOSITÉ
Vente Eugène Carrière. — Demain et jeudi aux salles 9, 10 et 11 de l’Hôtel Drouot sera exposé l’atelier de feu Eugène Carrière. […]
Il sera joint à cette exposition une vingtaine d’œuvres de Cezanne, Lebourg, Monet, Renoir, Roll, Puvis de Chavanes, Delacroix, Dalou, Rodin, etc., offertes ou lui ayant appartenu, et le tout sera dispersé vendredi par Me Chevallier, assisté de MM. Bernheim jeune. —                   Manuel. »« Informations diverses », Le Temps, 46e année, n° 16425, dimanche 10 juin 1903, p. 3.

 

Valemont, « Les grandes ventes », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 160, samedi 9 juin 1906, p. 5 :

« LES GRANDES VENTES
Me Chevallier, assisté de MM. Bernheim jeune, a procédé hier à la vente de l’atelier Carrière : on a réalisé plus de 176,000 francs. La vacation, très suivie, a fait passer sous nos yeux bien des visages aux regards profonds, bien des figures aux attitudes poignantes, et ce n’est pas sans émotion qu’on les voyait partir. Par bonheur, quelques compétitions ardentes prolongèrent souvent l’adieu, assez pour qu’on ait pu, tandis qu’on s’en allait les mains vides, songer qu’on possédait à jamais la beauté de ces choses.
Voici les adjudications les plus importantes :
Œuvres diverses. — N° 5 bis, Paysage, par Cezanne, 3,200 fr. ; »

 

« Informations diverses », Le Temps, 46e année, n° 16425, dimanche 10 juin 1903, p. 3 :

« — La vente Carrière. — La vente de l’atelier Carrière a été un véritable succès, hier, à l’hôtel des Ventes. Un public d’amateurs nombreux et choisi s’est disputé les œuvres du maître avec un enthousiasme qui a dépassé de beaucoup toutes les prévisions, et le chiffre total obtenu par les 120 numéros du catalogue s’est élevé à 176,464 francs.
[…] Les œuvres offertes en hommage à la famille de Carrière ont reçu le même accueil chaleureux.
[…] On a vendu 3,200 francs un paysage de Cezanne, »

 

« Échos », Journal des débats politiques et littéraires, 118e année, n° 160, dimanche 10 juin 1906, p. 2 :

« La vente Carrière a produit, hier, un total de 176,464 fr. […]
Parmi les œuvres offertes par des artistes amis, la Sirène de Cezanne a atteint 3,200 fr. »

 

Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages, p. 26-27 :

« À la vente, après décès, de l’atelier Eugène Carrière, le 8 juin 1906, voici ce qu’on lit dans les journaux :
« Parmi les œuvres de divers artistes, c’est le barbouillage informe de Cezanne représentant, paraît-il, un paysage qui a fait le plus gros prix. Sur une demande de trois mille francs, il s’est trouvé dans la salle des amateurs pour pousser à trois mille deux cents francs cette chose absolument incompréhensible, même pour les esprits les plus prévenus. » »

13 juin

Monet demande à Durand-Ruel d’envoyer 2 500 francs à Vollard pour payer un tableau de Cezanne qu’il lui a acheté.

Lettre de Monet à Durand-Ruel, 13 juin 1906 ; Wildenstein Daniel, Monet. Vie et œuvre, Lausanne Paris, Bibliothèque des arts, tome IV, 1985, n° 1805, p. 370.

15 juin

L’Ermitage publie un article de Maurice Denis où il unit Cezanne et Vuillard dans la ferveur avec laquelle « ils s’attachent à ne rendre de la nature que l’admirable reflet qu’ils en trouvent en eux-mêmes. »

Denis Maurice, « La peinture », L’Ermitage, volume xxxiv, 17e année, tome I, 15 juin 1906, p. 321-326, Cezanne p. 325 ; repris par Denis Maurice, « Le renoncement de Carrière. La superstition du talent », Théories, du symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1890-1910, Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1913, 278 pages, p. 211-217, Cezanne p. 216 :

« On le voit bien aux Indépendants. Les toiles à sujets anecdotiques ou littéraires y sont rares : mais les recherches théoriques et techniques y abondent : l’effort de peinture pure y est considérable et remarquablement varié. Est-ce à dire que les résultats soient meilleurs ? Il ne suffît pas de vouloir n’être que peintre pour l’être supérieurement. L’exemple d’un Cezanne ou d’un Vuillard n’infirme pas notre opinion. Car s’il est vrai qu’ils ne tirent que des ressources mêmes de leur art les moyens par quoi ils nous émeuvent, il faut noter quel est l’apport de leur sensibilité d’hommes ; avec quelle passion ils s’efforcent de chercher aux spectacles de la nature des équivalents exquis ou somptueux ; avec quelle ferveur ils s’attachent à ne rendre de la nature que l’admirable reflet qu’ils en trouvent en eux-mêmes. »

25 juin

Nouveaux achats du prince de Wagram à Vollard : cinq Cezanne.

Lettre de Vollard au prince de Wagram, 2 août 1906 ; archives Vollard, MS 421 (4,1) 97, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux.

Juillet [20 ?]

L’été est torride. Cezanne travaille sur le motif dès l’aube. Sa femme et son fils sont à Paris.

« Vendredi Juillet 1906,

Mon cher Paul,

Ce matin, ma tête se trouvant assez dégagée, je réponds à tes deux lettres, dont j’ai toujours le plus grand plaisir.

Quatre heures et demie du matin à huit heures la température sera insupportable, je continue mes études, il faudrait être jeune, et en faire beaucoup, l’atmosphère est quelquefois poussiéreuse et d’un ton lamentable. — Ce n’est beau qu’à certains moments. ―

Je te remercie des nouvelles que tu me donnes, je poursuis mon bonhomme de chemin.

Bonjour à maman et à toutes les personnes qui se souviennent encore de moi. Bonjour à madame Pissarro, — comme tout est déjà lointain et pourtant si rapproché. —

Ton père, qui vous embrasse tous les deux

Paul Cezanne

Je n’ai pas encore vu ta tante, je lui ai envoyé ta première lettre.

Sais-tu où est la petite esquisse des Baigneurs ? »

Lettre de Cezanne à son fils Paul, datée « Vendredi Juillet 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 71.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 316, lettre datée du 20 juillet 1906.

15 juillet

Entretien de Borély avec Cezanne évoqué dans la Revue du Midi :

— « Je n’ai pas connu Baudelaire, mais j’ai connu Manet. Quant au vieux Pissar[r]o, ce fut un père pour moi. C’était un homme à consulter et quelque chose comme le bon Dieu. »

— « Il était juif. »

— « Oui, il était juif. Faites-vous, surtout, une bonne éducation artistique. »

Jules Borély, « Cézanne à Aix », Revue du Midi, 15 juillet 1906, p. 437 ; Vers et prose, XXVII, 1911, p. 112 (un ? après « il était juif ») ; repris (avec quelques variantes) dans L’Art vivant, juillet 1926 : Conversations, p. 21.
La date de 1902 n’apparaît pas avant la publication de 1901. En 1906, Borely écrit simplement : « En juillet dernier », ce qui suppose la date de 1905. Celle de 1902 est à exclure, car Borély situe l’entretien dans l’atelier des Lauves, qui en juillet 1902 n’était pas encore terminé (v. la lettre de Cézanne datée du 1er sept. 1902).
Jules Borély (1874-1947) fut administrateur colonial, peintre et littérateur (Mon plaisir au Maroc, 1927 ; Le tombeau de Lyautey, 1937 ; Le Maroc au pinceau, 1950).

24 juillet

Dérangé par l’abbé Gustave Roux alors qu’il est en train de peindre, il explique à son fils qu’il renonce à lui rendre visite au collège catholique.

« Aix, 24 Juillet 1906,

Hier le Sale abbé Gustave Roux a pris une voiture et est venu me relancer chez Jourdan, c’est un poisseux. ― Je me suis engagé à l’aller voir au collège catholique. Je n’irai pas, tu as le temps de me faire une réponse et de me donner tes conseils. ―

Je t’embrasse toi et maman. Il fait très-chaud.

Ton vieux père,

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 24 Juillet 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 72.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 317.

Cezanne a peint le tableau Le Cabanon de Jourdan (FWN380-R947), qui passe pour être son dernier paysage, d’après le fils de l’artiste, et une aquarelle Le Cabanon de Jourdan (RW645). Le « cabanon », à la cheminée pointue, situé à environ cinq cents mètres de l’atelier des Lauves, a été démoli vers 1945. Rewald en a reproduit une photographie envoyée par Étienne Spire en 1983. Jourdan était un marchand d’Aix qui possédait une grande partie des propriétés de Beauregard, et a été conseiller municipal de la commune voisine de Saint-Marc.

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, volume I « The texts », New York, Harry N. Abrams, Inc. Publishers, 1996, notice 947, p. 555.
de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 324.

 

1939, Centenaire du peintre indépendant Paul Cezanne 1839-1906, dans 50e exposition. Société des artistes indépendants. Catalogue 1939, p. 1-14, 85 numéros, notice n° 6, p. 7.

« 6 LE CABANON DE JOURDAN, dernière toile du peintre, 1906
Appartient à M. Paul Cezanne, fils. »

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 154-156 :

« Cezanne ne pouvait plus sentir les curés depuis le jour où il avait connu un « crétin d’abbé », « un sale ensoutané », qui tenait les orgues à Saint-Sauveur et qui jouait faux. — « À cause de ce poisseux, disait-il, je ne peux plus entendre la messe, sa manière de jouer de l’orgue me faisant absolument mal !
Cependant, si Cezanne évitait de son mieux le prêtre à l’état d’unité, il trouvait que la religion avait du bon, que c’est un « élément de respectabilité », un « appui moral ». Aussi fréquentait-il les églises et allait-il à la messe le dimanche. Dès sa jeunesse, d’ailleurs, il avait montré des sentiments conservateurs. Un jour, son père avait dit, en plaisantant, à un ami : « Nous allons déjeuner un peu tard, aujourd’hui. Comme c’est dimanche, ces dames sont allées manger le bon Dieu. » Sur quoi, le fils, d’ordinaire si soumis, s’était hardiment élevé contre l’auteur de ses jours : « On voit bien, mon père, que vous lisez le Siècle, avec sa politique de marchands de vins ! » Mais s’il arrivait que, le dimanche, le ciel fût gris clair, le curé avait à se passer de lui.
A la messe même, le peintre ne cessait pas de rêver à sa peinture. Un jeune artiste avait fait le voyage d’Aix pour tâcher de le voir. C’était un dimanche. Comme le temps était mauvais, un ami, qui le guidait, l’avait conduit tout naturellement à Saint-Sauveur, au sortir de la grand’messe. Quand il lui eut désigné Cezanne, le jeune peintre se précipita vers lui. De se voir ainsi abordé, Cezanne montra l’effroi du dormeur réveillé brusquement ; et, de saisissement, il en laissa tomber son livre de messe. Mais quand l’autre lui eut dit qu’il était peintre : « Ah ! vous êtes de la partie ? » s’écria Cezanne, devenu très aimable. Et le saisissant, à brûle-pourpoint, par un bouton de la jaquette : « Écoutez un peu : tout, dans la nature, est sphérique et cylindrique ! » Tout à coup : « Regardez ! » dit Cezanne. Il montrait un rayon de soleil se reflétant dans un petit ruisseau qui coulait sur la place : « Comment voulez-vous rendre cela ? Il faut se méfier, je vous le dis, des impressionnistes !… Tout de même, ils voient juste ! »

25 juillet

Hortense Cezanne est souffrante. Cezanne conseille à son fils de bien la soigner et de chercher « le bien-être, la fraîcheur et des divertissements appropriés à la circonstance ». Lui-même souffre du diabète. Son jardinier, Vallier, le frictionne. Il suit un traitement « atroce ».

« Aix, 25 Juillet 1906.
Mon cher Paul.
Hier, j’ai reçu ta bonne lettre qui me donne de vos nouvelles, je ne puis que déplorer l’état dans lequel se trouve ta mère, donne lui le plus de soins possible, cherche le bien être, la fraîcheur et des divertissements appropriés à la circonstance. ― Hier, jeudi, je devais aller retrouver l’ensoutané Roux. Je n’y suis pas allé et il en sera ainsi, jusqu’à la fin, ce sera ce qu’il y a encore de mieux à faire. C’est un poisseux. ― À propos de Marthe, je suis allé voir ta tante Marie. ― C’est encore un séton [], à mon âge il convient de vivre isolé et de peindre. ―
Valier me frictionne, les reins vont un peu mieux, Madame Brémond, dit que le pied va mieux. ― Je suis le traitement de Boissy, il est atroce. Il fait très-chaud. ― Dés huit heures, le temps est insupportable. — Les deux toiles, dont tu m’as envoyé la photographie ne sont pas de moi. —
Je vous embrasse tous les deux [Paul et Hortense] de tout mon cœur,
ton vieux père,
Paul Cezanne
Donne le bonjour à monsieur et à madame le Goupil [Legoupil]. ― dont le bon souvenir me touche et qui sont si gentils pour ta pauvre mère.
P. Cez »
L’enveloppe de la lettre a été conservée, portant l’adresse :
« Monsieur
Paul Cezanne,
16, rue Duperré,
Paris (IX arrond.) »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 25 Juillet 1906 » ; fonds Vollard.
Cezanne in Berlin. 28 Werke aus den Staatlichen Museen und aus Privatbesitz, catalogue d’exposition, Berlin, Aussstellung der Nationalgalerie in der Sammlung Berggruen, 6 octobre 2000 – 14 janvier 2001, 91 pages, lettre et enveloppe reproduites p. 2.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 73.
Collection Berggruen, textes de Gary Tinterow, John Rewald, catalogue d’exposition, musée d’Art et d’Histoire, Genève, 16 juin – 30 octobre 1988, Fondation GenevArt, Electa, 1988, 272 pages p. 43.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 317-318.

 

de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 320 :

« (Ce Vallier a des filles. Il en avait amené une comme modèle, mais le vieux peintre soudain méfiant, croyant à des arrière-pensées impures afin de lui mettre le grappin dessus, a couru s’enfermer dans son atelier — du moins, c’est l’histoire qu’on raconte.) »

3 août

Il souffre d’une bronchite et décide d’abandonner l’homéopathie pour se faire soigner par le docteur Guillaumont.

Son fils s’occupe toujours de la promotion de ses œuvres : « Je suis heureux d’apprendre les bons rapports qui existent entre toi et les intermédiaires d’art avec le public, que je désire voir persister dans ces bonnes intentions à mon égard. »

Forain et Léon Dierx lui adressent leur bon souvenir. C’est l’occasion pour Cezanne d’évoquer les dîners chez Nina de Villard, 82, rue des Moines auxquels il assistait en 1877.

« Aix, 3 Août 1906, Mon cher Paul, ―

J’ai reçu tes bonnes lettres de différentes dates assez rapprochées. Si je n’ai pas répondu tout de suite, l’accablante chaleur, qui règne en est la cause. Elle déprime considérablement le cerveau et m’empêche de réfléchir.

Je me lève matin, et ce n’est guère qu’entre cinq et huit heures, que je vis de ma vie propre. A cet heure là la chaleur devient stupéfiante, et exerce une telle dépression cérébrale que je pense même plus en peinture. J’ai été obligé d’appeler le Docteur Guillaumont m’étant pincé, et empoigné une bronchite, j’ai lâché l’homœopathie pour les sirops combinés de l’ancienne école. — J’ai pas mal toussé, je la mère Brémond m’a appliqué du coton iodé, — et j’en ai éprouvé un soulagemgement. Je regrette mon âge avancé, vu mes sensations colorantes. ― Je suis heureux que tu voies monsieur et madame Legoupil, qui sont sur terre, et doivent produire une détente sensible dans ton existence. Je suis heureux d’apprendre les bons rapports, qui existent entre toi et les intermédiaires d’art avec le public, que je désire voir persister dans ces bonnes intentions à mon égard. ―

Il est malheureux de ne pouvoir faire beaucoup de spécimens de mes idées et sensations, vivent les Goncourt, Pissarro, et tous ceux qui ont des propensions vers la couleur, représentative de lumière et d’air. —Je comprends qu’avec l’effrayante chaleur qui régne, maman et toi soyez fatigués ; Il est donc heureux encore pour vous, que vous ayez pu remonter à Paris assez à temps, pour vous trouver dans une atmosphère moins brûlante. Pour mon pied il ne va pas trop mal en ce moment. ― Je suis très-touché du bon souvenir, qu’ont bien voulu me garder Forain et Léon Dierx, dont la connaissance pour moi remonte assez loin. Pour Forain, en 75 au Louvre et pour Léon Dierx en 77 chez Nina De Villars [Villard], rue des Moines. —

J’ai du te raconter que lorsque je dînais rue des Moines, étaient présents autour de la table Paul Alexis, Franck Lami [Franc-Lamy], Marast [Jean Marras], Ernest d’Hervilly, [Villiers de] L’Isle Adam, et beaucoup de bien endentés, le regretté Cabaner. Hélas que de souvenirs, qui sont allés s’engouffrer dans l’abime des ans. —Je pense avoir répondu à peu près à ce que tu me demandes. — Maintenant je viens rappeler à ton souvenir, de vouloir bien songer aux pantoufles, celles que j’ai m’abandonnant à peu près entièrement. ―

Je vous embrasse toi et maman de tout mon coucr cœur,

ton vieux père,

Je suis très-touché du bon souvenir, qu’ont bien voulu me garder Forain et Léon Dierx, dont la connaissance pour moi remonte assez loin. Pour Forain, en 75 au Louvre et pour Léon Dierx en 77 chez Nina De Villars [Villard], rue des Moines. —

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 3 Août 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Austin, University of Texas, Harry Ransom Center.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 74-75.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 318-319.

12 août

Envahi de « sensations douloureuses » qui l’exaspèrent, Cezanne vit dans l’isolement. Il renonce à écouter la messe à la cathédrale Saint-Sauveur, car le nouvel abbé qui tient les orgues joue faux. Il devient critique à l’égard du catholicisme. Après avoir traité l’abbé Roux d’« ensoutané » et à deux reprises de « poisseux », il déclare : « Je crois que pour être catholique, il faut être privé de tout sentiment de justesse [à propos des orgues], mais avoir l’œil ouvert sur les intérêts. »

« Aix, 12 août 1906,

Mon cher Paul, ―

Il a fait des journées d’une chaleur odieuse ; aujourdhui, ce matin notamment, il a fait bon de cinq heures du matin, heure à laquelle je me suis levé jusqu’à environ huit heures. Les sensations douloureuses m’exaspèrent au point que je ne puis les surmonter, et qu’elles me font vivre en retrait, c’est ce qu’il y a de mieux pour moi. À St Sauveur, à l’ancien maître de chapelle Poncet a succédé un crétin d’abbé, qui tient les orgues et qui joue faux. De façon que je ne puis plus aller entendre la messe, sa manière de faire sa musique me faisant absolument mal. ―

Je crois que pour être catholique, il faut être privé de tout sentiment de justesse, mais avoir l’œil ouvert sur les intérêts. —

Il y a deux jours le sieur Rolland est venu me voir, il m’a fait parler sur la peinture. Il m’a offert de me poser une figure de baigneur au bord de l’Arc. Ça me sourirait bien un peu, mais je crains que le monsieur ne veuille mettre la main sur mon étude, j’ai presque envie cependant de tenter quelque chose avec lui. Je lui ai démoli Gasquet et son Mardrus, il m’a dit qu’il lirait les Mille et une Nuit traduction de Galand. Il a l’air de comprendre que les relations peuvent servir à nous faufiler, mais qu’à la longue le public s’apperçoit tout de même qu’on le fout dedans. Je souhaite que ces chaleurs passent le plus tôt possible et surtout que toi et ta mère vous n’en souffriez pas trop. ―

Tu dois avoir reçu la lettre de ta tante Marie. ―

Tu donneras à l’occasion le bonjour à tous nos amis de là-bas. Je n’ai plus eu de nouvelles d’Émile Bernard, je crains que les commandes ne sévissent pas sur lui. — Un bon bohème natif de Lyon est venu pour m’emprunter quelques sous, il m’avait l’air dans une pane affreuse.

Je t’embrasse toi et maman de tout mon cœur. ―

ton vieux père,

Paul Cezanne

La chaleur redevient stupéfiante. ― Je te recommande les pantoufles. »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 12 août 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 76-77.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 320-321.

L’édition des Mille et une nuits d’Antoine Galland date de 1704. Peut-être Cezanne évoque-t-il une réédition.

Les Mille et une nuits des familles. Contes arabes, traduit par Galland, illustré par MM. Français, H. Baron, Ed. Wattier, Laville, etc., Paris, Garnier Frères, libraires-éditeurs, 1887-1895, 2 volumes, 544 et 394 pages.

Le « bon bohème natif de Lyon » est probablement le poète Germain Nouveau (Pourrières, 31 juillet 1851 – Pourrières, 4 avril 1920), originaire du Var, à qui Cezanne, à la sortie de la messe, fait l’aumône.

Larguier Léo, Le Dimanche avec Paul Cezanne (souvenirs), Paris, L’Édition, 1925, 166 pages, p. 45.

 

Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, note n° 9 p. 321 :

« Il s’agissait peut-être du poète-vagabond Germain Nouveau (Humilis) qui quêtait devant le portail de la cathédrale d’Aix et auquel Cezanne est supposé avoir donné des aumônes généreuses. »

Août

Exposition au Kaiser Friedrich-Museum de Poznań (Pologne) d’œuvres d’artistes français modernes, dont Cezanne.

R. M., « Revue allemande », Supplément illustré de L’Art et les artistes, n° 18, septembre 1906, p. xxxi :

« L’ART FRANÇAIS EN ALLEMAGNE. — Exposition au Kaiser Friedrich-Museum de Posen, d’œuvres de Cezanne, Pissaro (les quatre saisonsavenue de l’Opéra), Monet (Tamisele phare du Havre). Sisley (LouveciennesSeine), Renoir (Fontenay), Courbet et van Gogh. Les amis du musée achètent et offrent au musée la plage de Pourville de Monet. »

John Rewald considèrent que Vue sur l’Estaque et le château d’If (FWN193-R531) a été exposé.

The Paintings of Paul Cezanne. Catalogue raisonné Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 531, p. 359.

14 août

« Aix, 14 Août, 1906,

Mon cher Paul, ―

Il est deux heures après-midi. Je suis dans ma chambre, reprise de la chaleur, elle est épouvantable. — J’attends quatre heures, la voiture viendra me prendre et me conduira à la rivière, au pont des trois Sautets. Là, il y a un peu plus de fraîcheur, hier j’y ai été très-bien. J’ai commencé une aquarelle dans le genre de celles que je faisais à Fontainebleau, elle me paraît plus harmonieuse, le tout tout est de mettre le plus de rapport possible.

— Je suis allé dans la soirée souhaiter sa fête à ta tante Marie, j’y ai trouvé Marthe, tu sais mieux que moi ce que je dois penser de la situation, c’est donc toujours à toi de diriger nos affaires. ― Le pied droit s’améliore. Mais que la chaleur est forte, l’odeur de l’atmosphère est comme nauséabond.

J’ai reçu les pantoufles, je les ai chaussées, elles me vont très-bien, c’est une réussite.

A la rivière un pauvre petit enfant, très éveillé, qui s’était approché de moi déguenillé m’a demandé, si j’étais riche, un autre plus âgé, lui a dit que ça ne se demandait pas. Quand j’ai eu repris la voiture pour m’en revenir en ville, il m’a suivi, arrivé sur le pont, je lui ai jeté deux sous, si tu avais vu, comme il m’a remercié. —

Mon cher Paul, je n’ai que de la peinture à faire, je t’embrasse de tout mon cœur, toi et maman, ton vieux père,

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 14 Août, 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 78-79.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 321-322.

Cezanne fait ici allusion à sa méthode de construction qu’il appelait modulation : une harmonisation discontinue obtenue par des rapports d’éléments juxtaposés ou superposés. Cf. Lebensztejn Jean-Claude, Études cézanniennes, Paris, Flammarion, 2006, p. 86-89, et les propos rapportés par Larguier et Bernard (Conversations avec Cezanne, p. 16-17 et 36) : « Il n’y a ni peinture claire ni peinture foncée, mais simplement des rapports de tons. Quand ceux-ci sont mis avec justesse, l’harmonie s’établit toute seule. Plus ils sont nombreux et variés, plus l’effet est grand et agréable à l’œil. »

[26 ?] août

« Aix, Dimanche Août 906

Mon cher Paul, ―

Quand j’oublie de t’écrire, c’est que je perds un peu la mémoire du temps. Il a fait terriblement [chaud] et d’un autre côté le système nerveux doit être fort débilité chez moi. Je vis un peu comme dans un rêve. La peinture est ce qui me vaut le mieux. Je suis très — énervé de l’aplomb qu’ont eu mes compatriotes de vouloir s’assimiler à moi en tant qu’artiste, et de vouloir mettre la main sur mes études. ― Il faut voir les saloperies qu’ils font. — Je vais tous les jours à la rivière en voiture. Il y fait assez bon mais mon état d’affaiblissement me nuit beaucoup. Hier j’ai rencontré l’ensoutané, Roux, il me répugne.

Je vais monter à l’atelier, je me suis levé tard, passé cinq heures. J’étudie toujours avec plaisir et cependant parfois, il fait une si sale lumière que la nature me paraît laide. Il faut donc choisir. Ma plume ne marche pas [mot transcrit « guère » par Lebensztejn]. Je vous embrasse tous les deux de tout mon cœur et me rappelle au bon souvenir de tous les amis qui pensent encore à moi, à travers le temps et l’espace.

Je vous embrasse toi et maman. Bonjour à monsieur et madame Legoupil, ton vieux père

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, Dimanche Août 906 » ; fonds Vollard, reproduction sur le site photo.rmn.fr.
Vente Paris, Drouot Rive gauche, 28 février 1979, n° 222, reproduction en fac-similé des pages 1 et 4.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 80-81.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 322, lettre datée par Rewald du 26 août 1906.

Cette lettre, comme celles du 12 août et du 8 septembre, écorne quelque peu l’image du vieux Cezanne catholique et réactionnaire.

2 septembre

Cezanne écrit à son fils :

« Aix, 2 Septembre.

Mon cher Paul,

Il est près de quatre heures, Il ne fait pas d’air. Le temps est toujours étouffé, j’attends le moment où la voiture me conduira à la rivière. J’y passe quelques heures agréables. Il y a de grands arbres, Ils forment une la voûte audessus de l’eau. Je vais au lieu dit le gour de Martelly, c’est sur le petit chemin des Milles, qui conduit à Montbriant. Il vient vers le soir des vaches, qu’on mène paître. Il y a de quoi étudier et de faire des tableaux en masse. ― Il est venu aussi des moutons boire, mais ça disparait un peu rapidement. Des ouvriers peintres se sont approchés de moi, et m’ont dit qu’ils feraient volontiers de la peinture dans le même genre, mais qu’à l’école de dessin, on ne leur enseigne pas, j’ai dit que Pontier était un sale mufle, on dirait qu’ils y croient approuvait. Tu vois bien qu’il n’y a rien de bien nouveau. Il continue à faire chaud, Il ne pleut pas, et il ne semble pas devoir pleuvoir de longtemps. ― Je ne sais trop quoi te dire sauf qu’il y a quatre ou cinq jours j’ai rencontré Demolins, et qu’il m’a paru joliment factice. Nos appréciations doivent tenir beaucoup à notre état d’âme. —

Je t’embrasse toi et maman, de tout mon cœur,

ton père,

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 2 Septembre » ; fonds Vollard ; Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 82-83 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 323.

Le sculpteur Auguste Henri Pontier (Aix, 19 juillet 1842 – Aix, 31 mai 1926), directeur de l’école de dessin et conservateur du musée d’Aix de 1892 jusqu’en 1925, refusa obstinément d’y admettre quoi que ce soit de Cezanne.

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 114-116 :

« Dans cet état terrible, cette sorte d’hallucination morale où il tombait après une trop forte tension d’esprit, une trop longue séance de recherche obstinée, il s’en allait parfois, rasant les murs, sans rien voir de la rue, dans son vêtement de travail encroûté de couleurs, les poches en loques, tous les boutons partis, il s’en allait, prêtant à quelque être vaguement rencontré, et qui l’avait peut-être salué, des motifs prodigieux de le persécuter. On le suivait, on l’espionnait, croyait-il. Il hâtait le pas, heurtait les passants, s’enfuyait. Les enfants criaient à la chienlit. Il arrivait à son atelier des Lauves, fermait portes et fenêtres, se barricadait et les poings crispés, devant quelque toile crevée parfois dans un accès de désespoir ou de rage, il se demandait ce qu’il avait pu faire aux êtres et aux choses pour être entouré ainsi d’une si unanime hostilité, lui qui aimait tout, qui ne voulait que le bien du monde et ne cherchait en toute apparence que le rayonnement d’une universelle bonté. Il dramatisait tout. Rien de banal ne pouvait lui demeurer dans l’âme sans qu’il le mouvementât jusqu’au tragique…
On fut, il faut l’avouer, particulièrement ignoble avec lui. Une coterie, à Aix, sans qu’on puisse en expliquer la cause, le haïssait à mort. Le mot n’est pas excessif. Un de ces lourdauds, un jour, ricana assez haut pour que je l’entende, comme Cezanne passait : « ― Au mur !… On fusille des peintres pareils. » C’était un photographe qui avait des prétentions à la sculpture et très écouté dans son petit monde. Un clérical soutenait que l’affaire Dreyfus était très explicable, puisque le gouvernement laissait circuler de tels énergumènes et tolérait qu’à Paris on exposât de telles infamies, tandis qu’un autre, radical notoire, expliquait à sa façon l’engouement de la capitale pour l’ami de Zola. Celui-là avait vu, de ses yeux vu, le tableau au Salon qui avait fait la réputation tapageuse de Cezanne et de l’impressionnisme : un homme en ballon qui se soulageait en plein azur et, « il faut être juste, avouait ce connaisseur, l’excrément était, tombant dans le ciel, un morceau de peinture admirable, mais il n’y avait vraiment que ça. Le reste n’était pas même dessiné, une peinture d’enfant ». C’est à moi que, devant une tablée ricanante, ce convaincu commentait ainsi la gloire de Cezanne ; si je ne revoyais le rire épais, le triomphe ébahi des autres, je n’en croirais pas encore mes oreilles.
« Nous en ferions tous autant », d’ailleurs, c’était, c’est encore la rumeur unanime. »

8 septembre

Lettre de Cezanne à son fils :

« Aix, 8 Septembre 1906.

Mon cher Paul, —

Aujourd’hui (il est près de onze heures) reprise impressionante de la chaleur. L’air est surchauffé, pas un brin d’air. Cette température ne doit être favorable qu’à la dilatation des métaux, favoriser les débits de boisson, remplir de joie les marchands de bière, industrie qui semble prendre des proportions respectables dans Aix, et les prétentions des intellectuels de mon pays, tas d’enculés, de crétins et de drôles. — Les exceptions, il peut s’en trouver ne se font pas connaître. La modestie s’ignore toujours soi-même. — Enfin je te dirai que je deviens comme peintre plus lucide devant la nature, mais que chez moi, la réalisation de mes sensations est toujours très-pénible. Je ne puis arriver à l’intensité qui se développe à mes sens, je n’ai pas cette magnifique richesse de coloration qui anime la nature. Ici au bord de la rivière les motifs se multiplient, le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, aussi et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. —

Mon cher Paul, pour conclure je te dirai que j’ai la plus extrême confiance, dans tes sensations, qui impriment à ta raison l’orientation nécessaire à la direction de nos intérêts, c’est te dire que j’ai la plus grande confiance dans la direction que tu donnes à nos affaires. —

J’apprends avec une satisfaction toute patriotique que le vénérable pre homme d’état, qui préside aux destinées politiques de la France [Armand Fallières] doit venir dans un temps déterminer honorer notre pays de sa visite, qui fera très saillir d’aise nos populations méridionales. Jo [Joachim Gasquet] où seras-tu sur terre et dans le cours de la vie est ce le factice et le convenu, qui réussisse le plus sûrem surement, ou bien est-ce une série de coïncidences heureuses, qui font aboutir nos efforts ? —

ton père, qui vous embrasse toi et maman,

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 8 Septembre 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Austin, University of Texas, Harry Ransom Center.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 84-85.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 324-325.

« Jo » (Joachim Gasquet) était royaliste et régionaliste, d’où l’allusion à la visite d’Armand Fallières, président de la République depuis janvier 1906. Cezanne paraît faire sarcastiquement allusion au passage de l’essai sur « Le sang provençal », publié dans Les Mois dorés en mars-avril 1898, où Gasquet décrit avec lyrisme les joueurs de cartes et les portraits de paysans qu’il avait vus au Jas de Bouffan, « au teint nourri de soleil, aux puissantes épaules, aux mains sacrées par les plus lourds labeurs » : « C’est d’eux pourtant que j’ai appris à connaître tout à fait ma race. J’ai reçu d’eux une belle leçon. Ils m’ont donné l’horreur de l’artificiel et du convenu. […] De ces toiles surgit l’âme de la Provence contemporaine » (p. 379-380). Le 22 juin, de Paris, Cezanne remerciait chaleureusement l’auteur (tout en débinant Geffroy) ; mais il est clair qu’à la réflexion, la conception du littérateur aixois, faisant de Cezanne le chantre de la race provençale, ne pouvait le satisfaire. Voir plus haut la lettre du 26 août : « Je suis très énervé de l’aplomb qu’ont eu mes compatriotes de vouloir s’assimiler à moi en tant qu’artiste, et de vouloir mettre la main sur mes études. »

Gasquet Joachim, « Le sang provençal », Les Mois dorés, mars-avril 1898 ; cité par Rewald John, Cezanne, Geffroy et Gasquet, suivi de Souvenirs sur Cezanne, de Louis Aurenche et de lettres inédites, Quatre Chemins-Éditart, Paris, 1960, 75 pages, p. 34-35 :

« L’idée de la Provence dort sous les oliviers, les campagnes robustes l’enserrent, les pins l’embaument, le soleil l’exalte… Mais un jour, cette idée que toutes ces terres rouges, ces rochers, ces pins lumineux, ces plaines et ces monts recèlent, en mille endroits, éparpillée, confuse, un jour, je l’ai vue, en contemplant les toiles de Cezanne, jaillir soudain en sa forte synthèse, en sa splendeur unique, à la fois campagnarde et mystique, car elle règne en une réalité magnifique dans toute l’œuvre de ce peintre épris de la clarté. Cette âme provençale que M. de Ribbe, en ses veilles d’historien, évoqua pour nous, loin de nos villes muettes, cette foi qu’il nous donna par de patriotiques exemples, Paul Cezanne, en nous initiant à ses contemplations, nous l’apporta aussi, il nous la révéla par cette sorte de sainteté lumineuse dont il imprègne ses paysages. L’attitude tourmentée ou pensive de ses roches, le rouge sang qu’il fait couler en tumulte sous la terre déchirée, la gravité des horizons, les flammes de la mer, les rêveries de l’eau, la douceur, la chasteté des lignes qui s’enlacent dans ses tableaux avec une austère tendresse, les moissons que le soleil brûle, la rivière que les enfants vont quitter, l’air enfin, l’air qui se souvient, l’air qui pense, qui sait, qui veut […] toutes ces nobles formes évoquées mettent en nous quelque chose de religieux, nous indiquent que des paroles vont jaillir, comme aux temps bibliques, des arbres et des pierres, tout attend un sauveur, le monde veut un maître, l’âme de la Provence veut descendre en quelqu’un.
Il y a dans l’atelier du Jas de Bouffan quelques toiles où se reposent de leurs travaux de robustes paysans, au teint nourri de soleil, aux puissantes épaules, aux mains sacrées par les plus lourds labeurs. Un surtout, dans sa blouse bleue, décorée de son foulard rouge, les bras ballants, est admirable dans sa rudesse comme la pensée d’un coin de terre qui se serait soudain incarnée dans cette chair grossière et magnifique, cuite par le soleil et fouettée par le vent. D’autres, dans une salle de ferme, jouent aux cartes, en fumant. D’autres sont nus. Tous sont sains, équilibrés, on les sent d’esprit juste, ils sont tranquilles, ils n’ont d’autres soucis que d’aimer la terre et de la féconder. […] C’est d’eux… que j’ai appris à connaître tout à fait ma race. J’ai reçu d’eux une belle leçon. […] Une montagne est un être de force et de joie qui soutient nos conceptions défaillantes. […] Voilà ce que l’œuvre de ce grand maître m’enseigna. […] De ces toiles surgit l’âme de la Provence contemporaine, en ce qu’elle a de beau encore, de robuste et de sain. Ces paysans, ces rochers, ces arbres valent mieux que les hommes sans tristesse et sans joie de nos villes. Certains de ces paysages, pourtant lumineux, demeurent tristes ; c’est qu’ils semblent comprendre que plus personne digne d’eux ne vient les visiter. Ils sont morts, les hommes à qui ils correspondent. […]
La rustique et noble peinture de Paul Cezanne déroule devant notre imagination les mêmes enseignements que M. de Ribbe adresse à notre raison. Ces deux hommes se complètent parfaitement l’un l’autre. Ils nous disent ce qu’ils savent, tantôt avec fougue, tantôt avec bonhommie. Tous deux, par. la copie constante des êtres de leur race, avec des faits, expérimentalement, ont presque réalisé, dans leur domaine propre, une chose aussi magnifique et sincère que ce que réalisa, dans l’épopée, le lyrisme et le drame, l’auteur du Rhône et de Calendal. »

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 16 :

« Toute sa vie, il garda la hantise de ces jours heureux, de ces robustes échappées en plein peuple et en pleine nature. Constamment il revint à l’étude des paysans, des rustres à foulard rouge, au bleu massif des blouses, à l’éclat gouailleur du vin noir dans les verres. Le vin, le pain, dans ses natures portes, s’endimanchent souvent, sur la nappe biblique, de ces reflets d’églogue. Les sujets bucoliques le passionnaient. Sur ses albums, vingt fois, je le vis copier le faucheur, le semeur de Millet.
Un des projets qui le possédèrent le plus longtemps et qu’il réalisa, après tant d’ébauches et d’études multipliées, ce fut, dans une ferme du Jas, sous le manteau de la cheminée commune, d’asseoir autour d’une bouteille, sur des chaises campagnardes, quelques frustes joueurs de cartes qu’une fillette ― était-ce sa jeunesse en robe claire ? ― servait et contemplait. C’est une de ses plus belles toiles, celle où il a serré de plus près cette « formule » qui le fuyait 1. Toute l’humble gloire du Jas, toute l’âme virgilienne du peintre y dialoguent à jamais.
1 Qu’est-elle devenue ? Les Joueurs de cartes du Louvre, ceux de la collection Pellerin et ceux de la collection Bernheim-Jeune n’en étaient que la préparation. La dernière fois que je l’ai vue, c’était au Jas. Elle mesurait trois mètres et contenait cinq personnages presque grandeur nature. »

29 (?) septembre

Johanna Cohen Gosschalk, veuve de Theo van Gogh, écrit à Émile Bernard, depuis Laren où elle habite, pour donner à Émile Bernard l’autorisation d’illustrer un livre (inconnu) par des reproductions d’œuvres de Van Gogh, à partir de photographies de vingt-cinq dessins que possède la Wereldbibliotheek (maison d’édition d’Amsterdam), auxquelles s’ajoutent d’autres que possède déjà Bernard. Elle est épuisée par le travail que lui cause l’organisation d’expositions de Van Gogh. Elle est sollicitée pour d’autres expositions en novembre.

Cette lettre, sur une page recto verso, connue par un microfilm provenant du fonds Vollard conservé au musée d’Orsay, a d’abord été attribuée à Hortense Cezanne, du fait que sa signature, peu lisible, a été lue M. H. C. (interprétée comme étant les initiales de madame Hortense Cezanne). Il a même été supposé qu’elle daterait de 1905.

Cahn Isabelle, « Chronologie », Cezanne, catalogue d’exposition, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 25 septembre 1995 – 7 janvier 1996, Londres, Tate Gallery, 8 février – 28 avril 1996, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 26 mai – 18 août 1996, Paris, Réunion des musées nationaux, 1996, 226 numéros, 599 pages, lettre attribuée à Mme Hortense Cezanne, mentionnée à la date du 10 septembre 1905, p. 566.

Certains auteurs se sont appuyé sur cette erreur d’interprétation pour prétendre qu’Hortense Cezanne s’occupait des affaires artistiques de son mari et que tous deux se seraient rendu aux Pays-Bas en 1905.

Microfilm de lettre signée « J. C. G. » [Johanna Cohen Gosschalk] à Bernard, datée « Laren le 29 [?] sept. » [1906] ; Paris, musée d’Orsay, archives Vollard.
Danchev Alex (édité et traduit par), The Letters of Paul Cezanne, Londres, Thames & Hudson, 2013, 392 pages, lettre 254, attribuée à Hortense Cezanne et datée par l’auteur 10 septembre 1905, traduite en anglais p. 354.
Duverget Chantal, « Hortense Fiquet, l’épouse franc-comtoise de Paul Cezanne », Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, n°56-2014, 2015, p. 279-322, p. 310-314, lettre reproduite recto et verso et datée par l’auteur 10 septembre 1905.

En réalité, la lettre n’a rien à voir avec Cezanne. Elle a été écrite par Johanna Cohen Gosschalk en septembre 1906, depuis Laren (l’année n’est pas mentionnée et le jour (29 ?) est peu lisible). Elle est signée « J. C. G. ». Johanna demande même à Bernard : « est-ce que Vincent a pu causer avec vous ? », soit Vincent Willem van Gogh, le fils de Johanna et Theo van Gogh, âgé de seize ans, lors du premier séjour de Bernard aux Pays-Bas au cours de l’été 1906. Il était de retour à Tonnerre au moins le 15 août.

Date du séjour de Bernard aux Pays-Bas, Wildenstein Institute, Leeman Fred, Émile Bernard (1868-1941), Paris, Wildenstein Institute, Citadelles & Mazenod, 2013.

 

François Chédeville, Raymond Hurtu, Madame Paul Cezanne, 2016, à sur le site, Annexe VII.

Août-septembre

Cezanne travaille chaque jour en fin d’après-midi au bord de l’Arc, au pont des Trois-Sautets, et au lieu dit Le Gour de Martelly où il observe les animaux, vaches et moutons, qui boivent le soir à la rivière. Il peint aussi des paysages : « Le même sujet vu sous un angle différent offre un sujet d’étude du plus puissant intérêt, et si varié que je crois que je pourrais m’occuper pendant des mois sans changer de place en m’inclinant tantôt plus à droite, tantôt plus à gauche. » Il entrepose son matériel chez un certain Bossy.

Lettres de Cezanne à son fils, 14 août, 2, 8 et 26 septembre 1906, Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 321, 323-324, 329.

13 septembre

Cezanne remarque à propos de Baudelaire critique d’art : « Un qui est fort, c’est Baudelaire, son Art romantique est épatant, et il ne se trompe pas [sur] les artistes qu’il apprécie. » Cezanne lit en particulier ce que le poète a écrit sur Delacroix.

« Aix, 8 13 [13 ajouté d’une autre main] Septembre 1906.

Mon cher Paul.

Je t’adresse une lettre que je viens de recevoir d’Emilio Bernardinos [Émile Bernard], esthète des plus distingués que je regrette de ne pas avoir sous ma coupe pour l’y lui suggérer l’idée si saine, si réconfortante et seule juste d’un développement d’art au conctat de la Nature. Je ne puis guère lire sa lettre, je la crois juste néanmoins, mais le brave homme tourne absolument le dos à ce qu’il développe en dans ses écrits, il ne fait en dessin que des vieilleries, qui se ressentent de ses rêves d’art suggérés non par l’émotion de la nature, mais par ce qu’il a pu voir dans les musées, mais et plus encore par un esprit philosophique, qui lui vient de la connaissance trop grande qu’il a des maîtres qu’il admire. Tu me diras si je me trompe. — D’autre part, je ne puis que regretter l’accident fâcheux qui lui est survenu. Je ne puis, tu le comprends aller cette année à Paris. ― Je t’ai écrit que je vais tous les jours en voiture au bord de la rivière. ― J’ai dû par suite de fatigue et de constipation, renoncer à monter à l’atelier. J’ai fait ce matin une petite promenade à pied, je suis rentré vers 10 ou onze heures, j’ai déjeuné, et à 3 heures et demi je suis parti, comme je te le dis plus haut par les bords de l’Arc. ―

Mes recherches m’intéressent beaucoup. Peut-être eussé-je fait de Bernard un adepte convaincu. Il faut évidemment à ressentir par soi-même et s’exprimer assez. Mais je rabache toujours la même chose. Mais ma vie ainsi arrangée me permet de m’isoler de la basse province. ―

Je vous embrasse toi et ta mère de tout mon cœur

Ton vieux père

Paul Cezanne

Un qui est fort, c’est Baudelaire, Son art romantique est épatant, et il ne se trompe sur les artistes qu’il apprécie. ―

Si tu veux faire une réponse à sa lettre [lettre d’Émile Bernard], tu me la feras parvenir et je la transcrirai. ― N’égare pas la lettre susdite. ― »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 13 Septembre 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Austin, University of Texas, Harry Ransom Center.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 86-87.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 325-326.

21 septembre

Il adresse une dernière lettre à Émile Bernard.
Il poursuit son travail et ses recherches, s’étant juré de mourir en peignant. Noter les formules « entêté macrobite » et le fait qu’il réponde à côté, déjà présents dans la lettre de février-mars 1905

« Aix, 21 septembre 1906.

Mon cher Bernard,

Je me trouve en un tel état de troubles cérébraux, dans un trouble si grand, que j’ai craint à un moment que ma frêle raison y passât. Après les terribles chaleurs que nous venons de subir, une température plus clémente a ramené dans nos esprits un peu de calme, et ce n’était pas trop tôt, maintenant il me semble que je vois mieux et que je pense plus juste dans l’orientation de mes études. Arriverai-je au but tant cherché, et si longtemps poursuivi. ―

Je le souhaite, mais tant qu’il n’est pas atteint, un vague état de malaise subsiste, qui ne pourra disparaître qu’après avoir que j’aurai atteint le port, soit avoir réalisé quelque chose se développant mieux que par le passé, et par là-même devenant probant de théories, qui, elles sont toujours faciles, il n’y a que la preuve à faire de ce qu’on pense, qui ― présente de sérieux obstacles. Je continue donc mes études, ― Mais je viens de relire votre lettre, et je vois que je réponds toujours à côté. Vous voudrez bien m’en excuser, c’est c’est, je vous l’ai dit, cette cette constante préoccupation du but à atteindre, qui en est la cause. ―

J’étudie toujours sur nature, et il me semble que je fais de lents progrès. Je vous aurais voulu auprès de moi, car la solitude pèse toujours un peu. Mais je suis vieux, malade, et je me suis juré de mourir en peignant, plutôt que de sombrer dans le gatisme avilissant, qui menace les vieillards, qui se laissent dominer par des passions abrutissantes pour leurs sens. ― Si j’ai le plaisir de me retrouver un jour avec vous, nous pourrons mieux de vive voix nous expliquer. Vous m’excuserez de revenir sans cesse au même point ; mais je crois au développement logique de ce que nous voyons et ressentons par l’étude sur nature, quitte à me préoccuper des procédés ensuite. Les procédés n’étant pour nous que de simples moyens pour arriver à faire sentir au public ce que nous ressentons nous même et à nous faire agréer. Les grands que nous admirons ne doivent avoir fait que ça.

Un bon souvenir de l’entêté macrobite qui vous serre cordialement la main.

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à Émile Bernard, datée « Aix, 21 septembre 1906 », Londres, The Courtauld Gallery.
House John, « Cezanne’s Letters to Émile Bernard », catalogue d’exposition The Courtauld Cézannes ; The Courtauld Gallery, Londres, The Courtauld Gallery, 26 juin – 5 octobre 2008, Londres, The Courtauld Gallery en association avec Paul Holberton Publishing, 2008, p. 164-165, reproduit sauf la dernière phrase et la signature.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 326-327 .
Dernière page de la lettre reproduite en fac-similé par Fritz Erpel (sélection par), Paul Cezanne, Ein Traum von Kunst. Der Maler in seinen Briefen, Berlin, Athenäum, 1986, 276 pages.

Une autre lettre de Cezanne à Émile Bernard existe, sans date, dont on ne connait que la dernière page recto verso. À nouveau il se qualifie de « macrobite entêté ».

« Veuillez présenter tous mes Respects à madame Bernard et aux enfants un bon souvenir de l’entêté macrobite, qui vous serre cordialement la main. —

D’ailleurs, je me rends parfaitement compte de votre lettre, bien que je réponde un peu à côté.

Bien à vous,

Paul Cezanne

en janvier, j’avais reçu votre carte, mais j’avais renvoyé la mienne 2 rue Cortot au lieu de 12 »

Lettre de Cezanne à Émile Bernard, non datée ; vente Doyle, New York, 5 novembre 2012, lot n° 450, reproduction de deux pages sur le site http ://www.doylenewyork.com/asp/fullcatalogue.asp?salelot=12BP02+++450+&refno=++896564&image=2#.

21 septembre

Premier achat par Gaston et Josse Bernheim-Jeune d’une toile de Cezanne, Le Petit Fumeur, à Vollard.

Archives Bernheim-Jeune, Paris, livre de stock n° 15.116.

22 septembre

Cezanne souffre toujours de troubles cérébraux et se repose sur son fils pour ses affaires.

« Aix, 22 septembre 1906,

Mon cher Paul ―

J’ai répondu une longue lettre à Émile Bernard, la lettre qui se ressent de mes préocupations, je le lui ai dit, mais comme je vois un peu plus que lui, et comme la façon de lui faire part de mes réflexions ne peut le froisser en rien, bien que je n’aie pas le même tempéremment ni sa façon de ressentir, enfin et je finis par croire qu’on ne sert en rien aux autres. On peut, il est vrai avec Bernard développer des théories indéfiniment, car il a un tempéremment de raisonneur. Je vais au paysage tous les jours, les motifs sont beaux et je passe ainsi mes jours plus agréablement qu’autre part.

Je vous embrasse toi et maman de tout mon cœur, votre père dévoué,

Paul Cezanne

Mon cher Paul, je t’ai déjà dit que je me trouve sous le coup de troubles cérébraux, ma lettre s’en ressent, d’ailleurs je vois assez en noir, je me sens donc de plus en plus obligé de me reposer sur toi, et de trouver en toi mon orient.

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 22 septembre 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 88.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 327-328.

25 septembre

Camoin, qui séjourne quelques jours à Aix, lui rend visite et lui montre son travail. Cezanne critique la peinture d’Émile Bernard, trop intellectuelle et influencée par les souvenirs de musées.

Lettre de Cezanne à son fils, 26 septembre 1906 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 328.

26 septembre

Cezanne vient d’apprendre que huit de ses toiles figureront au salon d’Automne, écrit-il à son fils. En réalité, il y en aura dix.

« Aix, 26 Septembre 1906,

Mon cher Paul ―

J’ai reçu un pli du Salon d’Automne, signé Lapigie, sans doute un des grands organisateurs et [non lu] de l’exposition, j’y apprends que j’ai huit toiles y figurant. J’ai revu hier le vaillant Marseillais Carlos Camoin, qui est venu me montrer un ballot de toiles, et me demander mon appréciation, ce qu’il fait est bien, il progresserait plus tôt, il vient passer quelques jours à Aix et va travailler sur le petit chemin du Tholonet. Il m’a montré une photographie d’après une figure de l’infortuné Émile Bernard, nous sommes d’accord sur ce point que c’est un intellectuel, congestioné par les souvenirs des musées, mais qui ne voit pas assez sur nature, et c’est le grand point, que de sortir de l’école et de toutes les écoles. — Pissarro ne se trompait donc pas ; Il allait un peu loin cependant, lorsqu’il disait qu’il fallait brûler les nécropoles de l’art. — Décidément on ferait une curieuse ménagerie avec tous les professionels de l’art et leurs congénères. ― Le Secrétaire général est-il l’artiste lui-même. Dans ce cas, vu sa situation, il serait l’égal au Salon d’Automne bien entendu d’un membre de l’Institut. C’est donc une maison qui se lève orgueilleusement, sinon victorieusement en face de la baraque du quai Conti, dont la bibliothèque eut pour fondateur, celui que Ste Beuve qualifie de Rusé Italien, Je vais toujours sur nature, au bord de l’Arc, remisant mon bagage, chez un nommé Bossy, qui m’a offert l’hospitalité pour mon bagage. Je t’embrasse toi et maman de tout mon cœur, ton père, Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 26 Septembre 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Austin, University of Texas, Harry Ransom Center.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 89-90.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 328-329.

28 septembre

Cezanne se défie toujours du monde qui l’entoure.

« Aix, 28 septembre 1906 [1906 peut-être d’une autre main]

Mon cher Paul,

Je viens te prier de me faire envoyer des pastilles reconstituantes n° 1, je n’en ai plus que deux ou trois rangées dans une dernière boite. Je t’ai fait part que j’ai dû renvoyer à Vignol, trois tubes sur cinq de laque fine, les deux autres, je les ai égarés en les transportant de l’atelier rue Boulegon ou au paysage. Je ne crois pas le bonhomme de force à conduire sa maison. Le temps est épatant, le paysage superbe. Carlos Camoin est ici, il vient me voir de temps en temps. — Je lis de Beaudelaire les appréciations qu’il a écrites sur l’œuvre de Delacroix. Quant à moi, je dois rester seul, la roublardise des gens est telle que jamais je ne pourrai m’en sortir, c’est le vol, la suffisance, l’infatuation, le viol, la main mise sur votre production, et pourtant la nature est très-belle. Je vois toujours Valier, mais je suis si lent dans ma réalisation que j’en suis très-triste. Il n’y a que toi qui puisses me consoler dans ma triste situation. — Je me recommande donc à toi. Je t’embrasse toi et maman de tout mon cœur. ―

Ton vieux père

Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 28 septembre 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 91.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 329-330.

6 octobre – 15 novembre

Dix tableaux de Cezanne sont exposés au quatrième Salon d’automne, au Grand Palais, dont sept appartiennent à Vollard, les trois autres à Hessel.

« CÉZANNE (Paul), né à Aix (Bouches-du-Rhône). Français. — Chez M. Vollard,16, rue Laffitte. S.

  1. Maison en Provence, p.
  2. Les Pins dans les Rochers, p.
  3. Assiette de Pommes, Pot vert et sucrier (nature morte), p. [FWN807-R635]
  4. Le Buffet, (nature morte), p. [FWN746-R338]
  5. Paysage, p.
  6. Le jeune homme au foulard blanc, p. [FWN448-R421]
  7. Maison dans les arbres, p.

(Appartiennent à M. Vollard.)

  1. Marine, p.
  2. Portrait de femme, p. [FWN442-R323]
  3. Le Chemin tournant, p. [FWN160-R486]

(Appartiennent à M. Hessel.) »

Société du Salon d’automne. Catalogue des ouvrages de peinture, dessin, sculpture, gravure, architecture et art décoratif exposés au Grand Palais des Champs-Elysées, du 6 octobre 1905 au 15 novembre 1906, Paris, Compagnie française des papiers-monnaie, 225 pages, œuvres de Cezanne nos 317-326, p. 53-54.

Identifications d’après les descriptions de Louis Vauxcelles.

« Le Chemin tournant », FWN160-R486, apparaît accroché au mur sur un portrait peint de Jos. Hessel signé et daté « E. Vuillard 1905 ».

Feilchenfeldt et Warman émettent l’hypothèse de FWN227-R573 pour le n° 317.

Feilchenfeldt Walter, Warman Jayne et Nash David, The Paintings of Paul Cezanne. An online catalogue raisonnéhttp ://www.cezannecatalogue.com/exhibitions/.

Revue de presse :

Vauxcelles Louis, « La vie artistique. La crise de l’art actuel », Gil Blas, 27e année, n° 9824, mercredi 12 septembre 1906, p. 2 :

« Enfin, le tumultueux chapitre qui s’intitule fort peu gentiment la Crise de la laideur en peinture. J’avais déjà lu cet article quand il parut dans une revue ; il déchaîna bien des colères. Mauclair y attaque les peintres du Salon d’Automne et des Indépendants, et malmène les critiques. Il abomine Cezanne (notons, en passant, que Mirbeau aime Cezanne et que Mauclair n’aime pas Mirbeau), il dénie aux jeunes le droit de concilier le culte de Ingres et celui de Cezanne (pourquoi Charles Guérin serait-il donc moins sincère que Maurice Denis à qui Mauclair permet de juxtaposer dans ses affections la discipline romaine et Manguin ?) »

 

Memer, « Zola et les artistes », L’Aurore, littéraire, artistique, sociale, 6e année, n° 1809, jeudi 2 octobre 1902, p. 1 :

« Zola et les Artistes
[…] Mais je ne veux, aujourd’hui, me souvenir que de ce soir d’hiver où Zola me reçut chez lui ; je l’avais prié de me fournir quelques documents sur les théories des peintres impressionnistes avec lesquels il avait été en relations très étroites. Il me fit introduire dans son merveilleux cabinet de travail, orné d’œuvres d’art de toute époque, de tout style, de toutes tendances, dont les portes étaient recouvertes de chasubles anciennes, et les panneaux de toiles de Manet et de Cezanne : et bientôt après, suivi du petit chien qui vient d’échapper à la mort, il entra en veston de chambre serré à la taille, les épaules couvertes d’une pèlerine et d’un capuchon de moine. Son accueil fut poli, simple et sérieux, sans affectation aucune d’amabilité ou, au contraire, de morgue. « Que désirez-vous savoir ? me dit-il ». — « Maître, les peintres de l’école naturaliste n’ont rien écrit ; ne pourriez-vous m’indiquer nettement leurs théories, ou me communiquer des documents personnels, des lettres par exemple, où ils exposent leurs idées sur l’art. » Zola secoua la tête : « Il n’y a pas eu vraiment d’école naturaliste, me dit-il ; on s’est servi de ce mot-là à défaut d’autres ; la vérité, c’est qu’il y avait un vieil idéal classique et un vieil idéal romantique contre lesquels on s’est battu ; puis, la victoire remportée, chacun a tiré de son côté, et l’ancienne union a disparu ; oui, chacun s’est retrouvé avec son tempérament. Et puis, voyez-vous, lorsque les peintres abordent la critique d’art et veulent raisonner leur métier, ils arrivent aux conséquences les plus extravagantes : regardez ce portrait de ma femme, par Manet ; il est excellent ; mais enfin, tout cela semble heurter au premier abord ; malgré lui, il ; a toujours mis, dans ce qu’il a fait, quelque chose de caricatural : eh ! bien, croiriez-vous que Manet avait la prétention de faire une peinture élégante, distinguée, à l’usage des gens du monde ; il était recherché dans sa mise, désirait des relations aristocratiques, aimait les soirées et le théâtre ; rappelez-vous sa loge à l’Opéra, au-Luxembourg ; il croyait avoir fait une œuvre dans le genre des Carolus Duran modernes, et il souffrait énormément d’être considéré comme un bohème étranger aux raffinements de la haute société. Je vous affirme que tous les peintres que j’ai connus ont été des théoriciens exécrables. » Et comme j’insistais en demandant s’ils n’avaient pas eu au moins un idéal commun : « Non, me dit-il, tout cela était très vague chez eux ; même lorsqu’ils s’imaginaient reproduire la nature, il y avait toujours les nécessités du métier dans lesquelles s’affirmaient les différences de leur tempérament ; car enfin ni peintre, ni sculpteur, ni littérateur n’a jamais reproduit exactement la réalité. » — « Cependant, interrompis-je, malgré vos protestations continuelles dans les nombreux articles que vous avez écrits, on vous a prêté sans cesse l’intention de représenter la réalité, toute la réalité, rien que la réalité ! » — « C’est absurde, répliqua-t-il ; la photographie elle-même n’y parvient pas ; je m’en suis beaucoup occupé, et je puis vous dire qu’il n’y a rien de plus menteur que la photographie ; on obtient du même original les épreuves les plus différentes, selon la lumière selon le temps de pose, selon les produits chimiques employés, selon mille détails que la pratique vous révèle en peu de temps. Je ne connais qu’une chose qui reproduise la réalité : c’est la mécanique. Vous ne savez pas ce que c’est que la mécanique ? C’est un instrument dont on se sert pour réduire une médaille à de plus petites dimensions. Cela, c’est merveilleux ; mais un artiste n’est pas et ne pourra jamais être une mécanique. » — « De sorte, Maître, que vos amis auraient volontiers adopté votre formule : l’art est un coin de la nature vue à travers un tempérament. » Zola s’impatienta un peu : « Non, je vous dis : on était d’accord contre les vieilles écoles ; mais on n’avait pas de formule commune ; je ne serais pas étonné que tel ou tel de ceux que j’ai connus eût refusé d’admettre cette distinction. » Et comme j’insistais : « Tout ce que je puis vous dire, c’est que peut-être personne n’eût osé soutenir que le tempérament n’intervient pas dans l’exécution de l’œuvre d’art ; oui, je crois que nous aurions tous accepté la définition de l’art donné par Bacon : l’homme s’ajoutant à la nature. Mais encore une fois, les peintres et les sculpteurs ne raisonnaient guère de leur art, ont suivi, depuis cette époque, des routes très différentes, et ont généralement fait autre chose que ce qu’ils prétendaient faire. »
Pendant tout l’entretien, Zola me parla des différentes écoles de peinture avec un sens critique admirable, rendant pleine justice aux classiques et aux romantiques, les aimant pour leurs qualités, se plaisant à leurs œuvres par sentiment naturel de la beauté, et ne semblant pas se souvenir des luttes passées ; on peut dire aujourd’hui que l’histoire de ces écoles, et que l’histoire du naturalisme lui-même est achevée ; il est donc naturel que nous en parlions sans passion ; mais en entendant le chef incontesté de l’École s’entretenir de ces questions, comme un simple étranger désintéressé de la victoire, j’avoue que j’eus l’impression d’un homme très différent de ce vaniteux, de cet assoiffé de réclame, ou de ce pornographe, que voient en lui des êtres perfides ou des foules niaises. Il m’apparut comme un être dégagé de toute préoccupation égoïste, poursuivant en chemin sans se soucier de l’immense espace parcouru, et ce soir-là je compris pleinement qu’il était un homme de vérité et de justice. Il est beau qu’il soit mort entre ces deux derniers évangiles qui représentent ce qu’il y a eu en lui de plus élevé et de plus pur.
Memer. »

 

Sarradin Édouard, « Le tour du Salon d’automne », Journal des débats politiques et littéraires, 118e année, n° 276, vendredi 5 octobre 1906, p. 3 :

« Des Cezanne comme tous les Cezanne… Oui… oui… »

 

Alexandre Arsène, « Le Salon d’automne », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 278, vendredi 5 octobre 1906, p. 2-3 :

« Toutefois, il n’y a pas lieu de s’indigner de tout cela, comme on le faisait naguère. Ce serait ne pas croire bien fermement en la force des belles choses que de ne pas être sûr qu’elles doivent sortir victorieuses.de ces sortes de mêlées. Les extravagances, qu’il est de notre devoir de qualifier telles, ont eu un moment leur raison d’être comme protestations contre des tendances par trop académiques ; elles commencent à lasser, maintenant qu’elles constituent une sorte d’académique à rebours. Mais ces folies mêmes, voulues ou non, qui ont fait goûter à leurs éditeurs responsables un moment d’amusement, d’illusion ou d’espoir, ne sont ni inutiles ni haïssables. Il en peut sortir quelque chose. Ce sont des matériaux dont peut profiter la plus parfaite sagesse, et un vrai artiste fait un jour une belle chose d’un essai informe, d’une intention avortée. De très belles œuvres sont sorties de l’influence de Cezanne, qui fut aussi douloureusement incomplet que génialement doué, et c’est pour cela surtout que les esprits judicieux conservent pour ce peintre une grande considération.
[…] Nous avons dit un mot de M. Cezanne plus haut. Il n’y a pas de jugement nouveau à formuler sur ce peintre qui n’a jamais changé, ne s’est jamais amélioré, et qui vous cause toujours une sensation forte lors même qu’il vous irrite par ses lacunes et ses gaucheries les moins admirables. »

 

Veber Pierre, « Call Autumn Salon disappointing », New York Herald Tribune, 5 octobre 1906. À voir.

« M. Cezanne fut surnommé « un ignorant sublime ». Mais on n’est pas tout à fait d’accord dans la définition, les uns veulent supprimer « ignorant », les autres veulent supprimer « sublime ». »

 

De Bettex, La République française, 5 octobre 1906. À voir.

« Les portraits de Cezanne, on le sait, feraient la joie de Guignol. »

 

Crucy François, « Le Salon d’automne. Hors des groupes officiels… », L’Aurore, littéraire, artistique, sociale, 10e année, n° 3273, vendredi 5 octobre 1906, p. 1 :

« Hors des groupes officiels…
Enfin, voici la troupe des exposants modernes, jeunes et vieux encore dans la bataille.
Le Salon d’Automne, qui tient à se différencier des autres grands « Salons », accorde ses faveurs et réserve son meilleur accueil non pas seulement aux plus audacieux parmi les « jeunes », mais aussi, je serais tenté de dire mais surtout, aux plus excentriques. Pour réagir contre une école qui meurt pour avoir trop copié Cabanel, Gérôme et Bouguereau, lesquels avaient eux-mêmes défiguré qui vous savez, les « jeunes » du Salon d’Automne, plagient éperduement et refont Cezanne, Monet, Vuillard, Guillaumin.
Faut-il dire que ces copistes, loin d’améliorer, de parfaire leurs modèles, les défigurent en les copiant. Leur sottise n’est pas moins grande que celle de ceux contre lesquels ils prétendent s’élever, et contre lesquels nous nous sommes nous-même élevé si longtemps !
Quoi qu’il en soit et puisqu’il faut choisir, plus de liberté vaut mieux que moins de liberté et je préfère encore les extravagances du Salon d’Automne aux servilités du Salon des Artistes français, d’autant qu’à bien compter celui-ci n’a depuis bien longtemps ni fait ni tenu les promesses que fait et que tient chaque année celui-là. »

 

Vauxcelles Louis, « Le Salon d’automne au Grand Palais », supplément de Gil Blas, 27e année, n° 9847, vendredi 5 octobre 1906, p. 4-5 :

« Enfin, et sans comparer, vous le pensez bien, l’ignare instinctif à l’un des plus forts maîtres d’aujourd’hui, ce Cezanne qui tâche selon son mot, « à vivifier Poussin sur nature », il faut que nos jeunes gens se méfient de l’imitation outrée de Paul Cezanne. « La couleur de Cezanne, a dit M. Jacques Blanche avec finesse, enchante chez lui et dégoûte chez les autres ». Cezanne pose ses touches avec méditation, il sait ce qu’il fait, se surveille et se réserve. Ne procédez pas comme lui, pour faire du Cezanne. Il n’a jamais plagié personne. Je ne sais pas si une tradition naîtra de Cezanne ou de Gauguin, qui ont supplanté Sisley Claude Monet et Renoir dans la faveur des jeunes. Mais je souhaite ardemment que nous n’assistions pas au pillage de leur œuvre, et qu’aux démarqueurs de l’impressionnisme ne s’ajoutent pas de nouveaux et déplorables caudataires, les sous-Cezanne, les sous-Gauguin, les sous-Van Gogh, et je néglige les imagiers patagons qui prennent M. Derain pour un chef d’école, ou les galopins qui « pointillent » sans comprendre Signac. Ces derniers, il y a vingt ans, eussent suivi Jules Lefebvre ; ils se travestissent à la dernière mode en suivant aujourd’hui les maîtres libertaires. Rien n’est plus vil que d’imiter sans franchise. L’influence est chose bonne, s’il y a intégration, mais le servilisme est une trahison. Manet a débuté, par Franz Hals, Velasquez et Goya ; Claude Monet vient de Lorrain et de Turner, Pissarro, de Camille Corot. Mais ils ont vite pris conscience d’eux-mêmes.
Et puis, il est périlleux de s’abandonner trop tôt à son instinct. Les derniers ouvrages de Tintoret, de Rubens, sont plus libres, sans nul doute, que leurs premiers travaux. Mais, au prix de quels efforts probes cette libération n’était-elle point achetée !
Que les peintres soient eux-mêmes, pleinement. Ce modeste conseil paraît une vérité de La Palisse. Mais les bons proverbes sont la sagesse des nations — et des ateliers. […]
Rétrospective Carrière
MM. Cezanne, Renoir, Camille Lefèvre
[…] Dix toiles de Cezanne, exposition considérable. Convaincra-t-elle les irréductibles ? J’en doute. Il n’est pire aveugle que ceux qui ne veulent pas voir. Et puis, les positions sont prises. Nier que Cezanne soit un des plus conscients, un des plus graves, un des plus volontaires des maîtres d’aujourd’hui, c’est nier l’évidence. Le traiter de « maçon ingénu », d’imagier baroque et farouche, qui « voit bossu » devant la nature, n’est plus soutenable. Vraiment, la plaisanterie a trop duré. Aussi bien, qui diable songe à nier ses défauts : inégal, heurté, maladroit, des formes qui gauchissent, des fonds qui avancent, des plans qui chavirent, des bonshommes de guingois. Nous le savons. Mais Rubens a-t-il du goût, et Renoir des idées ? Et Chavannes est-il sans défauts ? Il n’y a que M. Chartran qui soit sans défauts. Si vous aimez la peinture, au sens plein de ce mot, considérez la graduation symphonique des valeurs dans la grande nature-morte où, sur une nappe, roulent des pommes, ces fameuses pommes pléthoriques, à la chair lourde et solide, dont Huysmans disait qu’elles étaient « retroussées par des roulis de pouce ». Quelle sûreté dans le maniement des tons ! Pour obtenir l’éclat des fruits, centre du tableau. Cezanne a su amortir préalablement le ton du fonds, un bahut terne, maintenu dans une coloration sourde, d’une sagesse voulue [n° 319, FWN807-R635]. Vingt autres n’eussent pas résisté au plaisir de l’illuminer, de l’enjoliver de garance. Et voyez comme, dans un paysage voisin, le peintre sagace a su éteindre la clarté de son ciel bleu pâle pour faire chanter, au premier plan les verts profonds et légers à la fois, du pâturage et des collines ! Art austère, probe, contenu. La femme qui baisse la tête [n° 325, FWN442-R323], l’enfant au foulard [n° 322, FWN448-R421] sont beaux comme des Tintoret. »

 

Dauzas Ch., « Le vernissage du Salon d’automne », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 279, samedi 6 octobre 1906, p. 2 :

« Cezanne a son succès habituel de curiosité, sa phalange de fidèles et ses cohortes de détracteurs. Il y a devant les œuvres des « contorsionnistes » des hurlements d’horreur et des pâmoisons. Le spectacle est parfois plus intéressant dans les salles que sur les cimaises. »

 

« Au Salon d’automne. Les vivants. Peintures, dessins, aquarelles, pastels, gravures », Le Matin, 23e année, n° 8258, samedi 6 octobre 1906, p. 4 :

« LES VIVANTS
Peintures — Dessins — Aquarelles — Pastels — Gravures.
Cezanne est un chef d’école. Ses colorations bien rythmées, la hardiesse de sa palette, qui embrasse toute la gamme, depuis les rouges intenses jusqu’aux gris les plus fins, donnent à ses paysages d’harmonieuses tonalités. Ses portraits sont peints par petits plans très lumineux. »

 

Marx Roger, « Le vernissage du Salon d’automne », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 31, 6 octobre 1906, p. 262-263, Cezanne p. 262 :

« L’hospitalité qui lui est offerte par les pouvoirs publics dans le palais d’État où se tiennent les expositions de la Société des Artistes français et de la Société Nationale indique assez l’évolution des esprits ; il semble désormais acquis que toute création possède le droit à la lumière et au jugement public, du moment où une individualité s’y exprime dans la plénitude du libre arbitre et de l’originalité foncière ; pour imposer cette conviction, il a fallu les leçons du passé, et la présence de Renoir, de Cezanne, de Redon, de Guillaumin vient à souhait rappeler ici au prix de quelles luttes fut arrachée la reconnaissance d’un droit élémentaire, maintenant enfin établi. »

 

Charles Étienne, La Liberté, 7 octobre 1906. À voir.

« M. Cezanne, lui, dédaigne les grâces de la couleur et des formes… »

 

Flament Albert, « Le Salon d’automne », Le Journal, 15e année, n° 5120, dimanche 7 octobre 1906, p. 3 :

« LE SALON D’AUTOMNE
Mais, comme il nous est impossible de citer tout le monde, nous terminerons cette nomenclature en regrettant de n’avoir parlé ni des Carrière (on en a beaucoup vu, ces derniers temps, à la Nationale et à l’Hôtel des Ventes), ni des Cezanne, que nous ne comprenons pas, — pas encore, — »

 

Hepp Pierre, « Paul Gauguin », L’Aurore, littéraire, artistique, sociale, 10e année, n° 3286, vendredi 12 octobre 1906, p. 1 :

« Paul Gauguin
L’exposition rétrospective du Salon d’Automne place aujourd’hui définitivement en évidence l’intéressante figure de Paul Gauguin. L’assemblage judicieux d’une bonne partie de son œuvre permet de se rendre compte de la valeur individuelle et de la valeur historique de ce bel artiste. Au long de quatre parois d’importance, on peut suivre l’évolution de sa forte nature, démêler les influences qu’il subit, le voir avec émotion se réaliser en plusieurs durables ouvrages qui portent la marque de son éminente personnalité.
Il est vraisemblable qu’on le contestera longtemps encore. Les réflexions du public en font foi. Elles s’expliquent d’autant mieux qu’à l’originalité de la manière, Gauguin joint la singularité des sujets. Le visiteur non averti reçoit de ce fait un double choc et sa surprise est justifiable. S’il veut néanmoins y mettre quelque bonne volonté, pour peu qu’il ait le sens de l’écriture plastique, son étonnement premier ne fera point place à l’indifférence. Le moindre discernement l’aidera bientôt à reconnaître que ces dessins, ces toiles, ces sculptures, manifestent le tempérament d’ouvrier d’art le plus foncier, le plus un et le plus riche qui ait paru depuis nombre d’années. Gauguin, devant une muraille, la décorait ; devant un bois, le sculptait ; devant une toile, la peignait, soit en pensée, soit effectivement, avec la même impulsivité qui fait à l’abeille composer le miel, à l’arbre produire des fruits. D’un geste spontané, il imprimait à la matière la forme de ses visions qu’assimilait un esprit toujours en travail. Cela n’allait pas, certes, sans inquiétudes et sans méprises. Toute sa vie Gauguin fut tourmenté par sa flamme intérieure, par son ombrageux orgueil, par des préoccupations de théoricien incompatibles avec son caractère.

***

Cela ressort clairement de très nombreuses conversations que j’eus avec Paul Sérusier (le plus avéré disciple du maître), lequel vit en Bretagne, à proximité des lieux où naguère, jeune rapin, il se lia avec Gauguin, qui le convertit à sa croyance picturale. C’est à Pont-Aven que Sérusier aborda Gauguin, poussé plutôt par la curiosité, par le désir de comprendre, que par une admiration immédiate. Le peintre logeait à l’auberge où ses conversations ameutaient les convives, si peu aptes à les entendre qu’ils les tenaient pour injurieuses à leur égard (Même, ils s’en plaignirent à l’hôtesse). Après les premiers échanges abstraits, Gauguin proposa à Sérusier une discussion expérimentale et l’accompagna devant un
paysage. En face de la nature, il lui exposa alors son opinion sur les couleurs. Sérusier, sur un panneau de bois, notait à mesure ces conseils, docilement. Le résultat ébranla ses idées scolaires. L’été fini, il revint à Paris, montra le panneau à ses camarades de l’atelier Bouguereau : ce fut une petite révolution. De querelles en querelles, le grave et persuasif Sérusier finit par regrouper autour de lui une dizaine d’adeptes convaincus. Presque tous sont à présent nimbés d’une lueur de gloire. Parmi eux se trouvait Maurice Denis, aspirant à cette époque au diplôme de bachelier en philosophie. Il noua avec Sérusier une amitié jamais démentie et depuis le reconnut pour son maître en maintes circonstances.

***

L’année suivante, Sérusier retrouva Gauguin. Il devint désormais son fidèle élève. Il le suivit au Pouldu, où travaillait également sous sa direction un jeune hollandais, de Hahn. Le Pouldu est un charmant bourg breton, situé à l’embouchure de la rivière de Pont-Aven, dans un endroit vallonné, verdoyant, d’une variété d’aspects incroyable. Les mouvements du sol, à proximité de la mer, ménagent des recoins d’une intimité pénétrante. La côte, de falaises basses, dentelées, parfois de dunes, enchâsse d’étroites plages de sable. C’est là que, d’an dernier, avec Maurice Denis, guidé .par Sérusier qui remettait les pas dans les pas de son initiateur. Je fis un pèlerinage sur les traces de Gauguin. Sérusier nous désignait tour à tour les terrains, les arbres, les maisons qui suscitèrent telles réflexions du maître, tantôt obscures et confuses, tantôt lumineuses, géniales, en traits de feu, toujours paradoxales. Gauguin s’attardait de préférence à l’examen des meules vermeilles, des tas violets de goémon, en général de tous les objets qui offraient d’importantes surfaces de couleur et dos formes simples et décoratives. Il était décorateur dans l’âme. Après tant d’autres, je blâmerai de ma faible voix ceux qui le pouvant, ne lui confièrent aucun pan de mur à illustrer. Nul doute qu’il eût développé à celle épreuve ces dons de grand style qui vous frappent dans plusieurs de ses ouvrages. Son invention s’y serait accrue et magnifiée. Ne sachant comment dépenser ce qui bouillonnait en lui, il ornait au Pouldu les plafonds, après avoir couvert les cloisons et les portes de figures et de rosaces.
Quand le temps rendait impossible le travail du plein air, Gauguin prenait quelques fruits, une écuelle de terre ou de faïence, disposait cela sur une table et disait à ses compagnons : « Faisons un Cezanne. » De là les belles natures mortes qu’il a laissées. Il admirait beaucoup Cezanne, de qui d’ailleurs il tient en moins philosophique, en moins profond, en plus répandu, en plus héroïque. C’est un signe remarquable que ces deux hommes se soient compris, les deux derniers peintres d’exception de qui découle le plus fort courant esthétique contemporain. Je me remémore pour terminer une parole de Sérusier sur Gauguin : « C’était une sorte de géant qui amassa les rochers qui nous serviront à construire. »
                  PIERRE HEPP.

 

Péladan, Le Salon d’automne », La Revue hebdomadaire, et son supplément illustré, 15e année, n° 41, 13 octobre 1906, p. 210-227, Cezanne p. 217 :

« Le paysage simple fut une des créations romantiques, je veux dire qu’avant 1830, l’art des Ruysdaël, des Cuyp, des Hobbema n’eut pas de représentants latins et il semble maintenant que ce genre tardif soit déjà épuisé. Les Ponts de M. Dupont, la Creuse de M. Blancher, les Andelys de M. Lopisgich, la Provence de M. Cezanne sont trop des choses d’atelier. Elles suffisent à l’impression de leurs auteurs, non pas à la nôtre. »

Mauclair Camille, « Le Salon d’automne », Revue bleue, revue politique et littéraire, 5e série, tome VI, n° 15, 13 octobre 1906, p. 436-438, Cezanne p. 438 :

« Les hasards de la classification hâtive l’ont fait associer [Gauguin] par certains critiques à M. Odilon Redon ou à M. Cezanne. Il est tout autre, et infiniment supérieur pat la puissance du coloris, la variété des tentatives, l’intelligence des intentions. Il aura sa place dans l’histoire de l’art contemporain. »

Le Soleil, 25 octobre 1906. À voir.

« Cezanne était un fort brave homme, fort estimé de tous ceux qui le connaissaient, mais un artiste très incomplet. On a voulu pourtant en faire un maître, mais cet effort a avorté et le public n’a pas ratifié un engouement que rien ne justifie. Ce que l’on peut admirer dans la vie du « Père Cezanne », c’est sa persévérance à faire de la mauvaise peinture. »

Ferry René-Marc, L’Éclair, 25 octobre 1906. À voir.

« Talent incomplet, qu’une infirmité de la vue maintenait d’ailleurs dans l’inachevé et comme à l’état d’ébauche ; il faisait figure, grâce au paradoxe de quelques écrivains et à l’artifice de certains marchands, de grand homme et de chef d’école. »

 

Journal de Monaco, 30 octobre 1906. À voir.

« Cezanne s’efforçait de rendre les gens, la nature et les choses tels qu’il les voyait et sans se soucier de leur communiquer un peu de beauté. Figures, arbres, maisons, fleurs, fruits ou meubles étaient maçonnés avec la même brutalité. »

 

« Choses du jour. Le Salon d’automne », La Justice, journal politique du matin, 25e année, dimanche 30 octobre 1906, p. 2.

« Le Salon d’automne tire parti, cette année, de deux sortes d’éléments : les œuvres nouvelles et les œuvres anciennes. En principe, l’article 3 de son règlement général n’accuse pas une tendance exagérée pour l’élément rétrospectif, mais une « délibération spéciale du comité » est toujours prévue qui facilite les accommodements. En fait, on prendrait l’habitude de consacrer plusieurs salles d’ouvrages de bons maîtres longtemps méconnus, voire de maîtres célèbres dont les idées ou les pratiques répandent un enseignement, que nul n’y verrait le moindre inconvénient. Bien au contraire. Cette année, cinq salles sont réservées à des récapitulations pour ainsi dire historiques.
La première contient des tableaux, des études peintes, des esquisses, des dessins, des pastels et même de caricatures de Puvis de Chavannes. La seconde nous montre quelques figures, des paysages et des natures-mortes de M. Paul Cezanne, qui fut un des primitifs de l’impressionnisme. »

 

Toudouze Georges, « Le 4e Salon d’automne », Le Musée, revue d’art mensuelle, volume III, n° 10, 31 octobre 1906, p. 410-41, Cezanne p. 413 :

« Que dire de Cezanne qui n’ait été dit ? le vieux maître que soutint Émile Zola aux heures lointaines des grandes luttes est aujourd’hui admis même par les plus irréductibles, et suivant l’ordinaire pente des choses, ceux qui faute de l’avoir étudié très à fond le connaissent mal, n’osent même plus énoncer les appréciations bizarres qu’entendirent, il y a vingt ans, les natures mortes et les pommes célèbres du peintre provençal, mort si soudainement il y a quelques jours en pleine définitive victoire. »

 

Fülep Lajos, « Salon d’automne », Szerda, 31 octobre 1906, p. 214-219 ; cité par Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 421, p. 283. À voir.

Traduit à partir de la traduction en anglais de John Rewald :
« Nous donnons l’exemple de jusqu’où il [Cezanne] peut aller dans la suggestion de la matérialité : il y a ici, entre autres, le portrait d’un garçon [n° 320, FWN448-R421] (si une œuvre d’art moderne mérite d’occuper la place d’œuvre d’art la plus accomplie et la plus forte, c’est celle-ci). Dans les pommes, représentées sur le tableau accroché à côté de lui, je me sens traversé par la matérialité de la pomme, sa fermeté, sa peau, qu’elle qu’elle soit [n° 317, FWN807-R635]. Maintenant, avec cette tête d’un enfant, je me trouve face à une matérialité tout à fait différente : ce n’est pas une anatomie, ce qui est tout aussi bien, c’est une capture sévère de cette tête avec tout ce qu’elle est, une évocation tendue à l’extrême de tout ce qui compose cette tête, mais Cezanne ne s’arrête pas là : je ne veux pas parler du caractère de la tête sur lequel seul le portrait lui-même peut nous dire quelque chose, mais cette tête est encore entourée par une atmosphère, une matérialité ambiante, que Cezanne, entre tous, ressent de la façon la plus élémentaire, et cette atmosphère se réveille dans une sensation de ce qui, à proprement parler, n’existe pas dans le tableau, c’est grâce à cette atmosphère que je suis conscient de l’environnement dans lequel cette tête existait dans l’ordre naturel des choses, comme si elle n’avait pas été retirée de son environnement, ni transposée dans une autre ambiance. Pour cette raison, je ne peux pas, pour autant que je le tente, recourir à des expressions comme : les contrastes, la manière dont la tête est disposée dans l’espace, etc. Ici l’ambiance est l’absolu, l’unique, c’est l’air infini et l’infini aussi, l’espace. Elle ne peut pas être contenue dans un cadre, il n’a pas de limitation, elle se propage dans toutes les directions imaginables… C’est pourquoi, au cours de mes longues stations devant ce portrait, je me suis posé encore et encore la question : qu’est-ce que c’est ? L’infini ? L’éternité ? Je ne sais pas, et j’espère ne pas savoir pendant longtemps encore. (Ce qui est certain, c’est que j’ai vraiment senti, dans cette œuvre humaine, tangible et mesurable, la présence de ces deux inconnues, l’infini et l’éternité.) »

Fülep Lajos, Müvészet [Art], 15 juin 1907 (repris dans de Tolnay Charles, « Acta historiæ artium Academiæ Scientiarum Hungaricæ, Budapest, tome XX, fascicules 1-2, 1974, p. 103-124, p. 108, 115 ; cité par Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 421, p. 283. À voir.

Traduit à partir de la traduction en anglais de John Rewald :
« Parmi les deux mille œuvres du Salon, celles de Cezanne, à première vue modérées, sans prétention, laissaient loin derrière elles tout le reste. Autour d’elles, dans les petites et les grandes salles, tout ou presque tout de la peinture moderne française était présent. Toutes les tendances étaient représentées, en particulier celles dont la route avait été ouverte par Cezanne, Gauguin, Van Gogh. Des couleurs, partout des couleurs. Couleurs criardes, chacune plus exubérante l’une que l’autre, une débauche effrénée. C’était particulièrement le cas dans une des grandes salles où les peintres visant les colorations les plus audacieuses et excessives étaient rassemblés […]. Après ces couleurs éclatantes, poussées à l’extrême, le visiteur aveuglé arrivait fatigué et apathique devant les Cezanne. Et là, tout à coup, sorti de la bataille désespérée de couleurs, il ressentait un réel soulagement et le confort d’avoir en face de lui ces objets, au moins sans artifice, mais au message clair. Les autres, la multitude, étaient des jouteurs désespérés, imprégnés de sueur, poignants et obsédés par le problème de la couleur. Lui, Cezanne, représentait la vie et la solution rassurante au problème. […]
Quel est le secret de cette suprématie ? Pourquoi ces deux portraits, ces paysages, ces quelques natures mortes, pourquoi sont-ils si involontairement dissonants parmi les œuvres où tout est censé dissonant ? Parce que les tableaux de Cezanne sont simples et modestes par rapport aux autres : vraiment ternes et gris. Ils comportent un peu de vert, puis un peu d’orange, de grandes taches lisses de bleu à côté les unes des autres.
Par rapport à Matisse […] elles sembleraient si mornes ― quel que soit ce qui est autour ― or c’est malgré tout Cezanne qui l’emporte. Car il domine. Grâce à ses structures solides, grâce à la force élémentaire de ses couleurs qui ne sont jamais discordantes, grâce au fait que ses couleurs ne s’entrechoquent pas, mais plutôt se soutiennent mutuellement, aucune de ses couleurs ne vit séparément ; toutes coexistent organiquement. »

 

Morice Charles, « La IVe exposition du Salon d’Automne », Mercure de France, 17e année, tome LXIV, n° 225, 1er novembre 1906, p. 34-48, p 37-38, 43 :

« Si Rodin et Renoir, si Redon et Cezanne partageaient le mépris de la critique « sérieuse » pour le Salon d’Automne, ils se récuseraient, n’en doutons pas ; ils refuseraient d’apporter la sanction de leur autorité aux folies d’un peuple de jeunes gens en délire Mais sur ces quatre Maîtres, on équivoque.
— Un Maître, Cezanne ?
Ma sympathie et mon respect ne prennent pas toujours le même chemin. Toutefois, je ne connais pas l’œuvre entière de Cezanne, et j’ai assez d’autres bons motifs de douter que ses intransigeants détracteurs soient beaucoup mieux renseignés que moi. Les preuves que j’ai ont entraîné mon respect.
[..] C’est un long voyage qu’il faut faire pour aller de Rodin à Redon, de Cezanne à Renoir. Mais ce voyage est très instructif et je ne sache pas moyen meilleur de nous rendre compte des divergences irréductibles qui caractérisent la production plastique, à notre époque Toutes les autres époques s’y mêlent et s’y coudoient dans un prodigieux, inquiétant et passionnant chaos, fatale condition des instants de recherche et de reconstitution. »

 

Kahn Gustave, « Lettre à un exposant du Salon d’automne », La Phalange, 15 novembre 1906, p. 368-371.

 

Leclère T., « Au Salon d’automne », La Phalange, 15 novembre 1906, p. 371-374.

 

Royère Jean, « Sur Paul Cezanne », La Phalange, 15 novembre 1906, p. 375-382. À voir.

« Je rencontrai Cezanne il y a douze ans environ, à Aix, chez le poète Joachim Gasquet… [au plus tôt en 1896, année de la rencontre entre Cezanne et Gasquet] Cezanne ne régnait pas alors sur un peuple d’admirateurs : sa modestie m’apparut aussi robuste que sa foi. Il avait à cette époque cinquante-six ans. Il en portait bien soixante-quatre. Grand pour un Provençal, le teint coloré, la barbe presque blanche, les cheveux rares, les yeux extraordinairement perçants, la physionomie d’une mobilité extrême. Un air fruste, presque paysan. Nerveux à ne pas tenir en place, il riait aux éclats, puis devenait soudainement sombre. Ses tics trahissaient une sensibilité exacerbée. On jugeait du premier coup d’œil qu’on avait devant soi quelqu’un.
Mis en présence d’une de ses toiles, je lui exprimai mon enthousiasme. Aussitôt, je le vis grave, ému, tremblant. Il me prit la main, disant : « Je suis un simple. Il ne faut pas me faire de compliments et me mentir par politesse. — Je dis ce que je pense, répliquai-je ; tant pis si je le dis mal. Certain de ma sincérité, Cezanne pleura. »

 

Vauxcelles Louis, « La vie artistique. La clôture du Salon d’automne », Gil Blas, 27e année, n° 9895, jeudi 22 novembre 1906, p. 2 :

« La Vie Artistique
La clôture du Salon d’Automne
Le Salon d’Automne, après un succès triomphal, vient de clore ses portes. Grâce à l’initiative généreuse de Georges Desvallières, des conférences y ont été données ces jours derniers pour expliquer à tous l’œuvre et la vie des aînés illustres, glorifier Carrière, Cezanne et César Franck. La dernière causerie a été faite par l’un des hommes les plus qualifiés d’aujourd’hui pour parler au nom des artistes, M. Octave Maus, directeur de l’Art moderne. Octave Maus, depuis vingt ans, a soutenu à Bruxelles les meilleures causes. Dès 1884, il organisait l’exposition des Vingt, où Rodin, Rops figurèrent en bonne place. Puis, ce furent les expositions fameuses de la Libre Esthétique. De Renoir, de Monet, de Besnard, de Signac aux plus hardis « jeunes » des Indépendants, tous les vrais peintres ont passé par la Libre Esthétique. Devant un auditoire enthousiaste Octave Maus a précisé l’esprit, le caractère, la nécessité du Salon d’Automne. Il a montré que les novateurs ne sont jamais compris.
« L’histoire, a-t-il dit, nous enseigne que les révolutionnaires d’aujourd’hui seront, infailliblement, les classiques de demain. Et, malgré ses leçons répétées, malgré les retentissants camouflets qu’elle inflige périodiquement à ceux qui prétendent enfermer l’esthétique dans des canons étroits, toute innovation, toute manifestation imprévue de la Pensée indépendante apparaît suspecte, dangereuse, blâmable. On encourage les tentatives nouvelles dans tous les domaines : un Santos-Dumont s’élance à la conquête de l’air, accompagné d’ardents espoirs ; un Metchnikoff, en découvrant un sérum inédit, soulève l’enthousiasme des Gaules. Pourquoi l’Art, ― dont le principe essentiel est la constante évolution puisqu’il reflète la sensibilité humaine en contact avec les variations perpétuelles de la civilisation — serait-il seul de toutes les activités sociales, condamné à l’immuabilité ?
« Interrogez vos souvenirs. Lorsqu’il s’agit d’un botaniste, d’un chimiste, d’un astronome, nul ne s’arroge le droit de discuter le mérite de ses découvertes. Ceux auxquels la botanique, la chimie, l’astronomie, sont étrangères, respectent le savant qui s’ingénie, dans l’hermétisme de son laboratoire ou de son observatoire, à pénétrer les mystères de la création. Mais l’artiste appartient à la Gaule. Chacun prétend le juger. L’intimité de son atelier ne le protège pas contre les plus indiscrètes curiosités. Les recherches sont condamnées avec la plus incroyable légèreté. S’il s’écarte des conventions admises, il est traité de mystificateur ou de fou furieux. »
Octave Mans a su prouver, en son beau langage riche de pensée, que c’est dans ce salon, sur lequel souffle le vent de l’insurrection, que s’affirme la tradition, non la tradition de l’École, mais celle de l’esprit classique.
Il a parlé en termes émus de Gauguin, raillé jadis, compris enfin aujourd’hui. Il a exalté l’internationalisme en art. Citons ce passage, qui est de premier ordre :
« Les influences réciproques de l’École flamande et de l’Art français dans ses Valois, l’épanouissement du tempérament aristocratique de Van Dyck à la cour d’Angleterre et la répercussion de son génie sur l’École anglaise, le développement de l’impressionnisme au lumineux rayonnement de l’art japonais, dont l’introduction en France imprima à la peinture une direction imprévue, cent exemples analogues démontrent l’utilité qu’il y a pour ces artistes à ne pas limiter leur champ d’études à la région ou le hasard les a placés.
Soyons internationalistes. Du concours de toutes les forces éparses dans l’univers naîtront des vérités nouvelles. Et l’on sert mieux son pays en lui ouvrant les yeux sur toutes les beautés capables de stimuler ses activités intellectuelles qu’en l’aveuglant sur ses propres mérites.
« Les grands courants internationaux ont particulièrement vivifié à toutes les époques la pensée musicale. Les trouvailles des polyphonistes néerlandais, l’influence des maîtres italiens des xviie et xviiie siècles, l’inspiration allemande du xixe, la palette orchestrale des symphonistes russes n’ont-elles pas tour à tour modifié et embelli l’expression française dont la puissante originalité, la logique ou la clarté exercent, de même, au delà des frontières une action bienfaisante ?
« Et voici que l’Extrême-Orient fait, depuis peu, mûrir au verger musical de la France des fruits d’une saveur étrange et douce. Les noms de ceux qui les cueillent sont sur vos lèvres… Encourageons ces maraudages puisqu’ils nous apportent des sensations nouvelles. L’Orient a rajeuni la peinture occidentale ; il rafraîchira peut-être aussi notre vocabulaire rythmique et mélodique. »
De telles paroles sont utiles à entendre et à propager. C’est pour nous un plaisir que de les avoir recueillies pour nos lecteurs.
                  Louis Vauxcelles. »

 

Rambosson Yvanhoé, « La peinture et la sculpture au Salon d’automne », L’Art décoratif, n° 98, novembre 1906, p. 141-152.

 

Mauclair Camille, « Le Salon d’automne », Art et décoration, novembre 1906, p. 141-152. A vérifier, cf. Salon d’automne 1905

 

Lepeseur Francois [Bernard Émile], « Le Salon d’automne », La Rénovation esthétique, n° 19, novembre 1906, p. 26-29 :

« Parmi les autres exposants, Cezanne domine par ses qualités de style à la fois architectural et pictural ; sa touche construit paysages et natures mortes comme un édifice, et ses empâtements ont des duretés de pierre. Il arrive, par une science du dégradé chromatique qui lui est toute spéciale, à se relier aux grands coloristes vénitiens, lesquels furent en cela les initiateurs. Nous nous complaisons à cette peinture parfois rude et imparfaite, mais souvent si subtile, qui porte en elle tant de prodromes.
Renoir fait vis-à-vis à Cezanne. »

 

M. G. [Maurice Guillemot] : « Le mois artistique. Le Salon d’automne » ; L’Art et les artistes, tome IV, novembre 1906, p. 296-308 ; Cezanne p. 300 :

« Cezanne, que certains persistent à exalter avec une ferveur déconcertante et presqu’irritante, demeure le peintre connu des assiettes de fruits, notamment de pommes, à signaler aussi de lui le Chemin tournant [n° 326, FWN160-R486] ; »

 

Jamot Paul, « Le Salon d’automne, 1er article », Gazette des beaux-arts, 48e année, 3e période, tome XXXVI, décembre 1906, p. 456-484, p. 457, 459, 465-466 :

« D’une part, il nous offre des renseignements abondants, significatifs, sur les manières de voir et les manières de peindre les plus récentes, depuis Cezanne jusqu’à M. Henri Matisse. D’autre part, il a, aujourd’hui comme hier, la très grande habileté de joindre à cet intérêt actuel, vivant et irritant, celui d’une pacifique contribution à l’histoire par les manifestations rétrospectives les plus variées, dont quelques-unes ne peuvent manquer de plaire à ceux mêmes qui sont le moins convaincus, quand ils entendent dire qu’« un portrait de Cezanne est ce qui, de nos jours, ressemble le plus à un Tintoret ».
[…] « Vous qui avez raillé Carrière, Rodin et Renoir, vous qui raillez encore Cezanne et Gauguin et qui n’accordez qu’un haussement d’épaules aux inquiètes recherches des jeunes gens, souvenez-vous, relisez ce que la critique écrivit sur l’Enterrement d’Ornans et imaginez ce que la postérité pensera de ce que vous avez écrit sur Renoir, sur Rodin, sur Carrière et de ce que vous écrivez encore sur Cezanne, sur Gauguin ! » […]
Dans la grande salle dont le principal panneau est consacré à Carrière, un heureux classement associe à des honneurs pareils M. Renoir et Cezanne. Sous les auspices de ces deux contemporains différemment illustres se range presque tout ce qu’il y a de jeune au Salon d’Automne. […]
C’est une destinée singulière que celle de Cezanne. Inconnu de l’immense majorité, vilipendé ou tourné en dérision, il est salué comme un maître et comme un chef d’école par de jeunes peintres qui comptent actuellement parmi nos meilleurs espoirs. Il y a quelques années, l’Hommage à Cezanne de M. Maurice Denis rendit manifeste aux yeux du public la dette de reconnaissance que l’auteur de cette curieuse peinture entendait proclamer en son nom et au nom de ses amis. Ceux mêmes qui se sentent déconcertés par certains morceaux incomplets ou mal venus, et rebutés par les défauts qu’ils croient voir dans les meilleurs, doivent donc s’efforcer de vaincre leurs préjugés pour comprendre le cas Cezanne. La sincérité du vieux solitaire qui vient de mourir, dans cette Provence qu’il ne quittait guère depuis plus de vingt ans, est au-dessus de toute discussion. Nous verrons certainement d’ici peu une exposition qui nous permettra de juger son œuvre et son influence, en pleine connaissance de cause. Dès maintenant, on doit essayer de les définir en quelques mots.
Le public le croit impressionniste. Il fut, en effet, de très bonne heure adopté par l’impressionnisme, et il figure à ce titre dans la collection Caillebotte, au Luxembourg. Cependant, ce qu’il symbolise pour nos jeunes peintres, c’est la réaction contre les excès de raffinement et d’analyse de l’impressionnisme, c’est la synthèse, c’est le retour à la simplicité classique, à l’unité d’effet, c’est l’invention ou le renouvellement d’une technique sûre et solide, sans heurts ni imprévu. Ils admirent que, dans ses figures, et même, chose plus inattendue, dans ses paysages, il soit impossible de dire où est le soleil ; et, si l’on s’étonne qu’un peintre qui fut un coloriste ait pu se priver volontairement d’une telle source de vie et d’intérêt, ils répondent que les grands maîtres du passé ont fait ainsi, et qu’on ne sait d’où vient la lumière dans un tableau de Titien, pas plus que dans un paysage de Poussin. Ceux qui se disent ses disciples ont horreur de ce qui est obtenu par hasard, de ces tons dont on n’est pas sûr, qu’on « fait » sur la palette, quelquefois sur la toile elle-même. L’un d’eux, qui est peut-être le plus conscient, le plus esthéticien du groupe cézanniste, en même temps qu’il en est l’artiste le plus imaginatif, aime à citer un mot curieux d’un illustre peintre de la Renaissance : travaillant loin de son atelier, Véronèse demande qu’on lui envoie son « pot de blond », dont il a un urgent besoin. Cezanne, héritier de l’impressionnisme et chef d’une école nouvelle, se trouva juste à point pour donner, par ses exemples et ses leçons, l’impulsion décisive à de jeunes artistes amoureux de synthèse, épris de style, désireux de créer une peinture qui fût impressionniste et classique à la fois.
On peut dire que Cezanne passa sa vie à élucider pour lui et pour les autres des problèmes de technique, sans presque se soucier des résultats. De là tant d’œuvres restées à l’état dépures ébauches, de là cette insouciance de la forme, qui est le grave défaut de quelques-uns de ses meilleurs tableaux. De là peut-être aussi son goût pour les natures mortes, parce que le respect de la forme y est moins nécessaire qu’ailleurs et qu’elles sont la plus docile matière à expériences. Cezanne en a peint d’innombrables, et, parmi beaucoup d’autres, celles qu’il avait envoyées cet automne sont dignes d’être admirées sans réserves pour l’indestructible beauté de la matière et la richesse exaltée des tons. Avec le portrait du Jeune homme au foulard blanc et un Paysage au vaste horizon de plaine sous un ciel nuancé, elles nous offrent d’opportunes occasions de comprendre l’artiste incomplet et puissant qui vient de disparaître, ayant d’ail- leurs pleinement rempli sa mission.
De Cezanne à Gauguin la filiation est évidente. C’est celle de l’initiateur au réalisateur. La transformation des expériences techniques en un style décoratif est accomplie. »

 

Max Weber, interrogé par Carol S. Gruber, Columbia University Oral History Research Office, n° 324, p. 118-120 :

« I said to myself, ‘This is the way to paint. The art and nature, reconstructed’… I came away bewildered. I even changed the use of my brushes. A certain thoughtful hesitance came into my work, and I constantly looked back upon the creative tencity, this sculpturesque touch of pigment by this great man in finding form, and how he built up his color to construct the form… When you see a Cezanne, it’s like seeing the moon — there’s only one moon, there’s only one Cezanne. »
Traduction :
« Je me suis dit, « c’est la façon de peindre. L’art et la nature, reconstruits »… Je suis sorti perplexe. J’ai même changé l’utilisation de mes pinceaux. Une certaine hésitation réfléchie est venue dans mon travail, et j’ai constamment revu la ténacité créative, cette touche sculpturale de pigment par ce grand homme pour trouver la forme, et comme il a construit sa couleur pour construire la forme… Quand vous voyez un Cezanne, c’est comme voir la lune — il n’y a qu’une seule lune, il n’y a qu’un seul Cezanne. »

 

Schmidt K.-E., « Salon d’automne », Zeitschrift für bildende Kunst (Leipzig, XVIII, 42).

 

 

7 octobre

Cézannec passe la fin d’après-midi au café des Deux Garçons en compagnie de quelques connaissances aixoises, Capdeville, le peintre Barthélémy Niollon (Fuveau, 1er mars 1849 – Aix 20 avril 1927), Fernand Bouteille, etc.

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 8 Octobre 1906 » ; fonds Vollard.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 92.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 330.

 

« Les cafés à Aix. Une inauguration. Nos cafés au commencement du siècle. Détails historiques », Le Mémorial d’Aix, journal politique, 55e année, n° 99, jeudi 15 décembre 1892, p. 1 :

« LES CAFÉS A AIX
Une inauguration. ― Nos Cafés au commencement du siècle. ― Détails historiques.
Un des plus vieux Cafés Aixois, le Café des Deux Garçons, va inaugurer une nouvelle salle de consommations, attenante à la salle qui fait le coin de la rue des Grands-Carmes.
Il nous a paru intéressant, à ce sujet, de jeter un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire des cafés à Aix, qui se lie intimement d’ailleurs â l’histoire même de notre ville.
À l’époque où l’établissement des deux garçons fut fondé, en 1827, il n’y avait sur le Cours que quelques cafés de médiocre allure.
Et d’abord le café Monranchon (aujourd’hui café de France) où se réunissaient les magistrats, avoués, avocats, etc… Puis le café Magloire, dont le local est occupé maintenant par le magasin d’antiquités Eustache.
Le café Ourse, (local de la Sextia), fréquenté surtout par les amateurs de la dame de pique.
Le café Clément n’existait pas, à l’époque ; on avait établi là le cercle de l’Athénée, où dominait l’élément légitimiste. Le café Leydet était un lavoir public entouré de terrains vagues.
Sur l’emplacement du café des Deux-Garçons se trouvait le cercle des Nobles ; occupant la plus grande partie du local actuel.

***

En 1847, M. Guérin, qui tenait un petit café vers le passage Agard, eut l’idée de louer ce local et de créer un café plus luxueux que les autres ;
Il se rendit à Paris, se fit donner le plan de la salle actuelle, qui est d’un aspect réellement artistique, et revint aussitôt le mettre à exécution.
L’établissement prospéra rapidement.
On vivait alors à une époque tourmentée, où la politique agitait tous les cerveaux.
Le café des Deux Garçons devint le rendez-vous des libéraux de l’époque. On y parlait beaucoup politique, surtout après la révolution de 1830 et l’élément étudiant, qui avait adopté le café, manifestait d’une façon bruyante son dévouement aux idées nouvelles.
Là-bas, au café Deyme (aujourd’hui café du Luxembourg), les ultra-royalistes prêchaient leurs doctrines absolutistes, interrompus souvent par les libéraux ou étudiants, qui allaient chercher noise aux représentants du régime déchu.
.Quand le café Clément ouvrit ses portes, les royalistes sérieux et modérés, y établirent leur quartier général, laissant chez Deyme les fanatiques et les tapageurs.

***

Revenons à M. Guérin, qui fut le créateur du café des Deux-Garçons actuel.
Après lui, le café passe entre les mains de M. Montel, qui prend pour associé M. Amant. Celui-ci, resté seul propriétaire à la mort de M.- Montel, s’associa à son tour avec M. Renard, cocher de Mgr l’archevêque.
C’est alors que l’établissement se transforma en café chantant.
Au fond à droite, à-côté du comptoir, une petite estrade où venaient chanter quelques artistes, accompagnés par un orchestre de 5 à 6 musiciens.
Vers 1850, nous trouvons le café entre les mains de M. Julien, puis de M. Imbert qui gagna plus de 100.000 francs en quelques années, tant la vogue était grande. ― Vinrent ensuite MM. Rochat, Vachier et Abbès Féraud, etc…
Entre temps, d’autres cafés s’étaient ouverts, organisés aussi sur un pied luxueux. Mais le café des Deux Garçons n’en conserva pas moins la faveur du public.
Aujourd’hui, où la vie de café et de Cercle a pris un singulier développement dans notre ville, la prospérité de ces grands établissements va croissant de jour en jour.
Nous félicitons le propriétaire des Deux-Garçons d’avoir complété l’ornement et l’embellissement de son café, en créant une salle de plus, qui sera le digne pendant de celle construite par M. Guérin.
Comme détails historiques, disons que la duchesse d’Angoulême se plaça en face de rétablissement, lorsqu’en 1823 elle vint inaugurer la statue du Roi René.
C’est de là qu’elle tira le ruban qui fit tomber les draperies recouvrant l’œuvre de David d’Anger.
Ajoutons enfin que M. Mus qui fut un des inaugurateurs de la première salle, lors de l’ouverture en 1827, sera samedi le parrain de la nouvelle.
M. Mus, est un beau vieillard de 80 ans passés, qui tiendra la place d’honneur à la cérémonie d’inauguration de la nouvelle salle, dont la marraine est Mlle Brémond, fille du propriétaire actuel du café des Deux-Garçons. »

 

Provence Marcel, Le Cours Mirabeau, trois siècles d’histoire 1651-1951, Aix-en-Provence, éditions du Bastidon, 1953, 349 pages, p. 190-191 :

« N° 53 bis                  Hôtel de Gantès
(Le Café des Deux-Garçons)
[…] Vers 1872, une nouvelle génération littéraire se groupe autour de Paul Alexis. On y entrevoit Paul Cezanne, qui ne reparaîtra que plus de trente ans plus tard. Le café pétule de jeunesse. Dans une salle à l’ouest s’assemblent des bourgeois batteurs de cartes qui protestent sans fin contre le vacarme des étudiants mais ne cèdent point la place. Dans la première pièce, la jeunesse fait ses folies.
En 1900, le propriétaire du café est M. Niel.
Une des dernières lettres de Paul Cezanne à son fils, écrite le 8 octobre 1906 (le peintre devait mourir le 22 du même mois), nous montre un homme détendu. Les semaines précédentes il a cessé de se plaindre des Aixois, l’abbé Roux, le violoniste Léo Bruguier, héros de la « Marche Nuptiale », de Bataille. Les littérateurs l’irritent, les peintres l’excèdent. « Je suis très énervé de l’aplomb qu’ont eu mes compatriotes de vouloir s’assimiler à moi en tant qu’artiste, et de vouloir mettre la main sur mes études. Il faut voir les saloperies qu’ils font… Les prétentions des intellectuels de mon pays, tas d’ignares, de crétins et de drôles. Il y a quatre ou cinq jours, j’ai rencontré Demolins… Il m’a paru joliment factice… ». Mais le Président de la République s’annonce à Aix. « Jo (Joachim Gasquet), où seras-tu ? Sur terre et dans le cours de la vie c’est le factice et le convenu qui réussissent le plus sûrement, ou bien est-ce une série de coïncidences heureuses qui font aboutir nos efforts ». Dans son avant-dernière lettre, le vieillard lance cet anathème : « Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi ». On va compter trois exceptions.
L’été avait brûlé les feuilles, accablant. « L’air est surchauffé, pas un brin d’air. Cette température ne doit être favorable qu’à la dilatation des métaux, favoriser les débits de boisson, remplir de joie les marchands de bière, industrie qui semble prendre des proportions respectables dans Aix ». Et Cezanne va boire de la bière. L’automne venu, il écrit à son fils : « Hier soir (7 octobre), j’ai passé, de quatre à sept heures environ, l’avant-dîner avec Capdeville, Niollon, Fernand Bouteille, etc., au Café des Deux Garçons ».
Négligeons, comme le peintre l’a fait, les etc., retenons le pharmacien Capdeville, le bâtonnier Bouteille et le peintre Barthélémy Niollon dont les œuvres entreront au Louvre. La compagnie du potard, de l’avocat et du peintre devait présenter de l’agrément car le même homme venait d’écrire : « Ma vie ainsi arrangée (dans la solitude) me permet de m’isoler de la basse province ». C’est aux derniers jours de la vie, quand le vieux maître relit Baudelaire et ses jugements sur Delacroix, quand un visiteur le surprend dans son atelier des Lauves, relisant Athalie. Bénissons ce trio divers qui, à la terrasse du Café du Cours, par un après-midi de dimanche, trois longues heures, sait retenir le misanthrope qui, seize jours plus tard, les quittera. Et quel honneur pour le Café des Deux Garçons d’avoir compté un tel client ! »

 

Joanne Paul, Itinéraire général de la France Provence, Paris, librairie Hachette et Cie, collection des « Guides Joanne », 1888, 9 cartes et 14 plans, 420 pages, 104 pages de publicités, p. 381 :

« AIX (Bouches-du-Rhône) […]
Cafés : Leydet, cours Mirabeau, 52 ; — Clément, cours Mirabeau, 44 ; — des Deux-Garçons, sur le Cours ; — Mirabeau ; — Oriental, à l’entrée du Cours. »

8 octobre

« Aix, 8 Octobre 1906
Mon cher Paul,
Je t’envoie la carte demandée. Je regrette infiniment l’état de nervosité dans lequel je me trouve, et qui s’oppose à ce que je puisse t’écrire longuement, le temps est beau, je vais au motif l’après-midi. Emery m’a élevé le prix de la voiture de 3 francs aller retour, quand j’allais à Château Noir à 5 francs. Je l’ai lâché. J’ai fait la connaissance de monsieur roublard, qui a épousé une belle dote, en la personne de Mlle Fabry. — Tu verras quand je serai tu seras ici, ce qu’il y à faire. C’est un homme jeune et bien posé en ville, il organise des concerts, spirituels et de grand art.
Je ne t’en dis pas plus long pour aujourdhui. Hier soir j’ai passé de 4 à 7h environ l’avant dîner avec Capdeville, Niol[l]on, Fernand Bouteille, etc., au café des deux garçons ―
Ton père, qui t’embrasse toi et maman tendrement,
P. Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 8 Octobre 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Aix-en-Provence, musée Granet ; reproduit en fac-similé dans Picasso Cezanne, catalogue d’exposition, musée Granet, Aix-en-Provence, 25 mai – 27 septembre 2009, Paris, Réunion des musées nationaux, Communauté du pays d’Aix, 2009, 278 pages, p. 114.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 92.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 330.

Octobre – 3 novembre

Exposition collective d’œuvres sur papier à la galerie Bernheim-Jeune, parmi lesquelles un ou plusieurs Cezanne.

« Concours et expositions. Expositions nouvelles. Paris », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 32, 20 octobre 1906 ; p. 284 :

« Exposition d’aquarelles, pastels, gouaches et dessins par Berthe Morisot, miss Mary Cassatt, MM. Cezanne, Degas. Guillaumin, Jongkind, Manet, Claude Monet, Renoir, Sisley, galerie Bernheim jeune, 15, rue Richepanse, jusqu’au 3 novembre. »

13 octobre

Cezanne écrit à son fils. Le temps étant devenu plus frais et orageux, il abandonne les bords de l’Arc pour travailler au quartier de Beauregard, où il réalise des aquarelles en attendant de trouver un local pour entreposer son matériel de peinture.

« Aix, 13 octobre 1906.
Mon cher Paul,
Aujourd’hui, après une pluie d’orage nocturne, et ce matin comme il pleuvait encore, je suis resté à la maison. En effet, comme tu me le rappelles, j’ai oublié de te parler du vin, Madame Brémond me dit qu’il faut en faire venir. Si par la même occasion, en voyant Bergot, tu devrais lui en commander du blanc pour toi et pour ta mère. Il a bien plu et je pense que pour cette fois les chaleurs seront passées. Les bords de la rivière étant devenus un peu frais, je les ai abandonnés et suis monté au quartier de Beauregard où le chemin est montueux, très pittoresque mais très exposé au mistral. A l’heure actuelle, j’y vais à pied avec le sac d’aquarelle seulement, remettant à peindre à l’huile qu’après avoir trouvé un dépôt de bagages ; autrefois on avait ça pour trente francs par an. Je sens l’exploitation partout. — Je t’attends pour prendre une détermination. Le temps est orageux et très variable. Système nerveux très affaibli, il n’y a que la peinture à l’huile qui puisse me soutenir. Il faut poursuivre. Je dois donc réaliser d’après nature. Les esquisses, les toiles, si j’en faisais, ne seraient que des constructions d’après [nature], basées sur les moyens, les sensations et développements suggérés par le modèle, mais je dis toujours la même chose. — Pourrais-tu me procurer du pain d’amandes en petite quantité ?
Je t’embrasse, toi et maman, de tout mon cœur,
Ton père,
Paul Cezanne
Mon cher Paul, je retrouve la lettre d’Émile Bernard 1
— je lui souhaite de s’en tirer, mais je crains le contraire.
—Bien à toi et à ta mère,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, 13 octobre 1906 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 331.

Octobre

Théodore Duret publie L’Histoire des peintres impressionnistes, Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cezanne, Guillaumin.

Duret Théodore, Histoire des peintres impressionnistes, Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cezanne, Guillaumin, Paris, H. Floury, libraire éditeur, 1906, 211 pages, gravure de Cezanne « Portrait de Guillaumin, reproductions de tableaux de Cezanne : p. 121, R121 ; p. 172, R415 ; p. 175, R427 ; p. 177, R551 ; p. 179, R436 ; p. 180, R506 ; p. 181, R618 ; p. 182 et 187, R187 ; p. 185, R310 ; p. 191, R569 ; n. p., R397 ; n. p., R716, en couleur.
Texte sur Cezanne repris par Duret Théodore, « Biographie », Cezanne, textes d’Octave Mirbeau, Théodore Duret, Léon Werth et Frantz Jourdain, Paris, Bernheim-Jeune éditeurs, 1914, 75 pages, 59 planches, p. 23-37. Transcrire : texte à ventiler.

« I

Les peintres qui devaient s’appeler plus tard les Impressionnistes, dans leur jeunesse, lorsqu’ils se trouvaient encore inconnus, à l’état d’élèves, étaient déjà d’instinct des indépendants, ils se sentaient entraînés à rompre avec les règles traditionnelles. Ils s’étaient en conséquence donnés pour guides les hommes, qui avaient alors porté la peinture le plus avant dans l’observation directe de la nature et de la vie, Courbet et Corot. Ce sont ces deux maîtres qu’ils ont d’abord suivis, chacun à part soi, sans s’être encore connus ou rencontrés. Pissarro et Mlle Morisot ont profité des conseils de Corot, Renoir a peint un moment sous l’influence de Courbet, Cezanne a emprunté à Courbet, au début, sa tonalité et sa palette. Si l’on pouvait rassembler les toutes premières œuvres des hommes qui sont devenus les Impressionnistes, on verrait, avec des différences individuelles pointant déjà, un fond commun d’une même gamme, allant des procédés de Courbet à ceux de Corot. C’est alors que Manet survint.
Rien n’est plus difficile, quand des formes d’art ou des modes de penser ont obtenu le succès, que de se représenter la répulsion qu’ils ont d’abord pu causer. Maintenant que Manet est accepté comme un maître, on ne saurait s’imaginer l’horreur et la colère réellement causées par ses œuvres, à leur apparition. Pour expliquer le fait, il faut dire qu’elles tranchaient absolument sur ce que les autres produisaient alors communément et qu’ainsi elles venaient heurter les notions reçues et les règles acceptées. Il faut se rendre compte qu’au moment où Manet survenait, Courbet et Corot, qui représentaient la marche faite en avant, déplaisaient toujours au public, que leur liberté d’allures et de procédés n’était comprise et imitée que par une minorité de jeunes artistes ; que Delacroix n’était encore généralement considéré que comme un artiste déréglé et incorrect, un outrancier de la couleur. Les membres de l’Institut, les peintres formant les élèves dans les ateliers, l’école de Rome, les hommes de lettres en général, le public restaient alors soumis à la tradition. Tous honoraient ce qu’on appelait le grand art, la peinture d’histoire, la représentation des Grecs et des Romains, le nu compris et traité d’après les formes venues de la Renaissance italienne.
Il existait surtout, à cette époque, une manière universellement enseignée et suivie dans les ateliers, pour distribuer en peinture l’ombre et la lumière et appliquer les couleurs. On ne concevait point que la lumière pût être introduite sans accompagnement obligé et corrélatif de l’ombre. On n’admettait point que les couleurs vives pussent être appliquées sans demi-tons intermédiaires. Mais avec cette pratique de ne mettre de la lumière qu’accompagnée d’ombre, et de n’employer de tons variés qu’avec des atténuations, on en était arrivé à ne peindre que des tableaux tenus dans l’ombre, où tout l’éclat des couleurs vives et riantes avait disparu. La critique et le public s’étaient accoutumés à ce mode éteint de la peinture, il leur apparaissait, par habitude, naturel. On ne s’imaginait même pas qu’il pût y en avoir d’autre et on trouvait excellente la production de peintres, tenus pour des maîtres, se succédant depuis longtemps dans une même voie.
Tout à coup Manet, en 1863, au Salon des refusés avec son Déjeuner sur l’herbe et en 1865 au Salon avec son Olympia, présenta des œuvres venant, par leur dissemblance d’avec les autres, causer une horreur générale. Le fond et la forme rompaient avec ce que l’on considérait comme les règles essentielles de l’art. On avait sous les yeux des nus pris directement dans la vie, qui donnaient les formes mêmes du modèle vivant, mais qui ainsi semblaient grossières et d’un affreux réalisme, en comparaison avec les formes du nu traditionnel, soi-disant idéalisé et épuré. L’ombre appelée à faire opposition perpétuelle à la lumière n’apparaissait plus. Manet peignait clair sur clair. Les parties que les autres eussent mises dans l’ombre étaient peintes par lui en tons moins vifs, mais toujours en valeur. Tout l’ensemble était coloré. Les différents plans se succédaient, en se profilant dans la lumière. Aussi ses œuvres faisaient-elles disparate, au milieu des autres, sombres et décolorées. Elles heurtaient la vision. Elles offusquaient les regards. Les couleurs claires juxtaposées, qui s’y voyaient, n’étaient tenues que pour du « bariolage », les tons vifs, mis côte à côte, faisaient l’effet de simples taches.
Manet souleva une telle animadversion, les railleries, les insultes, les caricatures qu’il suscita furent telles, qu’il acquit bientôt une immense notoriété. Tous les yeux se fixèrent sur lui. Il fut considéré comme un barbare, son exemple fut déclaré pernicieux, il devint un insurgé, un corrupteur à exclure des Salons. Mais alors les jeunes gens d’esprit indépendant, tourmentés du besoin de se soustraire aux règles d’une tradition vieillie, virent en ce révolté contre la banalité du temps, un initiateur et un guide et après s’être surtout portés vers Courbet et Corot, ils font un nouveau pas et se portent vers lui. Manet va donc grouper des gens jeunes jusqu’ici séparés et inconnus les uns des autres. Ils se lieront par son intermédiaire.
À l’époque où il allait travailler au Louvre, vers 1861, il y avait rencontré deux jeunes filles, deux sœurs, qui y poursuivaient leurs études de peinture. Lorsqu’après le Salon des refusés de 1863 et le Salon de 1865 il fut devenu célèbre, le souvenir des rencontres faites au Louvre amena l’une des jeunes filles — l’autre allait se marier — à nouer avec lui des relations artistiques suivies. Cette jeune fille, Berthe Morisot, adoptait dès lors sa manière de peindre en clair, dans la lumière. Pissarro et Claude Monet l’adoptaient également. Pissarro, né à Saint-Thomas aux Antilles, après être venu faire ses études en France, était retourné dans son île. Il s’était trouvé ainsi loin de tout milieu artistique, retardé dans son développement. Revenu en France pour se livrer tout entier à l’art, il s’était senti porté vers la peinture de paysage. Il peignait dans une gamme avancée pour le temps, mais qui, depuis qu’il s’est adonné à la peinture claire, paraît quelque peu sombre. Le Déjeuner sur l’herbe et l’Olympia de Manet l’avaient séduit. Il avait tout de suite su comprendre la valeur de ces œuvres, exécutées selon une formule nouvelle ; aussi s’était-il mis à les vanter dans son entourage. Il fit la connaissance personnelle de Manet en 1866, pour se tenir avec lui en relations suivies.
En 1862, quatre jeunes gens : Claude Monet, Sisley, Renoir, Bazille, élèves chez Gleyre, se liaient d’amitié. Ils allaient se développer, animés d’un même esprit. Claude Monet, qui devait être parmi eux l’initiateur, avait visité au printemps de 1863 une exposition de quatorze toiles, que Manet faisait chez Martinet, sur le boulevard des Italiens. Il en avait ressenti une véritable commotion. Il avait trouvé là son chemin de Damas. Cependant de huit ans plus jeune que Manet, il resta plusieurs années à l’écart, sans entrer en relations personnelles avec lui. Ce ne fut qu’en 1866 qu’il alla le voir à son atelier, conduit par Zacharie Astruc, mais dès lors des liens d’amitié, qui devaient jusqu’au dernier jour se resserrer, se nouèrent entre eux. En voyant comment le groupe des Impressionnistes s’est formé, on a l’intéressant spectacle de la manière dont, à un moment donné, lorsque certaines idées sont comme flottantes dans l’air, elles peuvent pénétrer des hommes différents, s’influençant, se guidant les uns les autres au point de départ. Manet avait agi sur Monet et Monet agissait maintenant sur Sisley. À la vue des œuvres claires produites par Monet, Sisley se mettait lui aussi à peindre en pleine lumière et en tons clairs. Monet et Sisley étaient des paysagistes, qui marcheraient côte à côte dans une même voie, chacun selon ses tendances. Renoir au contraire, qui venait lui aussi à la nouvelle peinture, devait s’y faire surtout place comme peintre de figures. Bazille, le quatrième du petit groupe d’amis formé chez Gleyre, après avoir montré les plus belles dispositions, allait être enlevé prématurément. Il devait être tué, en 1871, à la bataille de Beaune-la-Rolande.
En 1866, Manet voyait Émile Zola se faire avec éclat le défenseur de son art. L’Événement, avant l’apparition du Figaro quotidien, était le journal littéraire en faveur sur le Boulevard, lu de préférence par les artistes, les gens de lettres et de théâtre. Le directeur, M. de Villemessant, avait confié le compte rendu du Salon de 1866 à Émile Zola, qui débutait dans la littérature. Zola avait tout de suite présenté un éloge enthousiaste de Manet et de ses œuvres. Manet était alors honni et méprisé et Zola, par son éloge, dans un journal littéraire en faveur, avait causé une telle indignation, qu’il avait dû interrompre son compte rendu et quitter le journal. Il avait entrepris cette campagne en communauté d’idées avec un peintre, Cezanne, natif d’Aix, en Provence. Zola qui avait passé sa jeunesse à Aix, où son père ingénieur construisait un canal, y avait noué avec lui une étroite amitié. Ils vivaient maintenant unis à Paris et leur communauté d’indépendance d’idées les portait ensemble vers l’art vigoureux de Manet. Guillaumin s’était lié avec Cezanne en 1864 à l’Académie Suisse et, comme lui, après avoir d’abord peint dans une tonalité voisine de celle de Courbet, venait à la nouvelle gamme des tons clairs.
Manet avait donc rallié des hommes partis de points différents, qui ne demandaient qu’à entretenir avec lui et entre eux des relations suivies. La question se posa de se rencontrer régulièrement. Manet avait alors son atelier derrière le parc Monceau, dans la rue Guyot, une rue déserte et son atelier, presque délabré, ne se prêtait nullement à devenir un lieu de réunion. Il habitait avec sa femme et sa mère rue de Saint-Pétersbourg et auprès, à l’entrée de l’Avenue de Clichy, existait le café Guerbois, suffisamment vaste et luxueux. Ce café devint le lieu où, le soir, Manet et ses amis prirent l’habitude de se rencontrer. Les réunions, commencées au café Guerbois en 1866, d’accidentelles devinrent régulières. Le groupe dont Manet avait été le premier lien, formé des peintres adoptant son esthétique, s’accrut bientôt d’artistes d’un autre ordre et d’hommes de lettres. On voyait là fréquentant assidûment Fantin-Latour, qui devait garder sa manière de peindre distincte ; Guillemet, paysagiste de la donnée naturaliste ; les graveurs Desboutin et Belot ; Duranty romancier et critique de l’école réaliste ; Zacharie Astruc, à la fois sculpteur et poète. Émile Zola, Degas, Stevens et Cladel le romancier, s’y montraient assez souvent. Vignaud, Babou, Burty, hommes de lettres, étaient des plus assidus. Ceux-là formaient, avec les peintres rattachés directement à Manet, le fond du groupement ; mais lorsque les réunions furent connues, les amis et connaissances des habitués y vinrent aussi et certains soirs le café Guerbois se remplissait de tout un monde d’artistes et d’hommes de lettres. Manet était parmi eux la figure dominante ; avec sa verve, son esprit de saillie, la valeur de son jugement sur les choses d’art, il donnait le ton aux discussions. Sa qualité d’artiste persécuté, repoussé des Salons, honni des tenants de l’art officiel, en faisait comme le chef des hommes assemblés là, dont en art et en littérature l’esprit de révolte était le trait commun.
Pendant les années 1868, 1869 et 1870, jusqu’à la guerre, le café Guerbois fut ainsi un centre de vie intellectuelle, où des hommes jeunes s’encourageaient à soutenir le bon combat et à braver les dures conséquences à en prévoir. Car il ne s’agissait de rien moins que d’un soulèvement contre les règles et les systèmes généralement reçus et respectés. On était sous le second Empire, alors que le principe d’autorité, vigoureusement implanté dans les institutions, donnait aux corps constitués de tout ordre, aux académies, aux jurys des Salons, un immense pouvoir, leur permettant d’exercer une vraie dictature sur les choses d’art. Mais au moment où certaines formes et modes nouveaux arrivent à l’éclosion, la jeunesse les adopte et est alors possédée d’une sorte de feu sacré, tellement que les obstacles ne sont plus vus et que la résistance à vaincre ne fait qu’exciter à marcher en avant. En effet Manet et ses amis se confirmaient si bien dans leurs vues, ils s’encourageaient à ce point les uns les autres, que l’opposition, les railleries, les insultes, la misère à certaines heures, ne devaient nullement les faire fléchir et les amener à jamais dévier de la voie où ils entreraient.
Au milieu des discussions d’ordre général poursuivies au café Guerbois, Manet et les peintres ses amis se tenaient particulièrement à leur art. Ils développaient du même coup la théorie et la pratique de la peinture par tons clairs, en plein air. Les tons clairs et le plein air ont fait, dans ces années, l’objet de leurs recherches persistantes. Manet qui jusqu’à ce jour n’avait peint ses scènes d’extérieur, comme le Déjeuner sur l’herbe, que dans son atelier, d’après des études faites au dehors, se mettait alors à exécuter des tableaux importants directement en plein air. Il peignait ainsi en 1867, de la hauteur du Trocadéro, une vue de l’Exposition universelle, placée au Champ-de-Mars. Il peignait dans les étés de 1868 et de 1869, d’assez nombreux tableaux de plages et de mer à Boulogne. Mais il ne devait jamais consacrer à la peinture de plein air qu’une part de sa production, tandis que Pissarro, Claude Monet, Sisley, Guillaumin s’y adonneraient entièrement et que même le peintre de figures parmi eux, Renoir, s’y appliquerait, dans ces années, d’une façon dominante.

II

Pissarro pendant la guerre devait se trouver à Londres, Monet à Amsterdam, Zola à Bordeaux, Manet demeuré à Paris devenait officier dans l’état-major de la garde nationale. Lorsque la paix fut revenue, le café Guerbois, délaissé pendant la guerre, resta définitivement abandonné. Les réunions qui s’y étaient tenues ne furent pas reprises. Pissarro, Monet, Sisley déjà établis hors de Paris avant 1870, s’y fixèrent définitivement, Pissarro à Pontoise, Monet à Argenteuil, Sisley à Voisins et bientôt après Cezanne alla lui-même résider à Auvers. Les peintres amis de Manet ne se trouvaient donc plus placés, pour continuer avec lui et entre eux des relations aussi suivies qu’auparavant.
Manet et ses amis allaient donc adopter des manières de vivre dissemblables, en rapport avec leurs manières de travailler différentes. Alors que Manet, essentiellement un Parisien attaché au Boulevard, resterait à peindre des figures et des sujets dans l’atelier, pour n’en sortir qu’aux occasions spéciales où il voudrait peindre des scènes en plein air, les autres délaisseraient Paris et s’établiraient à la campagne, abandonnant le travail de l’atelier, pour se tenir en plein air, directement devant la nature.
Les années de réunion au café Guerbois ont été fécondes. Manet donne aux hommes venus se grouper autour de lui la technique des tons clairs et lumineux et, en échange d’idées, ils s’avancent alors diversement, mais tous ensemble, dans la peinture du plein air. Il est resté, comme témoignage de cette heureuse entente, le tableau peint par Fantin-Latour, sous le titre d’Un atelier aux Batignolles, exposé au Salon de 1870. On y voit Manet peignant à un chevalet et, autour de lui, les peintres qui avaient profité de son apport, Monet, Renoir, Bazille et les hommes de lettres, qui s’étaient faits ses défenseurs, Zola, Zacharie Astruc. C’est d’ailleurs par une licence d’artiste que Fantin-Latour a groupé ses personnages dans un atelier, car en réalité ils ne s’y sont jamais réunis de la sorte. Seul le café Guerbois les recevait ensemble.
La guerre de 1870 et l’invasion vinrent disperser Manet et ses amis.
Les rapports ne cessèrent point, mais ils furent moins fréquents et eurent lieu dans l’appartement où Manet travaillait. Peu après la guerre, il avait en effet quitté son atelier à l’écart, dans la rue Guyot aux Batignolles, pour venir occuper, 4, rue de Saint-Pétersbourg en plein Paris, un entresol, où il put recevoir facilement ceux qui le recherchaient.
Cependant les jeunes peintres peignant en tons clairs et en plein air avaient peu à peu attiré l’attention. Les réunions du café Guerbois n’étaient point restées ignorées, des journaux en avaient parlé. On avait alors plus ou moins su que des artistes se réunissaient autour de Manet et subissaient son influence. Ce groupement avait d’ailleurs paru tout à fait bizarre, formé d’hommes sûrement dévoyés. Le tableau de Fantin, Un atelier aux Batignolles, exposé au Salon de 1870, avait été regardé. Après cela Manet et ses amis furent désignés comme formant l’école des Batignolles. Ils avaient rallié des défenseurs encore rares, mais qui cependant achetaient de leurs tableaux et les vantaient autour d’eux. Quelques marchands étaient venus, qui en montraient à leur clientèle.
Les peintres développant une nouvelle formule commençaient donc à être connus dans le monde qui s’occupe des choses d’art, et ils pensèrent maintenant à conquérir l’attention du grand public, en exposant systématiquement leurs œuvres. Ils eurent alors à résoudre la question de savoir s’ils exposeraient aux Salons ou ailleurs. Ils avaient pu, malgré des refus assez fréquents, pénétrer suffisamment aux Salons avant 1870. Pissarro, l’aîné de tous, avait commencé à exposer des paysages aux Salons, dès 1859. Refusé en 1863, il avait exposé au Salon des refusés de cette année-là. Il avait ensuite été reçu aux Salons de 1865, 1866, 1868, 1869 et 1870. Il n’avait pas encore développé sa manière claire ; sa gamme de couleur dans la donnée de Courbet et de Corot s’était fait accepter. Mlle Berthe Morisot avait de même exposé à de nombreux Salons sans rencontrer d’hostilité. 1868 avait vu les futurs Impressionnistes Pissarro, Monet, Sisley, Renoir exposer à un même Salon. Renoir envoyait surtout une œuvre importante, Lise, peinte en plein air, et déjà claire pour l’époque, mais qui, dépendant encore de le technique de Courbet, n’avait pas suscité d’opposition décidée. Pendant ces années de début, les toiles les plus osées étaient venues de Claude Monet, qui s’était mis tout de suite, avec le plus de hardiesse, à peindre en plein air, en tons clairs et tranchés.
En définitive s’ils avaient pu avant 1870, se faire recevoir aux Salons, d’une manière fréquente, ils le devaient à ce que la notoriété acquise n’était encore que restreinte, à la circonstance que l’emploi des tons clairs n’apparaissait toujours chez eux qu’atténué et en outre à ce fait qu’épars dans les salles, leurs pratiques communes n’avaient point pu frapper, mais aussi n’avaient-ils obtenu aucun avantage commun de groupe. Ils avaient donc pu pénétrer aux Salons avant la guerre, mais lorsqu’après ils se furent enhardis à développer tout à fait leur manière, lorsqu’ils vinrent à être connus, que l’attention fut fixée sur eux, qu’ils furent tenus pour des révoltés, que leurs œuvres eurent acquis un tel caractère de nouveauté qu’elles ne purent plus passer sans soulever l’animadversion, il était certain que les Salons se fermeraient pour eux et qu’ils y seraient refusés systématiquement. D’ailleurs, en supposant qu’on les y eût encore admis, ils n’y figureraient jamais que dispersés, loin les uns des autres. Ils continueraient à n’y obtenir qu’une attention distraite, les principes qu’ils représentaient, à l’état de groupe, ne pourraient arriver à se manifester avec assez d’évidence, pour être reconnus. Ils vont donc renoncer à envoyer aux Salons. Ils exposeront ailleurs tous ensemble.
L’année 1871, par suite de la guerre étrangère et de la guerre civile, n’avait pas vu de Salon. Repris en 1872 et en 1873, les Salons ne reçurent alors d’œuvres que de la seule 1erthe Morisot. Renoir, qui s’était présenté isolément à ces Salons, avait été refusé. Trois ans s’étaient ainsi écoulés, sans que les futurs Impressionnistes eussent pu se montrer au public. Pour des gens jeunes, ardents, désireux de se produire, c’était un long temps. Ils se concertèrent donc afin de tenir, en 1874, une exposition particulière. Mais alors Manet eut à décider s’il allait ou non exposer avec eux. Une première divergence s’était produite entre lui et eux, lorsqu’ils étaient allés s’établir à la campagne, pour y peindre surtout en plein air, tandis qu’il restait à Paris, pour y peindre dans son atelier et n’aller travailler qu’accessoirement en plein air. Maintenant une nouvelle divergence survenait, qui accentuait la première. Il allait continuer d’exposer aux Salons, les laissant exposer ailleurs. Il avait en effet forcé l’entrée des Salons par une bataille éclatante, qui lui avait obtenu la renommée, et il ne voulait pas perdre l’avantage acquis d’y paraître, en excitant l’attention universelle, pour aller montrer ses œuvres à l’écart, d’une manière moins retentissante. Il continuera ainsi d’exposer aux Salons, pendant que ses amis, encore relativement à lui des débutants, livreront leur bataille sur un autre terrain.
Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cezanne et Guillaumin se produisaient donc tous ensemble, à une première exposition en 1874. Cependant ils n’allaient pas se présenter seuls, à l’état de groupe trié au public. Ils s’étaient associés avec d’autres artistes. C’était une tentative hardie que celle de tenir une exposition particulière, elle entraînait à des frais relativement considérables, qu’ils désiraient faire partager. Pour attirer un nombre suffisant de visiteurs et avoir plus de chances d’obtenir l’attention de la presse, ils sentaient aussi qu’il fallait élargir le cercle et s’unir à des artistes déjà plus ou moins connus, ayant, comme point de ressemblance avec eux, l’indépendance d’esprit et la liberté de l’esthétique. Ils s’étaient donc combinés, pour former un assemblage, qui prit le titre de Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs, avec Degas, Bracquemont, de Nittis, Brandon, les paysagistes Boudin, Cals, Gustave Collin, Latouche, Lépine, Rouart et quelques autres, en tout trente exposants.
Une grande salle d’exposition manquant au centre de Paris, la Société avait loué, 35, boulevard des Capucines, une suite de pièces occupées par le photographe Nadar. Ce local se trouvait sur un boulevard, où passe tout Paris. Les affiches mises à la porte attireraient suffisamment les regards pour qu’un grand nombre de visiteurs se décidât à monter l’escalier et à payer le franc d’entrée, sur lequel les exposants comptaient pour couvrir leurs frais. L’exposition s’ouvrit le 15 avril. Le nombre des visiteurs fut relativement considérable et la notoriété fort accrue qu’acquirent en particulier les peintres de la nouvelle peinture, dut les satisfaire. Mais d’ailleurs ce furent une notoriété et un renom désastreux. Le public ne vit en eux que des artistes dévoyés, ignorants, présomptueux, ne peignant que des choses informes.
Cependant ils allaient voir sortir pour eux de cette exposition une conséquence qu’ils n’avaient pas prévue. Ils allaient en obtenir un nom, chose qui leur avait manqué jusqu’alors. En effet on a vu qu’en parlant d’eux, nous n’avons trop su comment nous y prendre pour les dénommer, disant les amis de Manet, ou les peintres de la nouvelle peinture, ou les futurs Impressionnistes. De même jusqu’en 1874 ceux qui pouvaient s’occuper d’eux, à un titre quelconque, ne savaient comment les désigner. Un nom leur manquait. Les uns disaient les peintres de la nouvelle peinture. C’est ce titre de la Nouvelle peinture, que Duranty, dans une brochure qui leur était consacrée, prenait personnellement ; d’autres les appelaient les Indépendants ou encore les Intransigeants. Cependant quand une chose existe, une appellation survient sûrement pour la désigner.
Au milieu des trente peintres qui se produisaient sur le boulevard des Capucines, les amis de Manet, ayant hardiment adopté la pratique des tons clairs et du plein air, attiraient surtout les regards. Claude Monet avait envoyé des toiles particulièrement caractéristiques et c’est l’une d’elles, qui allait, faire surgir le nom. Il en exposait cinq, dont l’une avait pour titre Impression, soleil levant, une vue prise dans un port. Des bateaux sur l’eau, légèrement indiqués, apparaissaient au travers d’une buée transparente, qu’éclairait le soleil rouge. Au titre Impression correspondait une touche rapide et légère et des contours fondus, dans une enveloppe générale. Cette œuvre donnait bien la formule de l’art nouveau, aussi par son titre et sa facture fît-elle naître l’expression qui paraissait le mieux caractériser les artistes qui le représentaient, celle d’Impressionnistes.
Le mot, venu en quelque sorte spontanément sur les lèvres des visiteurs, fut pris et appliqué par le Charivari, le 25 avril.
Un de ses rédacteurs, Louis Leroy, mettait Exposition des Impressionnistes, en tête d’un article consacré aux exposants du boulevard des Capucines. Le nom nouveau n’était du reste employé que dans le sens le plus défavorable, approprié à des hommes considérés comme ignorants et présomptueux. L’article n’était qu’une suite de railleries et de sarcasmes. Le Charivari était alors dirigé par Pierre Véron, un homme sans jugement artistique. Il faisait systématiquement bafouer Manet. Il devait repousser Forain comme dessinateur, incapable de découvrir la moindre apparence de talent dans ce qu’on lui montrait de lui. Et maintenant que les Impressionnistes survenaient, il ne laissait apparaître leur nom dans son journal qu’à titre de dénigrement.
Le nom d’Impressionnistes, employé par le Charivari, mit du temps à se répandre ; il ne devint d’un usage général qu’après quelques années. Les artistes auxquels on l’appliquait ne le remarquèrent d’abord point ; puis lorsqu’il fut assez répandu pour qu’ils ne puissent l’ignorer, ne le voyant employé qu’en mauvaise part, ils le repoussèrent. Ce ne fut qu’ensuite, lorsqu’il fut tout à fait usité, que faute d’avoir pu trouver eux-mêmes un autre nom à se donner, ils finirent par l’accepter et se l’appliquer. L’exposition d’avril 1874, sur le boulevard des Capucines, quoiqu’elle n’ait attiré que la curiosité banale des passants, ou n’ait été signalée que comme chose méprisable, a marqué, on le voit maintenant, une date importante dans l’histoire de l’art français au XIXe siècle. Là se sont produits ensemble, pour la première fois, des peintres dont la technique, le système, les procédés constituaient un apport nouveau et là encore se créaient les mots Impressionnistes et Impressionnisme, dont on peut dire qu’ils ont fait le tour du monde.
En attendant, les peintres que nous appellerons maintenant les Impressionnistes ne retiraient que mépris de leur exposition. Leurs œuvres devenaient invendables. Les soi-disant connaisseurs, les collectionneurs se refusaient tout particulièrement à en acheter. Les Impressionnistes devaient le reconnaître, à l’occasion d’une vente qu’ils tentaient, en mars 1875. Ils l’avaient entreprise tant pour continuer à se montrer au public, à défaut d’une exposition qu’ils n’étaient pas à même de faire cette année, que pour se procurer quelque argent. Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot faisaient donc passer aux enchères, à l’Hôtel Drouot, 70 tableaux. Ceux qu’ils essayaient de pousser, en élevant quelque peu les prix, devaient être retirés. Ils ne trouvaient d’acquéreurs pour les autres, laissés à des prix très bas, que dans un tout petit cercle d’amis. Le total de la vente ne dépassait pas 10.349 francs, tant pour les tableaux retirés que vendus.
Cependant ils n’étaient pas hommes à fuir le combat. Ils renouvelleraient leurs expositions avec persistance. Ils n’avaient pas été en mesure d’en tenir une en 1875, et leur seconde exposition ne put avoir lieu qu’en 1876, deux ans après la première. Elle se fit dans les galeries de M. Durand-Ruel, rue Le Peletier ; Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot s’y représentaient ensemble. Une recrue Caillebotte apparaissait avec eux pour la première fois ; Cezanne et Guillaumin manquaient. Le nombre des peintres n’appartenant pas à leur système avait décru. Au lieu de 30 exposants en 1874 il ne s’en trouvait en tout que 19 en 1876. Le nom d’Impressionniste devint d’un usage courant, à l’occasion de cette seconde exposition. Les visiteurs, les journalistes, les critiques s’en servirent, comme d’un terme approprié et expressif.
Les Impressionnistes retiraient donc de leur seconde exposition un surcroît de notoriété, mais sans progresser dans la faveur publique. Au contraire, à mesure qu’ils devenaient plus connus, ils se voyaient plus méprisés. Voici par exemple de quelle manière Albert Wolff, alors réputé comme critique, parlait d’eux dans le Figaro du 3 avril 1876 : « La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif entre et à ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme, s’y sont donné rendez-vous pour exposer leurs œuvres.
« Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses-là, moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les Intransigeants, les Impressionnistes. Ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et signent le tout. C’est ainsi qu’à Ville-Evrard des esprits égarés ramassent les cailloux sur leur chemin et croient avoir trouvé des diamants. »
Plus que jamais décidés à poursuivre le combat, ils organisaient une troisième exposition, en avril 1877. Elle se tenait au n° 6 de la rue Le Peletier, au premier étage d’une maison en réparation, loué pour la circonstance. Ils disposaient ainsi des pièces d’un vaste appartement, qui leur donnait l’espace suffisant pour montrer les 241 toiles réunies. Ils étaient sur une rue passante, en vue du Boulevard, ce qui leur assurerait des visiteurs.
Cette fois-ci le groupe des Impressionnistes purs remplissait presque entièrement l’exposition. En effet, renonçant au titre primitif de Société anonyme, qui ne constituait point un vrai nom, ils se décidaient à s’approprier le nom d’Impressionnistes, qu’on leur avait donné à leur insu et qu’ils avaient jusqu’ici repoussé. Pendant l’exposition ils allaient publier, sous le titre de l’Impressionniste, Journal d’art, une feuille de propagande, ornée de dessins. Cette prise de possession du mot Impressionniste avait amené à se retirer ces artistes moins osés, peignant dans une gamme moins colorée, qui s’étaient à la première exposition tenus avec eux. Au lieu de trente exposants en 1874 et de dix-neuf en 1876, il ne s’en trouvait plus maintenant que dix-huit. Et comme tous les vrais Impressionnistes revenaient cette fois-ci ensemble, Pissarro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cezanne, Guillaumin, avec Caillebotte et quelques autres recrues, leurs tableaux tenaient presque toute la place. De ce fait l’exposition, moins mélangée, avait un caractère plus tranché et une apparence d’intransigeance plus marquée que la première de 1874. En outre, comme ils étaient animés d’un même esprit et d’une égale ardeur, que se soutenant, se stimulant les uns les autres, ils avaient depuis trois ans développé et accentué les particularités qui les distinguaient, leur troisième exposition était autrement audacieuse que la première. Les Impressionnistes s’étalaient donc, cette fois-ci pour le public, dans la plénitude de leur monstruosité ; aussi produisirent-ils sur lui un effet extraordinaire d’hilarité, de mépris, d’indignation, d’horreur.
L’exposition devint un événement parisien. On en parlait comme d’une chose surprenante, dans les cafés du Boulevard, les cercles et les salons. Elle fut donc très visitée. Mais on n’y était point attiré par un intérêt artistique quelconque. On n’y allait que pour se donner un plaisir d’excentricité, par le spectacle de productions considérées comme extravagantes. Aussi étaient-ce des rires et des haussements d’épaules constants de la part des visiteurs. On voyait des gens qui en perspective de la gaîté attendue, commençaient à rire dans la rue et en montant les escaliers et qui, entrés dans les salles, se tordaient au premier coup d’œil. Le courant était tellement violent que les quelques partisans ralliés par les Impressionnistes se trouvaient absolument impuissants à agir sur l’opinion d’aucun visiteur, même de ceux qu’ils connaissaient. Toute apologie ou défense qu’ils voulaient présenter était immédiatement arrêtée, comme une prétention à se moquer du public.
L’apport des novateurs en peinture ne s’est jamais produit, au XIXe siècle, sans soulever une opposition plus ou moins violente. Si les Impressionnistes étaient aussi maltraités à leur exposition de 1877, c’est qu’ils avaient atteint leur plein développement et qu’ils montraient réellement des œuvres d’un caractère différent de ce que l’on avait déjà vu. Cezanne était de tous celui qui excitait et devait exciter longtemps le plus d’horreur. On peut dire, pour caractériser l’opinion qu’on s’en formait, qu’il faisait l’effet d’un monstre, d’un ogre. Il avait mis du temps à pleinement se développer. A la première exposition de 1874, il envoyait La Maison du pendu à Auvers [R 202], une œuvre déjà puissante, mais qu’il devait dépasser et qu’il dépassait en effet, en intensité de coloris et en originalité de facture avec le portrait de M. Choquet [R 292] et les paysages exposés rue Le Peletier. Claude Monet, Sisley, Renoir, Guillaumin montraient, portées à l’extrême point, les particularités de l’Impressionnisme de plein air. Pissarro exposait des potagers, des champs de choux, sujets jugés absolument bas et anti-artistiques.
Les exposants, dans leur hardiesse, faisaient donc l’effet de barbares, d’ignorants, de malotrus et ils étaient traités comme tels par le public, la presse et les critiques. Le Charivari, qui ne leur avait d’abord trouvé un nom que pour les dénigrer, les poursuivait d’injures. On peut résumer l’opinion commune à leur égard par ce jugement, porté dans la Chronique des Arts et de la Curiosité. « MM. Claude Monet et Cezanne, heureux de se produire, ont exposé le premier 30 toiles, le second 14. Il faut les avoir vues pour s’imaginer ce qu’elles sont. Elles provoquent le rire et sont cependant lamentables. Elles dénotent la plus profonde ignorance du dessin, de la composition, du coloris. Quand les enfants s’amusent avec du papier et des couleurs, ils font mieux. MM. Levert, Guillaumin, Pissarro, Cordey, etc., ne méritent pas en vérité qu’on s’arrête devant eux. »
Lorsque l’exposition se ferma, les Impressionnistes étaient donc parvenus à une grande renommée, mais à une renommée qui en faisait des condamnés. Ils voulurent se procurer quelque argent, par une nouvelle vente aux enchères. Elle n’eut pas meilleur succès que la première, tentée en 1875. Quarante-cinq toiles de Pissarro, Sisley, Renoir, Caillebotte ne produisaient que 7.610 francs et encore un assez grand nombre d’entre elles avaient-elles dû être retirées. La vente eut lieu à l’Hôtel Drouot, le 28 mai, devant un public qui s’était rendu là, pour continuer les rires et les mépris dont il avait gratifié les peintres à leur exposition, rue Le Peletier. Les toiles soulevaient des huées, à mesure qu’on les présentait. On s’amusa à en passer plusieurs de mains en mains, tournées de haut en bas. C’était une plaisanterie que le Charivari avait inaugurée, en prétendant que dans les paysages des Impressionnistes, on ne distinguait point de ligne d’horizon, que la terre, les eaux, le ciel restant informes, on pouvait faire indifféremment du bas de la toile le haut, et du haut le bas. Cette plaisanterie devint à la mode. Elle s’établit au théâtre, où dans les revues on introduisit un rapin impressionniste, incapable lui-même de découvrir le haut et le bas des toiles, qu’il barbouillait sur la scène, devant le public.
Ce soulèvement de l’opinion, ces manifestations d’universel mépris eurent pour résultat d’enlever aux malheureux artistes la possibilité de vendre leurs œuvres, même au plus bas prix. Les quelques amis qu’ils s’étaient faits, dont les ressources étaient très limitées, n’ayant pu se grossir de recrues, il ne se trouva bientôt plus personne pour en acheter. M. Durand-Ruel, le seul marchand qui eût réellement soutenu les Impressionnistes et qui avait commencé à leur trouver des acheteurs, lorsqu’ils n’étaient pas encore trop signalés au mépris public, maintenant que la réprobation était devenue générale, ne put plus du tout vendre de leurs œuvres. Après avoir longtemps persisté à en empiler chez lui, aux prix de gros sacrifices, il se trouva à la fin épuisé et dut s’arrêter. Alors ce furent, pendant des années, la gêne complète, la misère noire, pour ceux d’entre eux qui devaient demander au produit de leur pinceau leurs moyens entiers d’existence.
Il faut dire, à la louange de ces hommes, que le mépris, les opprobres, la pauvreté ne les ont à aucun moment amenés à dévier de leur voie. Ils se sont tenus à leur manière tant honnie, sans chercher un seul instant à la modifier en quoi que ce soit, pour se faire accepter du public. Ils ont attendu, pendant de longues années, tout le temps nécessaire, que le public vînt à eux et qu’un changement d’opinion se produisît, soutenus par la conviction qu’ils avaient de la justesse de leurs principes et de la valeur de leur art.
En 1877, à l’issue de leur exposition, les Impressionnistes ne pouvaient donc compter sur aucun appui. Leurs rares amis demeuraient impuissants et ils devaient subir l’insuccès et la misère. C’est le temps qui allait travailler pour eux. C’est leur persistance à se monter, qui amènerait le public à se familiariser avec eux et à trouver à la fin bonnes des formes qui, à leur apparition, lui avaient semblé monstrueuses. Les Impressionnistes vont donc continuer leurs expositions. Elles n’auront plus, il est vrai, l’importance et ne feront plus le bruit de celle de 1877, qui marque comme un point culminant, et le faisceau des sept se trouvera relâché. Cezanne, possesseur d’une aisance personnelle, que n’inquiétait point le souci de vente, ne prendra plus part à aucune exposition. Les autres continueront, mais parmi eux Pissarro et Berthe Morisot seront les plus assidus, tandis que Monet, Sisley, Renoir, Guillaumin, s’abstiendront à plusieurs reprises, tantôt l’un, tantôt l’autre.
Des expositions successives avaient ainsi lieu, en 1879, avenue de l’Opéra ; en 1880, rue des Pyramides ; en 1881, 35, boulevard des Capucines ; en 1882, rue Saint-Honoré ; en 1886, 1, rue Laffitte. En 1880, une exposition exclusive d’œuvres de Claude Monet se tenait sur le boulevard des Italiens, aux bureaux du journal, la Vie moderne. En 1883, M. Durand-Ruel, ayant loué temporairement le premier étage de la maison no 9 du boulevard de la Madeleine, y faisait pendant quatre mois, de mars à juin, des expositions consacrées chaque fois à un peintre, d’abord à Claude Monet, puis à Renoir, Pissarro et Sisley. On voit ainsi que les expositions des Impressionnistes changeaient chaque fois de lieu. Elles ont eu une sorte de caractère ambulant. La plupart ont encore présenté cette singularité de se tenir dans des appartements inoccupés de maisons neuves ou en réparation, loués momentanément pour la circonstance. La principale condition que l’on demandait aux locaux était de se trouver sur une voie fréquentée, où l’on pût attirer l’attention de nombreux passants.
Ces expositions faisaient de plus en plus connaître les Impressionnistes, mais sans qu’ils vissent d’abord changer l’opinion à leur égard et qu’ils en retirassent de réels avantages. La lutte ingrate se prolongea donc pendant des années. Vers 1886-1888 le milieu devenait plus favorable. Les amis de la première heure avaient fait des recrues. De nouveaux venus se mettaient à peindre dans la gamme claire. Ils étendaient le cercle de l’Impressionnisme et donnaient une certaine consécration aux premiers apparus. Des défenseurs leur arrivaient dans la presse. Ils allèrent alors gagnant sans cesse du terrain. A partir des années 1894-1895 un changement décisif se produisait qui amenait tout à coup les collectionneurs, en France et à l’étranger, à rechercher ces mêmes œuvres impressionnistes d’abord si honnies et méprisées.
L’époque de la misère était passée, et quoique l’opposition et le dénigrement persistassent dans de nombreux quartiers et que la lutte dût être poursuivie, la victoire éclatante et définitive ne fut plus douteuse.

III

Comment l’art des Impressionnistes présentait-il des traits inattendus ? D’où lui venait cet aspect à part, qui excitait d’abord le rire, le mépris et l’horreur.
À leur point de départ les Impressionnistes avaient pris à Manet la technique des tons clairs, débarrassés des ombres traditionnelles et ils s’étaient mis à peindre directement en plein air devant la nature. Ils avaient trouvé déjà en usage la pratique de peindre en plein air, ils n’en étaient pas les inventeurs. Constable en Angleterre, Courbet et Corot en France l’avaient appliquée auparavant ; mais ceux-ci ne s’en étaient servi qu’accessoirement, pour obtenir des esquisses et des études, leurs vrais tableaux étant toujours peints à l’atelier. La grande innovation des Impressionnistes avait été de généraliser l’exception. Ils s’adonnèrent systématiquement à la peinture du plein air. Tous leurs paysages, pour les peintres de figures tous les tableaux avec fonds de paysage, furent exécutés au dehors, dans l’éclat vif de la lumière, devant la scène à représenter.
L’emploi exclusif des tons clairs et l’usage persistant de peindre en plein air, dans la lumière, formaient une combinaison neuve et hardie, d’où devait sortir un art aux traits nouveaux. En effet le peintre qui se tenait tout le temps devant la nature était conduit à en saisir les colorations variées et fugitives, négligées jusqu’alors. Un paysage n’était plus pour lui le même, par le soleil ou le temps gris, par l’humidité ou la sécheresse, le matin, à midi ou le soir. Le peintre enfermé dans l’atelier avait donné à la nature une sorte d’aspect uniforme, de caractère constant, que le peintre en plein air ne pouvait connaître. Pour le peintre dans l’atelier, le feuillage avait été d’un vert déterminé, l’eau avait eu une « couleur d’eau » permanente, le ciel avait été d’un certain bleu et les nuages d’un certain gris. Mais à l’Impressionniste les scènes naturelles, sur lesquelles il tenait tout le temps les yeux, ne purent se présenter que sous les aspects divers, que les variations de la lumière et les changements de l’atmosphère leur faisaient prendre. Et comme l’Impressionniste disposait des ressources procurées par l’emploi des tons clairs, débarrassés d’ombres, il put appliquer sur ses toiles ces couleurs éclatantes, qui correspondaient aux effets variés que les scènes naturelles lui offraient. On vit ainsi apparaître, dans les tableaux des Impressionnistes, les plaques de lumière que le soleil, passant à travers le feuillage, étend sur le sol ; on vit reproduire les verts tendres et aigus qui couvrent la terre au printemps, les champs brûlés en été par le soleil prirent des tons roussis, l’eau n’eut plus de couleur propre, mais les reçut toutes en succession. Puis les Impressionnistes ayant découvert que les ombres, selon les effets de lumière, sont en plein air diversement colorées, peignirent sans hésiter des ombres bleues, violettes, lilas.
Les œuvres ainsi exécutées présentèrent tout à coup au public une coloration, qu’il n’avait encore jamais vu apparaître en peinture. Elles pouvaient bien correspondre au véritable aspect de la nature, vue d’une certaine façon, mais comme personne n’a l’habitude de regarder la nature, pour décider de sa correspondance avec les tableaux peints, qu’on ne juge que par comparaison avec le genre de peinture alors accepté et qui a façonné les yeux, les œuvres des Impressionnistes devaient à leur coloris nouveau et imprévu, une méconnaissance absolue.
En outre les Impressionnistes, parce qu’ils peignaient directement devant la nature, étaient amenés à présenter des formes générales autres que celles des devanciers. Ils n’ont plus eu le temps et la faculté d’exécuter le travail de reconstruction, de métamorphose, d’embellissement, auquel s’étaient livrés les peintres demeurés à l’atelier. Non seulement leurs œuvres ont pris de ce fait un aspect plus simple, mais l’ordre des motifs s’est étendu. Les devanciers, arrangeant dans l’atelier, avaient rendu la nature sous certaines apparences préférées. Ils avaient recherché des sites jugés particulièrement nobles, pittoresques et, comme tels, tenus seuls pour dignes d’être reproduits. L’Impressionniste parti pour peindre en plein air, frappé par un effet momentané de l’atmosphère ou de la végétation, se mettant directement à le fixer sur la toile, à l’état d’œuvre définitive, ne s’est plus inquiété du site où il le découvrait. Il était sur la grande route et il l’introduisait sur sa toile avec les arbres ébranchés qui la bordent, et ce motif lui paraissait aussi noble que tout autre. Il se trouvait devant un village et il le peignait avec les jardins potagers ou les champs de légumes, qui pouvaient l’entourer. Lorsqu’il rencontrait de l’eau, il ne se demandait point, comme l’avaient fait tant d’autres, si elle était limpide et apte à refléter les objets, mais il la saisissait sous tous ses aspects, la trouvant aussi intéressante par les temps gris et les grandes pluies, qui la rendent jaune et opaque, que par le soleil qui en fait un miroir transparent.
Les œuvres des Impressionnistes, en ne mettant plus sous les yeux du public des tableaux arrangés, des sites choisis, des motifs embellis, rompaient avec les formes admises et, par surcroît, les touches fondues, la facture large, employées à leur exécution, ajoutaient de nouveaux traits imprévus à leur physionomie anormale. Les contours dans les œuvres impressionnistes n’avaient pu rester aussi arrêtés que dans l’ancienne peinture, les lignes aussi rigides, les formes aussi précises. Quand l’Impressionniste peignait le brouillard ou les buées qui enveloppent les objets, quand il peignait les plaques de lumière vacillantes, qui, à travers les arbres agités par le vent, viennent éclairer certaines parties du sol, quand il peignait l’eau houleuse de la mer, se brisant en embrun sur les rochers, ou le courant rapide d’une inondation, il ne pouvait espérer réussir à rendre son effet, qu’en supprimant les contours rigides et arrêtés. C’était réellement l’impression que les choses faisaient sur son œil qu’il voulait rendre, des sensations de mouvement et de lumière qu’il voulait donner et il ne pouvait y parvenir, qu’en laissant souvent sur sa toile les lignes indéfinies et les contours flottants.
Le public se trouvait donc déconcerté de toutes les manières devant les œuvres des Impressionnistes. Elles lui offraient un système de coloris, une variété de tons, un éclat de lumière tout nouveaux, elles ne lui présentaient plus ces sites choisis, ces motifs arrangés, auxquels il était accoutumé, elles substituaient une touche large, des contours flottants aux lignes arrêtées traditionnelles. Ne possédant plus ces traits que l’habitude avait fait considérer comme essentiels dans toute œuvre d’art, elles faisaient naturellement l’effet de choses grossières, monstrueuses, de simples esquisses ou ébauches sans formes.

IV

Nous avons évité de comprendre Degas parmi les Impressionnistes, bien qu’il se soit tenu tout le temps avec eux aux expositions et qu’aujourd’hui on le classe aussi communément avec eux ; mais c’est qu’aujourd’hui la portée du nom d’Impressionnistes s’est énormément étendue et a perdu toute précision. Si l’on veut rester exact, on doit tenir Degas à part des Impressionnistes ; ses origines, la nature de son art l’en distinguent. On va du reste à l’encontre de ses désirs lorsqu’on en fait un des leurs. Il a personnellement toujours repoussé le titre d’Impressionniste. Quand, à l’exposition de 1877, ceux qui laissaient réellement voir ces traits qui l’avaient fait naître, l’adoptèrent, il s’y opposa le plus qu’il put. Degas n’a de commun avec les Impressionnistes que le coloris, qu’il leur doit pour une part. Autrement il n’a pas pratiqué comme eux la peinture en plein air, qui leur reste propre, sa technique est d’un autre ordre. Il a son point de départ dans la tradition classique, il est avant tout un dessinateur. Ses ancêtres sont Poussin et Ingres. On trouve à ses débuts une copie magistrale de l’Enlèvement des Sabines et des dessins exécutés selon les procédés d’Ingres. Sa première œuvre personnelle a été une Sémiramis, conçue dans la pure donnée de la peinture d’histoire, à laquelle les Impressionnistes sont toujours restés étrangers ou hostiles. Degas, pénétré de l’esprit de son temps, a délaissé la peinture d’histoire, qui l’avait d’abord séduit, pour prendre des sujets modernes, mais il n’a jamais dévié de la technique primitivement adoptée. Il est resté le dessinateur savant de la donnée classique.
On ne saurait non plus ranger parmi les Impressionnistes des paysagistes comme Boudin et Lépine, qui ont participé à la première exposition de 1874 ; et se sont ensuite abstenus. Ils avaient entendu se tenir sur un terrain neutre, aussi lorsque le titre d’Impressionniste prévalut et servit à désigner les expositions, se retirèrent-ils, pour qu’il ne leur fût pas appliqué. Ils étaient demeurés attachés à une coloration grise, moins audacieuse que celle des Impressionnistes et il était tout naturel qu’ils voulussent rester distincts de ceux dont ils différaient.
Nous avons maintenant à mentionner les adhérents, qui se sont joints aux premiers Impressionnistes et sont venus successivement exposer avec eux. Nous rencontrons là des artistes originaux, qui se sont, dans une mesure quelconque, appropriés les procédés et la gamme de l’impressionnisme pour en faire un emploi personnel. Ils nous donnent le spectacle du développement graduel, que peut prendre une donnée d’art. En les rangeant chronologiquement, d’après les années où ils ont pris part aux expositions, nous avons d’abord Caillebotte, qui expose dès 1876. Il montre cette année-là ses Raboteurs de parquets, peints, il est vrai, dans une gamme de couleur un peu assoupie, mais il éclaircira sa palette, surtout, sous l’influence de Claude Monet. Puis Mlle Marie Cassatt qui prend part aux expositions de 1879, 1880, 1881, 1886. Elle ne peut être appelée Impressionniste que par son coloris, qui devient de plus en plus éclatant et lumineux. Autrement elle a subi au début l’influence de Degas. Son dessin est expressif, son art plein de sentiment. Elle a particulièrement montré ses qualités de dessinateur dans une œuvre gravée, très originale. Gauguin survient, avec les expositions des années 188o, 1881, 1882 et 1886. Il se rapproche d’abord de Pissarro et de Cezanne. Ce n’est que plus tard, à Taiti, qu’il produira des œuvres d’une palette très originale. Seurat et Signac, à l’exposition de 1886, entrent dans une voie propre, où ils se donnent le nom de Néo-Impressionnistes. Ils inaugurent la division du coloris, poussée à son extrême limite, jusqu’à l’emploi des couleurs primaires, appliquées à l’état pur, par points et minuscules touches, ce qui leur a fait donner aussi le nom de « Pointillistes ».
Les expositions des Impressionnistes s’arrêtent à l’année 1886. À ce moment, le groupe, apportant une manifestation d’art nouvelle, a fait son effort d’ensemble. Ses membres, qui ont pleinement développé leur originalité, peuvent exister à l’état séparé. Les Impressionnistes désormais vont donc continuer individuellement à se pousser dans le monde et à poursuivre le combat, chacun à part soi, jusqu’au succès définitif. Mais en même temps qu’ils réussiront à être appréciés et qu’ils finiront par se faire reconnaître pour des maîtres, leur influence s’exercera de toutes parts et l’impressionnisme gagnera autour d’eux et au loin. Indépendamment des artistes originaux, que nous avons vu se rallier à eux pour participer à leurs expositions et des Néo-Impressionnistes développant une théorie propre des couleurs, on verra une foule d’artistes adopter, dans des mesures diverses, leur coloris clair et l’utiliser comme partie intégrante de leur facture. On va voir aussi survenir, alors que les procédés de l’impressionnisme auront atteint leur complet développement, des hommes qui adopteront la formule et se mettront à peindre d’après elle du premier coup, à l’état de disciples.
L’impressionnisme a fini par devenir ainsi une chose diffuse et variée, qui a pénétré de toutes façons l’art de la peinture. Mais aussi les noms d’Impressionnistes et d’Impressionnisme ont-ils perdu leur caractère précis. On peut dire qu’on les étend maintenant à tous les artistes et à toutes les œuvres, qui laissent voir le rendu primesautier de la nature par un coloris clair, débarrassé des ombres conventionnelles. Dans ces circonstances sont à présent tenus pour Impressionnistes des peintres, qui ont vécu avant que le mot ne fût trouvé, d’autres qui, lorsqu’il est apparu, l’ont repoussé ou l’eussent repoussé, s’ils eussent pu se douter qu’on le leur appliquerait. Enfin, le nom est donné à des vivants de tendances, de procédés, de physionomie fort divers, qui l’acceptent volontiers, depuis qu’il a définitivement pris une signification favorable et entraîne l’idée d’une technique rénovée et de sensations personnelles.
Faisant ici de l’histoire et voulant être précis, nous devons réserver au début le nom d’Impressionnistes aux artistes, qui l’ont d’abord suggéré et fait naître. Aux hommes qui, sous l’influence immédiate de Manet, ont adopté de 1865 à 1870 la technique des tons clairs, débarrassés des ombres traditionnelles, puis qui, l’ayant appliquée à la peinture en plein air, directement devant la nature, se sont, à deux expositions principales, en 1874 et en 1877, révélés avec éclat, par des œuvres d’un caractère neuf et original. […]

CEZANNE

Paul Cezanne aura été essentiellement un Provençal. Il devait garder toute sa vie, dans son parler, un fort accent méridional, il a toujours conservé une attache avec sa terre natale et il a fini, après l’avoir quittée, par y retourner vivre. Il n’a jamais rien laissé voir, à Paris, de parisien. La Provence est aujourd’hui la seule partie de la France, qui ait résisté à l’influence absorbante de Paris, qui ait gardé une âme et une vie propres. Elle a maintenu, dans une certaine mesure, ses traditions, sa langue et a produit des hommes profondément empreints du terroir, des hommes comme Mistral, Monticelli et aussi Cezanne.
Cezanne aura donc été avant tout redevable de son caractère à son pays d’origine. De tous ceux qu’on a appelés les Impressionnistes, il aura été en réalité le moins impressionniste. Les particularités, qui constituent les traits communs de l’impressionnisme, qu’il aura prises dans le milieu parisien, où il a développé son art, se sont simplement superposées au fond de style sobre, de simplicité d’ordonnance, qui lui sera venu de sa terre, de vieille formation latine.
Il naquit à Aix-en-Provence, le 19 janvier 1839. Il était fils d’un homme qui allait devenir un riche banquier et habiter hors de la ville une maison dans un parc (le Jas de Bouffan). Il entra au collège d’Aix, en 1853. Il s’y trouva avec Émile Zola, dont le père, ingénieur, construisait un canal à Aix et il se lia avec lui d’une étroite amitié. Il sort du collège à 19 ans, bachelier. Il suit, en 186o-1861, les cours de l’École de droit, y prend plusieurs inscriptions et passe même le premier examen avec succès. L’étude du droit le dégoûte, il la délaisse.
Sa vocation artistique se développait. Il avait ressenti de bonne heure une passion pour le dessin. Il exprime, en abandonnant l’étude du droit, l’intention de s’adonner à la peinture. Il vient une première fois à Paris, en 1862, amené par son père. Il fréquente l’Académie Suisse, mais échoue dans le concours pour l’admission à l’École des Beaux-Arts. Revenu à Aix, à la suite de cet échec, il entre dans le bureau de la banque paternelle. Ce genre de vie lui devient tout de suite naturellement insupportable et, l’appel de la vocation se faisant de plus en plus sentir, il obtient, en 1863, de repartir pour Paris, où il se livrera tout entier à la peinture. Son père lui alloue une pension de cent cinquante francs par mois, bientôt portée à trois cents, qui lui sera toujours régulièrement payée.
Cezanne retrouve Émile Zola à Paris. Ils continuent leur vieille camaraderie et mènent une sorte de vie commune. On peut voir, par la correspondance de Zola, quels rapports intimes s’étaient, dans leur jeunesse, établis entre eux. À l’époque de leur maturité, alors que leurs talents seraient complètement épanouis, la divergence de leurs tempéraments, la différence de leurs modes de travail, la manière de sentir dissemblable, devaient les amener à s’écarter plus ou moins, chacun cantonné sur son propre terrain, mais il n’y a jamais eu de rupture. Et lorsqu’au commencement de 1906, on inaugurera solennellement à la Bibliothèque d’Aix, un buste de Zola, Cezanne assistera à la cérémonie et se montrera profondément ému de l’honneur rendu à son vieil ami.
Cezanne venu à Paris se met au travail. Il fréquente l’Académie Suisse, sur le quai des Orfèvres. Après le premier apprentissage, il prend un atelier rue Beautreillis et commence à produire. Cependant il lui faudra du temps, même un long temps, pour développer sa pleine originalité. Il était de ces hommes, qui ont leurs facultés cachées comme au fond d’eux-mêmes et qui, pour se les rendre claires et les féconder, ont besoin d’un effort soutenu. Il n’y aura donc jamais chez lui de virtuosité ; le travail facile et l’improvisation lui resteront inconnus. Le temps entrera, élément essentiel, dans le dégagement de son originalité, puis dans la formation des divers genres qu’il cultivera et même dans l’exécution de chacune de ses œuvres saillantes, particulières. Mais, comme dit Alceste, le temps ne fait rien à l’affaire.
Au début, en homme qui cherche, il subit les grandes influences qui s’exerçaient alors sur les jeunes gens émancipés, celles de Delacroix et de Courbet. Le romantisme et la palette de Delacroix l’ont séduit les premiers. On a de lui un certain nombre d’œuvres de pur romantisme. La plus importante a fait partie de la vente Zola, en mars 1903, sous le titre l’Enlèvement [R 121]. Cependant l’action de Delacroix n’est que transitoire ; celle de Courbet, qui devait être plus profonde et plus durable, lui succède. Il fait personnellement la connaissance de Courbet. Le réalisme de Courbet correspondait au fond à sa manière d’être, aussi les œuvres qu’il produit sous cette influence sont-elles relativement nombreuses.
En 1866 Zola, chargé par M. de Villemessant de rendre compte du Salon dans l’Événement avait fait de Manet un éloge enthousiaste, qui causait un énorme scandale. Il avait dû, en conséquence, quitter l’Événement et interrompre son Salon. Devenu après cela comme le champion de Manet, il nouait avec lui des relations suivies. Cezanne, dans l’étroite intimité où il se tenait avec Zola, fut du coup entraîné vers Manet et son art. Il ne retient plus, à partir de ce moment, la gamme de coloration de Courbet, il passe à celle de Manet. Il est en marche pour développer le système de coloris, qui l’établira dans sa pleine originalité.
Il faut bien expliquer que les influences subies par Cezanne ne marquent pas des manières différentes, absolument tranchées. Il s’agit, dans son cas, d’un homme très ferme, qui s’est d’abord engagé dans une voie certaine. En effet, la désignation de ses sujets, les limites dans lesquelles il entend se tenir ont été promptement fixées. Sauf au premier moment où, sous l’influence de Delacroix, il peint quelques compositions romantiques, il n’a jamais été attiré que par le spectacle du monde visible. Il n’a point recherché les sujets descriptifs, il a ignoré les emprunts littéraires. L’expression de sentiments abstraits, d’états d’âme, lui est toujours restée inconnue. Il s’est d’abord consacré à peindre ce qui peut être vu par les yeux, les natures mortes, les paysages, les têtes ou portraits et, comme une sorte de couronnement, des compositions, mais d’ordre simple, où les personnages sont mis côte à côte uniquement pour être peints.
Le terrain sur lequel il entend se tenir étant tout de suite délimité, quand on parle des influences subies, il s’agit en réalité de questions de technique, de la gamme des tons, des valeurs de palette, qu’il doit d’abord aux devanciers. C’est donc surtout son coloris qui a passé par des phases diverses, avant d’être pleinement fixé. C’est l’aspect extérieur qui change et se modifie, jusqu’au jour où il prend son caractère définitif par l’adoption de la peinture en plein air. Le fait se produit en 1873. À ce moment Cezanne va résider à Auvers-sur-Oise. Il s’y rencontre avec Pissarro et Vignon, qui peignaient depuis longtemps en plein air.
Il se met à peindre à leur exemple, en tenant les yeux sur les colorations vives, que l’éclat de la lumière donne à la campagne. Il n’était guère jusqu’alors sorti de l’atelier, même ses paysages, comme la Neige fondante [R 413] de la vente Doria, avaient été exécutés à l’intérieur, loin de la scène naturelle représentée. Quand Cezanne commençait systématiquement à peindre en plein air, à Auvers, il avait 33 ans, il travaillait depuis longtemps, il était en possession sûre de ses moyens. Aussi en contact direct avec la nature et les colorations vives du plein air, s’épanouit-il dans toute son originalité. Il développe une gamme de couleur absolument personnelle et imprévue, d’une grande puissance.
Quoi qu’il en soit, il faut se garder d’en faire un homme pénétré d’idées révolutionnaires et de sentiments hostiles à l’égard des anciennes écoles. Il admirait, autant que quiconque, les vieux maîtres, Poussin en particulier, qu’il connaissait très bien pour avoir fréquenté le Louvre. Son originalité lui traçait une voie propre, qu’il entendait suivre sans dévier, mais après cela il n’eût pas mieux demandé que de plaire au public et de participer aux expositions officielles, en jouissant des avantages de toute sorte qu’on peut en obtenir.
Il avait cherché obstinément à se faire recevoir aux Salons, pendant des années. Il y avait présenté, avant et après 1870, des tableaux invariablement refusés. C’est cette impossibilité de pénétrer aux Salons qui l’amenait, en grande partie, à s’unir aux artistes qu’on appellerait les Impressionnistes. Il avait, à son arrivée à Paris, fait en premier lieu la connaissance de Pissarro et de Guillaumin, puis celle de Renoir et de Claude Monet. Il se joignait donc à eux, pour prendre part à la première exposition qu’ils organisaient chez Nadar, en 1874, boulevard des Capucines.
Il y mettait, comme principale composition, la Maison du Pendu [R 202], aujourd’hui dans la collection de Camondo, au Louvre, peinte à Auvers, en 1873. Le nom venait du fait que l’occupant de la maison s’y était suicidé. Cette toile laisse certes voir les dons caractéristiques de son auteur, ce qui n’empêche pas qu’on y découvre, comme dans les autres qu’il peint à la même époque, à Auvers, l’influence de Pissarro, auprès duquel il s’était d’abord mis à travailler en plein air. Cependant, de l’exposition des Impressionnistes de 1874 à celle de 1877, Cezanne s’est dégagé, il est entré en complète possession de la technique du plein air. Il expose alors seize tableaux et aquarelles, des natures mortes, des fleurs, des paysages et une tête d’homme, le portrait de M. Choquet [R 292]. Ces œuvres le montrent parvenu à la plénitude de son originalité.
À l’exposition de 1877, rue Le Peletier, les Impressionnistes, se produisant dans toute leur hardiesse, soulevaient une horreur générale et faisaient au public l’effet de monstres et de barbares. Mais celui d’eux tous qui causait l’horreur la plus profonde, qui plus spécialement que tous les autres faisait l’effet d’un vrai barbare, d’un vrai monstre, c’était Cezanne. En 1877 les souvenirs de la Commune demeuraient vivants et si les Impressionnistes furent alors généralement traités de «communards », ils le durent surtout à sa présence au milieu d’eux.
Il est probable qu’on ne verra jamais se déchaîner, contre quelque peintre que ce soit, l’hostilité que les Impressionnistes ont eu à subir. Pareil phénomène ne saurait se répéter. Le cas des Impressionnistes, où la flétrissure a fait place à l’admiration, a mis l’opinion en garde. Il servira sûrement d’avertissement et devra empêcher qu’un soulèvement, tel que celui que nous avons connu, ne se produise jamais plus contre les novateurs et les originaux, qui pourront encore survenir. S’il doit en être ainsi, Cezanne aura fourni un exemple appelé à demeurer unique. Si les Impressionnistes sont destinés à rester les peintres qui auront été de tous les plus maltraités à leur apparition, Cezanne qui, au milieu d’eux, a été sans comparaison le plus honni aura eu ainsi l’honneur d’être, de tous les artistes originaux jamais apparus dans le monde, celui qui aura le plus fait rugir les Philistins. C’est qu’avec lui l’originalité et la physionomie à part se seront manifestées, de manière à trancher plus qu’elles ne l’avaient encore fait auparavant sur les formules courantes de l’art facile, admis de tous. Il faut voir d’où venait ce fait.
Cezanne devait d’abord sa physionomie à part, à la circonstance qu’il n’était entré dans l’atelier d’aucun peintre en renom, pour apprendre à produire selon la formule courante. Les ateliers parisiens sont arrivés à former un nombre illimité de peintres, qui travaillent d’après des règles si sûres, qu’on peut dire de leurs œuvres qu’elles sont impeccables. Des centaines se montrent tous les ans aux Salons, dessinant des contours et peignant des surfaces sans défauts. On n’a rien à reprocher à leurs envois. Seulement tous ces gens-là se ressemblent, ont même technique, même facture. Leurs œuvres finissent par exciter le dégoût de ceux qui recherchent, en art, l’originalité et l’invention. Mais, avec leur correction routinière, elles donnent une régularité générale du dessin, un aspect convenable des formes, qui ont si bien pris les yeux, que tout ce qui en diffère paraît au public fautif, mal dessiné, mal peint.
Or Cezanne, par sa manière à part, venait heurter violemment le goût banal, habituel du public. Il était avant tout peintre et ne dessinait pas en arrêtant des lignes et des contours à la manière des autres. Il appliquait, par un procédé personnel, des touches sur la toile, les unes à côté des autres d’abord, puis les unes par-dessus les autres après. On peut aller jusqu’à dire que, dans certains cas, il maçonnait son tableau, et de la juxtaposition et de la superposition des touches colorées, les plans, les contours, le modelé se dégageaient, pour ceux qui savaient voir, mais pour les autres restaient noyés dans un mélange uniforme de couleur.
Cezanne avant tout peintre, dans le sens propre du mot, recherchait tout d’abord la qualité de la substance peinte et la puissance du coloris. Mais alors pour ceux qui ne comprennent le dessin crue par des lignes précises et arrêtées, il ne dessinait pas ; pour ceux qui demandent à un tableau d’offrir des motifs historiques ou anecdotiques, les siens ne présentant rien de pareil étaient comme non existants ; pour ceux qui veulent des surfaces recouvertes également, son faire, par endroits rugueux et ailleurs allant jusqu’à laisser des parties de la toile non couvertes, paraissait être celui d’un impuissant ; sa touche, par juxtaposition de tons colorés égaux ou se superposant, pour arriver à l’épaisseur, semblait grossière, barbare, monstrueuse.
Il existait cependant une particularité d’ordre tout à fait supérieur dans ses œuvres, mais aussi précisément de cette sorte que le public en général, les littérateurs et même le commun des peintres ne peuvent d’abord ni comprendre ni apprécier, puisque d’abord ils ne peuvent même pas la saisir, c’est la valeur en soi de la matière mise sur la toile, la puissance harmonieuse du coloris. Or les tableaux de Cezanne offrent une gamme de coloris d’une intensité très grande, d’une clarté extrême. Il s’en dégage une force indépendante du sujet, si bien qu’une nature morte — quelques pommes et une serviette sur une table — prendront de la grandeur, au même degré que pourra le faire une tête humaine ou un paysage avec la mer. Mais la qualité de la peinture en soi, où réside surtout la supériorité de Cezanne, n’étant point accessible aux spectateurs, tandis que ce qu’ils tenaient pour monstrueux leur crevait les yeux, les rires, les sarcasmes, les injures, les haussements d’épaules, étaient les seuls témoignages que ses œuvres leur parussent mériter et qu’aussi bien ils leur prodiguaient.
Cezanne aux expositions de 1874 et de 1877 se voyait donc si absolument conspué, il se sentait si irrémédiablement méconnu, qu’il renonçait pour longtemps à se montrer au public. Il ne devait en effet prendre part à aucune des autres expositions organisées par les Impressionnistes. Mais, replié sur lui-même, il continuera à peindre de la façon la plus assidue, la plus tenace. Il se livrera sans arrêt à l’exercice de l’art. Son cas est ainsi remarquable dans l’histoire de la peinture.
Voilà un homme qui, en montrant ses œuvres, a été tellement maltraité qu’il s’abstient de les remettre de nouveau sous les yeux du public. Rien ne peut lui laisser entrevoir que l’opinion changera à son égard, dans un avenir prochain ou même jamais. Ce n’est donc pas pour ce qui miroite aux yeux de tant d’autres, le renom, les honneurs à acquérir qu’il travaille, puisque ces avantages lui paraissent définitivement refusés. Ce n’est pas non plus en vue d’un profit, puisque après l’horreur causée par ses œuvres, il n’a aucune chance d’en vendre, ou s’il en vend quelques-unes exceptionnellement, il n’en obtient qu’une somme infime. D’ailleurs il n’a pas besoin de produire pour vivre, comme tant d’autres qui, une fois engagés dans la carrière, ont à lutter contre la misère. Il jouit d’une pension de son père qui l’alimente, en attendant le jour où l’héritage paternel le fera riche. Il ne continuera donc à peindre par aucun de ces motifs qui décident -généralement de la conduite des autres. Il continuera à peindre par vocation pure, par besoin de se satisfaire lui-même. Il peint parce qu’il est fait pour peindre. On a ainsi avec lui l’exemple d’un homme, que son organisation mène à faire forcément une certaine besogne. Évidemment les yeux qu’il promenait sur les choses lui procuraient des sensations si particulières, qu’il éprouvait le besoin de les fixer par la peinture et qu’en le faisant, il ressentait le plaisir d’un besoin impérieux satisfait.
Puisqu’il peint maintenant uniquement pour lui-même, il peindra de cette sorte qui lui permettra le mieux d’obtenir la réussite difficile qu’il conçoit. Il n’y aura donc dans sa facture aucune trace de ce que l’on peut appeler la virtuosité, il ne se permettra jamais ce travail facile du pinceau, donnant des à peu près. Il procède d’une manière serrée. Il tient les yeux obstinément fixés sur le modèle ou le motif, de façon à ce que chaque touche soit bien mise, pour contribuer à établir sur la toile ce qu’il a devant lui. Il pousse si loin la probité à rendre sincèrement l’objet de sa vision, il a une telle horreur du travail fait de chic, que lorsque dans son exécution, il se trouve par endroits des points de la toile non couverts, il les laisse tels quels, sans penser à les recouvrir, par un travail postérieur de reprise des parties d’abord négligées, auquel se livrent tous les autres.
Son système le contraint à un labeur en quelque sorte acharné. Ses toiles en apparence les plus simples demandent un nombre considérable, souvent énorme, de séances. Ses procédés ne lui permettent non plus d’obtenir cette réussite moyenne certaine, à laquelle les autres arrivent. Il abandonnera en route nombre de ses toiles, qui resteront à l’état d’esquisses ou d’ébauches, soit que l’effet recherché n’ait pu être obtenu, soit que les circonstances aient empêché de les mener à terme. Mais alors les œuvres parvenues à la réussite complète laisseront voir cette sorte de puissance, que donne l’accumulation d’un travail serré cependant resté libre, procurant l’expression forte et directe.

***

Cezanne prit philosophiquement son parti du mépris dont il était l’objet. L’idée ne lui vint pas un seul instant de modifier, en quoi que ce soit, sa manière, pour se rapprocher du goût commun. Mais il se voyait aux expositions de 1874 et de 1877 si absolument méprisé, il se sentait si définitivement méconnu, qu’il renonçait pour longtemps à se -montrer au public. Une fois retiré du contact public, par sa renonciation aux expositions, il peint sans s’inquiéter de ce qui peut se passer autour de lui.
Quand nous disons qu’il a renoncé à cette époque à participer aux expositions, cela s’applique rigoureusement aux expositions des Impressionnistes, auxquelles il manque après 1877, mais il existe cependant une exception. Repris, en 1882, de son désir de pénétrer aux Salons, il envoya à celui de cette année un portrait d’homme [R 101]. Guillemet, un de ses amis du temps d’apprentissage, alors membre du jury, le fit recevoir. Le Salon de 1882 a été ainsi le seul qui, par aventure, ait vu une œuvre de Cezanne.
Vingt ans vont s’écouler, pendant lesquels il restera méprisé ou méconnu du public, des écrivains, des collectionneurs, des marchands, des hommes qui donnent aux artistes le renom et leur permettent de tirer profit de leur travail. Il ne sera alors apprécié que du petit groupe des peintres ses amis, Pissarro, Monet, Renoir, Guillaumin qui l’ont tout de suite considéré comme un maître, auxquels se joignent quelques amateurs, qui l’ont aussi compris et veulent avoir de ses œuvres. Le comte Doria fut un des premiers collectionneurs à le goûter. Il possédait une importante réunion de tableaux de Corot et des maîtres de 1830. Il y ajouta, après 1870, des œuvres des Impressionnistes et en particulier La Maison du Pendu [R 202] de Cezanne. Puis il échangea ce tableau avec M. Choquet pour la Neige fondante [R 413], qui a figuré à sa vente, en mai 1899.
Avec M. Choquet nous venons de nommer l’homme qui ressentit d’abord pour Cezanne une vive admiration. Il s’était dans sa jeunesse épris de Delacroix, à l’époque où celui-ci était encore généralement dédaigné et avait pu ainsi, avec de modestes ressources, acquérir un ensemble de ses œuvres. Après être allé d’instinct à Delacroix, il était allé ensuite d’instinct aux Impressionnistes. C’était un homme d’une grande politesse, qui émettait ses opinions avec chaleur, mais toujours sous les formes les plus déférentes. Il réussissait de la sorte à se faire écouter par beaucoup de gens qui, à cette époque, n’eussent toléré d’aucun autre un éloge des Impressionnistes en général et de Cezanne en particulier. On le rencontrait en tout lieu, où les Impressionnistes trouvaient occasion de montrer leurs œuvres, aux expositions et aux ventes. Il devenait une sorte d’apôtre. Il prenait les uns après les autres les visiteurs de sa connaissance et s’insinuait auprès de beaucoup d’autres, pour chercher à les pénétrer de sa conviction et leur faire partager son admiration et son plaisir.
M. Choquet s’était en 1877 lié d’amitié avec Cezanne, qui passa dès lors une partie de son temps, à peindre pour lui, en ville et à la campagne. Il peignit particulièrement plusieurs portraits de M. Choquet très travaillés, l’un, une tête exposée rue Le Peletier, en 1877 [R 292], un autre, à mi-corps, costume blanc, se détachant sur un fond de plantes vertes, peint en plein air, à la campagne, en Normandie, en 1885 [R 671]. En juillet 1899, à la vente après décès de Mme Choquet, qui avait hérité la collection de son mari, 31 toiles de Cezanne passèrent aux enchères ; dans le nombre se trouvait le Mardi gras [R 618], un grand pierrot et un arlequin, formant un de ces sujets, où les personnages sont mis surtout pour être peints, sans se livrer à des actions particulières. Ce fut à cette vente que les prix des tableaux de Cezanne, restés jusqu’alors très bas, commencèrent à monter pour atteindre l’élévation qu’on leur voit aujourd’hui.
En 1870 et années suivantes un petit marchand, qu’on appelait le père Tanguy, vendait des toiles et des couleurs dans une boutique de la rue Clauzel. Les Impressionnistes, qui lui prenaient des fournitures, lui donnaient des tableaux en échange. Quoiqu’il les offrît à des prix infimes, il ne parvenait à en placer que très peu et sa boutique en restait encombrée. Il avait continué, comme tant d’autres, après le siège de Paris, sous la Commune, à faire partie de la garde nationale et, pendant la bataille entre les Fédérés et l’armée de Versailles, avait été pris et envoyé à Satory. Il passa en conseil de guerre. Heureusement pour lui que les officiers enquêteurs n’eurent point l’idée de rechercher les tableaux qu’il tenait en vente, pour les montrer à ses juges, car dans ce cas il eût été sûrement condamné et fusillé. Acquitté, il put reprendre son commerce. C’était un homme du peuple, doué d’un goût naturel, mais sans culture. Il désignait l’ensemble des Impressionnistes par un mot pompeux, « l’École », qui dans sa bouche avait quelque chose de drôle. En 1879 Cezanne avait quitté un appartement qu’il occupait près de la gare Montparnasse, se rendant à Aix. Il laissait ses tableaux à la disposition du père Tanguy, avec qui j’allai les voir, pour en acheter. Ils représentaient le travail accumulé de plusieurs années. Je les trouvai rangés par piles, contre la muraille, les plus grands à 100 francs, les plus petits à 40 francs. J’en choisis plusieurs dans les piles.
Cezanne marié eut un fils en 1872. Son temps a été partagé entre Paris, les environs et sa ville natale d’Aix, où il n’a jamais cessé de séjourner par intervalles, car il a toujours conservé les meilleures relations avec sa famille. Il vécut, pendant des années, d’une manière resserrée, avec la pension reçue de son père. Il ne vendait point alors de tableaux ou à des prix tels, que leur produit n’ajoutait presque rien à son petit budget. Après la mort de son père, en 1886, et celle de sa mère, en 1897, il entra en possession de la fortune paternelle, partagée avec ses deux sœurs et passa à l’état de riche bourgeois de la ville d’Aix. Il y fixa alors sa résidence. Il eut une maison en ville et se fit construire un atelier au dehors, à quelque distance. Devenu riche, il ne changea rien à sa manière de vivre. Il continua, comme par le passé, à peindre assidûment, ne prenant toujours d’intérêt qu’à son art.
Les années semblaient se succéder le laissant isolé, mais le temps qui travaille pour ce qui a de la valeur en soi, travaillait pour lui. A la première génération, qui n’avait connu les Impressionnistes que pour les railler, en succédait une autre, qui savait les comprendre et les apprécier. Cezanne, le plus méprisé de tous dans la période de méconnaissance, devait rester en arrière des autres, lorsque la faveur viendrait à se produire ; il demeurerait ignoré de la foule et continuerait à être réprouvé par le monde académique. Mais, en compensation, il allait recueillir l’appui d’un cercle sans cesse élargi d’adhérents, artistes, collectionneurs, marchands.
Le père Tanguy avait été le premier à tenir de ses œuvres, à une époque où il était comme impossible d’en vendre. C’est Pissarro, qui a toujours professé une grande admiration pour Cezanne, qui avait guidé le père Tanguy et qui amenait ensuite Vollard, en des circonstances plus heureuses, à prendre là même voie. Vollard était venu de l’Ile de la Réunion, son pays natal, faire ses humanités et ses études de droit à Paris., Il s’était, à la recherche d’une profession, établi marchand de tableaux. Vers 1880 il s’engagea dans l’achat des tableaux de Cezanne. Entré en relations avec le fils, il en acquit environ 200, pour une somme de 80 à 90.000 francs. Il loua, afin de compléter son entreprise, un magasin rue Laffitte, près du Boulevard, où il tint en vue les tableaux. Ce fut pour Cezanne un événement que cette péripétie, qui l’amenait à vendre ses œuvres, maintenant présentées en permanence aux connaisseurs et au public. Aux rares collectionneurs des premiers temps, le comte Doria, M. Choquet, M. de Bellio, en succédaient de nombreux : MM. Pellerin, Bernheim jeune, Fabbri, Gasquet, Loeser, Alphonse Kann, pour ne parler que des principaux. Sa réputation allait passer les frontières ; en Allemagne on rechercherait ses œuvres et les jeunes artistes y subiraient son influence.
En France sa prise sur les peintres émancipés de la nouvelle génération devenait évidente, lorsque se formaient à Paris, en 1884, la Société des Artistes indépendants, puis, en 1909, le Salon d’automne. Là il serait tenu pour un maître, c’est sur lui qu’on s’appuierait. Après avoir voulu, au début, montrer ses œuvres aux Salons et aux expositions des Impressionnistes et avoir été amené à y renoncer sous le flot d’injures qu’elles suscitaient, il allait maintenant pouvoir les envoyer, à son gré, à des expositions où elles seraient reçues avec empressement. Il prenait donc part aux expositions des Indépendants des années 1899, 1901 et 1902 et à celle du Salon d’automne de 1905. Un de ses tableaux serait admis à l’Exposition universelle de 1889 et plusieurs à celle de 1900. En 1907, le Salon d’automne ferait, après sa mort, une exposition générale de son œuvre.
Maurice Denis a su donner expression aux sentiments des artistes, qui admiraient plus particulièrement Cezanne. Il a peint une grande toile, sous le titre d’Hommage à Cezanne, exposée en 1901 au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Autour d’un tableau de Cezanne [R 418] sont groupés en déférence, les peintres Bonnard, Denis, Ranson, Redon, Roussel, Sérusier, Vuillard, et avec eux Mellerio et Vollard.
Le temps avait donc travaillé en faveur de Cezanne. Au XXe siècle, il vendait sa peinture, il comptait de nombreux admirateurs et il pouvait constater que son influence s’étendait parmi les jeunes artistes. Cependant, quoi qu’il en fût, il devait rester jusqu’à son dernier jour ignoré de la foule et continuer, dans les hautes sphères officielles, à être tenu pour un réprouvé. Il était dit qu’il ne pourrait jamais causer que de l’effroi aux hommes se donnant la mission de défendre les règles et de maintenir les sages traditions.
M. de Tschudi, directeur de la National Galerie à Berlin, s’était fait en Allemagne, avec MM. Liebermann, Meier-Graefe et le comte Kessler, l’introducteur de la peinture moderne française, représentée par Manet et les Impressionnistes. C’était un homme courageux qui, dans la défense de la forme d’art venue de France, qu’il croyait devoir préconiser, n’a pas craint d’affronter des attaques violentes. Il fit entrer, vers 1899, à la National Galerie à Berlin, à l’aide de fonds qu’il obtint de personnes riches influencées par lui, Dans la Serre, de Manet, la Conversation, de Degas, des tableaux de Renoir, Pissarro, Claude Monet, Sisley et enfin un très puissant et caractéristique paysage de Cezanne [R 483].
Cette apparition de l’école moderne française, sous sa forme la plus osée, dans un musée national, à Berlin, suscita d’ardentes polémiques. L’empereur Guillaume Il voulut se rendre compte personnellement de quoi il s’agissait. Il annonça sa visite à la Galerie où il déciderait du sort des tableaux. Ses préférences connues pour l’art correct de la tradition laissaient prévoir qu’ils auraient peine à trouver grâce devant lui. M. de Tschudi attendit la visite de l’Empereur, prêt à en subir les conséquences, mais, au dernier moment, il faiblit au sujet du tableau de Cezanne. Il l’écarta par exception. Il lui parut — il n’avait probablement pas tort — que si, avec les autres, il conservait une faible chance de gagner l’Empereur, la vue du Cezanne la lui ferait sûrement perdre. L’Empereur, venu en présence des tableaux de Manet et des Impressionnistes, ne les jugea pas plus favorablement que n’avaient fait autrefois les «bourgeois » parisiens. Il les fit enlever de la place choisie, où ils se trouvaient au premier étage, pour les tenir en un lieu moins apparent au second. L’Empereur parti, M. de Tschudi remit le tableau de Cezanne avec les autres.
Comme je racontais cette histoire de Berlin, dans une réunion à Paris, un homme du monde, connaisseur émérite de l’art du xviiie siècle, dit tranquillement qu’il comprenait très bien l’acte de M. de Tschudi, car cette peinture d’anarchiste ne pouvait causer que de l’horreur à un empereur. Je trouvai très caractéristique ce jugement persistant sur Cezanne, tenu toujours pour un insurgé par les traditionalistes, et qualifié maintenant d’anarchiste, épithète équivalente à celle de communard, qu’on lui avait appliquée à son apparition, en 1874.
En l’année 1902, Cezanne qui avait supporté avec une grande philosophie le long mépris, se voyant enfin relativement apprécié, laissa entendre que, sans penser à faire lui-même aucune démarche, il accepterait volontiers la décoration qu’on pourrait lui décerner, comme reconnaissance officielle de son mérite. M. Octave Mirbeau se chargea, après cela, de faire appel en sa faveur à M. Roujon, le directeur des Beaux-Arts. Voilà donc Mirbeau qui, accueilli par Roujon, lui dit qu’il vient lui demander la Légion d’honneur pour un peintre de ses amis et Roujon, qui assure Mirbeau de sa bienveillance et du plaisir qu’il aurait à lui donner satisfaction. Mirbeau désigne alors Cezanne. À ce nom Roujon sentit son sang se glacer. Décorer Cezanne ! mais c’est lui demander de fouler aux pieds tous les principes remis à sa garde. Il répond donc par un refus péremptoire. D’ailleurs il serait prêt à décorer tout autre Impressionniste, Claude Monet en particulier, mais qui précisément ne consentait pas à l’être. Mirbeau se retira dédaigneux et Cezanne dut comprendre, que le fait d’être apprécié par une minorité d’artistes et de connaisseurs n’empêchait pas qu’il ne fût toujours tenu pour un monstre, dans les sphères de l’art officiel et de la correction administrative.
Cezanne était un homme d’esprit sérieux et réfléchi, porté à se replier sur lui-même. La tenue que l’on constate dans sa peinture, existait au fond dans sa manière d’agir et de s’exprimer. Il se laissait aller, au premier moment, sous le coup de ses sensations, en vrai méridional, à une sorte d’impétuosité, de tressaillement accompagné de jurons, d’exclamations, de mots vifs, mais, après cela, s’il parlait à des amis ou à des gens sérieux, on voyait l’homme de jugement et de réflexion.
Caillebotte avait organisé un dîner mensuel, au café Riche, sur le boulevard des Italiens, appelé le dîner des Impressionnistes, où se retrouvaient les peintres du groupe et les hommes de lettres Mallarmé, Mirbeau, Gustave Geffroy, qui s’étaient faits leurs défenseurs. J’y ai maintes fois rencontré Cezanne. Il gardait généralement le silence au commencement du dîner, attentif aux propos qu’on échangeait autour de lui et aux opinions qu’on émettait sur l’art et les artistes. Puis, à un certain moment, il prenait part à la conversation et ce qu’il disait avait toujours du poids.
On voit en définitive que si Cezanne, par les particularités de son travail et de sa vie, a offert des faits singuliers à relever, le plus singulier aura été l’étonnant contraste existant entre l’opinion formée de son caractère et sa véritable manière d’être. Cet homme, dont l’art aura paru être celui d’un communard, d’un anarchiste, dont on aura soustrait les œuvres à la vue des empereurs, qui aura causé la terreur des directeurs des Beaux-Arts, aura été un bourgeois riche, conservateur, catholique, qui n’avait jamais soupçonné qu’on pourrait voir en lui un insurgé, qui a donné tout son temps au travail, menant en réalité la vie la plus digne d’estime.
Cezanne devenu diabétique eût dû prendre des précautions en conséquence. Mais aucune considération ne pouvait l’amener à changer ses habitudes de travail. Il continuait donc, comme par le passé, à peindre en plein air. Un jour d’octobre 1906, où il peignait sous la pluie, il fut saisi d’un refroidissement et d’une congestion au foie. On dut le ramener chez lui, du lieu écarté où il se trouvait, dans une voiture de blanchisseuse. Le surlendemain du jour où il avait eu son accident, il sortit entre 6 et 7 heures du matin, pour travailler, en plein air, au portrait commencé d’un vieux marin. Il fut ressaisi par le froid. Il dut être de nouveau ramené chez lui et cette fois prendre le lit définitivement. Sa passion de peindre était telle que, malgré son mal, il se relevait de temps en temps pour ajouter quelques touches à une aquarelle, près de son lit. Il est mort à Aix, le 22 octobre 1906, on peut dire le pinceau à la main. »

 

D., « Bibliographie. Livres d’art. Histoire des peintres impressionnistes », Supplément illustré de L’Art et les artistes, n° 20, novembre 1906, p. xxvi.

« Histoire des peintres impressionnistes (Pissaro, Claude Monet, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Cezanne, Guillaumin.) FLOURY, éditeur, 1, boulevard des Capucines. — Rien n’est plus intéressant, lorsque des formes d’art ou de pensées ont obtenu le succès, que de retracer leurs origines. Rien n’est plus intéressant, mais aussi rien n’est souvent plus difficile. Le mouvement artistique d’où est sorti l’Impressionnisme date d’environ quarante ans et déjà il semble se perdre dans un lointain passé. On se demande dans quelles conditions il s’est produit. On veut savoir quels sont ses véritables auteurs. On veut connaître les circonstances de l’accueil si hostile qu’ils ont d’abord rencontré, comment ensuite l’hostilité a fait place aux louanges et à la faveur.
M. Théodore DURET était particulièrement en mesure d’écrire une « Histoire des Peintres Impressionnistes », qui éclairât leurs origines et répondît aux questions que l’on se pose à leur égard. Il s’est, en effet, mêlé à leurs luttes du début. Il a été un des premiers à les défendre. Il a publié sur eux de nombreuses études.
L’histoire qu’il vient donner aujourd’hui, par la connaissance spéciale qu’il avait de son sujet, se présente donc comme une œuvre pleine de faits inédits, précise, sûre et définitive, doublée en outre d’une documentation abondante et variée, en partie originale, et due à la collaboration directe des artistes. Tirage à 1.600 exemplaires. 100 exemplaires sur Japon avec double suite de gravures hors texte : 60 francs. 1.500 exemplaires sur vélin à 23 francs. »

13 octobre

« Aix, 13, 8bre 1906,
Mon cher Paul,
Aujourd’hui après une pluie d’orage nocturne, et ce matin, comme il pleuvait encore, je suis resté à la maison. En effet comme tu me le rappelles, j’ai oublié de te parler du vin, madame Brémond, me dit qu’il faut en faire venir. Si par la même occasion en voyant Bergot, tu devrais lui en commander du blanc pour toi et pour ta mère. Il a bien plu et je pense que pour cette fois les chaleurs seront passées. Les bords de la rivière étant devenus un peu frais, je les ai abandonnés et [mot raturé non lu] suis monté au quartier de Beauregard, où le chemin est montueux, très-pittoresque mais très exposé au mistral. A l’heure actuelle, j’y vais à pied avec le sac d’aquarelle seulement, remettant à peindre à l’huile qu’après avoir trouvé un dépôt de bagages, autrefois on avait çà pour trente francs par an. Je sens l’exploitation partout. ― Je t’attends pour prendre une détermination. Le temps est orageux et très-variable. Système nerveux très-affaibli. Il n’y a que la peinture à l’huile, qui puisse me soutenir. Il faut poursuivre — Je dois donc réaliser d’après nature. — Les esquisses, les toiles, si j’en faisais, ne seraient que des constructions d’après, basées sur les moyens, les sensations et développements suggérés par le modèle, mais je dis toujours la même chose. ― Pourrais-tu me procurer du pain d’amendes en petite quantité.
Je t’embrasse toi et maman de tout mon cœur.
Ton père,
Paul Cezanne
Mon cher Paul, je retrouve la lettre d’Émile Bernard ― Je lui souhaite de s’en tirer, mais je crains le contraire. — Bien à toi et à ta mère,
Paul Cezanne »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 13, 8bre 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Austin, University of Texas, Harry Ransom Center.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 93-94.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 331.

15 octobre

Il commande à son fils deux douzaines de pinceaux.

Réflexion de Cezanne sur les jeunes peintres : « Je crois les jeunes peintres beaucoup plus intelligents que les autres, les vieux ne peuvent voir en moi qu’un rival désastreux. »

« Aix, 15 8bre 1906,
Mon cher Paul,
Il a plu samedi et dimanche avec orage, le temps est très-raffraichi. Il fait même pas chaud du tout. Tu as bien raison de le dire, c’est ici la basse province. Je continue à travailler avec difficulté, mais enfin, il y a quelque chose. C’est l’important, je crois. Les sensations faisant le fonds de mon affaire, je crois être impénétrable. Je laisserai d’ailleurs le malheureux que tu sais me pasticher, tout à son aise, ce n’est guère dangereux.
A l’occasion donne le bonjour à monsieur et madame Legoupil, qui veulent bien se souvenir de moi. N’oublie pas non plus Louis [Guillaume] et sa famille, et mon père Guillaume. ― Tout passe avec une rapidité effrayante, je ne vais pas trop mal. Je me soigne, je mange bien.
Je viens te prier de me commander deux douzaines de pinceaux en émeloncilo, comme ceux que nous avions commandés l’an passé. ―
Mon cher Paul, pour te donner des nouvelles aussi satisfaisantes que ce que tu le désires, il faudrait avoir vingt ans de moins. ―
Je te le répète, je mange bien, et un peu de satisfaction morale, mais pour ça il n’y a que le travail, qui puisse me le donner, ferait beaucoup pour moi. ― Tous mes compatriotes sont des culs à coté de moi. ― J’ai dû te dire que j’ai reçu le cacao. ―
Je t’embrasse, toi et maman, ton
vieux père Paul Cezanne
Je crois les jeunes peintres beaucoup plus intelligents que les autres, les vieux ne peuvent voir en moi, qu’un rival désastreux. ― Bien à toi ton père
P Cezanne
Je le dirais encore une fois Émile Bernard, me paraît digne d’une grande compassion. ― puisqu’il a charge d’âmes. ― »

Lettre de Cezanne à son fils, datée « Aix, 15 8bre 1906 » ; fonds Vollard ; autographe conservé à Austin, University of Texas, Harry Ransom Center.
Lebensztejn Jean-Claude, Paul Cezanne. Cinquante-trois lettres, Paris, L’Échoppe, 2011, 96 pages, p. 95-96.
Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 332.

Les pinceaux en « émeloncilo » sont en poil de meloncillo (nom espagnol d’une espèce de mangouste qui vit principalement en Espagne et en Afrique).

Cezanne est pris d’un malaise et reste plusieurs heures sous la pluie. Il est ramené chez lui sur la charrette d’un blanchisseur. Le lendemain, il se rend à son atelier pour travailler à un portrait de Vallier (FWN549-R954 ?), puis rentre chez lui très mal en point. Il s’installe pour travailler dans le cabinet de toilette de sa femme.

Lettre de Marie Cezanne à Paul Cezanne fils, 20 octobre 1906 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 333-334.

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 190 :

« En dépit d’une maladie qui l’accablait depuis longtemps et qui lui avait enlevé beaucoup de ses forces, Cezanne travaillait avec une ardeur qui ne se démentait pas. Quelque temps avant sa mort, il disait à M. N…, un de ses amis : « Je crois bien que j’ai dans mon bagage une embolie ! » »

 

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 263 :

« Le lundi 15 octobre, un violent orage surprit le peintre qui travaillait à un paysage à quelques centaines de mètres au-dessus de l’atelier des Lauves. Il resta plusieurs heures sous la pluie et ce fut une charrette de blanchisseur qui le ramena rue Boulegon. Il fallut deux hommes pour le transporter dans son lit. Le lendemain, il se leva aux aurores et descendit dans le petit jardin pour travailler à un portrait de Vallier. Il fut pris d’un malaise qui l’obligea à s’aliter. »

17 octobre

Lettre de Cezanne à un fournisseur :

« Aix, 17 8bre 1906,

Monsieur

Voici huit jours que je vous ai demandé, 10 laque brulée 7, et je n’ai pas de réponse. Que se passe-t-il donc ? ―

Une réponse et vivement je vous prie. ―

Agréez, Monsieur, mes salutations distinguée

Paul Cezanne »

Il s’agit de l’avant-dernière lettre connue de Cezanne.

Lettre de Cezanne à un fournisseur, datée « Aix, 17.8bre 1906 » ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 333, reproduit figure 36.

18 octobre

Schnerb se rend chez Vollard, où il voit le portrait de celui-ci par Cezanne, « très complet, très solide, plus de 100 séances que Cezanne lui donnait le matin. Quelle peinture mettre à côté de cela ? »

Adhémar Jean, « Schnerb, Cezanne, Renoir », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome CIX, 1359e livraison, 124e année, avril 1982, p. 147-152, p. 149.

19 octobre

Gaston et Josse Bernheim-Jeune achètent un paysage de Cezanne à Cassirer.

Archives Bernheim-Jeune, Paris, livre de stock n° 15.152.

19 octobre

Cézanne écrit à nouveau à son fournisseur- lettre peut-être pas envoyée mais ayant pu servir de brouillon (présence de la caricature de tête en haut à gauche, de l’ébauche de paysage en bas précédée des mots  » fait (fut ?) au Jas de Bouffan. »)

Vente du 4 septembre 2019, Heritage Auctions, Dallas.

20 octobre

Marie Cezanne demande à son neveu de venir au plus vite auprès de son père.

« Aix, [samedi] 20 octobre 1906
Mon cher Paul,
Ton père est malade depuis lundi [15 octobre] ; le docteur Guillaumont ne croit pas qu’il soit en danger, mais Mme Brémond ne pourra pas suffire à le soigner. Tu devrais venir le plus tôt possible. Il a des moments de faiblesse où une femme ne peut le soulever seule ; avec ton aide ce sera possible. Le docteur a dit de prendre un homme comme garde-malade ; ton père n’en veut pas entendre parler. Je crois ta présence nécessaire pour qu’on puisse le soigner le mieux possible.
Il est resté exposé à la pluie pendant plusieurs heures lundi ; on l’a ramené sur une charrette de blanchisseur et deux hommes ont dû le monter dans son lit. Le lendemain dès le grand matin, il est allé au jardin [de l’atelier des Lauves] travailler à un portrait de Vallier sous le tilleul ; il est revenu mourant. Tu connais ton père ; il faudrait en dire long. […] Je te le répète : je trouve ta présence nécessaire.
Madame Brémond me recommande expressément de te dire que ton père a fait son atelier dans le cabinet de toilette de ta mère et qu’il ne compte pas en déloger sitôt ; elle tient à ce que ta mère connaisse ce détail. Et puisque vous ne deviez revenir que dans un mois, ta mère pourrait prolonger son séjour à Paris pendant quelque temps encore ; ton père aurait alors peut-être changé d’atelier.
Voilà, mon cher enfant, ce que je crois devoir te dire : à toi de prendre une décision. A bientôt, je l’espère. Je t’embrasse affectueusement.
Ta tante dévouée
M. Cezanne. »

Lettre de Marie Cezanne à Paul Cezanne fils, 20 octobre 1906 ; Rewald John, Paul Cezanne, correspondance, Paris, Grasset, 1978, 346 pages, p. 333-334 ; Andersen, juin 1965, p. 315.

 

Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 192-193 :

« Deux jours après cette lettre [du 15 octobre], Cezanne fut surpris par un orage pendant qu’il était « sur le motif ». Après avoir tenu bon, sous l’averse, pendant deux heures, il tenta de rentrer chez lui ; mais, en chemin, il tomba évanoui. Une voiture de blanchisseur qui passait le recueillit et le ramena à son domicile. En voyant son maître étendu, presque sans vie, le premier mouvement de sa vieille domestique avait été de se précipiter pour lui donner tous ses soins. Mais, sur le point d’enlever ses vêtements, elle s’était arrêtée, prise de frayeur. Il faut dire que Cezanne ne pouvait supporter d’être seulement frôlé. Même son fils, qu’il chérissait par-dessus tout, — « Paul est mon orient », avait-il coutume de dire, — n’osait pas prendre le bras de son père sans lui dire : « Pardon, tu permets, papa ! » Et Cezanne, malgré le regard affectueux dont il gratifiait son enfant, ne pouvait réprimer un frémissement.
Enfin, craignant de le voir « passer » s’il restait sans secours, la bonne, appelant à elle tout son courage, se mit en devoir de frictionner son vieux maître, et parvint à le ranimer sans qu’il fit entendre, en reprenant ses sens, la moindre protestation, — ce qui était un bien mauvais signe. Toute la nuit, il eut la fièvre.
Le lendemain, il descendit au jardin, voulant « pousser » une étude de paysan qui « venait bien ». Au milieu de la séance, il eut une syncope ; le modèle appela à l’aide ; on le mit au lit. Il ne se releva plus, et mourut quelques jours après (22 octobre 1906).

22 octobre

La gouvernante de Cezanne, madame Brémond, télégraphie au fils du peintre pour lui annoncer que son père va très mal. Madame Cezanne et Paul arriveront trop tard.
Cezanne reçoit les derniers sacrements.

« Télégramme : Cezanne R. Duperré 16 Paris
P Aixenpce 291 13 22 date 10 h 20 mn
VENEZ DESUITE TOUS DEUX PERE TRES MAL.
BREMOND. »

Selon Gustave Coquiot, Cezanne à l’agonie délire parfois en disant : « Ah ! ce Pontier !… ce Pontier !… »

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 156 :

« Il me fut dit aussi que, dans son délire, Cezanne avait laissé échapper cette plainte : « Ah ! ce Pontier !… ce Pontier !… » Elle visait l’actuel conservateur du Musée des Beaux-Arts de la Ville d’Aix, M. Henri Pontier, sculpteur, qui, quoique ou parce que condisciple de Paul Cezanne, ne voulut jamais admettre une toile de lui dans son Musée. Et pourtant les Musées de Paris, tous les plus grands musées de l’Europe possèdent des toiles de Cezanne, lui qui en eût donné avec joie dix, vingt, cinquante. »

 

Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 149-150 :

« Un jour, en travaillant dans la campagne, il reçut la pluie et il prit froid. Ramené en voiture, il dit tout de suite à sa gouvernante, qui le soignait avec tant de vigilance : « Ce n’est rien, Madame Brémond, on me ramène jusqu’à ma chambre, mais ce n’est rien ! »
Il se coucha ; et une fluxion de poitrine se déclara. Le médecin vint ; mais il ne put qu’incomplètement ausculter Cezanne ; car le malade ne voulait point qu’on le touchât.
Il resta cinq jours au lit. Vers le dernier jour, il réclama par un télégramme son fils Paul-Alcide. Sa femme et son fils étaient absents. Il dit : « Paul n’est pas encore là ! il ne viendra pas ! »
Quelques heures après, le diabète se fit infectieux et Cezanne mourut.
C’était le 22 Octobre de l’année 1906. »

 

23 octobre

Cezanne meurt à neuf heures du matin à son domicile, 23, rue Boulegon, âgé de soixante-sept ans, avant l’arrivée de sa femme et de son fils. Le serrurier Cyrille Rougier et un ouvrier sont appelés par Mme Brémond pour lui fermer les yeux.

de Beucken Jean, Un portrait de Cezanne, Paris, « nrf », Gallimard, 1955, 341 pages, p. 336 :

« C’est Mme Cezanne qui reçoit (le télégramme). Comme elle a encore un essayage à faire, elle le dissimule dans un tiroir où son fils le découvre. (Dès lors, Paul pourra juger sa mère.) Cezanne ne cessera pendant son agonie, raconte Mme Brémond, de regarder la porte, espérant revoir le fils qu’il adore. Toutefois, les Cezanne seraient arrivés trop tard, car le peintre mourut le jour même (22 octobre 1906), après avoir reçu les derniers sacrements. »

Les obsèques religieuses ont lieu le lendemain à 10 heures à la cathédrale Saint-Sauveur.

Cezanne est enseveli au cimetière Saint-Pierre.

Acte de décès de Paul Cezanne, n° 716, 23 octobre 1906 ; Extrait des registres de l’état civil d’Aix-en-Provence ; Archives communales, Aix-en-Provence ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 202-203.

« VILLE D’AIX
Département des Bouches-du-Rhône
EXTRAIT DES REGISTRES DES ACTES DE L’ÉTAT CIVIL
L’an mil neuf cent six, et le vingt trois octobre, à neuf heures du matin, par devant Nous, Isidore Baille, officier public de l’État-Civil délégué, ont comparu Auguste Blanc, jardinier, âgé de cinquante ans et Odyle Peytral, domestique, trente sept ans, domiciliés à Aix, non parents du décédé, lesquels nous ont déclaré que Paul Cezanne, rentier, artiste peintre, âgé de soixante sept ans, natif de Aix, domicilié à Aix, rue Boulegon, 23, fils de feu Louis Auguste Cezanne et de feue Anne Elisabeth Honorine Aubert, époux de Hortense Fiquet, était décédé ce matin à sept heures, dans son dit domicile, ainsi que nous nous en sommes assuré en nous transportant auprès de la personne décédée, et, lecture faite du présent acte, avons signé avec les déclarants.
[signatures]                  Blanc Auguste                  Baille                  Odyle Peytral »

 

Registre de l’église Saint-Sauveur, Archives de l’archevêché d’Aix-en-Provence, n° 98 ; sur ce registre Cezanne est mentionné de façon erronée « époux Aubert », du nom de sa mère.

 

Faire-part du décès de Cezanne; Borricand René, Cezanne, la montagne Sainte-Victoire, ses amis, ses contemporains, ses peintres, ses poètes, Aix, Éditions Borricand, Aix-en-Provence, 2006, 226 pages, reproduit p. 226.
François Chédeville, Raymond Hutu, madame Paul Cezanne, 2016, à paraître : original reproduit fig. 195, communiqué par Philippe Cezanne.

« Madame veuve Cezanne ;
Monsieur Paul Cezanne ;
Mademoiselle Marie Cezanne ;
Madame Conil, née Cezanne, et Monsieur Conil ;
Mesdemoiselles Marthe, Paule, Cécile, Amélie Conil, et Monsieur Louis Conil ;
Mademoiselle Marie Aubert ;
Madame Bourelly, née Aubert, Monsieur Bourelly et leur fils ;
Madame veuve Gilles ;
Madame et Monsieur Bonnefous, et leur fils ;
Et Mademoiselle Marie Conil ;
Ont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ils viennent d’éprouver en la personne de
Monsieur Paul CEZANNE
Artiste Peintre
leur époux, père, frère, beau-frère, oncle et allié, décédé à Aix le 23 octobre, à l’âge de 68 ans, muni des Sacrements de notre sainte Mère l’Église, et qu’on ensevelira demain
Mercredi 24 Octobre 1906, à 10 h. 1/2, paroisse Saint-Sauveur.
PRIEZ POUR LUI !
Maison mortuaire rue Boulegon, 23.
                  Aix, le 23 Octobre 1906.
Aix, J. Nicot — 6.400 »

 

Mack Gerstle, La Vie de Paul Cezanne, Paris, Gallimard, « nrf », collection « Les contemporains vus de près », 2e série, n° 7, 1938, 362 pages, p. 312 :

« La date toutefois est fausse : Cezanne mourut le 22 octobre. Les registres officiels d’Aix donnent aussi, il est vrai, la date du 23, mais l’erreur était volontaire afin de pouvoir retarder l’enterrement, sans violer la lettre de la loi, et permettre à Madame Cezanne et à son fils d’arriver à Aix pour la cérémonie. »

 

Charensol, « Aix et Cezanne », L’Art vivant, 1re année, n° 23, 1er décembre 1925, p. 7-8, p. 8. Repris par Charensol G.[eorges], « La vie de Paul Cezanne à Aix-en-Provence racontée par un de ses amis de jeunesse », L’Intransigeant, le journal de Paris, mardi 31 janvier 1939, p. 2 :

« ― A quel endroit est-il mort ?
― Juste en face, » me dit M. Rougier en me conduisant à une fenêtre qui donne sur la rue Boulegon :
« Au troisième étage, vous voyez l’atelier qu’il avait fait construire quand il abandonna le Jas de Bouffan, et au deuxième l’appartement dans lequel il est mort. On ne le savait pas si malade et son fils était à Paris. Sa sœur qui le soignait était allée jusque chez elle. Sa vieille bonne seule, assista à sa mort ; elle nous appela par la fenêtre et j’allai, avec mon ouvrier, lui fermer les yeux… »

Revue de presse :

De nombreux articles nécrologiques paraissent dans la presse.

« Échos », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 297, mercredi 24 octobre 1906, p. 1.
Le Mémorial d’Aix, journal politique, artistique et littéraire, 69e année, n° 84, jeudi 25 octobre 1906, p. 3 :

« Mort du peintre Paul Cezanne. ― Notre concitoyen Paul Cezanne le père de l’école impressionniste est mort avant-hier à Aix à l’âge de 67 ans.
Ses obsèques ont eu lieu ce matin au milieu du concours d’un grand nombre d’amis et de nombreuses personnalités aixoises.
Nous adressons à sa famille si cruellement frappée, l’expression de nos regrets émus.
Nous publierons samedi prochain un article de notre collaborateur Sextius le Salyen sur Paul Cezanne et ses œuvres. »

Passe-partout, « Échos. Deux peintres », La Lanterne, journal politique quotidien, 29e année, n° 10777, 25 octobre 1906, p. 1 :

« DEUX PEINTRES
Une dépêche d’Aix-en-Provence nous apprend la mort de Paul Cezanne, un des maîtres de l’école impressionniste. Les natures mortes de cet artiste lui assurent une place enviable auprès des Sisley, des Pissarro et des Claude Monet.
On mande aussi de Barbizon le décès, dans sa soixante-dix-septième année, du bon peintre Ferdinand Chaigneau.
                  Passe-Partout. »

 

Le Diable boiteux, « Échos », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 297, mercredi 24 octobre 1906, p. 1 :

« Le peintre Cezanne vient de mourir à Aix-en-Provence, sa ville natale, où il s’était retiré voici plusieurs années et où il vivait très obscurément.
C’est un artiste très original qui disparaît. Son œuvre, éclatante, hardie et qui, en sa nouveauté, fit une vraie révolution, a des admirateurs passionnés. Son influence, qui s’est exercée profondément, subsistera comme l’une de celles que la peinture contemporaine a le mieux subies. »

 

« Nécrologie », Journal des débats politiques et littéraires, 118e année, n° 296, jeudi 25 octobre 1906, p. 3 :

« NÉCROLOGIE
Le peintre Cezanne vient de mourir dans sa ville natale, Aix-en-Provence. Il y vivait silencieusement depuis plusieurs années. Cezanne fut d’ailleurs toujours un silencieux. On a beaucoup parlé de sa peinture, mais très peu de lui, car il se montrait à peine.
Cezanne a exercé une très réelle influence sur toute une jeune génération d’artistes. Cette influence, M. Maurice Denis, il y a quelques années, a tenu à en témoigner par son Hommage à Cezanne dont on se souvient. Paul Gauguin lui-même devait beaucoup à Cezanne et reconnaissait sa dette.
Cezanne est un artiste incomplet qui manquait certainement d’habileté et de science ; mais sa vision était ingénue et fine ; il a regardé la nature avec une sincérité non douteuse et ce qu’il en exprimait sans procédés, naïvement, ne laissait pas d’être souvent persuasif.
Que restera-t-il de ce peintre ? Le public ne connait de lui que des ébauches. Colles qu’il vit naguère au Salon d’automne l’ont un peu déconcerté. Cezanne laisse pourtant quelques morceaux achevés, natures mortes et paysages, qui sont très admirés de certains amateurs et pour lesquels un artiste des plus raffinés, M. Jacques Blanche, avoue un culte tout particulier. »

 

B. L., « Nécrologie. Mort du peintre Cezanne », Le Siècle, 71e année, n° 25873, jeudi 25 octobre 1906, p. 2 :

« NÉCROLOGIE
Mort du peintre Cezanne
Le peintre Cezanne vient de mourir à Paris, qu’il fréquentait cependant à de très rares intervalles.
Il était en effet, depuis de longues années, retourné en Provence, son pays natal, pour s’y livrer, après s’être imprégné des maîtres anciens, à des études de nature et de plein air qui ne devaient rien à personne. Très discuté d’abord, il força l’intérêt par une conception, une construction particulière des figures et des objets et fut promu par la jeunesse au rang des ancêtres glorieux, à d’autres titres mais concurremment pour ainsi dire aux van Gogh, aux Seurat, aux Gauguin. Son influence est toutefois prédominante et elle s’est autant fait sentir sur les générations d’indépendants ennemis de l’impressionnisme que celle de Whistler aux quelques usuelles notoriétés de la Nationale.
L’œuvre de Cezanne est complexe. Il a une manière magistralement synthétique de présenter et d’exprimer les natures mortes, de figer l’expression la plus caractéristique d’une physionomie. Ses paysages sont parfois comme certains de ses personnages, d’une étrange gaucherie. La simplicité de traduction, la netteté des lignes et la franchise savoureuse des tons en constituent cependant les meilleures qualités. Ils peuvent dans être d’aspect flatteur, ne pas manquer, malgré leur sévérité, d’une certaine grandeur.
De nombreux suiveurs souvent habiles, ont pu donner à l’artiste, la sensation qu’il était chef d’école. La spéculation qui, depuis peu d’années, s’était emparée de son œuvre, n’a pas peu contribué à le confirmer dans cette opinion ; elle eut, au surplus, le résultat positif d’assurer l’aisance et la joie de ses vieux jours.
En réalité, Cezanne eut des éclairs de génie, des intentions merveilleuses que ses moyens sommaires d’expression ne lui permirent pas toujours de réaliser. Sa place n’en est pas moins marquée dans l’histoire de l’art, par un effort permanent, par une originalité constante, et une sincérité de bon aloi.
B. L. »

 

« Mort de Cezanne. Un des derniers impressionnistes. Sa vie et son œuvre », L’Aurore, littéraire, artistique, sociale, 10e année, n° 3293, jeudi 25 octobre 1906, p. 3 :

« Mort de Paul Cezanne
Un des derniers impressionnistes — Sa vie et son œuvre
On annonce la mort, à Paris, à l’âge de soixante-six ans, du : peintre Paul Cezanne.
Avec lui disparaît un des derniers survivants du premier mouvement impressionniste : Manet, Claude Monet, Auguste Renoir, Pissaro, Sisley, Caillebotte, Berthe Morizot, etc., que notre musée national du Luxembourg a toujours dédaignés et qui n’y seraient sans doute pas encore représentés à l’heure actuelle si l’un d’eux n’avait légué à l’État une collection dont ses héritiers eurent grand’peine à lui taire accepter une partie.
Né à Aix-en-Provence, où il eut pour condisciple Émile Zola, dont il devait plus tard fixer les traits dans un portrait dont le modèle ne s’estima que médiocrement satisfait, parce qu’il s’y trouvait enlaidi. Paul Cezanne vint à Paris en même temps que son ami d’enfance, peu de temps avant la guerre de 1870, pour achever son éducation artistique.
Il la fit tout entière au Louvre, où il passa plus de dix années à copier non seulement les maîtres chers à son cœur, Vénitiens de la Renaissance ou Français du dix-huitième siècle, mais tous ceux qui avaient abordé l’étude de la forme avec une vision vraiment originale et des dons d’exécution supérieurs.
Entre temps, Cezanne se livrait, soit dans la banlieue parisienne, soit dans sa Provence natale, à des études de paysage et de plein air qui se caractérisaient par un égal souci du relief et de la construction dans la charpente des corps et dans l’assiette des terrains.
M. J.-K. Huysmans l’a défini « un coloriste révélateur qui contribua, plus que Manet, au mouvement impressionniste, un artiste aux rétines : malades qui, dans la perception exaspérée de sa vue, découvrait les prodromes d’un nouvel art ».
Cezanne était un des exposants assidus du Salon d’Automne. Il y est représenté, cette année, par une dizaine de toiles, notamment par des natures mortes. »

 

Ferry René-Marc, « Paul Cezanne », L’Éclair, 25 octobre 1906.

 

« Pointes sèches » ; Le Gaulois, 51e année, 3e série, n° 10603, jeudi 25 octobre 1906, p. 1 :

« La mort frappe cruellement nos peintres en ce moment ; hier, Chaigneau disparaissait ; aujourd’hui, Paul Cezanne, un maître du paysage, le peintre révolutionnaire, le peintre révolutionnaire du plein air, vient de disparaître.
C’est dans la banlieue parisienne et sous le beau soleil de sa Provence natale que Cezanne se livra à ces études de paysage qui se caractérisaient par le souci du relief, l’assiette des terrains et la clarté lumineuse de ses ciels.
Son éducation artistique, on aurait peine à le croire, se fit tout entière au Louvre, où il passa de longues années à copier les maîtres du dix-huitième siècle, dont son tempérament d’artiste lui révélait les beautés ; mais le paysage l’attirait et c’est là qu’il sut déployer les ressources de son talent. »

Alexandre Arsène, « La vie artistique. Paul Cezanne », Le Figaro, 52e année, 3e série, n° 298, jeudi 25 octobre 1906, p. 5 :

« LA VIE ARTISTIQUE
Paul Cezanne
Cezanne vient de mourir. Ce fut une des grandes bizarreries artistiques de notre temps. Presque un problème. Le « Claude Lantier » de l’Œuvre, ce curieux et incomplet roman d’Émile Zola, fut lui-même une incomplète et curieuse figure. Consultez tel artiste penseur de notre temps ; il vous dira qu’il y eut du grand homme dans Cezanne. Les plus célèbres maîtres de l’impressionnisme, Renoir, Pissarro, Sisley, Monet, ont reconnu à tour de rôle qu’ils devaient beaucoup à ce peintre. Ils ont trouvé chez lui des matériaux pour leur œuvre, — mais ils les ont ouvrés. Tandis que lui, Cezanne, n’a pas pu venir à bout de préciser son rêve qui était plein de grandeur, ni d’exprimer d’une manière toujours lisible sa conception de la nature, qui était franche, variée et souvent pleine d’éclat. D’autre part, tels poètes, comme Fantin-Latour, ont professé l’horreur de cet art violent, rude, gauche, de ce dessin d’où toute construction est absente, de cette « harmonie » qui est tantôt monotonie, tantôt dissonance… Quant aux artistes académiques, Cezanne pour eux est inexistant, — et pourtant ils savent qu’il exista.
J’ai écrit naguère, dans le Figaro, que les natures mortes de Cezanne faisaient penser à un Chardin « fou ». Cette définition, à distance, me semble encore exacte.
De toute façon, quand on se trouve en présence d’un paysage de Cezanne, on éprouve une sensation vive et nette. On voit ce qu’il a voulu faire, et l’on n’en peut pas toujours dire autant de ceux qui sont corrects, consciencieux et-dépourvus de tout grain de folie.
Ce qui frappe tout esprit impartial en examinant un tableau de Cezanne, c’est, à côté d’une incontestable noblesse dans la plantation, dans le point de départ, une impuissance absolue d’arriver au bout de la route. Or n’arrivent au bout du chemin que ceux qui peuvent exprimer et rendre durable l’émotion qu’ils ont ressentie. L’art ne peut, sinon se réjouir, du moins s’enrichir avec de simples intentions, et le plus grand problème, comme l’a écrit Delacroix, est de ; réussir à conserver dans un tableau la fraîcheur de l’esquisse initiale.
Peintre de fleurs, de figures (hélas !), de paysages (plus d’un très saisissant), de natures mortes (magnifiques malgré leurs perspectives folles), maître de la couleur, mais non du dessin, Cezanne nous apparaît comme un des grands tourments et une des grandes sincérités de l’époque qui vient de finir. Il fut loyal et rusé, candide et plein d’arrière-pensées, malin comme un Méridional, simple comme un homme d’un autre âge, et robuste comme certains doux primitifs. Il s’est. montré à Paris, jadis, juste le temps nécessaire pour se faire connaître et célébrer au « café Guerbois », et le reste du temps il a vécu tranquille, ironique et tourmenté, dans son admirable Provence, où tout fait oublier l’art, où tout fait songer à la beauté.
Arsène Alexandre. »

 

Le Soleil, 25 octobre 1906.
Thiébault-Sisson, « Nécrologie » ; Le Temps, 46e année, n° 16561, jeudi 25 octobre 1906, p. 3 :

« NÉCROLOGIE
On annonce la mort, à Paris, à l’âge de soixante-six ans, du peintre Paul Cezanne.
Né à Aix-en-Provence, où il devait plus tard fixer les traits dans un portrait dont le modèle ne s’estima que médiocrement satisfait, parce qu’il s’y trouvait enlaidi, Paul Cezanne vint à Paris en même temps que son ami d’enfance, peu de temps avant la guerre de 1870, pour y achever son éducation artistique.
Il la fit tout entière au Louvre, où il passa plus de dix années à copier non seulement les maîtres chers à son cœur. Vénitiens de la Renaissance ou Français du dix-huitième siècle, mais tous ceux qui se caractérisaient par un égal souci du relief et de la construction dans la charpente des corps et dans l’assiette des terrains. Il ne fit guère, à vrai dire, que des esquisses, moins par négligence ou parti pris que parce que la conformation de son œil ne lui permettait point de pousser l’esquisse la mieux venue jusqu’au définitif.
Cette particularité de conformation, grâce à laquelle l’artiste fut contraint de se contenter le plus souvent de l’inachevé, le fit classer, à sa grande horreur, dans le groupe impressionniste auquel il s’est toujours défendu d’appartenir.
Et de fait, nul ne fut plus classique d’intentions et plus hostile, dans le fond de son cœur, à l’idéal importé par le groupe impressionniste dans notre art. S’il ne lui est arrivé que dans la nature morte, où la moelleuse beauté de sa couleur, la finesse de son sentiment des nuances et l’observation délicate des valeurs ont fait de lui un artiste hors de pair, d’aller parfois aussi loin dans la réalisation que dans le rêve, ses paysages et ses études de formes n’en ont pas moins exercé sur bon nombre de ses contemporains une influence aussi prépondérante qu’heureuse.
Il est le premier, en effet, qui ait ramené l’étude de la détermination précise des volumes, et si, dans le paysage, il n’est guère qu’un reflet attardé de Corot, il n’en a pas moins servi de drapeau à tous ceux de nos jeunes qui se sont insurgés contre la formule impressionniste et qui ont travaillé, en essayant d’autre chose, à la mettre en échec.
Telle nous apparaît en raccourci, dans son programme comme dans son ensemble, la carrière du peintre dont le hasard des événements a fait un chef d’école sans le savoir. Son talent nous apparaît à distance comme un invraisemblable et pittoresque mélange d’audaces quasi géniales et de naïvetés plutôt enfantines. Il est de ceux, quand même, qui durent et qui font réfléchir, sinon le grand public, qui ne voit que les résultats, mais les artistes sincères, qui voient les intentions et les jugent.
Si les indications qu’elles leur fournissent sont justes, si elles jalonnent utilement pour eux la route qu’ils se proposent de suivre, peu leur importe qu’elles se proposent de suivre, peu leur importe qu’elles aient été ou non suivies de résultats décisifs. Ils les apprécient pour les services qu’elles leur rendent. Personne, en ce sens, ne leur aura rendu plus de services, et de plus éminents, que Cezanne. ― Thiébault-Sisson. »

Vauxcelles Louis, « La mort de Cezanne », Gil Blas, 27e année, n° 9867, jeudi 25 octobre 1906, p. 1 :

« La Mort de Paul Cezanne
Une dépêche laconique m’annonce la mort de Cezanne.
Le grand public n’accordera à cette nouvelle qu’une attention minime ; seule l’élite admirait le peintre qui disparaît. Les journaux à tirage formidable mentionneront en une ligne le décès et se remettront à publier des Mémoires et des faits divers sensationnels. Quant au « monde des arts », la mort de Cezanne, l’œuvre et la vie de Cezanne ne le touchent guère ; à l’heure actuelle, il ne se soucie que de deux événements passionnants : 1° la candidature à l’Institut de quelques amateurs mondains, auteurs de portraits fades, sucrés, fignolés, MM. Schommer, Wencker, dont les travaux relèvent plus de la photographie que de la peinture ; 2° le maintien, rue de Valois, de M. Dujardin-Beaumetz.
Mais peu importe, après tout. Et n’en fut-il pas toujours de même ? Alors que Flandrin, Cabanel, Meissonnier, Gérôme produisaient, vivaient, mouraient au son des acclamations dithyrambiques d’une bourgeoisie ignare, mais idolâtre qui les couvrit d’or et les chamarra de grands-cordons, Delacroix, Courbet, Manet, Puvis de Chavannes, les impressionnistes luttèrent, harcelée, incompris, hués, méconnus, raillés.
La postérité remet toutes choses au point. Que reste-t-il des gloires officielles, des triomphateurs de l’École, des forts en thème de l’Académie ? Rien, ou presque. Et le nomade Manet grandit chaque jour.
Le nom de Cezanne, que vénère une génération de jeunes coloristes ardents, conscients de ce qu’ils doivent à l’un de ses féconds initiateurs, sera, d’ici vingt années, aussi célèbre que ceux de Pissaro, de Renoir, de Monet, de Sisley, de Gauguin et de Van Gogh. Et ses natures-mortes rejoindront au Louvre celles de Chardin. Ce n’est pas la première fois que j’écris cette phrase « Cezanne au Louvre ». Elle m’a déjà valu d’aimables quolibets et d’anonymes injures. Je me permets de faire observer tout d’abord que je n’y ai point songé avant les autres ; c’est à Gustave Geffroy que revient cet honneur ; en outre, ceux qu’un parallèle entre Chardin et Cezanne incite à de joyeux ébats devraient bien lire la vie de Chardin ; ils y apprendraient que l’auteur de la Récureuse et du Bénédicité ne fut guère compris de ses confrères, et que les gens du monde au dix-huitième siècle, préféraient infiniment à ses mystérieux chefs-d’œuvre, la virtuosité illusionniste de Jean-Baptiste Oudry.

***

Ce qui n’aura pas peu contribué à laisser dans l’ombre le nom de Cezanne, c’est l’isolement grave de sa vie. Le bluff des réclames tarifées, le tam-tam que savent organiser à merveille certains de nos confrères pour qui le mot critique se prononce courtage, n’ont point, à son propos, assourdi nos oreilles. Cezanne a vécu sa vie noble et désintéressée loin des Salons qui l’eussent refusé, et loin des antichambres ministérielles. Les commandes d’État vont à M. Maignan, et le ruban rouge s’égare sur la poitrine innocente de M. Chocarne-Moreau.
Cezanne ne sortait guère d’Aix-en-Provence. Chaque matin, il quittait sa maison pour monter à son atelier juché sur la colline, et il peignait jusqu’à la tombée de la nuit avec une fiévreuse obstination. « Le dimanche, il va à la messe », me disait son fils, chez qui j’ai eu, l’an passé, le plaisir de voir des aquarelles éclatantes de fraîcheur et un dessin au conté, large comme un Daumier, qui représente le propre père du peintre, type de bourgeois provincial 1840. « Il va à la messe quand il fait mauvais temps. Si le ciel est pur, tant pis pour le curé de Saint-Sauveur, mon père monte à l’atelier. »
Il a vécu isolé, comme M. Degas en plein Paris, comme Renoir à Cagnes, comme Gauguin à Pont-Aven, Sisley à Moret, Claude Monet à Giverny. Cezanne fut longtemps l’intime ami d’Émile Zola, son condisciple au pensionnat Saint-Joseph. Cezanne y reçut les leçons de dessin d’un prêtre espagnol carliste réfugié en terre française. Puis à Paris, quai des Orfèvres, à l’Académie suisse Premier, il rencontra le père Pissarro et notre cher maître et ami Armand Guillaumin. En 1866, Émile Zola, avant d’écrire l’Œuvre, où il silhouetta son camarade, lui dédiait un « Salon » en ces termes : « J’éprouve une joie profonde, mon ami, à m’entretenir seul à seul avec toi. » Il se lia avec Renoir, avec Monet. Ils allaient aux champs ensemble, comme des paysans, par tous les temps, insoucieux des rhumatismes ou de l’insolation, s’acharnant à la recherche du vrai. « C’était, conte Renoir, un spectacle inoubliable que Cezanne installé à son chevalet, regardant la campagne. Il était véritablement seul au monde, ardent, concentré, attentif, respectueux. »
La vie de Cezanne demeura longtemps légendaire. Il passait pour un être fantomatique, en marge. Il séjourna quelque temps à Paris, rue de l’Ouest, ou en villégiature chez ses amis, les amateurs Choquet, Murer, à Rouen, le docteur Gachet, à Anvers [sic]. Il fréquenta le café Guerbois, y coudoyant Duranty, Castagnary, Cabaner, Paul Alexis, Théodore Duret.
Depuis la fin de 1899, il se retira à Aix. Et les bonnes gens de la bruyante cité méridionale ne se doutaient guère que ce bourgeois mal vêtu aura donné à la capitale de l’ancienne Provence autant de gloire que les plus illustres fils d’Aix, Vanloo ou Vauvenargues.
On ne voit point la photographie de Cezanne à la devanture des libraires, entre celles de MM. Roybet et Carolus Duran. Je me souviens d’une eau-forte de Camille Pissarro où Cezanne, avec son nez volontaire, son œil perçant, sa barbe broussailleuse, est coiffé d’une casquette de rural, emmitouflé dans une limousine de roulier. Hermann Paul traça de lui une saisissante effigie qui figura aux « Indépendants » de 1904. Cezanne y apparaissait debout, la palette au pouce, en tenue négligée — chaussons verdâtres, veston taché, culotte grise — happant la pâture de ses yeux aux aguets, pénétrants comme des vrilles ; l’artiste ne portait plus le collier de barbe, mais une barbiche blanc sale, du ton de la mèche de cheveux, roide et courte. Le teint cuit, de brique, une vague ressemblance avec M. Combes, l’air d’un vieux garde-champêtre bonapartiste. Mais un regard insistant, qu’on n’oublie pas.
Les plus beaux portraits que nous connaissions de lui sont ceux qu’il a composés lui-même, avec une lourde énergie.

***

M. Jacques Blanche demandait un jour au très savant et très artiste directeur du musée moderne de Berlin « si quelqu’un qui n’a pas fait de peinture peut être sincèrement touché par Cezanne ». Et M. de Tschudi répondit avec finesse « qu’il’ en jouissait physiquement, ainsi que d’un gâteau ou de la polyphonie wagnérienne ». Le mot est juste. Seuls les peintres, ou les rares personnes qui « voient peindre » sentent l’art profond de Paul Cezanne. Le public, qui ne juge dans un tableau que l’effet, l’anecdote, le sujet et que les joliesses séduisent, recule, ahuri, rebuté par ses harmonies qu’il déclare criardes. Les tons lui semblent acides, ce sont des rapports bleu-gris, lie-de-vin, des roses crus, des violets de pois de senteur, des morceaux de dahlias ; des aigreurs soutenues par des bruns, « indéfinissables de n’être jamais dus à des ocres » ; ces couleurs sont juxtaposées avec la plus subtile audace ; c’est surtout le vert ravissant et léger de ses arbrisseaux, de ses pâturages, « vert doux et parfumé comme le miel, vitrifié, translucide et pourtant opaque ».
Cezanne est un des peintres exceptionnels pour qui les « valeurs » sont le tout de la peinture. Il les manie avec une prodigieuse sûreté. Chez lui, jamais de feux d’artifice, de brio insincère, point de truquage. Nul hasard de palette. Chaque touche, voulue, pesée, est du ton sensible. Aussi son œuvre a-t-elle le poids d’une vérité. Sa peinture, bien d’ensemble, et qui paraît d’un seul morceau, est exécutée longuement, à couches minces, et finit par devenir compacte, dense, veloutée.
Allez voir, à la salle X du Salon d’Automne, une de ses plus étonnantes natures-mortes, des pommes, une serviette, une table d’office, un buffet ; le classicisme de la méthode picturale est indéniable ; pour obtenir l’éclat des fruits, centre du tableau, Cezanne a systématiquement adouci les tons du fond et amorti le coloris du bahut dans une gamme sourde, d’une sagesse voulue ; vingt autres n’eussent pas résisté au plaisir d’illuminer ce bahut, de l’enjoliver de garance. Dans ses paysages, Cezanne sait, quand il le faut, éteindre la clarté d’un ciel bleu pâle afin de faire chanter le vert des prairies et des collines. Art qui ne laisse rien à l’aventure, art médité, concentré, probe, contenu, classique, art sans littérature, qui organise et ne cherche pas à surprendre. Pour goûter pleinement la force de Paul Cezanne, il faut peut-être se référer à Poussin, dont tout le monde parle sans l’avoir regardé ; les études de nu de Cezanne, où les volumes sont d’une musculature michelangesque, ces scènes de baignade antique, « corps bleus et roses qui rappellent l’allongement contorsionné du Greco » s’apparentent aux dessins et aux sépias de Nicolas Poussin.

***

Qu’il y ait des défauts chez Cezanne, nul n’y contredit, parbleu ! Le snobisme seul loue toute une œuvre, sans mesure ni contrôle. Cezanne a des faiblesses, des maladresses ; des brutalités incompréhensibles, de gaucheries, des maisons de guingois, des fissures incorrectes, des bonshommes qui vacillent, des fonds qui avancent ; il y a des absences de l’atmosphère et de la fluidité par laquelle les fonds doivent s’espacer, et les lointains se voir à leur distance ; les formes gauchissent parfois, les objets se mêlent. Ses meilleures œuvres contiennent des trous ; mais ses pires ne nous laissent jamais indifférents. N’est-ce pas quelque chose qu’une expression d’art qui reste toujours grande, même quand cette grandeur est exprimée avec maladresse ? Et quels sont donc les beaux peintres sans défauts ? Faut-il reprendre une fois de plus ici ce que nous avons si souvent tâché de démontrer ? Rodin a des défauts, le coloris de Millet est pauvre, le dessin de Chavannes parfois malhabile, et Rubens avait-il du goût ? Il faut. se méfier des gens qui ne commettent point de fautes ; les peintres sans défauts sont des peintres sans caractère ; la peinture de M. Chartran est odieusement correcte.
Certains paysages provençaux, quelques natures-mortes, — les célèbres pommes rougeaudes et vertes, à la chair lourde et renflée ; — les portraits de paysans de la collection Pellerin, ces têtes sournoises, têtues, qui se tiennent droit dans le cadre, solides de matière comme des Tintoret ; les aquarelles éblouissantes, chez Octave Mirbeau, la Maison du Pendu, chez M. de Camondo, les Fleurs, chez M. Eugène Blot, le fameux Nègre au torse nu, que son propriétaire (un homme qui sait ce que c’est que la peinture, Claude Monet) considère comme un chef-d’œuvre ; un paysage que j’ai entrevu jadis chez Paul Signac, suffiraient à immortaliser le nom de Cezanne. Que M. Vollard organise une exposition plénière de ces ouvrages si passionnément discutés, en ajoutant aux Cezanne qu’il a ceux des galeries ci-dessus indiquées, et l’on verra bien à quel homme nous avons affaire !

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Toute la jeune école procède de Cezanne. Son influence se mesure aux emprunts qu’on a faits à sa technique. « On nous fusille, disait jadis M. Degas, mais on vide nos poches ! » Guérin, Puy, Matisse, Marquet, Manguin, — je cite les mieux doués, —auraient pu figurer dans le célèbre Hommage à Cezanne de Maurice Denis, à côté de Vuillard, de Roussel et de Pierre Bonnard.
Ce n’est point d’ailleurs que le maître dont nous déplorons la perte ait jamais cherché à former des élèves. Rien ne le fâchait plus que de se savoir plagié. « Allez au Louvre, disait-il récemment à un artiste qui sollicitait ses conseils ; mais après avoir vu les Maîtres qui y reposent, hâtez-vous d’en sortir ; ce qu’il faut, c’est vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui résident en votre cœur. » Noble enseignement, que feu Gérôme ne donna guère, en son atelier de l’École !

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Un dernier mot. M. Dujardin-Beaumetz, qui affirme à tout venant son éclectisme, ne pourrait-il pas s’entendre avec M. Bénédite, si bien disposé envers les artistes modernes, pour qu’on accrochât un Cezanne dans la salle Caillebotte, rue de Vaugirard ? M. Delpeuch, M. Sainsère, M. Georges Lecomte, qui président excellemment aux destinées de la Société des Amis du Luxembourg, ne disposent-ils pas du crédit nécessaire pour offrir un Paysage de l’Estaque à notre musée national ?
                  Louis Vauxcelles. »

« Nécrologie », La Justice, journal politique du matin, 26e année, vendredi 26 octobre 1906, p. 3 :

« Paul Cezanne vient de mourir à Paris, à l’âge de soixante-six ans.
C’était presque un oublié que ce peintre impressionniste ; et plus d’un, en contemplant les œuvres qu’expose cette année au Salon d’automne celui qu’on appelait le « père Cezanne », y voit une exposition rétrospective.
Cezanne fit partie de ce groupe hautain d’artistes qui entreprirent, il y a. quarante ans, de faire apparaître une nouvelle formule basée sur une observation aiguë de la nature, sur un souci profond de la vérité. Il était le dernier de ce groupe, qui comprenait Manet, Monet, Pissaro, Renoir, Sisley, Caillebotte.
Il faut rappeler le portrait qu’il fit naguère d’Émile Zola, qui se montra fort irrité en se trouvant trop enlaidi.
Cette année, nous le disions, il avait envoyé au Salon d’automne dix toiles, parmi lesquelles une Maison dans les arbres e| un Tournant dans les arbres sont des œuvres à qui tout homme de goût ne peut refuser son estime… »

Geffroy Gustave, « Paul Cezanne », L’Aurore, politique, littéraire, sociale, 10e année, n° 3294, vendredi 26 octobre 1906, p. 1.

« PAUL CEZANNE
Ceux qui admirent l’œuvre de Paul Cezanne ont éprouvé une émotion en apprenant, hier, sa mort, par les journaux. Ceux qui ont connu ce grand peintre, cet homme singulier, ont reçu tous, certainement, le coup brusque et douloureux de l’irréparable. Il avait fait, il y a quelques années, un court séjour à Paris, pendant lequel il avait renoué d’anciennes amitiés et contracté des amitiés nouvelles. Puis, tout à coup, il avait disparu, il était retourné dans sa ville natale, à Aix-en-Provence, emportant avec lui la gloire d’une renommée tardive.
Il commençait à vieillir, il était malade, inquiet, et il était, surtout, de plus en plus passionné pour son art. Or, l’art veut l’artiste presque tout entier. Celui qui est possédé, comme l’était Cezanne, par le démon de la peinture, et qui vit à Paris, ne peut pas éviter les rites de la vie civilisée, les relations, les rencontres, les conversations, les déjeuners, les dîners, et il s’aperçoit bientôt que la plus grande partie de son temps lui est ravie. Michelet n’allait jamais au théâtre, disant que le théâtre dérangeait son drame intérieur. Mais ce n’est pas seulement le théâtre qui peut vous prendre vos heures de travail et de repos, et distraire votre pensée. C’est tout ! tout ce qui est corvée et tout ce qui est agrément.
Les laborieux s’aperçoivent que la ronde des Heures passe vite autour d’eux, et que les jours et les années s’enfuient d’une manière monotone et implacable. Ils essaient alors de s’appartenir, de régler leur existence. Ils ont vu ce qu’ils pouvaient voir, ils devinent ou rêvent le reste, ils savent qu’ils sont à la veille du grand départ, lis essayent donc de s’isoler, de dire aussi complètement que possible ce qu’ils avaient en eux. Combien de fois j’ai entendu Carrière se lamenter sur sa vie trop occupée de Paris, et combien il avait raison, on le voit encore mieux maintenant qu’il a été emporté si cruellement en pleine ascension de pensée et de talent. Ne pouvant arrêter le gaspillage de son temps, il s’en allait habiter au Parc-Saint-Maur, mais c’était encore Paris et il lui fallut pour mener à bien ses études incessantes et ses grandes œuvres se choisir des logis de hasard aux Pyrénées, en Belgique. « Je voudrais, me disait-il, disparaître, faire croire que je suis mort. » Pendant ce temps, la vraie mort venait.
Je crois bien que Cezanne obéit à un sentiment semblable lorsqu’il se sauva à Aix après quelques mois de Paris. Là-bas, il reçut bien quelques visites, mais i! était son maître, et son isolement, a-t-on dit, était presque complet, l’isolement d’un moine solitaire. On a vu quelques-unes des œuvres d’Aix aux derniers Salons d’automne, et cette année encore, des paysages, des tableaux de fleurs, de fruits.
C’est le même art si vivement, si violemment aimé par quelques-uns, et que beaucoup de peintres, aujourd’hui, proclament tout à fait extraordinaire et supérieur. À lire les critiques qui ont été faites de Cezanne, on croirait que ses admirateurs ne voient pas ses défauts : une gaucherie de composition, un manque d’équilibre parfois, un arrêt brusque. la toile laissée inachevée… Mais si les admirateurs de Cezanne voient ces défauts, — qui ne sont pas, d’ailleurs, les défauts de toutes ses toiles, car il en a produit qui sont parfaites, solides, achevées, quant aux objets, si délicieusement fluides d’atmosphère lumineuse.
Ce sont les critiques qui ne veulent pas voir les qualités de cette peinture, qui a sa tradition, mais qui n’a pas d’analogue. Cezanne n’avait pas besoin de signer ses toiles, on les reconnaît entre toutes. Ses qualités sont des qualités de vision et d’exécution personnelles : il .voit la nature vive et splendide, et il s’acharne à exprimer la force, la plénitude de toute choses. Sa peinture est -solide, et elle n’est pas lourde. Ses fleurs se balancent dans l’air, semblent voltigeantes comme des papillons. Ses fruits, ses pommes, ses citrons, ses pêches ont à la fois le volume et le coloris : ils sont pleins, pesants, d’enveloppe lisse, veloutée ou grenue. Pourquoi ne peut-on se lasser de contempler une simple pomme peinte par Cezanne ? C’est qu’elle nous montre une réalisation complète de nature. C’est qu’elle suffit aussi à nous révéler l’artiste, sa candeur et sa volonté.
Et les paysages de Cezanne ! Il en est d’admirables, qui ont la fraîcheur immédiate de la campagne renouvelée au matin, après la nuit et la rosée, et qui ont en- même temps la beauté de la composition, de la calme ordonnance, de la répartition des lumières, de l’harmonie des colorations.
Il y a, en ces toiles prodigieuses, une sorte de beauté classique, où il n’entre aucun arrangement prémédité hors de la présence des choses, mais qui a été obtenue par l’ingénuité la plus subtile qui soit, si. l’on veut bien me permettre cette alliance de mots. Cezanne, en effet, regardait la nature avec des yeux purs, innocents, épris, et il obéissait au spectacle contemplé avec un respect anxieux infiniment touchant. Mais il n’était pas seulement un élève respectueux, il était aussi un maître peintre, très savant à rendre fortement les grands aspects, très subtil à marquer les nuances caractéristiques. Ce fut donc ainsi qu’il créa ces pages limpides où les plans des terrains sont nettement écrits jusqu’à l’horizon, avec la variété des champs, des feuillages aux verts si. particuliers et si savoureux, des ruisseaux, des maisons… Les maisons ‘de Cezanne : comme ses pommes, comme ses arbres, ont une physionomie qui vous parle et qui vous répond.
Ce que l’on appelle l’âme des choses transparaît sous les surfaces. Une colline dressée sur le ciel, la mer bleue entrevue dans l’échancrure d’une côte, une rue de village avec ses maisons inégales, le tournant d’une allée de parc ou de jardin, le nom de Cezanne évoque immédiatement en l’esprit, autant que les fleurs vivantes et les fruits somptueux, ces beautés calmes et splendides de la nature épanouie sous la lumière. La grande preuve de son génie de .paysagiste, Cezanne la fournit par ses ciels, variés, mouvementés, nacrés, faits de vapeur d’eau et de rayonnement de soleil, et qui versent leur clarté sur les eaux et les bois, les champs et les villages.
Tout le monde n’est pas encore convaincu de la beauté de ces œuvres de Cezanne, qui est certaine pour beaucoup de ceux qui aiment la peinture et qui tâchent sans cesse de l’approfondir. Je crois que le sentiment de beaucoup de détracteurs changera avec le temps. Je ne parle pas des débineurs qui parlent sans réfléchir, mais des esprits sérieux qui savent méditer sur les sujets qui leur sont proposés et qui ne craignent pas de changer d’avis. À ceux-là, on pourrait proposer d’organiser une exposition de Cezanne de la manière suivante : d’un côté, les études, les morceaux inachevés ; de l’autre, les pages complètes, fleurs, fruits, paysages, — et’ aussi certaines figures telles que le Nègre, possédé par Claude Monet, qui salue en Cezanne un. initiateur, un véridique, un créateur.
Une exposition ainsi conçue fixerait la personnalité de Cezanne. Aujourd’hui, noies n’avons qu’à saluer cette existence si belle et si pure, si loin de la mode, tout entière donnée à l’art éternel.
GUSTAVE GEFFROY. »

Bidou Henry, « Au jour le jour. Paul Cezanne », Journal des débats politiques et littéraires, 118e année, vendredi 26 octobre 1906, n° 297, p. 1 :

« AU JOUR LE JOUR
PAUL CEZANNE
Inconnu ou mal connu, écartant les hommes et cachant ses œuvres, le peintre qui vient de mourir a exercé sur une génération d’artistes une très puissante influence. « Le 21e Salon des Indépendants, écrivait M. Ch. Morice dans le Mercure de France du 15 avril 1905, est unanimement un vaste hommage à Cezanne… Aux précédents Salons se faisait sentir déjà l’influence de ce solitaire maintenant, c’est la pleine domination, une réelle tyrannie… Toute l’école de Gustave Moreau, en bloc, renie, de fait au moins, son chef pour passer à Cezanne. Des gauguinistes comme Sérusier, des sérusiéristes comme Maurice Denis sont à Cezanne. Vuillard, Bonnard et Roussel sont à Cezanne. Mme Marval est à Cezanne, et Desvallières, et Laprade, et Marquet, et Matisse, et Lempereur… etc…
Il était né à Aix-en-Provence, le 19 janvier 1839 (1). « Ami d’Émile Zola, dès les bancs de l’école, écrit M. A. Fontainas (2), comme lui las et dégoûté de tous les procédés de la routine, émerveillé de la franchise des anciens maîtres, il résolut de ne plus rien savoir et de travailler directement sur nature, ingénument, sans plus se souvenir d’aucun précepte. Il éprouva ainsi à peindre, à confronter ses moyens aux aspects neufs que prenaient les choses devant ses regards candides, une joie si substantielle et si profonde, qu’il en perdit l’inquiétude du résultat. On raconte que souvent dans les bois, ses amis ou ses proches durent s’en aller en quête des toiles qu’il délaissait, les ayant ébauchées, insoucieux d’achever, satisfait d’avoir résolu une incertitude de vision, un problème de facture. Pendant vingt ans, il se laissa ignorer, il n’était plus en relation avec aucun de ses émules ou de ses camarades d’art il ne montrait rien, on l’oubliait. Ce fut une surprise nouvelle, une révélation, lorsqu’en 1895, M. Vollard exposa, dans sa boutique, un ensemble d’une cinquantaine de toiles. »
En réalité, après avoir d’abord subi l’influence de Courbet et peint des toiles vastes et noires, il fut converti par Pissaro, à Anvers [sic], à l’étude sur nature de dimensions restreintes. On ne l’appellera point impressionniste (3), quoi qu’il ait entre les mains tous les acquêts de l’impressionnisme. La nouveauté est qu’il y a ajouté et qu’il a fait prédominer le génie décoratif. M. E. Bernard a très bien expliqué la suite de son travail : « D’abord, une soumission complète au modèle ; avec soin ; l’établissement de la mise en place, la recherche des galbes, les relations de proportions ; puis, à très méditatives séances, l’exaltation des sensations colorantes, l’élévation de la forme vers une conception décorative ; de la couleur vers le plus chantant diapason. Ainsi, plus l’artiste travaille… plus il abstrait son tableau, plus il le simplifie avec ampleur. » L’étude, commencée sur la toile par une analyse, s’achève, sur la même toile, par une synthèse.
Il obtiendra enfin une harmonie et une logique des lignes et des couleurs, objet propre et unique de son art ; il a dit lui-même : « Lire la nature, c’est la voir sous le voile de l’interprétation par taches colorées, se succédant selon une loi d’harmonie. » Ces taches colorées, qui existent seules, se composent sous un certain caractère de nécessité, et dans cette décoration sensible, rigoureuse et prodigieusement raffinée, les notions de sujet ou de troisième dimension n’ont presque plus de sens. M. Solrac, dans l’Occident, a pu dire d’une des natures mortes exposées au Salon d’automne en 1904 : « Quelques pommes sur un linge, un compotier avec des fruits, un verre, le tout se détachant sur un fond à dessins gris foncé et voilà le tableau, un pur chef-d’œuvre. Telle une marqueterie qui n’aurait pas de sens, on peut la regarder indépendamment du sujet, debout, inclinée, couchée et les taches de bas en haut, de droite à gauche, s’équilibrent, se contrebalancent. »
Il s’agit d’un art réfléchi et calculé. Une des maximes citées par M. Bernard parle d’unification et de concentration du tableau. Et le même auteur dit encore très justement : « Organiser ses sensations, voici donc le premier précepte de la doctrine de Cezanne, doctrine non point sensualiste, mais sensitive. L’artiste gagnera alors en logique sans perdre en expression : il pourra être imprévu, tout en restant classique par la nature. » — C’est précisément ce style qui a fait de Cezanne un chef d’école ; aux jeunes gens qui, au lendemain de l’impressionnisme retournaient instinctivement à un art synthétique, il apportait à la fois, en même temps que tout le riche héritage de l’impressionnisme, un modèle de leurs propres tendances logiques et classiques. Et c’est pourquoi M. Maurice Denis, qui est un pur décorateur, a pu grouper ses contemporains dans un hommage au vieil ami de Pissarro.
Henry Bidou.
(1) Cf. dans l’Occident, de juillet 1904, un important article écrit par E. Bernard à Aix, et probablement sous les yeux de Cezanne.
(2)Histoire de la peinture française au dix-neuvième siècle, p. 358. »
(3) Le public ne manque pas de commettre la même erreur en parlant de Gauguin.

 

H. B. [Henry Bidou], « Échos », Journal des débats politiques et littéraires, 118e année, samedi 27 octobre 1906, n° 298, p. 2 :

« ÉCHOS
Par l’effet d’une erreur typographique dans l’article consacré hier à Cezanne, les relations entre Pissarro et Cezanne ont été transportées un peu fantastiquement à Anvers. Il faut lire Auvers, qui est un village le long de l’Oise ; relevée de chaque côté en pente douce, la large vallée de la rivière offre dans le bas de beaux motifs d’eau calme et de peupliers sur les crêtes latérales, elle est bordée par des champs indéfinis et par des bois. On y conserve les derniers toits de chaume de 1’Île-de-France. Ce petit village, où habitent aujourd’hui une cinquantaine d’artistes, est célèbre dans l’histoire de la peinture. C’est là, derrière le château, que Vincent van Gogh, le 28 juillet 1800, se tira un coup de revolver dans la poitrine. On trouvera le récit de ce drame dans un bel article de M. A. van Bever (la Plume, 1er et 15 juin 1905). ― On y trouvera également une curieuse citation sur la boutique du père Tanguy, un marchand de couleurs de la rue Clauzel, où, dès 1887, huit ans avant l’exposition Vollard, E. Bernard, van Gogh et d’autres artistes ou amateurs allaient voir des tableaux de Cezanne. — H. B. »

 

Sextius Le Salyen [Édouard Aude], « Billet du samedi. Paul Cezanne », Le Mémorial d’Aix, journal politique, artistique et littéraire, 69e année, n° 85, dimanche 28 octobre 1906, p. 1 :

« BILLET DU SAMEDI
PAUL CEZANNE
Notre chère ville d’Aix, dont l’aspect si paisible éveille des idées de repos et de recueillement est cependant la ville de la France qui a produit le plus d’esprits hardis et tourmentés.
Il semble véritablement que le calme extérieur de cette cité permette aux caractères fortement doués d’atteindre leur entier développement et de se manifester dans toute leur plénitude, peut-être parce que nulle distraction extérieure n’est venue les entraver. ― N’est-ce pas d’Aix, la ville parlementaire, la ville du cérémonial et de l’étiquette qu’à jailli la voix de Mirabeau qui fit la Révolution française ? Un peu plus tard, nous avons eu ces hardis novateurs ― pâles réactionnaires aujourd’hui, paraît-il ― lesquels s’appelèrent Thiers et Mignet et implantèrent pour toujours le régime parlementaire en France, Et de même, si nous quittons le terrain politique pour nous réfugier sur les sommets de l’art, n’est-il pas remarquable de constater qu’en littérature et qu’en peinture la grande hôte moderniste a été donnée par deux Aixois : en littérature par Zola, père du naturalisme ; en peinture par Cezanne, père de l’impressionnisme.
Certes, ces hommes à bien des points de vue divers et justement parce qu’ils étaient l’exacte expression, le reflet vivant de leur époque, out été l’objet de discussions. Ils ont eu des admirateurs passionnés, et de féroces détracteurs. Mais c’est justement là que réside le secret de leur force et de leur influence ; on ne discute que ce qui existe, que ce qui vaut la peine d’exister.
Lorsque, dans quelques années, on retracera l’histoire de la peinture au XIXe siècle, le nom de Paul Cezanne sera mis en vedette, comme celui d’un précurseur ; on le rappellera un peu comme, lorsqu’on étudie le romantisme, on parle de Bernardin de St-Pierre et de Chateaubriand.
Né à Aix en 1839, Cezanne a vécu sa longue existence tout entière, en beauté, je veux dire absorbé par son rêve qui était d’exprimer sur ses toiles les complexes aspects d’une nature insaisissable. Lorsqu’on lui parlait de son art il entrait rapidement dans une sorte d’état d’exaltation qui marquait bien à quel point ce vrai peintre était tout plein de noblesse de son terrible métier. Alors que tant de médiocres se déclarent satisfaits pour peu de chose et arrivent bientôt à la seule perfection qu’ils puissent obtenir, Cezanne a passé sa vie à chercher, à chercher sans cesse. Il ne s’est jamais douté qu’il avait trouvé quelque chose et quelque chose de grand et de définitif ; car si l’école du plein air existe, si nous avons Monet, Pissaro, Sisley, si les peintres ont compris la valeur de l’atmosphère et les mystères de la clarté qui baigne leurs paysages c’est à Cezanne qu’ils le doivent parce que Cezanne est le premier qui ait peint comme cela.
Bien loin de ceux qui se figurent que la brutalité est le signe de la force, que la crudité remplace la lumière, Cezanne a été le peintre des gris. Il a su discerner l’âme des paysages et simplifier sa peinture en lui laissant cependant toutes ses qualités essentielles.
Depuis le fameux Mardi-Gras du premier Salon d’automne, jusqu’aux derniers envois de cette année ; jusqu’aux étranges aquarelles dont la simplicité puissante attestait un effort admirable, rien de l’œuvre du vieux maître n’est indifférent, rien n’est méprisable, rien n’est médiocre. Il est permis de haïr ce peintre, il n’est pas possible de le négliger. Il est permis aussi de l’aimer, de se souvenir de cette existence inquiète, toute passée dans l’angoissante recherche de la vérité, de cette œuvre qui marquera le point de départ d’une nouvelle période dans l’histoire de l’Art.
Paul Cezanne est mort des suites d’une congestion pulmonaire contractée devant sa toile, en plein air, alors qu’il s’acharnait à peindre, insoucieux du reste, comme il fit toute sa vie durant. Nous l’avons accompagné à sa dernière demeure, par un de ces temps gris qu’il aimait tant et dont il savait si merveilleusement rendre toutes les délicatesses. M. le sénateur Leydet a prononcé de nobles paroles rendant hommage au maître disparu.
Je voudrais que la ville d’Aix se souvînt de Cezanne, dont les toiles sont à Paris, au musée du Luxembourg, à Berlin, dans les principales grandes collections d’Europe et dont ni Aix ni Marseille ne possèdent la moindre esquisse. Il y aurait là un nommage tardif et si juste à rendre à la mémoire d’un peintre dont la renommée ne fait que grandir, dont l’influence sur son époque s’affirme de jour en jour. De même que nous conservons à la Méjanes des manuscrits de Zola, de même nous devons pouvoir montrer aux hôtes de notre beau musée que nous ne sommes ni des ingrats, ni des ignorants, ni des sectaires, ni des arriérés et que, lorsqu’un de nos compatriotes fait honneur à notre ville, notre ville à son tour est soucieuse de s’en souvenir.
Sextius Le Salyen. »

 

Grégoire Henri, « La vie artistique. Cezanne », La Presse, 73e année, nouvelle série, n° 5258, dimanche 28 octobre 1906, p. 2 :

« Cezanne. ― Nul ne se doutait que les envois de Cezanne, au Salon d’Automne, allaient constituer une exposition posthume ; cela est pourtant depuis quelques jours, car la mort est allée chercher l’artiste là-bas, en Provence, où il s’était retiré depuis de longues années déjà.
Ces tableaux du Salon d’Automne sont, d’ailleurs, plutôt des ébauches que des œuvres définitives. Brossées brutalement, avec une couleur dure et grise, elles ne séduisent pas l’œil, mais s’imposent à lui par leur solidité et par leur relief.
Cezanne peignait les choses et les gens tels qu’il les voyait et, ne les voyant pas beaux, il jugeait inutile de les embellir : une pareille probité courageuse distingue l’artiste véritable du marchand de toile colorée.
Henri Grégoire.

 

L’Avenir provençal, 28 octobre 1906 :

« Le peintre aixois Paul Cezanne est décédé presque subitement, mardi, à l’âge de 68 ans. Il était né à Aix le 19 janvier 1839. Le talent de Cezanne comptait autant d’admirateurs fervents que de détracteurs passionnés, mais n’est-ce point la caractéristique des vrais artistes que d’être discutés ? Combien de peintres voudraient avoir la réputation de Cezanne ? Le défunt peut être considéré comme l’un des premiers apôtres de l’impressionnisme et l’innovateur de l’école de plein air qu’ont illustré depuis Monet, Sisley, Pissarro et tant d’autres arrivés à la célébrité. Certains de ses tableaux, sont très cotés dans les collections particulières et plusieurs musées de France et de l’étranger possèdent des œuvres de lui. C’était un artiste au vrai sens du mot et qui vivait de son art. Paul Cezanne, fils de l’ancien banquier aixois de ce nom avait fait ses études classiques au collège Bourbon où il avait été le condisciple d’Émile Zola. Le puissant romancier l’a représenté dans l’Œuvre, sous les traits de Claude, et ce détail généralement ignoré du grand public a été rappelé par notre confrère Le Petit Marseillais. Les obsèques de Paul Cezanne ont eu lieu mercredi matin, à 10 h, à la basilique Saint-Sauveur. Dans le cortège, nous avons remarqué de nombreuses personnalités appartenant au monde des arts, M. Baille, conseiller municipal, M. Leydet, sénateur, une délégation de l’Union Républicaine, etc. Sur la tombe, M. Leydet a prononcé une brève allocution dans laquelle il a fait l’éloge de l’artiste disparu. Nous prions la famille du défunt d’agréer l’expression de nos vifs regrets. »

 

La Provence nouvelle. À voir.

« La mort de notre compatriote Paul Cezanne est vivement ressentie à Aix par ses amis.
Le concours, aussi nombreux que choisi qui suivait son convoi mercredi, l’assistance du cercle de l’Union républicaine, dont il faisait partie, et des notabilités artistiques d’Aix, enfin les adieux prononcés sur sa tombe par le sénateur Leydet, en sont une touchante démonstration.
Notre affliction est aussi bien sincère à la Provence Nouvelle et nous envoyons à son honorable famille l’expression de nos vifs regrets. »

 

L’Éclair de Montpellier. À voir.

« Un peintre qui vivait très modeste et très retiré dans la ville d’Aix, auquel, seuls, quelques jeunes avaient reconnu un talent original et qui, il y a deux ans, avait brusquement vu la célébrité et l’admiration du grand public venir à lui — nous parlons du peintre Paul Cezanne, l’un des promoteurs de l’école impressionniste, qui fut le héros des derniers Salons…
Certaines de ses toiles, dont un amateur, même avisé, n’aurait pas offert 50 francs, se vendirent tout à coup 10.000 et 15.000 francs. Le directeur d’un grand musée de Berlin fit le voyage de Paris pour visiter les tableaux, enfin admis au Salon, de Cezanne et proclama sa profonde admiration pour le talent de leur auteur.
Avant de mourir, Cezanne aura eu, au moins, dans sa retraite, la joie d’assister à cette consécration de son talent. »

 

de Beaumont Jean, Tablettes marseillaises, 28 octobre 1906. A voir

« À Aix, dans sa ville aimée, il est parti presque seul et un critique local pouvait écrire dans le Radical, que celui-là qui sera l’une des gloires les plus pures de la Provence, celui-là dont le nom figurera dans les cartouches d’un palais des arts avec ceux de Puget, de Monticelli, de Ricard, n’était suivi au cimetière que « par un seul artiste de Marseille ». Les fondateurs et les adhérents du Salon de Provence n’étaient pas là, car ils furent prévenus trop tard.
Pourtant, lundi, nous irons à Aix. ».

 

Candide [Joseph Ravaisou], Le National, 28 octobre 1906. A voir.

Le peintre Joseph Ravaisou (Bandol, 11 novembre 1865 – Aix, 22 décembre 1925) reproche à Villevieille de ne pas avoir prononcé quelques mots en sa qualité de président des « Amis des Arts », lors de l’enterrement de Cezanne :
« Paul Cezanne vient de mourir à l’âge de soixante-sept ans. Je laisse à d’autres le soin de raconter ce que fut sa vie ; mais il est impossible de dissocier dans cette figure étrange et géniale le peintre et l’homme. C’est le privilège des grands artistes de laisser dans leurs œuvres le reflet de leur manière d’être, la trace de leurs habitudes d’esprit.
Cezanne entra dans la bataille avec la naïve insouciance d’un bohème. Mais bientôt il s’adonna à la peinture, dans l’espoir de goûter des joies où son tempérament d’artiste se complût. Il pratiqua l’étude de la nature comme on pratique l’amour. Il s’enferma durant trente ans dans sa tour d’ivoire ; il y vécut son rêve de sublime égoïsme, tandis que son œuvre tout entière s’évadait, exerçant à son insu une influence décisive sur la peinture contemporaine.
Nul, en effet, plus que lui ne contribua à ruiner le crédit de l’École de David. Ses tendances le rapprochèrent, peu à peu, des peintres du XVIIIe siècle. Il leur emprunta leur amour de la chair, leur culte de la vie. Hanté d’abord par le souvenir du Poussin, écrasé longtemps par la puissance mystique de Michel-Ange, il se laissa gagner enfin à la religion païenne de l’air bleu, des arbres verts, du soleil d’or.
Il fixa sur la toile, sincèrement, ses sensations naïves et fraîches ; il les varia, les multiplia autant qu’il le put, uniquement pour connaître de nouvelles voluptés. Éperdument épris de la nature, il ne vécut que par elle et pour elle. Il la préféra toujours à la société des hommes. Dans son exil volontaire, il s’identifia complètement à son art.
Cezanne fut discuté passionnément. Il l’est encore. Dans le fond, on lui reproche surtout d’avoir affirmé que la peinture est simplement un moyen d’expression. On le blâme d’avoir rejeté les vieilles conventions de l’École. On l’accuse, lui, le doux amant des pinèdes provençales, d’avoir proclamé la nécessité des révolutions en art.
Il est aisé de ne juger d’un peintre que d’après les idées reçues ; il est malaisé, au contraire, de se hausser, par un effort de pensée personnel, à la compréhension d’une forme d’art inédite. Ceux qui rendent hommage au caractère de Cezanne, ceux qui exaltent son honnêteté, sourient devant ce que fut l’œuvre de cette honnêteté, de ce caractère. Ils ne voient pas la contradiction qu’il y a à louer le peintre et à condamner l’œuvre, parce qu’ils écoutent plus volontiers leurs préjugés que leur raison.
Quoi qu’il en soit, la gloire certaine de Cezanne plane au-dessus de ces misères. Les éloges les plus exagérés comme les attaques les plus vives ne comptent pas pour la postérité. C’est cette vérité que mercredi, au cimetière, a sans doute entrevue Monsieur le Président des « Amis des Arts » [Villevieille].
Il a cru pouvoir se dispenser de remplir un devoir de haute convenance à l’égard de celui qui fut son électeur et son collègue. Il n’a pas trouvé un mot à lui dire !… Peut-être qu’après tout, la Société des Amis des Arts a cessé d’exister.
Monsieur Leydet, vice-président du Sénat, a, dans une improvisation touchante, prononcé les suprêmes paroles de regret et d’adieu. »

 

de Beaumont Jean, Les Tablettes marseillaises, 28 octobre 1906. À voir.
Evelyne Charles, « Un hommage à Cezanne », Gil Blas, 27e année, n° 9872, mardi 30 octobre 1906, p. 2 :

« UN HOMMAGE À CEZANNE
De Marseille.
La province est souvent ingrate envers ceux qui l’honorent.
Cezanne, à Aix, était non pas un méconnu, mais un inconnu.
Nul ne s’inquiétait de ses œuvres, nul ne savait que la Provence tirerait de ce peintre, une gloire égale à celle qui lui est venue de Ricard et de Monticelli.
La dernière fois que je vis Cezanne, c’était sur le cours des Arts, à Aix, il se dirigeait vers cette campagne provençale qui lui inspira tant d’œuvres magistrales et superbes.
Très grand, le front large, et puissant, comme encadré par de longs cheveux blancs, le regard d’une grande douceur, le maître répondit à mon salut par un « bonjour ! » simple et empreint d’une bonté et d’un charme profonds.
On apprit ses obsèques en même temps que sa mort, et cela, par une note de trois lignes dans les journaux locaux.
Le grand artiste partit au cimetière suivi de quelques amis, mais nul des siens n’était là pour lui adresser un suprême adieu !
Cependant, à Marseille, venait de se fonder une société d’artistes indépendants sous la présidence d’honneur de MM. Rodin, Frantz Jourdain et Cezanne, et sous le titre de Salon de Provence.
Dès qu’ils apprirent la mort et l’enterrement de leur maître, les membres du Salon de Provence, résolurent d’aller à Aix, et de rendre un hommage fervent à celui qui leur avait enseigné le probe labeur d’art et donné l’exemple d’une vie consacrée tout entière à la recherche de la vérité et de la beauté.
Voici quelques-unes des paroles qui ont été prononcées par le président du Salon de Provence, M. Jean de Beaumont, en déposant sur la tombe de Cezanne la gerbe de fleurs, hommage d’un groupe d’admirateurs.
« … Dans la salle de l’art provençal, qui est un joyau de notre exposition de Marseille, nous allions méditer et nous recueillir devant les Ricard et les Monticelli.
« L’un nous apprenait comment on peut reproduire la figure humaine en beauté ; ce qu’il y a de pensée, de création, d’idéalisation dans un noble portrait. L’autre nous révélait la lumière que nos yeux mal exercés ne savent pas voir.
« Devant l’œuvre des maîtres, nous songions à leur vie de labeur, de douleur et de martyre. Nous rentrions meilleurs, plus forts et nous nous remettions au travail avec une volonté de faire mieux, malgré les tentations de la vie, et les embûches de la vanité.
« Puis nous pensions à Cezanne. Nous admirions ce labeur incessant et nous, que requièrent les plaisirs, qu’affolent les petites glorioles obtenues avec des œuvres habiles et faciles, nous avions l’envie de venir près de lui pour regarder la nature, pour nous émerveiller d’un rayon sur la colline ou d’un reflet sur une faïence, pour trouver la beauté de tout ce qui est vu par un artiste.
« Cezanne notre aîné et notre initiateur, est allé rejoindre Ricard et Monticelli, et voici qu’il devient un maître universel.
« Ne versons pas de vaines larmes. Songeons ! Il n’y a qu’un moyen de rendre hommage à la mémoire de Cezanne : c’est d’imiter sa vie ; c’est de recueillir, ici même, un peu de sa simplicité, un peu de son affection pour la terre natale !… »
Les membres du Salon de Provence ont ensuite fait un pèlerinage à la maison mortuaire de Cezanne.
Ils ont, en outre, décidé que. dans leur exposition de janvier, une salle sera réservée aux œuvres de leur président d’honneur, de façon à ce qu’on sache enfin, en Provence, qu’il y eut un grand peintre de la Provence ; que l’on connaisse, au moins, quelques-unes de ses toiles, dans le pays où il les a conçues, avant qu’elles n’entrent au Louvre.
Charles Evelyne. »

 

Le Journal de Monaco, 30 octobre 1906. A voir.

« Cezanne s’efforçait de rendre les gens, la nature et les choses tels qu’il les voyait et sans se soucier de leur communiquer un peu de beauté. Figures, arbres, maisons, fleurs, fruits ou meubles étaient maçonnés avec la même brutalité. »

 

L’Amateur, « Le carnet de l’amateur », Le Musée, revue d’art mensuelle, volume III, n° 10, 31 octobre 1906, p. 433-436, Cezanne p. 433 :

« Mort de Cezanne. — Au moment précis où paraît le livre de Théodore Duret sur les Impressionnistes, et où pour la première fois le public a en mains une histoire raisonnée et documentaire de l’école impressionniste, disparaît l’un des derniers représentants de cette école si discutée, Cezanne, qui dans le livre de Duret tient une place considérable et dont le talent au Salon d’Automne était apparu sous l’aspect d’expositions du plus haut intérêt. Cezanne meurt à Aix-en- Provence à l’âge de soixante-dix-sept ans, laissant une œuvre considérable, et qui aura une influence des plus importantes sur la formation définitive d’un art à l’évolution lente de laquelle notre époque assiste, sans que le grand public, mal informé, mal documenté, paraisse toujours bien se douter de sa haute importance. Cezanne était un ami d’enfance d’Émile Zola, auquel, ainsi que Manet, autre ami commun, il avait fourni, au cours de leur intimité, de nombreux traits que le grand romancier utilisa pour constituer les personnages de Claude et des autres héros de son roman L’Œuvre. »

 

« Revue de la quinzaine. Échos. Mort de Paul Cezanne », Mercure de France, 17e année, tome LXIV, n° 225, 1er novembre 1906, p. 154 :

« Mort de Paul Cezanne. — À soixante-six ans le peintre Paul Cezanne « meurt en pleine gloire », nul n’oserait l’écrire : en pleine contestation.
Jamais artiste ne fut plus discret. Des personnes également qualifiées pour parler d’art exaltaient, niaient Cezanne. Un peu de snobisme accompagnait peut-être l’admiration chez certains de ses enthousiastes ; mais ses détracteurs absolus se sont apprêté des regrets. Ils se convaincraient de leur erreur si une exposition générale de l’œuvre extraordinairement variée — et mal connue — de ce peintre sincère et puissant nous est donnée. Son influence évidente sur les jeunes est déjà, par elle-même, fort significative. — Les lecteurs du Mercure se rappellent sans doute l’enquête qu’il fit, voilà de longs mois, sur les tendances actuelles des arts plastiques, et l’explosion presque unanime d’admiration pour Cezanne qu’elle provoqua.
Gauguin l’aimait. Redon l’admire M. Roujon a refusé de le décorer.
Il était né en 1840 à Aix-en-Provence.
On sait l’amitié qui l’unit à Zola. Cet esprit court et fort était mal fait pour comprendre l’ingénuité merveilleuse, l’extrême délicatesse de cette sensibilité qui se dressait devant la nature comme un grand point d’interrogation, passionnément, avidement, anxieusement. Zola n’a pas trouvé ressemblant son portrait par Cezanne. Il avait pourtant été plus cruel pour lui-même dans l’Œuvre, et pour Cezanne, — sans le savoir, toutefois, sans le vouloir.
On lit dans les journaux que la « conformation de l’œil de ce peintre ne lui permettait pas de pousser jusqu’au définitif l’esquisse la mieux venue ». Les journaux sont pleins de gaîté, et c’est pour le Sottisier que nous aurions dû réserver cette citation. »

Le Diable boiteux, « Échos », Gil Blas, 27e année, n° 9874, jeudi 1er novembre 1906, p. 1 :

« Pour Cezanne.
Le Salon d’Automne vient de prendre l’initiative d’un monument à Cezanne. Il est assez équitable que le peintre impressionniste qui connut sa vie durant, tant de déboires, reçoive après sa mort, le légitime tribut auquel il n’a que trop de droits. Un comité va se constituer en vue de désigner le statuaire qui sera chargé d’immortaliser les traits de Cezanne. On sait la fervente admiration que M. Mirbeau professe pour lui. Il prépare, d’ailleurs, un ouvrage de critique sur l’œuvre du plus incompris des coloristes. »

 

« Nekrologie », Kunstchronik, n° 9, 2 novembre 1906, p. 54.

 

« Échos. La mort de Cezanne », L’Aurore, 10e année, n° 3301, vendredi 2 novembre 1906, p. 1 :

« La Mort de Paul Cezanne.
La mort de l’un des maîtres de l’impressionnisme n’est pas passée inaperçue puisque,à son occasion, plusieurs sottises ont été entendues, et, entre autres, celles-ci, qui a été imprimée : « La conformation de l’œil de ce peintre ne lui permettait pas de pousser jusqu’au définitif l’esquisse la mieux venue. » »

 

« Fine Art Gossip », The Athenæum, Journal of English and Foreign Litterature, Science, the Fine Arts, Music and the Drama, n° 4123, samedi 3 novembre 1906, p. 557 :

« The death is reported, at the age of sixty-six, of Paul Cezanne, the distinguished French artist, who has sometimes been described as “the Father of the Impressionist School,” a title which he always vigorously repudiated, claiming that he belonged to no school. He nevertheless influenced a generation of painters ; his landscapes were more akin to the earlier works of Corot than to those of any other artist. In spite of his denials, he will be ranked by posterity, however, as one of the leading Impressionists of the latter part of the nineteenth century. Cezanne was born in Aix-en-Provence, where he found most of his inspiration. Ten of his more important works (chiefly fruit and flower subjects) are now on view at the Salon d’Automne. »

 

« Nécrologie », Le Bulletin de l’art ancien et moderne, 3 novembre 1906. A voir.

« Cezanne fut accepté comme un maître par une partie de la jeune génération qui voulut voir en lui un chef d’école. Quant au public, il se montra toujours déconcerté par les faiblesses de dessin de cet artiste sincère, mais incomplet. »

 

J.-F.-S., « Nécrologie. Paul Cezanne », La Chronique des arts et de la curiosité, supplément à la Gazette des beaux-arts, n° 33, 3 novembre 1906 ; p. 293-294 :

« NÉCROLOGIE
Paul Cezanne
Paul Cezanne, mort à Aix-en-Provence la semaine dernière, y était né le 19 janvier 1839. Il y fit ses études aux côtés d’Émile Zola, nous vint avec lui à Paris. C’est à Cezanne que le romancier dédia, en 1863, la brochure intitulé : Mon Salon. Après avoir fréquenté le Louvre, puis subi l’influence de Delacroix, de Courbet, de Daumier, Cezanne, vers 1872, s’en vint habiter Auvers-sur-Oise. Là, il fréquenta Vignon et Pissarro. Ce dernier s’était fixé récemment à Pontoise ; il pratiquait depuis longtemps déjà la peinture en plein air, sur nature. Encouragé dans cette voie par Corot, il convertit Cezanne à sa pratique, et ce furent là des années de travail acharné.
Les œuvres de Cezanne ne furent jamais admises au Salon. Quelques-unes figurèrent à la première exposition des Indépendants, qui eut lieu en 1874 chez Nadar, et à celle de 1877, rue Le Peletier. Depuis, on vit des toiles de Cezanne aux Centennales de 1889 et de 1900, à l’exposition des XX à Bruxelles en 1889, et, de temps à autres, aux Indépendants. Une trentaine de ses toiles furent réunies au Salon d’Automne de 1904. Mais c’est dans les ventes, où elles atteignirent souvent des prix élevés : vente Chocquet, 1899 ; vente Strauss, 1902 ; et chez des marchands éclairés comme Tanguy et Vollard, que les œuvres de Cezanne ont surtout été montrées au public. Depuis de longues années, le maître vivait retiré dans sa ville natale, consacrant son existence tout entière au travail. Si peu divulguées qu’elles aient été, si cachée que soit restée la vie de leur auteur, les peintures de Cezanne ont provoqué pourtant des admirations et des critiques également passionnées. Chaque jour devient plus visible l’influence qu’elles ont exercée sur des artistes comme Gauguin et le groupe de peintres qui travaillèrent autour de lui à Pont-Aven, et sur la plupart des représentants de la jeune école que M. Maurice Denis groupait dans un Hommage à Cezanne exposé à la Société Nationale il y a quelques années.
Figures, natures mortes, compositions, Cezanne a pratiqué tous les genres. On l’a rangé parmi les impressionnistes. N’est-ce pas à tort ? Lui-même, d’ailleurs, se défendait de l’épithète. Il descend des mêmes maîtres que Renoir, Pissarro et Monet, mais, tandis que ceux-ci développaient surtout ce qui, chez leur prédécesseur, était étude de la lumière, recherche de l’atmosphère spéciale à un lieu, à une heure, décomposition du ton, lui leur devait surtout de laisser au loin les formules, de traduire les formes sans convention, sans idéal emprunté aux œuvres du passé. Bientôt, dans l’élan de sincérité vraiment « héroïque » — selon la définition de Carlyle — où il puisera le meilleur de sa force, il veut oublier les œuvres mêmes qui l’ont retenu naguère, en délivrer son esprit, ses yeux ; il reste seul avec la nature, repoussant le souvenir de toutes les interprétations qu’il en a rencontrées. Il contemple pendant de longues heures les sites préférés ; son regard se pose véritablement sur les objets, les touche, pour ainsi dire, à distance, en retient la structure intime et se plaît à en évaluer la densité aussi bien que la forme. Alors, les études se multiplient. Tout agrément étranger à la vérité profonde de la transcription est sacrifié. Jamais satisfait, Cezanne travaille ainsi avec obstination, laissant souvent en pleins champs ses toiles inachevées, comme si la joie pour lui était d’avoir étudié et compris les formes, plus que de les avoir reproduites. Il semble qu’une grande partie de sa vie se soit passé à l’analyse. Ses œuvres achevées sont pourtant synthétiques, et, comme l’a dit M. Émile Bernard, l’analyse n’est pour lui qu’un moyen. Mais c’est un moyen dont il use toujours, avec une grande patience et même avec cette humilité commune aux plus grands maîtres.
Ce que Cezanne aime à peindre, ce sont les assises solides des terrains, du sol brûlé, caillouteux de sa Provence, les ciels qui, par-dessus, sont si légers et translucides, les fouillis d’arbres qu’il sait ordonner, où s’aperçoit la chaux roussie d’un mur de mas, les formes pleines des fruits, les plis affaissés, les grands ramages des lourdes étoffes. Il aime, en ses compositions, entourer d’épaisses verdures les corps nus de ses baigneurs. De ces oppositions de matières traduites avec amour lui vient, tout naturellement, une grande beauté d’exécution. Ce n’est pas en multipliant les tons ni les accidents de forme que Cezanne parvient à la vérité, mais en opposant les unes aux autres les couleurs et les lignes essentielles : du rapport exact des tons résulte le modelé. Ces rapports une fois trouvés, l’œuvre se simplifie, s’harmonise. Ils sont, pour ainsi dire, la solution du problème que s’est d’abord posé le peintre, les mots qu’il a longtemps cherchés et qui, réunis, forment la phrase qu’il voulait énoncer. Ne nous étonnons plus qu’ayant exprimé ce qu’il voulait et très occupé de cela seulement, Cezanne ait oublié parfois certains de ces mots, certaines de ces transitions qui auraient pu ajouter à son œuvre de la syntaxe, mais non du sens. Son langage, semblable aux idiomes primitifs, est plus riche en substantifs et en épithètes qu’en verbes et en copules.
On s’aperçoit qu’une telle méthode réduit le rôle du tempérament personnel et que l’artiste y devient plus soumis à la déduction, à la logique, qu’à l’impression immédiate. C’est pour cela que Cezanne est classique et qu’il a pu, à bon droit, se déclarer disciple de maîtres tels que Poussin et Véronèse. Il a été au plus pressé. Les formules d’école ne le satisfaisaient pas plus que l’imprévu d’une technique soumise à l’inspiration du moment, comme colle des impressionnistes qu’il a paru un moment adopter et dont il est, malgré tout, resté un admirateur. Le grand artiste qui vient de mourir a voulu oublier tout un faux savoir pour acquérir une vraie science ; dans toute son œuvre on ne trouverait pas une production hâtive et qui ne fût le résultat d’un effort de toutes ses facultés. Quel exemple ! »

 

Fagus Félicien, La Revue des Beaux-arts, 11 novembre 1906. A voir.

« J’oserais dire qu’il eut du génie comme une brute. »

 

« Nécrologie », Le Monde artistique illustré, musique – théâtre – beaux-arts, 46e année, n° 45, dimanche 11 novembre 1906, p. 607.

« NÉCROLOGIE
Le peintre Cezanne vient de mourir à l’âge de soixante-six ans.
Il fut un artiste profondément original et de tempérament vigoureux. On lui reproche de n’avoir laissé que des œuvres ébauchées, mais elles témoignent d’une rare sincérité et des dons les plus exquis, les plus savoureux du vrai peintre. Cezanne a exercé une influence considérable sur toute une génération d’artistes.
Il se défendait d’appartenir à aucune école, et quand on le classait, à tort d’ailleurs, parmi les impressionnistes, il en ressentait un très vif dépit.
Il a exécuté des paysages d’une construction puissante, d’une vision intense, d’une pâte extraordinaire qui semble procéder de la première manière de Corot.
Quoiqu’il semble n’avoir jamais été bien compris par le grand public, on peut dire que Cezanne demeurera pour l’avenir un des peintres les plus originaux de notre époque. »

« À la mémoire de Cezanne », Le Mémorial d’Aix, journal politique, artistique et littéraire, 69e année, n° 93, dimanche 25 novembre 1906, p. 1-2 :

« À la mémoire de Cezanne
En attendant que les amis et admirateurs du regretté peintre aixois élèvent à Cezanne le monument qui lui est dû, nous voudrions rappeler le souvenir de ce grand artiste en citant quelques appréciations portées sur son œuvre par un certain nombre de peintres modernes.
Il s’agit de l’enquête ouverte naguère par le Mercure de France sur les Tendances actuelles des Arts plastiques et dont le Mémorial avait déjà dit quelques mots. Dans cette consultation le nom de Cezanne était mis au premier plan ; il provoqua des appréciations très vives dont nous n’essaierons pas de dissimuler la diversité. Ce qu’il nous plaît, de noter, c’est combien ce peintre, malgré les coteries et les rivalités de métier, a soulevé d’ardents enthousiasmes. Peu importe les réserves qui pourront être apportées : Cezanne fut pour beaucoup d’artistes un précieux initiateur ; il maintint avec une âpreté un peu sauvage son originalité ; il fut, par ses préceptes et par son exemple, un véritable chef d’école.
Voici donc ce que disaient de Cezanne quelques-uns de ses disciples et quelques-uns aussi de ses rivaux. […]
(À suivre).
 »

 

L’amateur, « Le carnet de l’amateur », Le Musée, revue d’art mensuelle, volume III, n° 11, 30 novembre 1906, p. 433-436, Cezanne p. 433 :

« Mort de Cezanne. — Au moment précis où paraît le livre de Théodore Duret sur les Impressionnistes, et où pour la première fois le public a en mains une histoire raisonnée et documentaire de l’école impressionniste, disparaît l’un des derniers représentants de cette école si discutée, Cezanne, qui dans le livre de Duret tient une place considérable et dont le talent au Salon d’Automne était apparu sous l’aspect d’expositions du plus haut intérêt. Cezanne meurt à Aix-en-Provence à l’âge de soixante-dix-sept ans, laissant une œuvre considérable, et qui aura une influence des plus importantes sur sa formation définitive d’un art à l’évolution lente de laquelle notre époque assiste, sans que le grand public, mal informé, mal documenté, paraisse toujours bien se douter de sa haute importance. Cezanne était un ami d’enfance d’Émile Zola, auquel, ainsi que Manet, autre ami commun, il avait fourni, au cours de leur intimité, de nombreux traits que le grand romancier utilisa pour constituer les personnages de Claude et d et des autres héros de son roman L’Œuvre. »

Mauclair Camille, « Le Salon d’automne », Art et décoration, tome CX, 10e année, n° 11, novembre 1906, p. 141-152, Cezanne p. 144 :

« Au moment de corriger les épreuves de cet article, est parvenue à Paris la nouvelle de la mort de M. Cezanne, dont quelques natures mortes et paysages figuraient ici. L’opinion sincère de la critique sur un artiste n’a pas à être modifiée en soi par le décès de l’homme qu’elle conteste. Il siéra cependant de taire, dans une telle conjoncture, les franches et vives objections qu’un premier texte réunissait ici. À M. Cezanne vivant, artiste en pleine lutte que nulle attaque ne trouvait sans défenseurs, et auquel les thuriféraires outranciers ne manquaient pas, certaines choses pouvaient être dites. Sur la tombe à peine close de M. Cezanne il ne me conviendra de témoigner que du regret de n’avoir pu démêler les raisons de son influence, en y joignant l’attestation de la modeste bonne volonté de ce persévérant et malchanceux producteur. L’engouement récent le disproportionna. C’est maintenant à l’avenir d’examiner si cette peinture valut jamais d’être assimilée à celles de Manet, de Renoir, de Monet, de Degas, voire à celle de petits maîtres comme Sisley ou Berthe Morisot, ou encore d’artistes féconds et curieusement imaginatifs comme Gauguin dont je parlerai tout à l’heure. »

M. G. [Maurice Guillemot], « Le mois artistique. Le Salon d’automne », L’Art et les artistes, tome IV, n° 20, novembre 1906, p. 296-308, Cezanne p. 300 et 308 :

« « Cezanne, que certains persistent à exalter avec une ferveur déconcertante et presqu’irritante, demeure le peintre connu des assiettes de fruits, notamment de pommes, à signaler aussi de lui le Chemin tournant ; […]

P. S. — Le peintre Paul Cezanne vient de mourir, et l’an prochain le Salon d’Automne fera sans nul doute de son œuvre une exposition d’ensemble ; les polémiques éteintes, la bataille finie, on pourra juger tranquillement cette figure étrange d’artiste, dont le portrait a été tracé jadis par Émile Zola dans l’Œuvre, et à qui une étude est consacrée par Théodore Duret en son récent volume sur l’Impressionnisme.
Homme de génie, d’aucuns vont jusqu’à le prétendre, et des soucis mercantiles autorisent seuls une telle exagération ; novateur, oui, éducateur aussi ; ses gaucheries ont suscité le rire de la foule, les toiles sur lesquelles il représenta des figures sont juste motif de ces rudes critiques, mais dans le paysage, la nature morte, où se trouvent, malgré les incohérences du dessin, des qualités primordiales, il demeurera bien près d’un maître : sa sincérité naïve, son émotion fruste, sa manière de primitif un peu, font son labeur original, lui donnent une place à part dans cette fameuse école impressionniste (un mot qui ne signifie rien !) qu’il est de bon ton de proclamer souveraine.
De toute sa production bizarre, inégale, incohérente, la postérité ne gardera peut-être qu’un compotier de pommes sur un coin de table, un vase avec des fleurs ; c’était dans ces sujets très simples que son exécution, si défectueuse ailleurs, parvenait à une intensité remarquable ; ne fut-il pas, à ce propos, appelé un « Chardin fou » ? Gustave Geffroy l’a défini : «… d’une part un traditionnel épris de ceux qu’il regarde comme ses maîtres, et d’autre part, un observateur scrupuleux, comme un primitif inquiet de vérité. Il sait l’art et il veut le forcer à se révéler directement par les choses. Il n’est ni un ignorant, ni un adroit ; voilà, par élimination, une définition de son être artiste. Il ne cherche pas à palier, à farder, il tremble de joie et de crainte, il presse, la nature de se livrer, il prend d’elle ce qu’elle lui donne, et il s’arrête lorsqu’il est au bout de son effort. C’est un grand véridique, ardent et ingénu, âpre et nuancé… »
M. G. »

 

Royère Jean, « Louis Leydet », L’Amour de l’art, 6e année, n° 11, novembre 1925, p. 442-444, p. 444 :

« C’est par ce chemin qu’est passé, un jour d’octobre 1906, le cortège de Paul Cezanne. Tu étais à Paris, mais ton père assistait aux obsèques. Voyant que personne n’adressait sur la tombe l’hommage d’adieu, personne d’Aix, personne de Paris, le sénateur Victor Leydet, obéissant sans doute à ta muette prière, improvisa un discours, parlant du « grand artiste » et du « grand Aixois ». C’est une chose dont tu es fier, qui flatte de ton cœur l’orgueilleuse faiblesse, que tu aies été le seul, par ton père, mon cher Louis, à dire sur la tombe de Cezanne la beauté, la grandeur, la force de son œuvre. »

 

« Vermischtes. Gestorben », Die Kunst, n° 5, 1er décembre 1906, p. 128.

 

Candide [Joseph Ravaisou], Le National, 30 décembre 1906. À voir Transcrire

 

[Ravaisou Joseph], « Artiste aixois : Paul Cezanne », Lou Cadet d’Ais, almanach populaire français et provençal pour l’année 1907, janvier 1907, p. 56 ; extrait cité par Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 286-287 :

« L’année qui finit aura vu s’éteindre deux artistes dont l’existence, en dépit de situations de fortune différentes, fut marquée par le même détachement des choses pratiques, la même propension aux émotions pures et naïves. L’un était sculpteur, l’autre peintre. Ils s’étaient connus à l’âge où l’heure présente se renouvelle sans annoncer l’heure qui suit ; ils n’avaient poursuivi que des satisfactions de pensées immédiates, sans y mêler le moindre dessein ambitieux. Longtemps ils vécurent ensemble, parmi quelques jeunes hommes courageux qui les aimèrent et qui crurent en leur étoile.
Quand des nécessités inéluctables les séparèrent, ils changèrent de milieu sans changer de manière de d’être ; ils continuèrent isolément de se mouvoir et de penser dans la limite et selon le rythme de leurs sensations particulières. Ainsi, l’aisance de Paul Cezanne et la pauvreté de Philippe Solari connurent des joies égales ; elles voisinèrent durant la vie des deux artistes ; elles viennent de descendre dans la mort en se tenant par la main : le peintre et le sculpteur ont succombé dans des conditions identiques, frappés par le même mal.
C’est de Paul Cezanne que je veux parler ici.
On fait généralement remonter ses débuts dans la peinture, au temps de sa liaison avec Manet, Pissaro, Renoir, Monnet, Zola, etc… Ce n’est pas rigoureusement conforme avec la vérité.
Quand Cezanne alla à Paris, il y porta, avec tout un bagage d’enthousiasmes et de connaissances acquises, une technique qui devait avoir pour lui un caractère définitif. Le Jas de Bouffan où se passa son adolescence, porte sur ses murs la trace des premières hardiesses de sa palette. On peut y voir encore, dans un état de conservation parfaite, un portrait du père de l’artiste, la copie d’un Lancret, faite visiblement d’après une gravure, et quelques reproductions exécutées d’après des documents du même genre. Tout cela est peint directement sur le mur, avec trois ou quatre couleurs, où le vermillon et le bleu de Prusse dominent. La plupart de ces peintures — un Christ guérissant les paralytiques, notamment —, n’intéressent à première vue que par un faire où se mélangent étrangement une timidité presque puérile et je ne sais quelle brutalité sauvage. On est tenté de ne leur accorder qu’une valeur historique ; ce sont, semble-t-il, des ouvrages n’ayant aucun lien de méthode entre eux, ne répondant à aucune tendance précise.
Et cependant, Cezanne est là, tout entier. On retrouve dans ses toiles les plus récentes la même interprétation de la forme, la même fougue alliée à la même timidité. Presque toujours, les plans se superposent au lieu de se succéder, les lignes de perspectives n’obéissent à aucune règle mathématique, le dessin est pénible et incorrect ; mais presque toujours aussi tous ces défauts se fondent en une réalisation d’ensemble admirable.
Cela tient, sans doute, à l’harmonie et à la magnificence de la couleur, à l’élégance de la forme, à la transparence des tons, à la grâce naïve de la composition.
Cezanne est peut-être le plus exact et le plus réaliste des peintres contemporains. Le romantisme intermittent de son style est un vêtement splendide dont il orne la nudité de ses impressions. Il procède par notations très simples. Au lieu de décomposer, par exemple, les accords de valeurs lumineuses qui donnent aux ciels d’été leur coloration bleue et leur profondeur, il se borne à fixer, sans l’analyser, ce qu’il appelle une sensation bleue, et cette sensation persiste sous son pinceau sans rien perdre de sa fraîcheur et de sa force. Il conserve à l’atmosphère ce qu’elle a d’immatériel, portant ainsi plus loin qu’aucun peintre de plein air l’art d’exprimer des abstractions. Mais ces abstractions résident dans le caractère des objets représentés et l’on ne saurait, en ce cas, entendre par caractère autre chose que la quantité de vérité extraite de ces objets par l’œil de l’artiste. Il n’y a donc, entre le mot abstraction et le mot réalisme, qu’une contradiction apparente ; il est même impossible qu’une peinture soit vraie si elle ne vise qu’à l’imitation du modèle. Copier la nature est une folie : on ne copie ni l’air, ni le mouvement, ni la lumière, ni la vie.
C’était là l’opinion de Cezanne. Aussi bien, ses portraits, ses paysages, ses natures mortes et ses études de nu, attestent au moins autant la stabilité de sa manière, que la constance de sa sincérité.
Il fut d’ailleurs un voluptueux en art. Il aima la Nature avec passion, peut-être exclusivement ; il peignit pour prolonger en lui la joie de vivre parmi les arbres. À l’exemple des primitifs, il fit de son art un temple où, dès la première heure, s’agenouilla pour toujours sa pensée. Il fut tout ensemble le fondateur et le prêtre de sa religion ; la vie passa sur lui sans le distraire un moment de son rêve.
Dans ce pieux exil, il exalta sa foi jusqu’au miracle : le mystère de l’air bleu lui fut révélé.
Quand son œuvre s’évada du sanctuaire, les peintres la décrièrent tout en s’emparant des trésors d’observation qu’elle portait en elle. L’influence souveraine qu’elle exerce encore sur l’école néo-impressionniste, témoigne de sa vitalité et de sa puissance. Le temps n’en altérera ni la fraîcheur ni la physionomie. Le souvenir de Michel-Ange et de Poussin qui y règne vaguement, laissera intacte la prenante originalité du grand homme qui la conçut.
Je ne sais pas si l’École provençale peut revendiquer Cezanne ; mais je suis sûr qu’il appartient dès maintenant aux écoles de tous les pays.
J. Ravaisou »

Autres références :

Lettre d’Émile Bernard à Andrée Fort, Paris, 25 octobre 1906 ; Genève, Art-Documents, n° 33, juin 1953, p. 13 :

« Paris, 25 octobre 1906.
Libaude venu à mon atelier 12, rue Cortot, m’a annoncé la mort de Cezanne. Le Figaro l’avait répandue ce matin. Tu vois que nous avions senti juste. Pour moi, il a succombé d’un transport au cerveau ; car sa dernière lettre était extraordinairement troublée. Ainsi il emportera son secret dans la tombe ; car il voulait tout me dire, m’écrivait-il ; et je ne sais ce qu’il entendait par là. C’est une grande tristesse surtout que j’avais formé le projet d’aller à Marseille et qu’ainsi je l’aurais revu. Mais l’argent m’a fait défaut pour ce voyage. Pauvre cher vieux Maître comme je vais conserver avec soin sa dernière lettre et comme son image me revient. J’ai prié pour lui et je te conseille de le faire. Il était bon catholique et aura eu les soins de l’Église. Dieu le prendra près de lui. J’ai envie d’organiser à Paris une messe en son honneur. Messe basse bien entendu, où tous ceux qui, comme moi, ne pourront aller à Aix, viendront lui rendre hommage. Il faudrait faire cela dans une église comme la Madeleine, la Trinité ou Notre-Dame de Lorette. Qu’en penses-tu ? J’enverrai demain une note qui devra passer en première page de notre Revue [La Rénovation esthétique] avec filet noir de deuil.
Je t’assure que les larmes me viennent en songeant à ce bon et cher artiste. Il a eu une belle vie, et il est mort le pinceau à la main. Il disait que c’était là toute son ambition. »

 

Lettre d’Émile Bernard à Andrée Fort, Paris, octobre 1906 ; Genève, Art-Documents, n° 33, juin 1953, p. 13 :

« Paris, octobre 1906.
J’ai pensé toute la journée à mon pauvre Cezanne : vivant comme un captif attaché à mon travail et rivé à la Butte, je n’ai pu encore descendre chez Vollard prendre des informations.
J’ai écrit à son fils, à Aix afin de lui dire toute ma peine. Pauvre cher grand artiste : il ne s’effacera pas de ma mémoire. Il était si plein de son art, si vrai comme homme. Il se disait fils naturel ― tu te souviens du dîner où il nous le criait en frappant la table à casser verres et bouteilles ― cela était vrai sans doute. C’est pourquoi de son vivant son père quoique riche, avait tant de mal à faire quelque chose pour lui. S’il avait supporté moins de misère dans sa jeunesse, il eut porté son art plus loin. Il n’a pas eu tous les moyens d’étude ― manque de modèle, de couleurs, de toiles etc. Il était véritablement épuisé comme santé depuis des années et nous le vîmes travailler luttant contre son diabète et son affaiblissement. Et dire que tout est fini, qu’un instant a suffi pour faire tomber sa main et l’endormir à jamais.
Je crois le voir sur son lit de mort, dans sa petite chambre simple et nue, où il n’y avait, pour tout ornement, qu’un crucifix sur le mur et des fleurs peintes par Delacroix posées à terre. Triste, triste vision. Quel malheur pour moi que je n’aie pu le visiter encore !
Je me console en songeant que je l’aurai connu après un désir de vingt ans. Quand je songe qu’on me l’avait toujours dépeint inabordable, hargneux, terrible ; lui si bon et qui avait souffert de s’être trop livré aux autres ; au point d’en être devenu presque fou de méfiance…
Mais je te dis là tout ce que tu sais, tout ce que nous avons répété mille fois ensemble. Ah ! je ne regrette plus la traversée terrible de Naples à Marseille car elle souda, par une dernière visite, notre dernière, notre meilleure et définitive amitié. Comme il était devenu beau ce jour-là dans la joie de nous retrouver. Pourquoi faut-il que l’on meure quand on comprend si bien la beauté de l’œuvre divine et celle de la véritable vie. »

Lettre d’Émile Bernard à Andrée Fort, Montmartre, 1906 ; Genève, Art-Documents, n° 33, juin 1953, p. 13 :

« Montmartre 1906.
Ce matin, avec ta lettre, me parvenait le billet de la mort de Cezanne ; il était adressé par son fils à Monsieur et Madame Bernard 12, rue Cortot, Paris. C’est mercredi que Cezanne a été enterré. Il est donc mort dimanche soir ou lundi dans la nuit. Je ne sais ce qui l’a terrassé, mais il a eu des derniers moments très chrétiens puisqu’il a été « administré des Sacrements de N. S. mère l’Église » comme le dit le faire-part.
Cette dernière vision du nom de notre cher ami m’a encore rempli de tristesse pour tout le jour. Je me suis bien reproché de n’avoir pas tout fait pour aller à Aix. Cependant, je suis tranquille sur son âme, car il a réglé ses affaires avec Dieu. Cezanne au fond, était un mystique, comme tous les admirateurs de la Création ; il croyait et n’a jamais été un instant mécréant. Le voisinage de sa sœur Marie lui a été bon sous le rapport de la foi. Il a dû mourir presque satisfait, car il était encore à son œuvre un peu avant, et il ne s’est arrêté de peindre que pour songer à Dieu seul. Je me souviens du crucifix qui était auprès de son lit, et, une fois qu’il était très fatigué et couché, j’ai eu la vision de sa chambre, le jour de sa mort, avec ce crucifix sur sa poitrine et noir sur les draps blancs. C’est étrange comme parfois on a le sentiment anticipé des choses. Baise bien pour moi les enfants qui ont si bien prié pour le bon père Cezanne. Ont-ils compris qu’ils ne le reverraient jamais plus. Mots effrayants… »

 

Lettre d’Émile Bernard à Andrée Fort, Montmartre, [27 novembre] 1906 ; Genève, Art-Documents, n° 33, juin 1953, p. 13 :

« Montmartre 1906.
Enfin cette messe de Cezanne a eu lieu ce matin à Notre-Dame de Lorette. Sur cent invitations, il est venu 12 personnes. En voici la liste : Maurice Denis, Louis Libaude, mon père, Edmond Bailly, Louis Thomas, Henri Gadon, Émile Schuffenecker, de Vroye, Mlle Bouvaut, Mitzi Burger, Mia Ellen, Von Hansen sa femme et moi.
J’ignore s’il s’est présenté d’autres assistants.
Denis a été fort bien, il m’a dit sa gratitude que j’aie pris l’initiative de cette messe. Ni Vollard, ni le fils Cezanne n’ont répondu.
A. Point était à Orléans. Vielé Griffin s’est excusé avec des regrets, étant en province, Elémir Bourges n’admirant pas Cezanne s’est abstenu, d’autres rencontrés depuis m’ont dit la limite de leur admiration. Cette indifférence montre à quel point on fait peu de cas des âmes… et du génie d’un grand artiste comme lui. Ainsi notre pauvre Cezanne n’est plus.
A bien regarder les choses de près, je crois que je peux être considéré comme le fils spirituel et véritablement respectueux de mon vieux Maître, car tu le sais, j’ai toujours écrit, lutté, parlé pour justifier ce vieil oublié de l’impressionnisme et mener sa gloire au plus haut, quoique je n’eusse rien à en tirer (ne possédant qu’une aquarelle de lui, représentant la Montagne Sainte-Victoire, vue de son atelier, et qu’il m’offrit pour me remercier d’avoir fait son portrait lors de notre visite en 1904).
Je n’ai pas un seul de ses tableaux, et tout ce que j’ai écrit et publié à mes frais ne m’ont rien rapporté. J’ai voulu simplement faire rendre la justice à l’œuvre de Cezanne, que j’ai réclamé au Monde… et qui sera plus tard lorsqu’elle atteindra définitivement la gloire un terrain d’exploitation pour les marchands de tableaux… du monde entier.
Ton Émile. »

Aude Édouard, dans Tombeau de Cezanne, Paris, Société Paul Cezanne, palais du Louvre, 23 octobre 1956, textes d’Édouard Aude, Gaston Berger, Marcel Brion, Jean Cassou, Jean Cocteau, Paul Éluard, André Frénaud, Paul Gachet, Marie Gasquet, Francis Jourdain, Pierre Jean Jouve, André Lhote, André Masson, Darius Milhaud, Henry Mondor, Georges Rouault, Tal-Coat, Jean-Louis Vaudoyer, Vercors, Jacques Villon, 49 pages, p. 7-9 :

« Notes pour une Conférence, 1907
Tout le temps qu’il resta à Paris, toutes les fois qu’il exposa, Cezanne eut la satisfaction amère de constater la plus splendide des impopularités qui ait jamais existé. Il eut la gloire d’être aussi diffamé que Michel-Ange, aussi décrié que Poussin, aussi calomnié que Delacroix. Un jour, mélancoliquement, il fit un portrait de lui-même, et se peignit le chef coiffé du bonnet vert du galérien, avec, sur le bonnet, un numéro matricule.
Cezanne rentra à Aix en 1897. Obligé, par suite d’affaires de famille, de vendre son cher Jas de Bouffan, il brûla un grand nombre de toiles, non dans un accès de colère, comme on l’a dit, mais parce que, toujours logique, il comprenait qu’il ne pourrait achever ailleurs ce qu’il avait commencé là.
Il y a cinq mois à peine, le samedi 20 octobre 1906, Cezanne, en train de peindre, fut terrassé par une congestion pulmonaire. Il mourut le lundi dans la matinée sans souffrir. J’étais au bureau de l’état civil lorsqu’on vint déclarer son décès. L’homme chargé de cette tâche était, je crois, son jardinier. Cezanne était connu, même à Aix, et à entendre son nom, l’employé de l’état civil ajouta machinalement la profession : Monsieur Cezanne, peintre, Mais le jardinier protesta avec indignation : « Monsieur n’était pas peintre, Monsieur peignait pour s’amuser ; Monsieur Cezanne était rentier. » — « Mais si l’on mettait : artiste peintre ? » — « Non, Monsieur Cezanne était rentier, vous mettrez sur l’acte Mr Cezanne rentier. » Mais l’état civil a la tête dure ; le chef de bureau alla voir la famille qui, naturellement, s’empressa de faire inscrire la qualité d’artiste peintre de notre ami regretté.
Il en est ainsi de tous les purs artistes : ils sont méconnus jusque dans la mort. Cezanne, toute sa vie, n’eut qu’une seule idée : essayer de peindre ce qu’il voyait. Lorsque vous causiez avec lui, il entrait rapidement dans un état d’exaltation qui prouvait à quel point le tenait et le possédait tout entier son art. Et c’était chose à la fois touchante — et pénible presque — que d’entendre ce sincère ingénument confesser son impuissance à rendre tous les aspects merveilleux que son œil savait percevoir. Un jour, je me souviens de l’avoir vu s’extasier sur un bouquet de fleurs artificielles posé sur une table car, disait-il, il y a autant de mérite et de difficulté à reproduire ces fleurs, toutes fausses quelles sont, qu’à copier n’importe quel aspect de la nature vivante, puisque la lumière s’accroche partout.
Ceux qui ont fait de lui un révolutionnaire se sont étrangement trompés, Cezanne, catholique fervent et traditionaliste acharné, était tout plein des grands souvenirs classiques ; il se disait écrasé par la religiosité de Michel-Ange et il faisait du Poussin un demi-dieu. Il avouait que, malgré tout son effort obstiné, il se sentait terrassé par la grandeur de la tâche. Devant la nature, il se sentait humble, il ne l’aborda jamais qu’en tremblant. Pour ce vieillard, peindre était comme une fonction sacrée et redoutable. Il semble que parfois, il ait balbutié d’émotion devant la beauté des choses. Il proclamait violemment son impuissance. Mais (faisons-y bien attention) il savait ce qu’il voulait et où il allait ; seulement, il était devenu philosophe ; il avait pris son parti de son isolement, il s’était résigné à ne pas être compris, et surtout, lorsque quelque peintre qu’il savait de tempérament complètement opposé au sien, qu’il savait qu’il ne pourrait jamais convaincre, lui parlait de choses d’art, il disait avec beaucoup de politesse et d’aménité qu’il se reconnaissait inférieur, qu’il n’avait jamais rien compris à rien. Tout le monde était content, surtout lui qui ne s’était pas livré.
Voilà pourquoi il serait à désirer que la ville d’Aix se souvînt de Cezanne et que notre musée possédât au moins une œuvre du maître. Cela est à désirer d’abord pour la mémoire de notre compatriote, puis, pour l’amour de l’Art et le renom de la cité, et puis aussi pour nous-mêmes Aixois, par amour-propre ; car il ne faudrait pas que nous finissions par faire sourire de nous… Par contre, en honorant Cezanne, nos successeurs nous en remercieront.
Édouard AUDE. »

 

Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 80-81 :

« Il faut avoir vu, entassées dans les combles du Jas de Bouffan, pêle-mêle, les centaines de toiles, pour la plupart inachevées, souillées, martelées, de cette époque, pour comprendre le travail sourd, pénible, le martyre heureux avec lequel Cezanne s’est emparé de son âme et de cette terre, les a, pour ainsi dire, emboîtées, imbriquées l’une en l’autre, dans le même regard, le même métier. Toiles presque blanches où sous le seul treillis des lignes bleues et de quelques taches vertes se profile une épaule de colline, un rire d’arbre, un chemin chaud ; toiles presque vides, bourrées par places, échantillonnées comme un écheveau de soie de toutes les nuances de l’arc-en-ciel juxtaposées ; damiers presque géométriques sabrés de longues ombres claires ; grands pans de murs croulant au bord d’abîmes à peine dessinés ; blocs d’arbres enchevêtrés, ici minces et fins panaches à peine indiqués d’une teinte fuyante, là trônes massifs, racines pesantes s’agriffant à la roche ― on suit, sous ces fouillis, ces manques, ces clartés, le lent cheminement d’une raison sensible, la conquête, vingt fois abandonnée, vingt fois reprise, d’une logique colorée aux prises avec une émotion respectueuse, on descend jusqu’aux couches profondes, aux assises de la pensée de Cezanne. »

Quelques jugements post-mortem :

Moore George, Reminiscences of the impressionists painters, The Tower Press Booklets, n° 3, Dublin, Maunsel & Co, 1906, 48 pages, Cezanne p. 34-35 :

« a very wealthy merchant, a Monsieur Pellerin, who has the finest collection of Manet’s and Cezanne’s in the world. I do not remember ever to have seen Cezanne at the Nouvelle Athènes ; he was too rough, too savage a creature, and appeared in Paris only rarely. We used to hear about him — he used to be met on the outskirts of Paris wandering about the hillsides in jack-boots. As no one took the least interest in his pictures he left them in the fields ; when his pictures began to be asked for, his son and daughter used to inquire them out in the cottages, and they used to keep watch in the hedges and collect the sketches he had left behind him. It would be untrue to say that he had no talent, but whereas the intention of Manet and of Monet and of Degas was always to paint, the intention of Cezanne was, I am afraid, never very clear to himself. His work may be described as the anarchy of painting, as art in delirium. It is impossible to deny to this strange being a certain uncouth individuality ; uncouth though it be there is life in his pictures, otherwise no one would remember them. I pause to ask myself which I would prefer — one of Millet’s conventional, simpering peasants or one of Cezanne’s crazy cornfields peopled with violent reapers, reapers from Bedlam. I think that I prefer Cezanne. But why do I linger talking of Cezanne when the greatest of all this group of painters has only been mentioned by name — Renoir. Nor is this the first time I have delayed to speak of him, and so betrayed a lack of appreciation. »

 

Morice Charles, « Paul Cezanne », Paris, Mercure de France, 1907, tome lxv, n° 232, 15 février 1907, p. 577-594 :

« PAUL CEZANNE
I

Nombre de ses voisins d’Aix-en-Provence, qui pourtant le connaissaient de vue, ont appris l’existence du peintre en même temps que la mort de l’homme.
Nombre d’artistes et de critiques, en ce grand Paris même où l’on croit tout savoir, apprendront de la mort qui fut et demeure Paul Cezanne.
Aussi assidûment que tant la cherchent, mais avec une singulière adresse, celui-là évitait la gloire. Peu s’en fallut qu’il ne réussît à la tromper, sa vie durant. Toutes ses forces, toutes ses minutes, il les consacra uniquement, exclusivement, jalousement, à l’étude de la nature, aux recherches de l’art. À peine ose-t-on dire que Cezanne a vécu ; il a peint. Et afin de mieux peindre, de peindre aussi bien qu’il pouvait, en toute liberté, en toute sécurité, il avait fui les peintres et la grande ville, les expositions, les journaux, le bruit, s’étant inventé en pleine France, dans sa vieille cité natale, une solitude sans échos, pleine de joies secrètes et profondes, pleine d’œuvres.
Pleine d’œuvres ! comment dès lors hésiter à dire qu’il a vécu ? Cette constante et intense application de toutes les facultés dans un seul effort, n’est-ce pas la vie par excellence ? Cette unité de direction, n’est-ce pas la noblesse de la vie ? Cette fécondité, n’est-ce pas la sanction de la vie ? ― Peut-être.
Il serait artificiel de ma part — surtout quand j’ai la mémoire encore toute enchantée du merveilleux étincellement des œuvres réunies à la rétrospective du Salon d’Automne — d’éviter entre Gauguin et Cezanne le rapprochement que conseille cette rare circonstance, à tous deux commune, d’un écart volontaire au delà de leur monde professionnel et même, on peut sensiblement aussi bien le dire pour l’un comme pour l’autre, au delà du monde civilisé. Je me contenterai d’une indication sans insistance et ce sera l’occasion de préciser d’abord quelques traits du caractère et de l’art de Cezanne.
La même détermination leur a été dictée et par des motifs identiques et par des motifs très différents. Ils ont également mis au-dessus de tout, devant leur pensée, l’art ; ils ont également senti le besoin d’éluder notre agitation factice, de chercher la paix, la simplicité, de regarder nus la nature nue, et d’oublier les complications de l’homme et de l’artiste contemporains ; ils ont également justifié par des créations exceptionnelles l’exceptionnel parti qu’ils avaient pris — et ce n’est pas seulement dans leur attitude extérieure qu’il siérait de comparer Gauguin et Cezanne.
Mais l’exil de Gauguin n’était pas le geste par lequel un homme se sépare de ses semblables et renonce à communier avec.eux aux fêtes de la vie. C’était l’expansion d’une âme amoureuse de toujours plus de simple lumière et de libre vérité. En s’écartant d’un « faux-semblant de civilisation » il appelait la vie, loin de se détourner d’elle : c’est à l’action vitale la plus générale et la plus intense qu’il se sentait destiné par ce privilège de percevoir dans la nature des harmonies à d’autres irrévélées. Il ne se contentait pas d’accomplir en secret rites solitaires. Il n’était pas indifférent au sort des hommes ni à leur pensée sur lui-même, et ses faiblesses comme ses grandeurs attestaient ce besoin de se sentir en relations constantes, par leur hommage ou par sa protection, avec les vivants. C’est ce que nous savons bien, nous qui l’avons vu en tout domaine d’activité jouer la Parade du Premier — grand seigneur sans second comme artiste sans pair, et le meilleur des cavaliers comme, voire, le maître des maîtres d’armes — et nous encore, informés des luttes ardentes qu’il soutint, à Tahiti et à la Dominique, pour défendre, sans nul personnel bénéfice, les indigènes contre l’administration spoliatrice et tourmenteuse.
Cezanne, à Aix, était bien plus loin de nous que Gauguin à Tahiti. Ses voisins ne sont pas si coupables de ravoir ignoré. Cezanne, à vrai dire, n’avait pas de voisins. Enfermé dans les strictes bornes de la technique de son art, vivant uniquement par les yeux et par le cerveau, il ne participait point à la vie. de ses semblables. Il n’avait point de semblables et il s’était excepté des conditions générales. C’est pourquoi on peut se demander s’il a vécu, malgré un labeur si ferme, si suivi, et tant d’inventions splendides. Il nous apparaît comme le type. de l’artiste exclusif, égoïstement incurieux de tout, ce qui n’est pas tons et rapports de tons ; un magnifique monstre. Il n’a pas eu besoin, pour se connaître lui-même, de se comparer avec les autres hommes, et leur bonheur n’était pas nécessaire au sien.
On ne sera pas surpris de retrouver dans sa production les mêmes caractères qui lui ont imposé son attitude. Ils étonnent l’admiration et la limitent en déconcertant la sympathie, sans justifier, certes et pourtant, les anathèmes de certains critiques, un peu embarrassés aujourd’hui, j’imagine, de la position qu’ils ont prise ; car il leur faudra bien, tôt ou tard, convenir qu’ils se sont trompés, à peine d’avouer le plus étrange aveuglement.

II

La biographie de Paul Cezanne est courte. Peu s’en faut qu’elle tienne toute dans le vers célèbre :
« Naître, vivre et mourir dans la même maison ».
Notons-le tout de suite, car ce n’est pas le fait le moins singulier d’une destinée au fond si simple et apparemment si contradictoire : ce prétendu révolutionnaire fut en réalité le plus bourgeois et même le plus réactionnaire des hommes. Peut-être ― s’il m’est permis d’avancer sans inconvenance cette joyeuse hypothèse — y a-t-il là de quoi réconcilier avec lui les « philistins » que scandalisait sa peinture. Il fut l’un d’eux par bien des points. Il le fut par son attachement étroit aux principes religieux et sociaux, aux préjugés de sa classe catholique convaincu et citoyen conforme ; il le fut même par sa persévérance à solliciter les suffrages du jury des Champs-É1ysées chaque année (m’assure-t-on) lui envoyant quelques tableaux, sans que tant de précédents échecs pussent le décourager, comme par son consentement à laisser demander pour lui la croix d’honneur et à se la faire refuser.
Sa vie, en dehors des agitations que l’art y apporta, fut sans événements.
Il est né à Aix le 19 janvier 1839. Il est mort dans cette même ville le 22 octobre 1906. Son père était un riche banquier. Au collège d’Aix, où il entra dans sa treizième année, il eut pour condisciple, plus jeune que lui de deux ans, Zola. Les deux enfants se lièrent d’une amitié que les deux hommes longtemps cultivèrent. On sait ce qui les brouilla : le peintre fit le portrait de l’écrivain et celui-ci ne se trouva pas flatté. Il est plaisant de supposer que Zola se soit cru beau.
De très bonne heure Cezanne montra du goût pour la peinture ; mais la musique et la poésie l’attiraient également. Il est parmi les très rares artistes qu’une complète culture ait mis à même de choisir leur activité. Toute sa vie, du reste, il demeura fidèle à ses premières admirations littéraires, et ce peintre si libre, ce novateur, entre tous les poètes préféra toujours les plus sereinement classiques ; son livre de chevet était, dit-on, l’œuvre de Virgile, qu’il lisait dans le texte. Quant aux, « mouvements » qui passionnaient les contemporains roman tiques et naturalistes de sa jeunesse et de son âge mûr et les mettaient en demeure d’y prendre parti, on peut, croire qu’il leur resta profondément étranger. En Zola même, il accepte un camarade, un défenseur, sans prêter à l’Évangile de Médan une importance exagérée. Dans les lettres comme dans les arts, le conseil des maîtres anciens lui suffisait ; la vie présente se bornait pour lui aux joies que donnaient à ses yeux de peintre les jeux colorés de la lumière. — Comment il parvint à la conscience de ces joies, comment dans leur diversité infinie il choisit sa part : c’est toute l’histoire de Paul Cezanne.
Il est donc assez peu précieux de noter les deux années qu’il perdit à la faculté de droit d’Aix et son court passage dans la banque de son père. Sa vie d’artiste commence en 1862, à l’académie Suisse du quai des Orfèvres, où il rencontre Pissarro et Guillaumin.
Dès ces débuts il manifeste sa prédilection innée pour la vie régulière, pour les sanctions normales, en se présentant au concours d’admission à 1’École des Beaux-Arts et en faisant au Salon officiel un consciencieux envoi. Mais au concours il fut refusé et le jury du Salon l’écarta. Ainsi tout de suite s’affirmait, invincible, fatale, la sincérité de l’artiste. Ce n’était pas pour son plaisir, c’était involontairement qu’il suscitait les indignations, les colères, qu’il se faisait rappeler à l’ordre. — L’ordre ! personne n’en eut plus que lui le culte et le scrupule et ce fut l’originalité, mais aussi la tristesse de sa vie de ne pouvoir obtenir, homme par excellence rangé, l’approbation d’esprits qui partageaient en tout ses convictions, — sauf en art. Et à coup sûr c’est lui qui représentait contre eux — en art — l’ordre vrai, le seul ; mais peut-être ne le représentait-il pas avec eux hors de l’art, hors de cet art où il vérifiait aux clartés de sa révélation intime leur mensonge sans que cette évidence avertît un esprit singulièrement exclusif et au regard duquel les choses de l’art semblent avoir constitué comme un monde à part, isolé, « séparé », gouverné par des lois d’exception.
Rejeté par l’officiel et révolutionnaire malgré lui, Cezanne ne tarda pas à faire nombre avec d’autres révoltés, les Impressionnistes, qui guerroyaient, eux, sans regret contre l’École. Il fut de leur première exposition — en 1874, chez Nadar, au boulevard des Capucines — avec Renoir et Claude Monet, avec Pissarro et Guillaumin.
Mais cette date et cette manifestation n’avaient point pour lui la même importance que pour ses compagnons de bataille. Elles marquaient simplement dans l’évolution de son talent une période, la quatrième, à bien compter, et qui ne devait pas être définitive.
Il avait commencé par écouter les maîtres du Louvre et Delacroix. — C’est l’époque, assez brève, des compositions romantiques, telles que l’Enlèvement, où le jeune artiste montre des qualités de studieuse impersonnalité qu’il dépouillera dès qu’il aura fait la connaissance de Courbet. ―
Il conserva toujours pour Delacroix une estime raisonnée, profonde, et ne cessa de le mettre, si je ne me trompe, plus haut que Courbet dans ses admirations. Mais il y avait plus d’harmonie réelle entre ses propres instincts et la vision réaliste de Courbet et, sous l’influence de celui-ci, Cezanne acquit un développement plus fécond et plus décisif qu’il n’avait fait à l’école de Delacroix. Et ce fut la seconde période distincte.
— La troisième est illustrée par le nom de Manet et par l’avènement de la couleur claire sur la palette du peintre en perpétuelle recherche, tour à tour romantique et réaliste, mais séduit depuis déjà cinq années aux nouveautés les plus hardies par la parole et l’exemple de Pissarro. — Il pouvait donc, il y était logiquement appelé, voisiner sept ans plus tard avec Monet et Renoir, sans, bien entendu, se confondre avec eux, mais sans que sa présence entre eux rompît l’harmonie. On remarquera, en effet, que ces stations successives, bien loin d’être caractérisées par de nets contrastes on même par des oppositions, sont comme des « temps » du même mouvement.
M. Théodore Duret 1 a bien raison de le dire, les influences subies par Cezanne ne marquent pas chez lui des « manières différentes et absolument tranchées ». Même l’arrêt devant Delacroix n’a rien qui puisse nous déconcerter si, constatant la parenté de Cezanne avec les Impressionnistes, nous nous souvenons que les Impressionnistes réclament en Delacroix l’un de leurs premiers initiateurs. Ainsi, point de tergiversations stériles et nulle erreur de direction : avec Cezanne, « il s’agit d’un homme très ferme et qui s’est tout de suite engagé dans une voie certaine », après avoir cherché, où il était le plus sûr de les trouver, les enseignements les plus précieux.
Dès avant 1874, du reste, en 1872 un événement s’était produit dans sa carrière d’artiste une révolution dans sa méthode qui devait le définitivement orienter au but que dès lors il ne cessa de poursuivre avec la plus héroïque ténacité.
C’est d’alors qu’il faudrait dater chez lui une nouvelle « manière », si ce mot doit tout de même avoir son emploi dans l’histoire de l’évolution le plus harmoniquement et le plus rationnellement une, c’est de cette heure où Cezanne se décida, Pissarro l’y invitant, à peindre sur nature. Si l’on ne peut affirmer que tout de suite alors il se réalisa dans toute la liberté de sa vision, dans toute la logique de sa conception, dans toute la plénitude de ses dons, il est bien certain que dès alors du moins il acheva de faire sa propre découverte et s’achemina, en se dégageant chaque jour plus audacieusement des règles et de tout enseignement systématique pour n’être plus que lui-même, vers l’épanouissement définitif.
Il y fallut trois années de travail sans trêve, celles qui séparent la première de la seconde exposition des impressionnistes, 1874 de 1877, la Maison du pendu du Portrait de M. Chocquet. Non pas que ce portrait, non plus qu’aucun autre des quinze tableaux — huiles et aquarelles — exposés avec lui, fût au regard même de leur auteur une œuvre parfaite. Mais la définition de nature suggérée par cet ensemble ne correspondait à rien, nulle part, qu’on pût citer d’analogue. La puissance du coloris, la vibration des formes sans précis contours et pourtant déterminées avec une si intense netteté par les rapports des couleurs et les relations des plans, la réalité de l’œuvre en tant que chose peinte pour le plaisir des yeux et sans visées étrangères à la délectation plastique, l’évidence enfin de l’invention d’art, tout cela, qui eût dû imposer au public le respect et la sympathie, le fit rugir d’horreur. Cezanne sentit l’inutilité de la lutte et se retira. On vit encore, en 1882, un portrait d’homme, signé de lui, au Salon. Il fut représenté à la Rétrospective de 1889 et à la Centennale de 1900. En 1893, deux toiles de Cezanne étaient entrées au musée du Luxembourg avec le legs de Gustave Caillebotte. Mais les jurys continuaient à mépriser l’admirable inventeur, tandis que soudain la jeunesse allait à lui dans un mouvement de piété dont il faut aimer comme une rédemption l’hyperbolique outrance. C’est alors qu’un marchand avisé sentit le moment venu de montrer du courage : une première exposition importante de toiles de Cezanne eut lieu, rue Laffitte, en 1895.
En 1901, Maurice Denis exposa un Hommage à Cezanne, qui réunissait autour d’une œuvre du maître MM. Odilon Redon, Bonnard, Roussel, Serusier, Vuillard, Mellerio, Vollard et l’auteur. — Tout entier, le Salon des Indépendants fut, il y a trois ans, un Hommage, lui aussi, à Cezanne, que le Salon d’Automne avait, dès sa fondation, respectueusement appelé.
L’artiste vieillissant ne se laissait pas éblouir par cette tardive aurore de sa renommée. Quelles joies, du reste, pouvaient valoir pour lui celle que lui donnait l’étude de la nature ? Et il continuait à chercher, « étudiant éternel », dans l’espérance de faire enfin un tableau ! Depuis des années retiré à Aix, riche, inconnu de ses proches, célèbre au loin, ― célèbre et discuté, ― il travaillait dès les premières heures du jour, levé à cinq ou six heures selon la saison, et s’acharnant jusqu’au soir à « l’étude sur nature ».
Un des citadins de sa ville nous le dépeint ainsi : très grand, des yeux lumineux, un regard d’une acuité troublante, l’air timide, l’allure chavirante. Les gens de son quartier, qui le voyaient passer de très bon matin, avec son vieux manteau couleur de terre, son feutre cabossé, sa cravate dénouée, citaient, quand on les interrogeait sur lui, le nom de son père, le banquier. Il vivait seul. Sa femme et son fils voyageaient. Il accueillait volontiers les jeunes gens : « Je ne peux plus maintenant, disait-il vers la fin, qu’essayer de faire comprendre aux jeunes ma méthode. » Et toujours il parlait d’art avec une passion extrême, s’emportant en termes violents, lui à l’ordinaire si doux, contre ceux qu’il appelait « les Universitaires ». Mais parfois il laissait échapper cette plainte : « Il me vient des doutes sur mon œuvre. » Et puis, son regard clair se rallumait et il communiquait soudain, par un démenti tacite d’une irréfutable éloquence, la confiance absolue qui débordait de son cœur.
Le samedi 20 octobre 1906, il quitta de fort bonne heure, comme de coutume, son appartement de la rue Boulegon pour se rendre à ce qu’il appelait « l’atelier », une maison de campagne à mi-flanc d’une colline, au nord, vers Puyricard ; on domine de là la ville d’Aix et la vallée de l’Arc où flottent en toutes saisons des brumes cotonneuses. En plein air, sur le seuil de la porte, il s’installe avec le modèle, un vieux marin, et se met au travail. Les heures passent, et, tout à coup, vers onze heures, l’artiste tombe, terrassé par une congestion pulmonaire. On le ramène en ville ; sa sœur accourt. Il a des alternatives de délire et de lucidité qui ne laissent pas d’espérance. Il meurt le lundi dans la matinée, doucement.

III

Il importerait, dans une étude comme la nôtre et si résumée soit-elle, que n’accompagne, l’éclairant, aucune reproduction ; de tableau, de préciser la doctrine de l’artiste. Encore conviendrait-il de la suivre dans la pratique et de la vérifier les œuvres, en tenant compte — au moins jusqu’en 1877 ― des instants successifs, puisque, nous venons de le voir, l’évolution de Cezanne comporte les phases d’une personnalité qui se cherche, jusqu’à cette date.
Mais, à la veille d’une exposition générale à laquelle nous espérons demander l’occasion de compléter ce chapitre, nous n’aurons pas l’imprudence de risquer des affirmations motivées et des descriptions détaillées qu’un regard réfléchi sur l’ensemble de la production pourrait nous faire regretter. C’est théoriquement, en quelque manière, que nous considérerons l’œuvre du plus laborieux des interprètes de la nature : comme si de son effort rien de vérifiable ne persistait, comme si depuis des années longues tout était effacé, détruit, anéanti, d’une production de quarante années d’activité ininterrompue — (car il faut déduire de la carrière de l’artiste sa première jeunesse et la période d’initiation).
Et le point de vue, pour arbitraire qu’il puisse paraître d’abord, sera justifié, du moins dans l’instant où nous sommes. Si le conseil de m’y tenir définitivement m’était, contre mon espoir, donné par l’exposition attendue, je ne serais qu’à demi surpris.

§

La lutte, entre Cezanne et le public — même éclairé, fut rude. Elle n’est pas finie.
Trouverait-on, j’en doute, dans toute l’histoire de Fart un seul exemple d’une résistance aussi persévérante, aussi entêtée que celle dont il fut l’objet, sinon la victime ? Je n’ai jusqu’à présent noté que le fait de cette hostilité implacable ; il en faut préciser le degré. Les cris de réprobation qui accueillirent les premières manifestations de ses amis impressionnistes sont des cris de louanges au prix des malédictions qu’on lui prodigua. M. Th. Duret en témoigne : « À l’exposition de 1877, rue Le Peletier, les Impressionnistes, se produisant dans leur hardiesse, soulevaient une horreur générale et faisaient au public l’effet de monstres et de barbares. Mais celui d’eux tous qui causait l’horreur la plus profonde, qui plus spécialement que tous les autres faisait l’effet d’un vrai barbare, d’un vrai monstre, c’était Cezanne. En 1877, les souvenirs de la Commune demeuraient vivants, et si les Impressionnistes alors assez généralement traités de Communards, ils le surtout à sa présence au milieu d’eux. » Un peu plus tard, les formes de l’inquiétude ayant changé sans ; que le niveau des esprits eût beaucoup monté, on qualifia d’anarchiste l’artiste conservateur, deux fois méconnu. Communard, ou anarchiste, —Cezanne ! Il faut après cela s’attendre à tout et ceux qui ne goûtent pas la peinture de M. Degas pourront sans nous étonner le traiter de dreyfusard !
Mais ce ne sont là qu’injures anonymes. Le vulgaire n’a pas la parole pour longtemps. L’aura-t-elle pour toujours, cette critique imprudente qui ne sut pas comprendre et ne sut pas se taire ? On constate avec tristesse que des esprits, certains du moins, très cultivés, aient pu méconnaître et la légitimité et la noblesse de ce parti-pris de naïveté savante qui devrait mériter à Cezanne — accoudé seul, dans l’oubli de tout système, devant la nature — le respect universel. Ils ont cédé à la tentation de nier l’artiste qu’ils n’entendaient pas. Leur châtiment sera l’obligation, lourde, d’atteindre tardivement la vérité par l’aveu d’une méprise.
Comment n’ont-ils pas été troublés, dans leur conscience et dans leur intelligence, par ce grand fait de l’enthousiasme presque unanime de la jeunesse artiste pour l’homme qu’ils pensaient accabler de leurs dédains ? N’y avait-il pas là de quoi les faire réfléchir ? N’était-il pas léger de déclarer négligeable un phénomène de cet ordre ? Et dire qu’un tel mouvement fut factice, n’était-ce pas insulter gratuitement et témérairement cette adorable Toute-Puissance, la Jeunesse, contre laquelle nous savons pourtant bien tous que personne jamais n’eut raison ? Remarquez que, dans la circonstance, l’opinion qu’elle professe a toutes les qualités qui doivent, sinon nécessairement et tout de suite entraîner notre assentiment, du moins appeler notre sympathie et nous inspirer la confiance. Car elle est désintéressée, cette fervente exaltation en l’honneur d’un vieux peintre solitaire, officiellement méprisé, l’abomination de l’institut et des professeurs ; la critique même, celle qui compte au regard des gens pratiques, celle qui fait vendre, a pris parti contre lui et on s’aliène en le louant d’utiles auxiliaires. Et elle est compétente et raisonnée, cette admiration bien haut proclamée par des peintres qui ne sont pas tous de secondaires barbouilleurs et dont plusieurs ont obtenu les suffrages de ceux-là mêmes par qui le maître est condamné 2.
― Parti-pris de fronde chez quelques-uns, emballement d’autres « à la suite », excès idolâtriques chez plusieurs, il y a de ces mobiles négatifs dans la religion cézanienne ; j’avoue n’avoir personnellement aucun goût pour les commentaires ésotériquement extatiques dont tels fanatiques obscurcissent la pensée et compromettent la gloire de leur messie. Mais faut-il tant s’indigner que des goûts légitimes d’indépendance accueillent volontiers l’occasion de se faire jour ? ou que la foi soit contagieuse ? ou que l’enthousiasme manque de mesure ? Je sais de pires scandales et parmi ceux-ci je compte l’injustice de la critique à l’égard d’un grand artiste.
Mais même envers cette injustice il faut tâcher d’être juste. ― Car elle a, elle aussi, ses raisons. Nous les trouverons en faisant une distinction nécessaire entre les œuvres de Cezanne et les tendances de Cezanne.
Certes, il serait absurde de dire que Cezanne ait manqué, très savant, d’adresse, très sensible, d’intelligence. Ce chercheur d’absolu ne s’embarrassait pas du relatif, et ceux qui lui reprochent, avec quel pénible et comique acharnement ! ses pots placés de guingois, ne l’attendent guère où il visait. C’est pourtant si secondaires négligences ou d’inégalités, même (je ne dissimule rien de ce que je crois voir) plus graves, qu’ils s’autorisent à déclarer « informes » des recherches de l’ordre le plus élevé, De son vivant, ils traitaient l’artiste d’« honnête homme qui peint en province » : insisterai-je sur le ton vraiment bizarre que prend ici la critique ! Cela sous-entend, pour l’homme, pour le pauvre cerveau de l’honnête homme, aussi peu d’estime que pour les yeux et la main du peintre. Or, Cezanne raisonnait admirablement de son art et ses brefs propos, çà et là publiés, sont parmi les indications doctrinales les plus suggestives, les plus nourrissantes que je sache. Cet honnête homme, oui ! possédait l’éclatante richesse d’une conscience lumineuse, — Mais voici l’accusation capitale : « Cezanne n’a jamais pu produire ce qu’on appelle un tableau 3. »
Accusation peut-être fondée. Pour mon compte, je ne fais point difficulté de dire que je l’estime telle, et je suis bien convaincu que Cezanne lui-même eût passé, sur ce point, condamnation.
Oui, cet artiste auquel furent accordées ces trois conditions heureuses de production : une longue suite d’années, l’indépendance matérielle (son père lui fit dès le début une pension mensuelle de trois cents francs et plus tard le fils du banquier hérita toute une fortune) et la vision précoce et claire de son but et de ses moyens, — cet artiste ne laisse pas une œuvre dont il eût pu dire avec un légitime orgueil : Voici l’exposition complète et définitive de ma pensée. Soit.
Seulement, selon la grande parole de Jean Dolent d’un autre artiste 4, il est intervenu ! De ce peintre sans œuvres la marque est certaine, l’influence, immense ; nom honni et glorifié une déterminante nouvelle — et précisément d’autant plus importante qu’il n’a pas été donné à son initiateur d’en dégager l’expression incontestable, prodigieuse où l’avenir eût pu trouver un modèle à reproduire, non pas une impulsion à suivre, un germe à faire fleurir — apparaît dans l’histoire de l’art vivant.
L’évidence de l’impuissance et l’évidence du génie, les deux termes extrêmes qu’il faut concilier si l’on veut équitablement, si l’on prétend utilement apprécier Paul Cezanne. Le cas est-il si rare, ou n’est-ce pas celui de presque tous les grands inventeurs ?

§

Notez qu’il serait facile de discuter. Peut-être même me reprochera-t-on avec justice une concession qui, ainsi formulée dans l’absolu, s’offre aux interprétations abusives. « Ce qu’on appelle un tableau ! » L’idée que révèlent ces mots est-elle si claire, si fatale, qu’il suffise de ce vague énoncé pour nous suggérer à tous la même vision ! Corot et Courbet sont-ils d’accord sur ce qu’on appelle un tableau ? Rubens et Rembrandt ? Raphaël et Michel-Ange ? De bon compte, avons-nous au Louvre beaucoup de tableaux ? Léonard était-il assuré d’avoir fait un tableau ? Osera-t-on dire que les Impressionnistes à eux tous aient jamais fait un seul tableau ? Mais ils ont apporté des indications précieuses.
Et Cezanne aussi a apporté la sienne, plus précieuse et plus forte que celle de tous les Impressionnistes. La sienne, il est vrai, pour la dépasser, bénéficiait de la leur. Mais parce qu’elle dépassait la leur, sa méthode lui coûta les efforts perpétuels vie tout entière ; elle pourra mettre quelqu’un de ses élèves à même de réaliser « ce qu’on appelle un tableau » : il n’eut pas le temps, il n’eut pas la force d’y parvenir pour son compte ; peut-être aussi manqua-t-il de certaines vertus nécessaires ou dune certaine vertu, la plus essentielle de toutes aux grandes réalisations ; peut-être encore fut-il victime des conditions sociales de son temps.
Du moins, il eut cette gloire d’avoir visé si haut, de s’être élevé à la conception d’un idéal si souverainement pur qu’il lui était impossible — sa sincérité ne le lui eût-elle pas interdit — de se contenter d’un à-peu-près de réalisation. L’œuvre totale ou les tâtonnements qui la cherchent : entre ces deux termes pas de milieu pour un tel homme. N’ayant pu proférer la parole, totale et claire, adéquate à sa pensée, il n’a pas caché qu’il balbutiait. On le lui reproche, sans voir que c’est son plus enviable honneur.
Comprenons pourtant qu’on le lui reproche, ne taxons pas bénévolement d’iniquité ceux qui l’accusent d’avoir entrepris l’irréalisable, d’avoir, à la fois, trop restreint et trop élevé l’opération artistique ; ne rendons pas impossibles les retours à la vérité en mettant l’amour-propre de nos contradicteurs hors de propos en cause. Convenons que leur opinion est fondée s’ils s’en tiennent à dire que Cezanne n’a pas accompli son œuvre. Accordons même que tout n’est pas erroné dans l’affirmation, s’ils prétendent que la conception de Cezanne, pour un motif inhérent ou étranger à sa nature, ne comportait pas d’accomplissement total. Mais prions-les fermement de considérer avec nous l’immense importance du Signe que fut Cezanne dans l’instant troublé où il est venu — ce lendemain…, cette veille… — de revoir, s’étudier ces ébauches, ces esquisses, ces essais, ces innombrables recherches suggestives du Tableau, où il y a des parties de ce Tableau et, en outre, une méthode, féconde et par ce qu’elle comporte d’enseignement direct et aussi par ce qu’elle laisse voir qui manquait au peintre seulement et trop exclusivement au peintre.
On a vu par quel chemin Cezanne passa, s’initiant à son art, avant d’affronter la nature elle-même. Ce chemin, qui part du Louvre et va, illustré de ces grands noms, Delacroix, Courbet, Manet, à Auvers-sur-Oise, était le plus logique, le plus logique, le plus sûr que l’artiste pût choisir. Il avait commencé par écouter le conseil de la tradition, par studieusement admirer l’œuvre des maîtres et des siècles. Puis, cette œuvre, il avait vu avec quelle liberté magnifique un maître nouveau, leur héritier et leur continuateur, l’interprétait en la mirant aux sources de la vie avec l’irrésistible force d’une imagination qui recréait tout, d’une vision qui percevait sous toutes les formes la sève colorée de la nature. Un autre maître, qui se croyait plus fidèle que Delacroix à la réalité parce qu’elle lui échappait dans son ensemble et se livrait à lui par splendides morceaux, Courbet, enseigna du moins à Cezanne le respect de ce qu’improprement on nomme la vérité objective, et aussi cette grande certitude que la nature est belle toujours et partout. Manet enfin et les Impressionnistes corroboraient cette leçon en jetant les flots lumineux de la peinture claire sur cette nature toujours et partout belle, en niant l’ombre, en exaltant la vertu de la lumière. Ils avaient ainsi conquis à l’art, débarrassé de caduques complications, un domaine infini. Spirituellement, plus de fausse noblesse de sites et de styles, de sentiments faux et de philosophie empruntée ; plastiquement, plus d’opacité où modelé des formes s’efface : la terre entière appartenait à l’artiste et l’artiste n’avait qu’à peindre telle qu’il la voyait, selon la seconde colorée, la nature entière. Grande victoire, mais chèrement payée : dans cette dévotion à l’immense nature, l’artiste s’oubliait lui-même ; l’homme abandonnait aux éléments la scène de l’univers et cachait sa pensée dans la coulisse. S’il participait encore au drame, ce n’était que dans la mesure où il offrait, volume éclairé, aux arbres ou aux légumes l’occasion d’un rapport de tons. L’impressionnisme pur, cela n’est plus guère contesté aujourd’hui, est une des formes les plus immédiates de l’analyse réaliste puisque essentiellement il rejette le style, l’expression et la composition, seuls moyens d’intervention de la pensée dans l’œuvre plastique.
Cezanne traversa l’impressionnisme, en subit même quelque diminution, au contact de Pissarro notamment, et alla plus loin. Il alla à la nature, mais pour la conquérir il ne se contenta point du procédé analytique qui l’exilait d’elle, il voulut la synthèse qui devait lui permettre d’ajouter la joie de son esprit à la joie des yeux ; aux splendeurs dont le moindre coin de nature est une réserve infinie le sens décoratif dont le secret est dans la pensée de l’homme. Cette synthèse, Cezanne l’ajoute littéralement à l’analyse. Il veut d’abord posséder la nature, telle qu’elle est, telle qu’il la voit, l’établir avec une fidélité scrupuleuse sur sa toile, avec une pieuse obéissance. Seulement ensuite, par un lent travail de communion, de pénétration toujours plus profonde il s’élève peu à peu à la simplicité transformatrice et significative. — Nous sommes loin, n’est-ce pas, de la pure sensation colorée.
Voilà sa découverte et sa méthode. Qui ne sent de quelle sincérité elle procède et tout ce qu’elle exige de science ? — Et, pour le dire en passant, ce n’est pas sérieusement qu’on parle d’ignorance à propos de Cezanne. Si, dans son acte d’artiste, il s’est affranchi des systèmes qui eussent troublé d’une présence adultère sa très amoureuse intimité avec la nature, il n’a rien oublié des grands moyens (non pas des recettes) qui pouvaient assurer l’opération de son regard et de sa main et qui fatalement avaient passé de l’observation volontaire et tendue de jadis dans l’inconscient de son esprit parvenu à la haute maturité. Il savait tout, et il le savait innocemment parce qu’il avait l’âme d’un primitif, parce qu’il était venu à la nature comme on va au principe universel de la vie, — mais cette vie universelle devait emprunter à l’orient de son esprit un sens singulier ; comme on va puiser l’eau à une source pure, — mais l’eau prendra toujours la forme de l’urne où on l’aura puisée.
Je n’en saurais dire davantage de l’enseignement direct de Cezanne sans pénétrer dans le domaine spécial de la technique des peintres, indiscrètement, puisque ce n’est pas le mien. La grande difficulté est de se maintenir dans les bornes du langage général à propos de l’artiste, par excellence, qui particularisa. Mais ici même et tout de suite voyons, après avoir essayé d’indiquer la part positive de son effort, sa part négative ; et qu’on me permette une transposition.
Si l’on pouvait plausiblement — en style toutefois trop catégorique pour enfermer toute la vérité — avancer que chez Beethoven la nature elle-même s’exprime, irrésistiblement, par une voix trop passionnée, par une âme trop voisine des forces élémentaires pour en discipliner les impulsions instinctives et y faire un choix assez pur et assez riche pour séduire les esprits dont la patrie se nomme « Luxe, Calme et Volupté », tandis qu’un Mozart, au contraire, moins puissant que Beethoven, mais plus dégagé que lui de la matière serait l’exemplaire citoyen de cette idéale patrie, j’essaierais de définir le désir — non pas l’œuvre de Cezanne, ainsi : Beethoven + Mozart. Il laisse d’abord chanter dans ses yeux toutes les couleurs du paysage, et puis il les veut subordonner toutes à la couleur de ses propres yeux. C’est le plus beau dessein qui se puisse concevoir ; mais il y faudrait deux génies, ou l’invention d’un passage entre deux incommunicables mondes. Le peintre dépasse les dernières limites du premier de ces deux mondes et franchit les premières limites du second. Là, ses forces le trahissent, et l’œuvre reste inachevée : les voix tumultueuses de la nature se sont tues, mais la voix idéalement humaine ne parle pas encore. — Est-il possible d’assigner les causes de cette « impuissance géniale » ?
Il y a la composition de l’homme et il y a les conditions de l’instant. — Je dois ici me borner, contre mon gré, à des précisions très sommaires.

§

« Il n’a jamais été attiré que par le spectacle du monde visible. Il n’a point recherché les sujets descriptifs, il a ignoré les emprunts littéraires. L’expression de sentiments abstraits, d’états d’âmes, lui est toujours restée inconnue. Il s’est consacré à peindre ce qui peut être vu par les yeux, les mortes, les paysages, les têtes ou portraits et, comme sorte de couronnement, des compositions, mais d’ordre simple, où les personnages sont mis côte à côte, sans se livrer à des actions singulières, surtout pour être peints 5. »
On se tromperait si, de ce résumé de l’œuvre de Cezanne, on inférait que son intellectualité fût faible. Bien au contraire elle était miraculeusement intense. Mais elle était spécialisée. L’art en faisait l’objet unique. Les êtres elles choses le passionnaient, en qualité d’objets à peindre. Et c’est à peindre qu’il prenait toute sa joie, — seulement la joie de peindre, non pas celle de pénétrer spirituellement, sentimentalement, sensuellement dans la vie de la nature. Et pas plus que spirituel et sentimental, au sens général de ces mots, son art n’est sensuel. Il est sensoriel.
C’est un art de séparation. La peinture, au regard de ce peintre, existe en elle-même, pour elle-même. La représentation de l’univers ? Le sacrement de l’union entre les hommes ? Le prisme où se réfractent les lumières de la vie ? Le talisman qui livre à un esprit le secret de sa propre vérité ? L’embellissement de la maison des peuples ? La somme des énergies d’une race et d’un être ? Le style, c’est-à-dire la justification d’un temps ? — Rien de tout cela : la peinture en soi ; la peinture curieuse et ignorante de poésie ou de musique, de sculpture même et d’architecture ; la peinture étrangère aux mouvements de la vie ; la peinture but de la peinture et se contentant de nous dire comment deux yeux, les plus lucides du monde, perçoivent les relations des matières colorées.
C’est trop peu. Il n’y a pas là de quoi créer du Mozart à base de Beethoven. Il manque la pensée initiale et d’ensemble, un mobile largement humain qui mette l’artiste et le maintienne en relation avec les vivants universels ; il manque, pour tes appeler à se reconnaître dans l’œuvre de l’artiste, un principe d’humanité chez cet artiste. — Et faut-il rappeler que cette « séparation » dans les préoccupations de l’artiste est étrangement d’accord avec l’isolement de l’homme ? Cezanne s’indignait que son facteur s’occupât de politique et discutât socialisme…
Mais cette séparation empruntait aux conditions de l’instant tout le sens et tout le mérite — à ce point de vue purement.esthétique — d’une protestation tacite, — pleinement consciente ? je ne sais, — d’une réaction. Cezanne n’acceptait pas la fausse sécurité que les Impressionnistes croyaient avoir pour jamais assurée à l’art.
Et il a tout remis en question.
Personne n’aura plus nettement que lui suggéré l’absolue présente d’un nouveau Symbolisme. Il a indiqué où le Symbolisme doit être cherché, et que ce n’est pas dans la science, mais dans l’interprétation de la nature selon ses propres lois. Pour être un très grand peintre, il lui a manqué d’être plus qu’un peintre et de comprendre, avec la nécessité d’un Nouveau Symbolisme Pictural, la nécessité d’une Nouvelle Tendresse raisonnée.
Son œuvre — dont il doutait, ai-je dit, sans qu’on ait jamais observé qu’il doutât de sa méthode — reste un geste sublime d’indication.
Charles MORICE
1 Histoire des Peintres Impressionnistes (Floury, éditeur).
2 Pour être pleinement édifié à ce point de vue spécial, le lecteur n’aura qu’à feuilleter l’enquête, publiée il y a deux ans par le Mercure, Sur les Tendances actuelles des Arts plastiques.
3 M. Camille Mauclair : La Crise de la laideur en peinture.
4 Paul Gauguin.
5 M. Théodore Duret. »

 

Gsell Paul, « Interview d’Octave Mirbeau », La Revue, 15 mars 1907, p. 207-221 :

« ― Voulez-vous voir ce que je possède de plus beau ? me demande-t-il en me faisant les honneurs de son logement. Ce sont mes Cezanne !
Et il me montre des paysages et des portraits.
Cezanne est ce maître impressionniste qui s’était retiré, pour peindre, à Aix et qui mourut il y a quelques mois. Ce fut un contemporain de Manet. Il resta très longtemps ignoré. Actuellement, nul artiste n’est plus discuté que lui. Les uns disent que tout ce qu’il a peint est de travers, qu’il n’a jamais su mettre une bouche sous un nez, ni deux yeux de niveau… Les autres, que c’est un génie, que ses paysages ont la fluidité de l’atmosphère réelle, et qu’il lui suffit de représenter trois pommes rouges sur une assiette bleue pour qu’on s’agenouille devant… Il y a tel amateur, M. Pellerin par exemple, qui a plus d’une trentaine de ses œuvres. Elles se vendent d’ailleurs couramment quinze, vingt mille francs.
Mirbeau me désigne une toile où sont figurés deux personnages : l’un porte une longue redingote de clergyman et un chapeau haute-forme, l’autre coiffé d’un large chapeau de paille a sur le dos un attirail de peintre paysagiste [R 99].
― Ceci n’est malheureusement pas à moi, me dit mon hôte : je ne l’ai qu’en dépôt. C’est un pur chef-d’œuvre, n’est-il pas vrai ? Ces noirs !… Ceux du Tintoret ne sont pas plus étoffés !
« Il faut que je vous conte l’histoire de ce tableau. Il appartenait à mon ami Charpentier, l’éditeur, et il sera prochainement exposé aux enchères avec le reste de sa collection. Je me suis occupé de préparer cette vente. M’étant donc fait montrer les œuvres qui doivent y figurer, j’ai demandé à la fille de mon ami : « Est-ce tout ? » ― « Mon Dieu oui !… Ah ! pourtant… Oh ! ce n’est pas la peine que je vous parle de ça. » ― « Quoi ? Vous avez autre chose ? » ― « Non, rien ! une croûte de Cezanne » ― « De Cezanne, vous avez dit de Cezanne ! Mais allez me chercher cela tout de suite ! » ― « Oh ! ce n’est rien de bon, je vous assure ! C’est Zola qui, un jour, par manière de plaisanterie, a apporté cela à mon père : « Tenez, lui dit-il, voici un cadeau que je vous fais, remerciez-moi ! ― Ah ! la bonne farce !… Mais je n’en veux point de votre cadeau. ― Vous me désobligerez en le refusant… C’est plus beau qu’un Raphaël ! ― Allons, je le garde ! » Mon père fit accrocher ce Cezanne aux cabinets. Il y est encore. Puisque vous y tenez, je vais aller le dépendre. »
« Un moment après, elle me met cette merveille entre les mains. La toile était d’ailleurs très endommagée et crevée en trois ou quatre endroits ; j’en reconnus pourtant aussitôt la valeur : « Eh bien ! dis-je, il faut immédiatement faire rentoiler cela. » ― « Y pensez-vous ? Ai-je trois cents francs pour faire réparer cette horreur ? » ― « C’est un tableau qui vaut dix mille francs. » ― « Ah ! ah ! » ― « Enfin, vous ne voulez pas le faire rentoiler ? » ― « Non, certes ! » ― « Je m’en chargerai donc pour vous. C’est dix mille francs que je vous sauve ! Vous verrez ! »
Et Mirbeau d’ajouter avec tristesse : « Le malheur, c’est que mes moyens ne me permettent pas de disposer de cette somme : autrement, je ne laisserais pas échapper ce joyau. Et dire que si j’avais su qu’il était chez Charpentier, je n’aurais eu qu’à le lui demander : il me l’aurait donné pour un paquet de cigarettes. Mais quoi, je ne l’avais pas vu. Dans les cabinets… Comment voulez-vous ?… »
Nous regardons des femmes nues dans un paysage. « Quelle lumière ! fait mon hôte. Il y a une heure de la journée que Cezanne rend à merveille, c’est l’heure bleue. C’est toujours ce moment-là qu’il évoque ; la blondeur de midi ne lui dit rien ; non, c’est la matinée bleue qui l’inspire. Est-ce transparent ? Et ce métier ! Ça paraît tout simple, n’est-ce pas ? Eh bien ! ce sont des quantités de petites touches juxtaposées et amalgamées. Regardez !…
« Je connais des collectionneurs qui sont fous de Cezanne. Je les approuve.
« On m’a parlé d’un Américain de New York qui en avait acheté beaucoup.
« Des spéculations malheureuses lui firent perdre toute sa fortune. Dans des circonstances si graves, quel fut son unique souci ? De conserver ses Cezanne ! Par bonheur, la vente du reste de ses biens put couvrir son passif. Alors il emballa précieusement ses tableaux adorés et.il les emporta dans le Far-West… Il y vit maintenant, paraît-il, dans une petite ferme, entouré de ses Cezanne qui le consolent absolument de toutes ses richesses évanouies.
« Tenez !….Claude Monet, le maître paysagiste, est sans doute un bon juge. Il a de magnifiques Cezanne dans son atelier.
« Récemment, j’allai le voir.
« Il était en train de travailler et les tableaux de Cezanne étaient couverts de voiles. Je m’étonnai : « Pourquoi les cachez-vous ainsi ? » ― « Ah ! fit-il, j’y suis bien forcé ! » ― « Comment l’entendez-vous ? Vous comprenez, quand je veux me mettre au travail, je cache mes Cezanne ! » »

 

Mirabeau Octave, préface du catalogue du Salon d’automne, octobre 1909, p. 485-486 :

« Un jour, Cezanne nous dit : « Ce monsieur Gauguin, écoutez un peu… Oh ! ce monsieur Gauguin !… J’avais une petite sensation, une toute petite, toute petite sensation. Rien… ce n’était rien… ce n’était pas plus grand que ça… Mais enfin elle était à moi, cette petite sensation. Eh bien ! un jour, ce monsieur Gauguin, il me l’a prise. Et il est parti avec elle. Il l’a trimballée sur des paquebots, la pauvre !… à travers des Amériques… des Bretagnes et des Océanies, dans des champs de cannes à sucre et de pamplemousses… chez les nègres, est-ce que je sais ? Est-ce que je sais ce qu’il en a fait ? Et moi, maintenant, que voulez-vous que j’en fasse ? Ma pauvre petite sensation ! » Et Cezanne soupirait, gémissait comme un enfant.
[…]
Un très admirable artiste [Monet] m’a déclaré ceci : « Quand je travaille, je recouvre d’un voile tous les Cezanne que j’ai chez moi. Vous savez, c’est trop décourageant. Sans cela, je crois bien que je ne pourrais jamais peindre, tant la moindre de ces toiles est la perfection de la peinture. »

Repris dans « Préface », Cezanne, textes d’Octave Mirbeau, Théodore Duret, Léon Werth et Frantz Jourdain, Paris, Bernheim-Jeune éditeurs, 1914, 75 pages, 59 planches, p. 7-10, citations p 8, 9-10 :

« Un très admirable artiste [Monet] m’a déclaré ceci : « Quand je travaille, je recouvre d’un voile tous les Cezannes que j’ai chez moi. Vous savez, c’est trop décourageant. Sans cela, je crois bien que je ne pourrais jamais peindre, tant la moindre de ces toiles est la perfection de la peinture. »
« […] Cezanne eût été bien étonné s’il avait su que de sa rude vérité, de sa simplicité magnifique et désornée, on prétendît tirer des règles et des lois. Déjà il s’impatientait des emprunts de Gauguin. Un jour il nous disait : « Ce monsieur Gauguin, écoutez un peu… Oh ! ce monsieur Gauguin… J’avais une petite sensation, une toute petite, toute petite sensation. Rien… ce n’était rien… ce n’était pas plus grand que ça… Mais enfin elle était à moi, cette petite sensation. Eh bien ! un jour, ce monsieur Gauguin, il me l’a prise. Et il est parti avec elle. Il l’a trimballée sur des paquebots, la pauvre !… à travers des Amériques… des Bretagnes et des Océanies, dans les champs de canne à sucre et de pamplemousses… chez les nègres, est-ce que je sais ? Est-ce que je sais ce qu’il en a fait ? Et moi, maintenant, que voulez-vous que j’en fasse ? Ma pauvre petite sensation ! » Et Cezanne soupirait, gémissait comme un enfant. »

Pach Walter, « Pierre Auguste Renoir. Illustrations from paintings by Renoir », Scribner’s Magazine, volume li, n° 5, mai 1912, p. 607-615, p. 612-613. extrait traduit de l’anglais p. 612-613 :

« “ Cezanne was a great artist, a great man, a great searcher. We are in a period of searchers rather than of creators. We love Cezanne for the purity of his ideal. There never once entered his mind any thought but that of producing art. He took no heed of money or of honors. With Cezanne it was always the picture ahead of him that he cared for—so much so that he thought little of what he had donc already. I have some sketches of his that I found among the rocks of l’Estaque, where he worked. They are beautiful, but he was so intent on others—better ones—that he meant to paint that he forgot these, or threw them away as soon as he had finished them.
“ I so much like a thing that Cezanne said once : ‘It took me forty years to find out that painting is not sculpture.’ That means that at first he thought he must force his effects of modelling with black and white, and load his canvases with paint, in order to equal, if he could, the effects of sculpture. Later, his study brought him to see that the work of the painter is so to use color that, even when it is laid on very thinly, it gives the full result. See the pictures by Rubens at Munich ; there is the most glorious fulness and the most beautiful color, and the layer of paint is very thin. Here is a Velasquez ” (he reached for a book of reproductions after that master, and hunted out a late portrait of the little Infanta) ; « it is a perfect picture. See that dress with ail the heavy silver embroidery they used in Spain at the time. If you stand away from the painting, it gives you the impression of the weight of that dress. When you corne close, you find that he has used only a very little pigment—a tone, and some touches for the metal. But he knew what the painter must do. Cezanne was a man of big qualities and big defects. Only qualities and defects make no difference. What counts is always that passion of the artist, that sweeping men with him. ” »
Traduction :
« Cezanne était un grand artiste, un grand homme, un grand chercheur. Nous sommes plutôt dans une période de chercheurs que de créateurs. Nous aimons Cezanne pour la pureté de son idéal. Il n’est jamais entré une seule fois dans son esprit une autre pensée que celle de produire de l’art. Il ne s’intéressait ni à l’argent ni aux honneurs. Avec Cezanne, c’était toujours le tableau à venir qui comptait — au point qu’il accordait peu d’intérêt à ce qu’il avait déjà fait. J’ai quelques esquisses de lui que j’ai trouvées dans les rochers, à l’Estaque, où il travaillait. Elles sont belles, mais il était tout entier tendu vers d’autres — plus belles, qu’il avait l’intention de peindre —, si bien qu’il oubliait celles-là ou les jetait dès qu’il les avait terminées.
J’aime beaucoup cette réflexion de Cezanne : « J’ai mis quarante ans à comprendre que la peinture n’est pas la sculpture. » Ce qui veut dire qu’au début, il pensait pouvoir forcer ses effets de modelé avec du noir et du blanc, et charger sa toile de peinture, pour parvenir, si possible, aux mêmes effets que la sculpture. Par la suite, il s’aperçut que le travail du peintre consistait à utiliser la couleur de telle manière que, même passée en couches très fines, on obtienne un résultat entièrement satisfaisant. Voyez donc les tableaux de Rubens à Munich : c’est la perfection la plus éclatante et la plus magnifique des couleurs, et pourtant, la couche de peinture est très fine. Voici un Velasquez (il sort un livre de reproductions d’après le maître et montre une de ses dernières Infante), c’est un tableau parfait. Voyez la robe avec toute cette lourde broderie d’argent qu’ils utilisaient en Espagne, en ce temps-là. Si vous vous placez loin du tableau, vous avez l’impression du poids de cette robe. Quand vous vous rapprochez, vous découvrez que Velasquez n’a utilisé que très peu de pigment — un ton, et quelques touches pour le métal. Mais il savait ce qu’un peintre doit faire. Cezanne était un homme de grandes qualités et de grands défauts. Seulement, qualités et défauts ne font aucune différence. Ce qui compte, c’est toujours la passion de l’artiste, qui entraîne les gens avec elle. Celui qui cherche les défauts, c’est le professeur. »

24 octobre

Les obsèques religieuses de Cezanne sont célébrées à la cathédrale Saint-Sauveur, et à son inhumation dans la tombe familiale au cimetière Saint-Pierre.

25 octobre

Vollard annonce la mort de Cezanne à Louis Vauxcelles.

Télégramme de Vollard à Louis Vauxcelles ; catalogue de vente, hôtel Drouot, 10 juin 1974, n° 9.

26 octobre

Monet achète à Vollard un tableau de Cezanne, Château Noir (FWN360-R940) pour 8 000 francs.

Archives Vollard, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux, MS 421 (5,1), f° 197.

27 octobre

Gaston et Josse Bernheim-Jeune achètent une aquarelle, Paysage, à Vollard.

Archives Bernheim-Jeune, Paris, livre de stock, n° 15.178.

29 octobre

Ouverture du testament olographe du peintre qui avait été déposé chez maître Mouravit le 26 septembre 1902. L’ouverture est faite par le président du tribunal civil d’Aix le 29 octobre 1906, qui en dresse procès-verbal. Il est ensuite déposé au rang des minutes de Me Mouravit le même jour. Pour éviter tout ajout, et comme il est de tradition à cette époque, le document, rédigé de la main de Paul Cezanne, est encadré par un filet d’encre rouge par le président du tribunal civil.

Acte de dépôt du testament de Paul Cezanne, daté du 26 septembre 1902, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E 1493, acte 486, enregistré à Aix le 3 novembre 1906 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 204-207.

N° 486                  Dépôt de testament olographe
L’An mil neuf cent six
Et le vingt neuf octobre
Nous soussigné Gustave Mouravit notaire à Aix,
En vertu d’une ordonnance rendue ce jourd’hui par M. le Président du Tribunal civil d’Aix et dont l’expédition en forme est demeurée ci-annexée après mention,
Avons déposé au rang de nos minutes,
1ent l’original écrit sur une feuille de papier au timbre de soixante centimes de l’émission de 1900, du testament olographe de M. Paul Cezanne en son vivant artiste peintre qui demeurait et était domicilié à Aix rue Boulegon au n° 23 où il est décédé le vingt trois octobre mois courant.
Lequel testament est ainsi conçu :
[citation du testament]
et 2ent l’enveloppe ayant contenu le susdit testament et portant l’adresse « Monsieur Mouravit notaire à Aix », au bas de laquelle se trouve écrite la mention « paraphé ne varietur, Aix le 29 octobre 1906 ».
En conséquence les deux pièces ci-dessus décrites demeurant jointes et annexées au présent avec lequel elles seront toutes deux enregistrées et l’enveloppe timbrée.
Et il en sera délivré tels extraits sur expéditions qu’il y aura lieu.
Dont acte.
Fait et passé à Aix en notre étude
Lecture faite nous notaire avons signé.
Mouravit
[À la suite trois pièces insérées dans la reliure du miroitier :
1) Testament olographe de Paul Cezanne, avec la mention du notaire :]
« Annexé par le notaire soussigné à un acte de dépôt reçu ce jourd’hui en ses minutes.
Aix le vingt neuf octobre mil neuf cent six
Mouravit »
[Au dos du testament :]
« Enregistré à Aix le trois novembre 1906, fol. 80, case 10, reçu, décimes compris, neuf francs trente huit centimes.
Paraphé ne varietur
Aix le 29 octobre 1906
Le Président du Tribunal
[Signé]                  Mouravit [notaire]                  Guérin Long [Président]                  Arnaud [commis greffier] »
[2) Enveloppe d’envoi au notaire Mouravit
3) Extrait des minutes du greffe du tribunal civil de la première instance de l’arrondissement d’Aix, département des Bouches-du-Rhône, portant procès-verbal de l’ouverture du testament de Paul Cezanne.]

3 novembre

Gaston et Josse Bernheim-Jeune achètent une aquarelle de fleurs de Cezanne à Auguste Pellerin.

Archives Bernheim-Jeune, Paris, livre de stock n° 15.185.

6 Novembre

Lettre de Paul junior au Docteur Edmond Bonniot, gendre de Stéphane Mallarmé dont il a épousé la fille Geneviève  (2 pages in-8, papier de deuil, 700 €, mise en vente en mai 2017 par la Galerie Thomas Vincent, Paris).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Aix le 6 novembre 1906

Cher Monsieur

Je tiens à vous dire combien je suis touché des termes dans lesquels vous avez tenu à vous associer à notre deuil.

L’estime comme artiste et la sympathie comme homme qu’a su vous inspirer mon père regretté me sont un précieux réconfort dont je ne saurais trop vous remercier, Mme Bonniot  et vous.

Veuillez croire, cher Monsieur, à mes sentiments bien dévoués.

Paul Cézanne ».

9 et 12 novembre

Le prince de Wagram achète à Vollard plusieurs tableaux et une aquarelle de Cezanne.

Lettre de Vollard au prince de Wagram, 22 novembre 1906 ; archives Vollard, MS 421 (4,1) 101-102 et 105-106, Paris, musée du Louvre, Bibliothèque centrale et archives des musées nationaux.

16 novembre

Acte de notoriété concernant le décès de Paul Cezanne.

Acte de notoriété concernant le décès de Paul Cezanne, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E 1493, acte 519 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 218-221.

« N° 519                  Notoriété
L’An mil neuf cent six
Et le seize novembre
Par devant Me Mouravit, notaire a Aix soussigné
Ont comparu :
Monsieur Jean Baptiste Arnaud marchand tailleur demeurant à Aix cours Mirabeau n° 42
et Monsieur Marcellin Maria comptable demeurant a Aix rue Gibelin n° 6.
Lesquels déclarent par le présent avoir parfaitement connu Monsieur Paul Cezanne, en son vivant artiste peintre qui demeurait et était domicilié à Aix, rue Boulegon n° 23.
Et ils attestent à titre notoriété publique et comme étant à leur connaissance personnelle
Qu’il est décédé à Aix en son dit domicile le vingt trois Octobre mil neuf cent six ;
Qu’il était époux en premières noces de Madame Marie Hortense Fiquet qui lui a survécu ;
Que cette union célébrée à Aix le vingt huit avril mil huit cent quatre vingt six n’avait été précédée d’aucun contrat et se trouvait ainsi soumise au régime de la communauté légale de biens ;
Qu’après son décès il n’a été dressé aucun inventaire des biens pouvant dépendre tant de la communauté ayant existé entre lui et son épouse, que de sa succession propre ;
Qu’il a laissé pour son seul héritier naturel et de droit son fils unique majeur, Monsieur Paul Cezanne, sans profession, demeurant à Aix, rue Boulegon n° 23 ;
Qu’il avait fait un testament olographe en date à Aix du vingt six septembre mil neuf cent deux, lequel après avoir été ouvert aux formes de droit, a été déposé aux présentes minutes par acte du vingt neuf octobre mil neuf cent six en vertu d’une ordonnance rendue par M. le Président du Tribunal civil d’Aix à cette même date du vingt neuf octobre
Qu’aux termes de ce testament il a légué à son fils led. M. Paul Cezanne, toute la quotité disponible des biens qu’il délaisserait, privant en outre son épouse, au cas où elle lui survivrait, de tous droits d’usufruit légal pouvant lui profiter
Et que rien ne s’oppose à ce que les dispositions testamentaires qu’il avait ainsi faites, reçoivent leur entière exécution
A l’appui de leurs déclarations les comparaissants ont représenté aud. Me Mouravit notaire les expéditions en forme de l’acte de mariage desd. époux Cezanne et de l’acte de décès dud. feu M. Cezanne, lesquelles pièces sont demeurées ci-annexées après mention
Dont acte
fait et passé à Aix en l’étude de Me Mouravit.
Après lecture faite les comparaissants ont signé avec nous notaire.
[signé] M. Maria                  Arnaud                  Mouravit »
En annexe, extrait de l’acte de mariage de Paul Cezanne et Marie Hortense Fiquet, et extrait de l’acte de décès de Paul Cezanne.

20 novembre

Hortense Cezanne cède à son fils Paul ses droits d’usufruit, pour éviter l’indivision, sur la petite propriété rurale du chemin des Lauves appartenant à la communauté légale des biens du couple Paul et Hortense Cezanne, leur mariage étant sous le régime de la communauté.

L’atelier, avec son terrain, est estimé à 5 000 francs (dont la moitié 2 500 F constitue la part indivise d’Hortense). Le terrain ayant été acheté 2 000 francs en 1901, on peut en déduire le coût approximatif de la construction de l’atelier de Cezanne.

Vente par licitation de la part revenant à Hortene Fiquet, veuve Paul Cezanne, sur l’atelier du chemin des Lauves en faveur de son fils Paul, 20 novembre 1906 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E 1493, acte n° 525 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 240-247.

« N° 525                  Vente par licitation.
L’An mil neuf cent six et le vingt novembre
Par devant Me Mouravit notaire à la résidence d’Aix soussigné,
A comparu :
Madame Marie Hortense Fiquet sans profession Veuve de M. Paul Cezanne, domiciliée et demeurant à Aix rue Boulegon n° 23,
Laquelle déclare par le présent céder et transporter à titre de licitation en s’obligeant à toutes les garanties de fait et de droit les plus étendues,
à M. Paul Cezanne, son fils majeur sans profession demeurant à Aix rue Boulegon N° 23,
Ici présent, stipulant et acceptant
La part et portion soit la moitié indivise lui appartenant conjointement avec led. M. Paul Cezanne, propriétaire de l’autre moitié,
Sur une petite propriété rurale en partie close de murs, située au terroir d’Aix au quartier des Capucins, ou des Resquiades, ou encore de l’Hôpital comprenant une maison de campagne avec un ténement de terres en nature de labour complanté d’oliviers et autres arbres fruitiers, le tout occupant une superficie de cinquante ares environ confrontant au levant le chemin des Lauves, au nord Girard, au midi et au couchant la rigole du canal du Verdon ;
Telle que cette propriété s’étend, se poursuit et comporte avec tout ce qui en dépend sans aucune exception ni réserve.
La propriété dont s’agit dépendait de la communauté légale de biens ayant existé entre M. Paul Cezanne en son vivant artiste peintre demeurant à Aix, y décédé et lad. Made Marie Hortense Fiquet sa veuve survivante, à défaut de contrat ayant précédé leur union célébrée à la mairie d’Aix le vingt huit avril mil huit cent quatre vingt six ;
Elle avait été acquise par feu M. Paul Cezanne de M. Louis Marius Joseph Bouquier, licencié en droit demeurant à Aix par acte dressé aux présentes minutes le seize Novembre mil neuf cent un dont une expédition a été transcrite au bureau des hypothèques d’Aix le dix huit du même mois de novembre vole 1598 N° 33.
Cette acquisition fut faite moyennant le prix de deux mille francs qui fut payé comptant et quittancé au susdit acte de vente.
Il est énoncé en ce contrat que led. M. Bouquier était célibataire et n’avait jamais exercé de fonction donnant lieu à hypothèque légale ; et les états hypothécaires qui furent levés sur la susdite transcription s’étaient trouvés négatifs de toute inscription.
Ledit M. Paul Cezanne est décédé à Aix le vingt trois Octobre dernier (1906) à la survivance de lad. Made Marie Hortense Fiquet son épouse et laissant pour son seul héritier naturel et de droit son fils majeur, led. M. Paul Cezanne à qui il avait légué la quotité disponible la plus étendue de ses biens, aux termes de son testament olographe fait à Aix le vingt six septembre mil neuf cent deux et déposé aux présentes minutes par acte du vingt neuf octobre dernier (1906).
Les qualités ci-dessus se trouvent établies en un acte de notoriété dressé aux présentes minutes le seize novembre mil neuf cent six enregistré.
M. Paul Cezanne fils sera propriétaire de la propriété dont s’agit conformément aux dispositions de l’article 883 du Code Civil et il en aura la jouissance pleine et entière à compter de ce jour.
Il prend cette propriété telle et en l’état où elle existe actuellement avec tous les droits actifs et passifs y attachés.
Il souffrira les servitudes passives auxquelles cette propriété peut être soumise et jouira de celles actives, le tout s’il en existe, à ses périls ou avantages ainsi qu’il avisera et sans recours contre Made Vve Cezanne.
Enfin il devra acquitter seul à compter de ce jour la totalité des impôts ou autres charges quelconques auxquelles cette propriété peut être soumise.
La présente cession à titre de licitation est ainsi consentie et acceptée moyennant le prix de Deux mille cinq cent francs que Made Vve Cezanne reconnaît et déclare avoir reçu dès avant ces présentes et hors la vue du notaire soussigné,
Dud. M. Paul Cezanne, son fils, à qui elle en concède bonne et valable quittance.
Au moyen du présent M. Paul Cezanne fils devient seul propriétaire et pour la totalité de l’immeuble présentement licité avec tous les avantages résultant de la cessation de l’indivision
Pour l’exécution du présent les parties élisent domicile à Aix, chacune en sa demeure respective sus indiquée.
Avant de clore Me Mouravit leur a donné lecture des articles douze et treize de la loi du vingt trois août mil huit cent soixante onze
Dont Acte
fait et passé à Aix en l’étude de Me Mouravit
Et après lecture faite les parties ont signé avec nous notaire.
[signé] Mme Hortense Cezanne                  Paul Cezanne                  Mouravit »

27 novembre

À la demande d’Émile Bernard, une messe est donnée « pour le repos de l’Âme du maître-peintre Paul Cezanne », à l’église Notre-Dame-de-Lorette à Paris.

Catalogue d’exposition, Paris, 1980-1981, document n° 73.

28 novembre

Un inventaire après décès est dressé au domicile du peintre par maître Mouravit. Lucien Exel, commissaire-priseur à Aix, assisté d’Henri Pontier, directeur du musée de la ville, réalise la prisée des tableaux, estimés au total à 5 800 francs. À titre d’exemple des valeurs données, Les Grandes-Baigneuses (FWN981-R857) est estimé 300 francs. D’autres tableaux, vendus du vivant de Cezanne ou depuis son décès, sont estimés 24 500 francs.

Inventaire des biens mobiliers laissés par Paul Cezanne à son domicile de la rue Boulegon, 28 novembre 1906 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, minutes de Me Mouravit, registre 307 E 1493, acte n° 542 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 222-233 ; extrait cité par Tiers Robert, « Le testament de Paul Cezanne et l’inventaire des tableaux de sa succession rue Boulegon à Aix en 1906 », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome CVI, 1402e livraison, 127e année, novembre 1985, p. 176-178, p. 177. Registre des actes civils publics et minutes de l’inventaire, Archives du Tribunal civil de première instance d’Aix-en-Provence, n° 542.

« N° 542                  Inventaire
L’An mil neuf cent six et le mercredi vingt-huit novembre à trois heures de relevée,
En une maison située à Aix, rue Boulegon n° 23, où demeurait et était domicilié M. Paul Cezanne et où il est décédé le vingt trois octobre mil neuf cent six ;
A la requête de :
1ent Made Marie Hortense Fiquet sans profession, veuve de M. Paul Cezanne demeurant à Aix Rue Boulegon n° 23
agissant en son nom personnel :
1° A cause de la communauté légale de biens ayant existé entr’elle et ledit feu M. Paul Cezanne à défaut de contrat ayant précédé leur union célébrée à la mairie d’Aix le vingt huit avril mil huit cent quatre vint six
et 2° à raison des droits, reprises et créances de toutes natures qu’elle peut avoir soit contre cette communauté soit contre la succession dudit M. Paul Cezanne, son défunt mari ;
et 2ent M. Paul Cezanne sans profession demeurant à Aix Rue Boulegon n° 23
agissant également en son nom personnel, comme habile à se dire et porter seul héritier naturel et de droit dud. M. Paul Cezanne son père, en son vivant artiste peintre décédé à Aix le vingt trois octobre mil neuf cent six ; ainsi qu’il est établi en un acte de notoriété dressé aux présentes minutes le seize novembre mil neuf cent six ;
Led. feu M. Paul Cezanne ainsi décédé en l’état d’un testament olographe en date à Aix du vingt six septembre mil neuf cent deux, lequel après avoir été ouvert aux formes de droit a été déposé aux présentes minutes par acte du vingt neuf octobre mil neuf cent six en vertu d’une ordonnance rendue le même jour par M. le Président du Tribunal Civil d’Aix.
Aux termes duquel testament il a légué audit M. Paul Cezanne, son fils majeur, toute la quotité disponible des biens qu’il délaisserait, privant en outre son épouse, au cas où elle lui survivrait de tous droits d’usufruit légal pouvant lui profiter.
A la conservation des droits et intérêts des parties ou de tous autres qu’il appartiendra, et sans que rien de ce qui sera dit ou fait au cours du présent puisse nuire, ni préjudicier à qui que ce soit.
Et encore sous toutes réserves,
Il va être, par Me Mouravit notaire à Aix soussigné, procédé aux opérations d’inventaire et à la description exacte des meubles meublants, objets mobiliers, tableaux, esquisses, deniers comptants, titres notes, papiers et renseignements pouvant dépendre tant de la communauté légale ayant existé entre Mme et M. Cezanne, que de la succession propre dud. feu M. Cezanne ;
Sur la représentation qui en sera faite par Made veuve Cezanne et M. Cezanne fils, lesquels ont promis de bien et fidèlement représenter tout ce qui à leur connaissance peut dépendre desdites communauté et succession.
La prisée des objets et tableaux susceptibles d’estimation sera faite par Me Lucien Exel, commissaire priseur à Aix,
Assisté de M. Henri Pontier, Directeur du Musée, demeurant à Aix, rue Cardinale n° 13.
Lesquels tous deux intervenant, ont promis de faire cette estimation à juste valeur et sans crue.
De tout de ce que dessus il a été dressé le présent procès-verbal.
Fait et passé à Aix en lad. maison rue Boulegon 23 et reçu aux minutes de Me Mouravit.
Après lecture et sous toutes réserves les parties ont signé avec le Commissaire priseur, led. M. Pontier et nous notaire.
[signé]                   L. Exel                  Hortense Cezanne
Pontier                  Paul Cezanne
Mouravit
Sur la demande des parties, il a été procédé aux opérations dont s’agit en commençant par la description et la prisée des toiles, tableaux et esquisses reposés dans les appartements dud. feu M. Cezanne.
Il a été procédé de la manière suivante :
1° Deux esquisses qui sont des peintures sur toile (environs d’Aix), une autre esquisse (montagne de Sainte Victoire), une autre esquisse (portrait de Paul Hermann), le tout ensemble estimé trois cents francs
300..
2° Une peinture sur toile (bords de Seine à Valvins) estimé deux cent
cinquante francs                  250..
3° une autre peinture sur toile (montagne de Sainte Victoire, vue prise d’Aix) estimée trois cents francs                  300..
4° une autre peinture sur toile (montagne de Sainte Victoire, vue prise du chemin des Lauves près Aix) estimée trois cents francs                  300..
5° une autre peinture sur toile (bords de Seine à Valvins) estimée trois cent cinquante francs                  350..
6° une autre peinture sur toile (environs d’Aix) estimée deux cent
cinquante francs                  250..
7° une autre peinture sur toile (montagne de Sainte Victoire) estimée deux cents francs                  200..
8° une autre peinture sur toile (sous-bois et rochers aux environs
du Tholonet) estimée quatre cents francs                  400..
9° une autre peinture sur toile (environs d’Aix) estimée cent cinquante francs                  150..
10° une autre peinture sur toile (paysage des environs d’Aix, au quartier Sainte-Anne) estimée deux cent cinquante francs                  250..
11° une autre peinture sur toile avec châssis (portrait de vieillard 3/4)
estimée cinq cents francs                  500..
12° une autre peinture sur toile avec châssis (portrait de vieillard vu de face) estimé quatre cents francs                  400..
13° une autre peinture sur toile avec châssis (étude de paysan) estimé six cents francs                  600..
14° une autre peinture sur toile avec châssis (ferme aux environs d’Aix au chemin des Lauves) estimée trois cent cinquante francs                  350..
15° une autre peinture sur toile avec châssis (montagne de Sainte Victoire) estimée quatre cents francs                  400..
16° une autre peinture sur toile (montagne de Sainte Victoire) vue prise du quartier de Saint Donnat près Aix, estimée cinq cents francs
500..
et 17° un grand tableau sur toile, esquisse (baigneuses) prisé trois cents francs                  300..
D’où total de l’estimation cinq mille huit cents francs                  5 800..
Indépendamment des toiles ci-dessus décrites les parties déclarent qu’il dépendait encore de la communauté présentement inventoriée divers autres tableaux dont certains avaient été vendus par l’auteur de son vivant, et les autres, par les parties requérantes depuis son décès.
Le montant qu’elles ont retiré de ces réalisations s’élève au chiffre de vingt quatre mille cinq cents francs ci                  24 500..
Les toiles présentement décrites ont été laissées en la garde et possession des parties qui le reconnaissent et s’en chargent pour en faire la représentation quand et à qui il y aura lieu.
Il a été vaqué à tout ce que dessus depuis trois heures de relevée jusqu’à six heures, par simple vacation, non compris la dresse de l’intitulé.
Et pour la continuation du présent il a été remis aux jour, lieu et heure qu’il plaira aux parties fixer ultérieurement.
De tout ce que dessus il a été le présent procès-verbal fait et passé à Aix en ladite maison rue Boulegon 23
Et reçu aux minutes de Me Mouravit.
Après la lecture faite et sous toutes réserves, les parties ont signé avec le commissaire priseur, ledit M. Pontier et nous notaire.
[paraphes et signatures]                  L. Exel                  Hortense Cezanne
Paul Cezanne
Pontier                  Mouravit »

 

Rewald John, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, 1re édition 1986, 285 pages, p. 264-265 :

« Il semble que, dans les cinq semaines qui ont suivi la mort du peintre, Hortense Cezanne et son fils aient vidé l’atelier des Lauves de toutes les œuvres, peintures, aquarelles ou dessins, qu’il contenait. Ils devaient déclarer ensuite que l’artiste avant sa mort et eux-mêmes peu après avaient vendu un nombre indéterminé de ses œuvres pour un prix total de 24 500 francs. »

L’inventaire des livres et reproductions ayant appartenu à Cezanne qui subsistent encore dans son ancien atelier a été publié par Theodore Reff.

Reff Theodore, « Reproductions and books in Cezanne’s studio », Gazette des beaux-arts, VIe période, tome LVI, 1102e livraison, 102e année, novembre 1960, p. 303-309 :

« Much more informative are the reproductions now displayed in the studio or contained in portfolios. In presenting this material, references are given wherever possible to illustrations of the originals, which appear in a roughly chronological order.
1 Signorelli, The Living Carrying the Dead ; photograph 1.
2 Signorelli, The Living Carrying the Dead ; lithograph.
3 Signorelli, Two Nude Men ; photograph 2.
4 Michelangelo, Sound Captive ; photograph 3.
5 Rubens, Apotheosis of Henry IV ; photograph 4.
6 Poussin, Et in Arcadia Ego ; photograph 5.
7 N. Bertin, Aristides Receiving a Crown ; engraving by Devilier (fig. 1).
8 N. Bertin, The Tomb of Atticus ; engraving.
9 Le Brun, Group of Female Nudes : study for Esther Before Ahasuerus ; facsimile 6.
10 Puget, Milo of Croton ; photograph 7.
11 Bouchardon, Academie Nude ; engraving by J. Aubert 8.
12 Watteau, Female Nude ; facsimile 9.
13 Boucher, Diana at the Bath ; photograph 10.
14 Boucher, The Mill at Charenton ; lithograph by Monrocq 11.
15 Oudry, Wolf Hunt ; original engraving 12.
16 Carle Vernet, Arabian Horse Outfitted ; lithograph by Dulpech 13.
17 Carle Vernet, Arabian Horse Outfitted ; lithograph by Dulpech.
18 Carle Vernet, Mameluck at Rest ; lithograph 14.
19 Chaudet, Illustration for « Brittanicus », Act IV, Scene III ; engraving by Duval 15.
20 Ingres, Portrait of Granet ; photograph 16.
21 Delacroix, The Barque of Dante ; lithograph by C. Nanteuil 17.
22 Delacroix, Arabian « Fantasia » ; etching by E. Le Guay 18. [Fantasia arabe, gravure d’Eug. Leguay, d’après Delacroix, L’Artiste, 1849, tome IV2, p. 176.]
23 Delacroix, The Prisoner of Chillon ; lithograph by Mouilleron 19.
24 Delacroix, The Ambush ; zinc engraving 20.
25 Delacroix, The Expulsion of Heliodorus from the Temple ; etching by L. Flameng 21.
26 Delacroix, St Sebastian ; lithograph by E. Le Roux 22.
27 Delacroix, Young Tiger Playing with ifs Mother ; original lithograph 23.
28 Delacroix, Lion Slaughtering a Horse ; original lithograph 24.
29 P. Le Ray, Mazeppa ; lithograph from L’Artiste. [Mazeppa, lithographie de Leray, L’Artiste, 1849, tome IV2, p. 208.]
30 Eugène Lambert, The Remains ; engraving by F. Méaulle.
31 Barye, Study of a Tiger ; original lithograph 25.
32 Millet, The Church of Gréville ; photograph 26.
33 Diaz, Fairy with Jewels ; lithograph by C. Nanteuil 27.
34 Diaz, Gardens of Love ; lithograph 28.
35 Courbet, Bathing Women ; photograph 29.
36 Courbet, The Quarry : Deer Hunt in the Jura ; lithograph 30. [La Curée, lithographie de Nanteuil, d’après Courbet, L’Artiste, 1858, tome VI2, p. 176.]
37 Marc Michel d’Aix, View of « Les Infernets » at Le Tholonet near Aix ; lithograph.
38 Fashion plates from La Mode illustrée, Le Salon de la mode, and the Journal des demoiselles, all of the 1860’s 31.
39 An unidentified portrait of a lady ; photograph.
40 An unidentified sculpture of a cupid ; photograph.
There are also two plaster casts, familiar to us from his drawings and paintings : a Flayed Man formerly attributed to Michelangelo, and a Cupid formerly attributed to Puget but probably by du Quesnoy 32.”
1 Bernard Berenson. « Les Dessins de Signorelli. » Gazette des beaux-arts, 6, VII, 1932, pp. 173-210. No. 2509-H-2.
2 Ibid., No. 209-H-7.
3 Adolf Rosenberg, P. P. Rubens, Stuttgart, 1906. p. 244.
4 Adolfo Venturi, Michelangelo, Rome, n.d., pp. CLXXVI.
5 Otto Grautoff, Nicolas Poussin, sein Werk und sein Leben, 2 vols., Munich, 1914, No. 74.
6 Jean Guiffrey and Pierre Marcel, Inventaire général des dessins du Musée du Louvre et du Musée de Versailles, Paris, 1908, VIII, No 6136.
7 Marcel Brion, Pierre Puget, Paris, 1930, pp. XXIV.
8 Guiffrey and Marcel, op. cit., II, No. 833.
9 K. T. Parker and J. Mathey, Antoine Watteau. Catalogue complet de son œuvre dessinée, 2 vols., Paris, 1957, I, No. 522.
10 Haldane Macfall, Boucher, London, 1908, opp. p. 42.
11 Ibid., pp. 122.
12 Jean Locquin, Catalogue raisonné de l’œuvre de Jean-Baptiste Oudry, Paris, 1912, No. 1287.
13 Armand Dayot, Carle Vernet, Paris, 1925, No. 215 (Grande suite de chevaux).
14 Ibid., No. 104.
15 See the Didot edition of Œuvres de Jean Racine, Brittanicus, I, Paris, 1801, opp. p. 427.
16 Georges Wildenstein, Ingres, New York, 1954, pl. 18.
17 Alfred Robaut, L’Œuvre complète de Eugène Delacroix, Paris, 1885, No. 49.
18 Adolfo Venturi, Michelangelo, Rome, n. d., pl. clxxvi.
19 Ibid., No. 561.
20 Ibid., No. 1228 ; and Henry de Chennevières, Les Dessins du Louvre, II, Paris [1883], « Delacroix. »
21 robaut, op. cit., No. 1340.
22 Ibid., No. 1353 reversed (Variante).
23 Loÿs Delteil, Le Peintre-graveur illustré, Paris, 1906, III, No. 91, 6th state.
24 Ibid., No, 126, 3rd state.
25 Delteil, op. cit., VI No. 2, 3-rd state.
26 Etienne Moreau-Nélaton, Millet raconté par lui-même, 3 vols., Paris, 1921, III, fig. 270.
27 Jean Rousseau, « Narcisse Diaz, » L’Art, VIII, 1877, p. 52.
28 Ibid., p. 52 or a variant.
29 Théodore Duret, Courbet, Paris, 1918. pl. XII.
30 Ibid., pl. XXI.
31 Two early compositions are based on fashion plates (Lionello Venturi, Cezanne, son art, son œuvre, 2 vols., Paris, 1936, Nos. 119, 1201), the former on an engraving from La Mode illustrée (reproduced in John Rewald, The History of Impressionism. New York, 1946, p. 129), the latter on an engraving from L’Illustrateur des dames (reproduced in Bernard Dorival, Cezanne, Paris, 1948, pl. IV).
32 Illustrated in Berthold, op. cit., figs 10, 12. The Flayed Man is discussed in Cezanne, Sketch-Book, I, p. 10 ; the Cupid in my review, op. cit., note 16. »

8 décembre

Partage des biens délaissés par le décès de Paul Cezanne, entre son fils Paul et sa femme Hortense Fiquet veuve Cezanne. Ce document contient essentiellement le détail de la répartition des valeurs mobilières faisant partie de l’actif de la communauté légale Cezanne Fiquet.

Acte de partage des biens délaissés par le décès de Paul Cezanne entre son fils Paul et Hortense Fiquet veuve Cezanne, 8 décembre 1906, n° 558 ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 248-277.

« N° 558                  Partage
L’An mil neuf cent six
Et le huit décembre
Par devant Me Mouravit notaire à Aix soussigné.
Ont comparu.
Madame Marie Hortense Fiquet, sans profession Veuve de M. Paul Cezanne domiciliée et demeurant à Aix rue Boulegon N° 23.
Et Monsieur Paul Cezanne sans profession domicilié et demeurant à Aix rue Boulegon, n° 23
Lesquels ont dit et fait ce qui suit :
Monsieur Paul Cezanne en son vivant artiste peintre qui demeurait à Aix rue Boulegon n° 23 avait épousé en premières noces ladite Marie Hortense Fiquet ;
Cette union célébrée à Aix le vingt huit avril mil huit cent quatre vingt six n’avait été précédée d’aucun contrat et se trouvait soumise au régime de la communauté légale de biens ;
Il est décédé à Aix le vingt trois Octobre mil neuf cent six à la survivance de ladite Made Marie Hortense Fiquet, demeurée sa veuve et laissant pour son seul héritier naturel et de droit le fils unique issu de leur union, led. M. Paul Cezanne, majeur et comparaissant au présent
Les qualités ci-dessus sont établies en un acte de notoriété dressé aux présentes minutes le seize novembre mil neuf cent six.
Ledit feu M. Paul Cezanne avait fait un testament en la forme olographe en date à Aix du vingt six septembre mil neuf cent deux, lequel après avoir été ouvert aux formes de droit a été déposé aux présentes minutes par acte du vingt neuf octobre mil neuf cent six en vertu d’une ordonnance rendue le même jour par M. le Président du Tribunal civil d’Aix.
Aux termes de ce testament il a légué audit M. Paul Cezanne son fils, par préciput, en pleine et absolue propriété, toute la quotité disponible des biens qu’il délaisserait, et ce, avec stipulation expresse que son épouse, au cas où elle lui survivrait, n’aurait aucun droit d’usufruit légal sur les biens pouvant dépendre de sa succession.
Dans cette situation les comparaissants ont procédé amiablement entr’eux au règlement et au partage [dans la marge : des sommes et valeurs dépendant] de la communauté de biens ayant existé entre lesdits époux Cezanne.
Pour arriver à cette fin, les parties reconnaissent et déclarent que les sommes et valeurs dépendant de cette communauté sont représentées par :
Article 1er – Un extrait d’inscription au Grand Livre de deux mille six cents francs de rente française trois pour cent portant le N° 605431 de la section première, délivré à Paris le vingt cinq novembre mil neuf cent quatre et représentant au cours actuel de quatre vingt quinze francs quatre vingt cinq centimes une valeur en capital de quatre vingt trois mille soixante dix francs                  83 070.,,
Article 2e – Cent dix huit obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (ancienne compagnie Victor Emmanuel, émission de 1862) comprises en un certificat délivré au nom dudit feu M. Paul Cezanne sous le n° 9118.
Sur ce certificat douze obligations sont amorties ; le remboursement, qui est exigible depuis le premier Octobre dernier, sera effectué à raison de quatre cent quatre vingt douze francs six cent quatre vingt dix huit millièmes (impôt déduit).
Ces douze obligations amorties portent les numéros 31 895 – […] – 45461 et représentent en capital une valeur de cinq mille neuf cent douze francs trente sept centimes                  5 912,37
Quant aux cent six obligations restantes dudit certificat, elles portent les numéros 1680 – […] – 94235.
Au cours actuel de quatre cent quarante francs, elles représentent en capital une valeur de quarante six mille six cent quarante francs
46 640.,,
Article 3e – Cent quatre vingt dix neuf obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (même émission de 1862, Victor Emmanuel) comprises en un certificat N° 6887, délivré au nom dud. feu M. Paul Cezanne.
Ces obligations portent les Nos 1890 – […] 93574.
Au cours de quatre cent quarante francs, elle représentent en capital une valeur de quatre vingt sept mille cinq cent soixante francs
87 560.,,
Article 4e – Cent cinquante obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, fusion ancienne comprises en un certificat délivré au nom dud. feu M. Paul Cezanne sous le N° 449197.
Une des obligations inscrites sur ce certificat, celle portant le N° 1419974, est sortie au tirage du dix neuf Octobre dernier et sera remboursable à compter du deux Janvier prochain au taux de quatre cent quatre vingt treize francs soixante quinze centimes, (impôt déduit).                  493.75
Les cent quarante neuf autres obligations portent les Nos 145970 […] – 4374735.
Au cours de quatre cent quarante sept francs, elles représentent en capital une valeur de soixante six mille six cent trois francs                  66 603.,,
Article 5e – Deux cents obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion ancienne comprises en un certificat N° 449198 délivré au nom dud. feu M. Paul Cezanne.
Ces obligations portent les Nos 36162 […] – 3581322.
Au cours de quatre cent quarante sept francs, ces deux cents obligations représentent une valeur en capital de quatre vingt neuf mille quatre cents francs                  89 400.,,
Article 6e – Soixante quatorze obligations de la Compagnie des chemins de fer Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion nouvelle comprises en un certificat N° 397745 délivré au nom dud. feu M. Paul Cezanne.
Ces obligations portent les numéros 159636 […] – 4969805.
Au cours de quatre cent quarante un francs elles représentent une valeur en capital de trente deux mille six cent trente quatre francs
32 634.,,
Article 7e – Soixante obligations de la Compagnie des chemins de fer du Nord, émission nouvelle série B comprises en un certificat N° 4861, délivré au nom dud. feu M. Cezanne.
Ces obligations portent les numéros 174744 à […]-174903 et représentent au cours de quatre cent cinquante neuf francs une valeur en capital de vingt sept mille cinq cent quarante francs                  27 540.,,
Article 8e – La somme de vingt quatre mille cinq cents francs en espèces que les parties ont retirée pour le produit de la vente de divers tableaux                  24 500.,,
D’où total des sommes ou valeurs composant l’actif de Communauté ci-dessus, quatre cent soixante quatre mille trois cent cinquante trois francs douze centimes                  464 353,12
Les reprises qui sont dues par cette même Communauté nulles au regard de Made Veuve Cezanne, consistent pour la succession dud. feu M. Cezanne en la somme de vingt cinq mille francs représentant la part que, suivant un acte de quittance dressé aux présentes minutes le vingt six Mai mil neuf cent, il avait retirée de M. Granel comme adjudicataire de la propriété dite le Jas de Bouffan à Aix, suivant procès-verbal d’enchères aux présentes minutes du vingt un novembre mil huit cent quatre vingt dix neuf.
Les parties déclarent en outre que cette même communauté ne se trouvait grevée d’aucune sorte de passif.
En conséquence la liquidation, eu égard aux biens compris au présent, en a été faite de la manière suivante
L’actif s’élève à la somme de quatre cent soixante quatre mille trois cent cinquante trois francs douze centimes                  464 353,12
Il y a lieu d’en déduire les reprises dues à la succession dud. feu M. Cezanne s’élevant à vingt cinq mille francs                  25 000.,,
Il reste donc la somme de quatre cent trente neuf mille trois cent cinquante trois francs douze centimes                  439 353,12
Dont moitié revenant à chacune des parties est de deux cent dix neuf mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes
219 676,56
M. Cezanne fils réunit sur sa tête la double qualité de seul héritier à réserves et de légataire par préciput de toute la quotité disponible ;
Il lui revient donc en pleine propriété
1° pour sa part de Communauté, la somme de deux cent dix neuf mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes
219 676,56
2° pour ses reprises, la somme de vingt cinq mille francs
25 000.,,
Soit au total deux cent quarante quatre mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes                  244 676,56
De son côté Made Vve Cezanne a droit pour sa part de communauté à deux cent dix neuf mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes                  219 676, 56
D’où total égal à l’actif total quatre cent soixante quatre mille trois cent cinquante trois francs douze centimes                  464 353,12
Les droits des parties ayant été ainsi établis, il a été opéré le partage de l’actif ci-dessus de la manière suivante :
M. Cezanne fils a droit à la somme de deux cent quarante quatre mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes.
Pour lui en fournir le montant, Made Vve Cezanne, sa mère, lui abandonne et attribue en entière propriété, ce qu’il accepte :
1° Treize cents francs de rente française trois pour cent à prendre sur le titre décrit sous l’article premier en leur valeur de quarante un mille cinq cent trente cinq francs                  41 535.,,
Le Certificat des cent dix huit obligations des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée N° 9118 figurant sous l’article deuxième comprenant :
a les douze obligations amorties en leur valeur de cinq mille neuf cent douze francs trente sept centimes                  5 912,37
b les cent six obligations non amorties en leur valeur de quarante six mille six cent quarante francs                  46 640.,,
3° Quarante quatre obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (émission 1862 Victor Emmanuel), à prendre sur les cent quatre vingt dix neuf obligations comprises sur le certificat N° 6887 décrit sous l’article trois.
Ces quarante quatre obligations devant porter les numéros 1890 […] – 39 226 et représentant ensemble une valeur de dix neuf mille trois cent soixante francs                  19 360.,,
4° Les cent quarante neuf obligations non amorties comprises dans le certificat N° 449197 figurant sous l’article quatre des cent cinquante obligations des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, fusion ancienne.
Ces cent quarante neuf obligations représentant une valeur de soixante six mille six cent trois francs                  66 603.,,
5° Vingt une obligations des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion ancienne à prendre sur le certificat N° 449198 des deux cent obligations figurant sous l’article cinq ;
Ces vingt une obligations portant les Nos 36162 […] – 308328 et représentant en capital une valeur de neuf mille trois cent quatre vingt
sept francs                  9 387.,,
6° Trente huit obligations des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion nouvelle à prendre sur le certificat N° 397745 des soixante quatorze obligations figurant sous l’article six ;
Ces trente huit obligations portant les Nos 159 636 – [...] – 1.311111 et représentant en capital une valeur de seize mille sept cent cinquante huit francs                  16 758.,,
7° Trente obligations des chemins de fer du nord à prendre sur le certificat n° 4861, figurant sous l’article sept ;
Ces trente obligations portant les numéros 174744 à 174773 et représentant en capital une valeur de treize mille sept cent soixante dix francs                  13 770.,,
8° Les vingt quatre mille cinq cents francs en espèces figurant sous l’article huit                  24 500.,,
et 9° la somme de deux cent onze francs dix neuf centimes à prendre sur le produit de l’obligation des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion ancienne N° 1.419974 amortie sur le certificat 449197 figurant sous l’article quatre.
D’où total égal aux droits de M. Cezanne fils deux cent quarante quatre mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes
244 676,56
Madame Veuve Cezanne a droit à la somme de deux cent dix neuf mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes
Pour lui en fournir le montant, il lui est abandonné et assigné en entière propriété, par M. Paul Cezanne, son fils, ce qu’elle accepte :
1° Treize cents francs de rente française trois pour cent à prendre sur le titre de deux mille six cents francs de rente figurant sous l’article premier en leur valeur de quarante un mille cinq cent trente cinq francs.                  41 535.,,
2° Les Cent cinquante cinq obligations des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (émission de 1862 Victor Emmanuel) restant à prendre sur le certificat N° 6887 après l’attribution faite à M. Cezanne fils des quarante quatre obligations restantes.
Ces cinquante cent cinquante cinq obligations représentant en capital une valeur de soixante huit mille deux cents francs                  68 200.,,
3° Les cent soixante dix neuf obligations des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion ancienne restant à prendre sur le certificat N° 449198 des deux cents obligations de même nature après l’attribution faite à M. Cezanne fils des vingt une obligations restantes.
Ces cent soixante dix neuf obligations représentant en capital une valeur de quatre vingt mille treize francs.                  80 013.,,
4° Les trente six obligations de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée fusion nouvelle restant à prendre sur le certificat 397745 des soixante quatorze obligations de même nature après l’attribution faite à M. Cezanne fils des trente huit obligations restantes.
Ces trente six obligations représentant en capital une valeur de quinze mille huit cent soixante seize francs.                  15 876.,,
5° Les trente obligations des chemins de fer du Nord restant à prendre sur le certificat N° 4861 figurant sous l’article sept.
Ces trente obligations portant les numéros 174774 à 174800 – 174901 à 174903 et représentant en capital une valeur de treize mille sept cent soixante dix francs                  13 770.,,
et 6° la somme de deux cent quatre vingt deux francs cinquante six centimes restant à prendre sur le produit de l’obligation P.L.M. fusion ancienne N° 1419974 amortie sur le certificat 449197.                  282,56
D’où le total égal aux droits de Madame Veuve Cezanne, deux cent dix neuf mille six cent soixante seize francs cinquante six centimes
219 676,56
Le présent partage a été ainsi fait et accepté sous les garanties ordinaires et de droit entre co-partageants
La jouissance divise a été fixée au présent jour, en conséquence chaque co-partageant aura à compter d’aujourd’hui la possession et jouissance des sommes ou valeurs comprises dans son attribution
Les cours attachés aux valeurs et rente figurant au présent partage sont ceux publiés par la côte de la Bourse de Paris de lundi dernier ; ils sont acceptés par les parties au besoin à titre de forfait.
Enfin les parties ont requis ledit Me Mouravit notaire de délivrer tous extraits et certificats nécessaires pour arriver soit à l’immatricule soit au transfert des sommes rentes ou valeurs soit au retrait des sommes provenant d’obligations amorties
Pour l’exécution du présent les parties font élection de domicile à Aix, chacune en sa demeure.
Avant de clore, Me Mouravit leur a donné lecture des articles douze et treize de la loi du vingt trois août mil huit cent soixante onze
Dont Acte
fait et passé à Aix, en l’étude de Me Mouravit
Et après lecture faite, les parties ont signé avec nous notaire.
[signé]                   Mr Paul Cezanne
Paul Cezanne V
Mouravit »

10 décembre

Réalisation, en application de son testament, de la succession de Cezanne, au profit de son fils, seul héritier. Hortense n’est pas héritière, puisque la moitié de l’actif de communauté est réputée lui appartenir en propre et n’entre donc pas dans les biens composant la succession.

L’actif de la communauté de biens se compose d’un mobilier assuré pour la somme de 12 000 francs le 30 janvier 1902, des œuvres décrites dans l’inventaire de maître Mouravit, estimées 5 800 francs, d’une somme de 24 500 francs provenant de la vente d’autres œuvres, d’un titre de rente de 2 600 francs, d’une somme de 650 francs représentant le trimestre échu au 1er octobre 1906 sur ce titre de rente, d’un certificat de 118 obligations PLM emprunt Victor Emmanuel 1862 d’une valeur de 51 280 francs, d’un certificat de 199 obligations PLM emprunt Victor Emmanuel 1862 d’une valeur de 85 172 francs, d’un certificat de 74 obligations des chemins de fer PLM représentant 32 042 francs, d’un certificat de 150 obligations des chemins de fer PLM soit 493,75 francs et de 149 autres au cours de 435,50 francs, soit une valeur de 64 889,50 francs, d’un certificat de 200 obligations des chemins de fer PLM d’une valeur de 87 100 francs ainsi qu’un certificat de 60 obligations des chemins de fer du Nord d’une valeur de 27 240 francs, d’une petite propriété rurale (l’atelier du chemin des Lauves) d’une valeur de 5 000 francs. Une somme de 25 000 francs doit être retirée, déposée chez maître Mouravit et représentant le tiers du prix de l’adjudication du domaine du Jas de Bouffan. Le reliquat de l’actif s’élève à 446 002,62 francs.

La succession au profit de Paul Cezanne fils s’élève à la moitié de l’actif, soit 223 001,31 francs, auxquels s’ajoute la reprise de 25 000 francs pour la vente du Jas de Bouffan, soit un total de 248 001,31 francs.

La part de l’actif qui appartient à Hortense Cezanne (hors droits de succession) est de 223 001,31 francs.

Déclaration de la mutation par décès, succession de M. Paul Cezanne, 10 décembre 1906 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, centre d’Aix-en-Provence, registre de l’enregistrement 12 Q1 7 110 (folios 92 et 93) ; Lioult Jean-Luc, Monsieur Paul Cezanne, rentier, artiste peintre. Un créateur au prisme des archives, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Images en Manœuvres Éditions, 2006, 299 pages, p. 234-239.

« ADMINISTRATION DE L’ENREGISTREMENT, DES DOMAINES ET DU TIMBRE
FORMULE DE DÉCLARATION DE MUTATION PAR DÉCÈS
SUCCESSION de M. Paul Cezanne
Le soussigné M. Paul Cezanne sans profession demeurant à Aix rue Boulegon N° 23,
agissant en qualité de héritier
déclare que M. Paul Cezanne
âgé de 67 ans
époux de Marie hortense Fiquet
exerçant la profession de artiste peintre
domicilié à Aix rue Boulegon n° 23
est décédé à Aix
le 23 octobre 1906
Son union avec lad. Made Marie Hortense Fiquet célébrée à Aix le 28 avril 1896 [1886, en réalité] n’avait été précédée d’aucun contrat contrat et se trouvait ainsi soumise au régime de la communauté légale de biens.
Il a laissé pour son seul héritier naturel et de droit led. M. Paul Cezanne son fils majeur soussigné.
Il avait fait un testament en la forme olographe en date à Aix du 26 septembre 1902 lequel après avoir été ouvert aux formes de droit, a été déposé dans les minutes de Me Mouravit notaire à Aix par acte du 29 octobre 1906.
Aux termes de ce testament il a institué légué aud. M. Paul Cezanne son fils toute la quotité disponible de ses biens, privant en outre son épouse, au cas où elle lui survivrait, de tous droits d’usufruit légal pouvant lui profiter.
Actif de communauté
Cet actif comprend :
1° Le mobilier assuré à la Cie la Confiance, suivant police N° 39323 de l’agence de Marseille en date du 30 Janvier 1902 et pour une somme de 12 000 francs dont le 33 % valent                  3 960
2° Les esquisses et peintures décrits dans l’inventaire dressé par ledit Me Mouravit notaire le 28 novembre 1906 en leur valeur de                  5 800
3° La somme de 24 500 francs retirée pour le produit de la réalisation de tableaux dont certains avaient été vendus par l’auteur de son vivant et d’autres par les héritiers depuis son décès.                  24 500
4° Un titre de 2 600 francs de rente française 3 % portant le N° 605431 de la section 1o représentant au cours du jour du décès (95,625) une valeur de                  82 875
5° La somme de 650 f représentant le trimestre échu au premier octobre 1906 sur le titre de rente ci-dessus déclaré                  650
6° Un certificat de 118 obligations P.L.M. emprunt Victor Emmanuel 1862 portant le N° 9118 et sur lequel 106 obligations en leur valeur au cours du jour du décès de 428 francs représentent une valeur de
45 368
et 12 obligations appelées au remboursement depuis le 1er Octobre 1906 à 492,698 représentent une valeur de                  5 912,37
7° Un autre certificat de 199 obligations P.L.M. emprunt Victor Emmanuel 1862 portant le N° 6887 et représentant au cours du jour du décès (428), une valeur de                  85 172
8° Un certificat de 74 obligations des Chemins de fer P.L.M. fus. nouv. portant le N° 397745 et représentant au cours du jour
A reporter                  254 237,37
du jour du décès (433) une valeur de                  32 042
9° Un certificat de 150 obligations des chemins de fer P.L.M. fus. anc. portant le N° 449197 sur lequel une obligation amortie est appelée au remboursement pour la somme de                  493,75
et les 149 autres au cours de 435,50 représentent une valeur de
64 889,50
10° Un autre certificat de 200 obligations des chemins de fer P.L.M. fus. anc. portant le N° 449198 et représentant au cours de 435,50, une valeur de                  87 100
11° Un certificat de 60 obligations des chemins de fer du Nord, émission nouv. série B, portant le N° 4861 et représentant au cours du jour du décès (454) une valeur de                  27 240
et 12° une petite propriété rurale située [en marge] au terroir d’Aix au quartier des Lauves au dessus de l’hôpital comprenant une petite maison de campagne avec le ténement de terres en dépendant revenu
200 x 25 = 5 000
D’où total de l’actif de communauté                  471 002,62
Là dessus la succession du de cujus a droit à la reprise d’une somme de 25 000 f. retirée par lui comme représentant le tiers du prix de l’adjudication du domaine du Jas de Bouffan par acte du notaire Me Mouravit à Aix du 26 mai 1900                  25 000
D’où reliquat                  446 002,62
Dont moitié est de                  223 001,31
La succession dud. feu M. Cezanne comprend :
1° Sa part de communauté                  223 001,31
2° Ses reprises                  25 000
Droits sur 248 001,31 = 4 555,65                  248 001,31
Le déclarant affirme sincère et véritable sous les peines de droit la présente déclaration contenue en trois pages
Aix ce 10 Décembre 1906
[signé] Paul Cezanne »

15 décembre

Exposition d’oeuvres de Cezanne au Salon de Provence en février 1907.

« Renseignements artistiques. Le Salon de Provence », La Vedette, 30e année, n° 1548, Marseille, 15 décembre 1906, p. 628-629.

« Le Salon de Provence. — Marseille va être dotée d’une nouvelle exposition de peinture, sculpture, art décoratif : le Salon de Provence.

Dans sa première exposition, qui se fera à la mi-janvier, dans le local de l’ancienne Caisse d’épargne, rue Nicolas, il présentera un certain nombre de toiles de Cezanne, le maître provençal décédé cette année. Pendant la durée de l’exposition, des conférences et des concerts de musique classique donneront à ces réunions un cachet artistique et mondain.

Le Salon de Provence compte, à l’heure actuelle, 142 adhérents parmi les artistes marseillais.

Son bureau est ainsi composé : Président, Mr Jean de Beaumont, écrivain d’art ; vice-présidents, Mrs Giraud, peintre, et Marx, architecte ; secrétaire, Mr F. Domenc, amateur d’art ; trésorier, Mr Héraud, architecte ; vice-trésorier, Mr Trichard, ouvrier d’art ; archiviste, Mr Chaume, peintre ; secrétaire-général, Mr Charles Michel.

Le siège social est fixé, 43, rue Paradis, et le président s’y tient à la disposition des artistes et des amateurs, de 10 à 11 heures du matin. »

 

Lorenzo, « Notes d’art. Le Salon de Provence », La Vedette, 31e année, n° 1558, Marseille, 23 février 1907, p. 98-99 :

« NOTES D’ART
LE SALON DE PROVENCE

Le vernissage du Salon de Provence a eu lieu vendredi 15 février, dans l’ancien hôtel de la Caisse d’épargne, 11, rue Nicolas, élégamment orné de superbes plantes vertes disposées avec goût par J.-B. Ricard.
Un temps splendide a favorisé cette solennité artistique ; l’élite de la société avait tenu à y assister et durant de trop courts instants les grâces charmantes de nos plus jolies mondaines embellirent le modeste hôtel habitué aux allures plus simples d’ouvriers venant déposer le fruit de leur labeur.
Avec la foule pénétrons dans le hall du rez-de-chaussée où sont rassemblées les meilleures toiles ; quelques talents sincères et forts se font jour au milieu de l’incohérence d’œuvres faites dans le but évident de solliciter l’attention et d’accaparer le regard.
Nous aurons le courage d’écrire ce que beaucoup ont pensé : les maîtres nous ont déçu. Le talent de Rodin et de Carrière est indéniable, mais ce n’est point avec des œuvres sans importance et qui nous font mal connaître ces artistes que leur réputation se propagera en province. Quant à Cezanne, l’un des grands manitous de l’impressionnisme, nous faisons les plus expresses réserves. Est-ce de la peinture ces choses ternes et incolores sans dessin ni perspective. Cet art là n’est point naïf mais enfantin.
Confiants en leur talent, gâtés par les louanges de thuriféraires inconscients, certains artistes ont cru que tout ce qui sortait de leurs mains était digne d’admiration et en une production facile ont souvent gaspillé les dons les plus précieux.
Le jour du vernissage, un groupe de jeunes gens aux longs cheveux en des poses extatiques tâchait vainement par des exclamations admiratives de réchauffer l’enthousiasme devant les tristes toiles de Cezanne, et les classiques stupéfaits assistaient impuissants à cette levée de boucliers de l’École impressionniste.
La préface du Catalogue, par Francis Jourdain, est une profession de foi ; brandissant le drapeau de l’impressionnisme, il part en guerre contre les classiques et jette l’anathème à la tradition ; l’art vit uniquement d’indépendance, dit-il avec beaucoup de justesse, mais s’il faut avoir l’esprit ouvert et admettre les novateurs de génie, on doit aussi exclure les nullités encombrantes et tapageuses. « Le goût de l’extraordinaire, a dit Diderot, est le caractère de la médiocrité, quand on désespère de faire une chose belle, naturelle et simple, on en tente une bizarre. »
Un art qui se confine en la juxtaposition de taches colorées, sans recherche de composition, sans souci de la ligne ni du modelé ne peut prétendre à régénérer la peinture.
Toute personne du métier vous dira que ce qui est difficile n’est point d’exécuter brillamment une ébauche, mais sortant de l’improvisation, d’acheminer l’œuvre vers la réalisation d’un idéal longuement pour- suivi.
Il faudrait une plume plus vibrante et plus autorisée que la nôtre pour stigmatiser ces impuissants et ces déséquilibrés qui dissimulent sous une couleur rutilante et exagérée le vide de leurs conceptions.
Ah ! les critiques complaisants qui soutiennent et qui vantent cela, quel dommage ils causent à l’art !
C’est dans les salles du haut que sévit l’impressionnisme dans toute sa beauté, nous voulions dire dans toute sa hideur. Le public nous a paru cependant mesurer l’abîme où pourrait nous conduire une pareille école et par des sourires moqueurs a maintes fois souligné le succès de certaines toiles où la prétention le dispute à l’ignorance.
Nous avons pour notre part tort goûté l’ironie du maître Casile, voulant prouver combien est facile l’imitation d’une telle formule, car Alfred Casile s’est payé la fantaisie d’exposer une aquarelle impressionniste où sous un ciel de coton s’écoule un ruisseau de sang.
Le Salon de Provence n’en demeure pas moins une manifestation intéressante par un certain côté, car il nous aura permis d’apprécier par nous-même le talent de certains artistes dont la renommée seule était parvenue jusqu’à nous.
Nous y avons aussi remarqué quelques jolies toiles de nos artistes marseillais où le dessin s’allie à une colorisation vibrante sans cesser d’être juste.
LORENZO.
(À suivre). »

 

Lorenzo, « Notes d’art. Le Salon de Provence », La Vedette, 31e année, n° 1559, Marseille, 2 mars 1907, p. 110-111, citation p. 111 :

« NOTES D’ART
LE SALON DE PROVENCE

II

Si le talent se mesurait par degrés, il nous en faudrait descendre un nombre infini, car nous en faisons ici l’aveu bien sincère, jamais il ne nous avait été donné d’examiner sérieusement des œuvres aussi dénuées de qualités que celles de Cezanne.
Il serait curieux de rechercher les éléments qui ont concouru à donner quelque célébrité à un artiste qui, très modeste, dit-on, tout le premier s’étonnait de la faveur avec laquelle ses tableaux étaient accueillis.
Une œuvre d’art, pour merveilleuse qu’elle soit, contient des qualités et des défauts, mais ici, avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de trouver même l’ombre d’une qualité.
Aucune sensation, aucun emballement, les toiles de Cezanne, vides et froides, sont d’une désolante tristesse, le dessin est nul, la coloration absente, la perspective enfantine.
Le Portrait fait peine à voir, et si nous insistons sur ses défauts, c’est pour remettre les choses au point et protester énergiquement contre ceux qui, dans un but inavoué, veulent nous faire prendre de telles toiles pour des œuvres remarquables.
L’Estaque : N’avait-il donc jamais vu notre gai soleil taisant scintiller la mer au travers des pins ? On ne peut concevoir une plus morose vision de notre radieuse Provence.
Quant à la Nature morte, les fonds avancent plus que le premier plan, les fruits ne tiennent sur la table que par un miracle d’équilibre, et la perspective du compotier ferait sûrement rougir une aspirante au brevet élémentaire.
LORENZO.
(À suivre).
LORENZO.
(À suivre). »

Décembre

La traduction en allemand du chapitre sur Cezanne dans L’Histoire des peintres impressionnistes de Théodore Duret paraît dans la revue Kunst und Künstler, suivie d’un rectificatif.

Kunst und Künstler, décembre 1906, p. 93-104 ; « Chronik », Kunst und Künstler, février 1907, p. 212.

Courant de l’année

D’après le livre de stock B de Vollard, il achète une toile de Cezanne à Donop de Monchy pour 2 600 francs, n° 4391, « paysage de Provence », 55 x 65 cm (Paysage de Provence, FWN150-R440).

Livre de stock B de Vollard ; Wildenstein Institute.

Eduard Arnhold, un ami de von Tschudi, offre à la Nationalgalerie de Berlin un tableau de Cezanne : Pots, bouteille, tasse et fruits (FWN710-R138).

Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne. A Catalogue raisonné, volume I « The texts », New York, Harry N. Abrams, Inc. Publishers, 1996, notice 138, p. 117.