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Chapitre I

Le corpus des œuvres connues de Cezanne

Les œuvres de Cezanne répertoriées dans les catalogues de Chappuis et Rewald ne représentent qu’un échantillon de son œuvre réelle : l’artiste était si peu préoccupé de conserver ses productions qu’on peut l’imaginer avoir peint ou dessiné plus du double de ce qui nous est parvenu. Il est donc utile d’analyser la structure de l’ensemble des œuvres connues pour évaluer s’il peut nous fournir une image vraisemblable des pratiques réelles du peintre. Comme nous l’avons dit en introduction, trop d’analyses partielles apparaissent gratuites parce qu’elles extrapolent à partir de tel ou tel fragment de l’œuvre des conclusions générales sur l’auteur sans s’être assurées du degré de représentativité de ce fragment.

Bien entendu, il n’existe aucun moyen de démontrer la représentativité du corpus des œuvres connues par rapport à la totalité de la production cezannienne réelle. On peut cependant montrer que dans la structure de ce corpus, rien ne s’oppose à ce caractère représentatif. Pour cela, nous examinerons successivement la façon dont ce corpus global est constitué et varie dans le temps, ce qu’il nous apprend de l’évolution de la fécondité de Cezanne tout au long de sa vie et de la façon dont il a privilégié et utilisé tel ou tel médium selon les périodes. Ayant ainsi montré que nous disposons d’une image probablement fidèle à la pratique de Cezanne, nous pourrons alors nous appuyer plus solidement sur cette base pour légitimer toutes les analyses partielles ou thématiques qui suivront.

Dans cet examen, nous nous appuierons sur les études figurant aux Annexes I et II relatives au système de datation des œuvres des catalogues de Chappuis et Rewald et à leur répartition en grandes périodes.

I.     STRUCTURE DU CORPUS DES OEUVRES CONNUES PAR TYPE DE MÉDIAS

Le dénombrement des œuvres connues de Cezanne ne pose guère de problèmes concernant les toiles ou les aquarelles, chacune correspondant à un sujet bien précis (les exceptions sont en nombre infime, cf notes 7 et 8 p. 14). Il n’en est pas de même pour les dessins, un grand nombre de feuilles comportant en réalité plusieurs œuvres côte à côte, voire se chevauchant, comme l’a bien montré Adrien Chappuis dans son catalogue raisonné. Nous l’avons donc suivi dans sa ventilation en dessins séparés des feuilles concernées, complétant ou corrigeant dans quelques cas ses propositions, et en analysant de la même façon la centaine de feuilles de dessins inconnues de lui.

Ceci considéré, par type de support, la totalité des œuvres de Cezanne actuellement identifiées figure sur :

  • 965 toiles pour 967 œuvres, dont 963 images sont connues[1]Soit 956 toiles répertoriées dans le catalogue Rewald, plus 9 toiles non cataloguées dont 4 ou 5 contestées, provisoirement conservées dans la base d’images numériques, leur éventuel rejet ultérieur ne modifiant que de façon imperceptible les résultats que nous obtiendrons. Deux toiles traitent de deux sujets différents (R081, R590), ce qui fait un total de 967 œuvres répertoriées. Nous ne connaissons pas d’image pour 3 des toiles du catalogue (R098, R100, R115). En outre R002 er R003 ne forment qu’une seule œuvre : 963 œuvres figurent donc dans la base d’images pour les 961 toiles dont la photographie est connue. ;
  • 693 feuilles d’aquarelles pour 698 œuvres, dont 684 images sont connues[2]Soit 651 feuilles dans le catalogue Rewald, plus 41 feuilles non cataloguées (27 feuilles dont on a l’image et 14 feuilles identifiées mais dont la reproduction est inconnue et dont certaines sont peut-être contestables). Le total des œuvres répertoriées est de 698 car 4 feuilles contiennent deux œuvres différentes (n° RW041, RW069, RW443, RW493) et 1 feuille en contient trois (RW495). Le nombre d’œuvres figurant dans la base d’images est donc de 684 (soit 698-14) pour les 680 feuilles dont la photographie est connue. ;
  • 1421 feuilles de dessins pour 2590 œuvres, dont 2560 images sont connues[3]Soit 1269 feuilles dans le catalogue Chappuis (en ne tenant pas compte du n° C0857 A erroné, déjà décrit sous le n° C0855, des n° C0260, C0907, C0944 qui sont en fait des aquarelles et de C0539A qui ne contient que des notes et pas de dessin, et compte tenu du fait que le n° C0520 correspond en réalité à deux feuilles), plus 154 feuilles non cataloguées (118 feuilles dont on a l’image et 36 feuilles identifiées mais dont la reproduction est inconnue et dont certaines sont peut-être contestables, totalisant a priori 42 œuvres).On ne connaît pas d’image pour C089A, C0482A, C0482B, C0627A, C0697A, C0742A, C0959A. Il y a donc 1380 feuilles de dessin dans la base images représentant 2555 dessins.
    Noter aussi que l’on compte 11 feuilles mixtes comportant à la fois dessin(s) et aquarelle(s) : C0056, C0362, C0629(RW132a pour Rewald), C1101, C1102, C1188, C1218 (RW126),RW026, RW041, RW142, RW409. Par souci de simplicité, ces feuilles sont comptées deux fois, une fois comme feuilles de dessin, une fois comme feuilles d’aquarelles.
    ….

Fig. 1. Répartition des œuvres de Cezanne en peintures, aquarelles et dessins

Fig. 1. Répartition des œuvres de Cezanne en peintures, aquarelles et dessins

Ces chiffres sont évidemment sujets à modification à la marge, avec la découverte de nouvelles œuvres – toujours possible[4]Ainsi, tout au long de la réalisation des études qui vont suivre et qui se sont étalées sur environ deux ans, divers dessins et aquarelles sont apparus, qui auraient dû nous amener à corriger sans cesse nos dénombrements antérieurs à ces découvertes. Nous l’avons fait le plus souvent, mais n’ayant aucune influence réelle sur les constats statistiques mis en lumière compte tenu du nombre tout de même fort limité de ces découvertes, nous avons considéré que cela n’était pas toujours utile de corriger notre copie. Aussi, on ne s’étonnera pas si l’on découvre parfois dans la suite quelques divergences tout à fait mineures dans les comptages effectués et nous sollicitons sur ce point l’indulgence du lecteur. – et les éventuelles contestations quant à l’authenticité des œuvres retenues, mais sauf miracle inattendu comme la découverte éventuelle d’un nouveau carnet de dessins qui en contiendrait une centaine, la différence ne peut jouer que sur deux ou trois dizaines d’unités, ce qui est négligeable vu la taille du corpus.

Nous ne nous intéresserons dans la suite qu’au corpus des 4210 images[5]y compris les 3 eaux-fortes et les 5 lithographies attribuées directement à Cezanne (ce qui exclut la lithographie du Déjeuner sur l’herbe) non encore évoquées jusqu’à présent et absentes des trois catalogues analysés en Annexe I. Leur nombre infime n’a aucun impact sur les observations faites dans cette étude. connues figurant dans notre base de données numérisées, qui se confond pratiquement avec le corpus total tel que défini ci-dessus, puisqu’elle en couvre près de 99 %.

Ce corpus est-il homothétique avec la production réelle de Cezanne, ce qui est la condition pour en tirer des conclusions valides quant aux pratiques artistiques du maître ? Comme nous l’avons dit, nous n’en saurons jamais rien, mais on peut poser qu’à première vue, la taille considérable de cet échantillon nous autorise à penser que la répartition entre toiles, aquarelles et dessins et entre les sujets représentés y est conforme à ce qu’a été la production réelle de Cezanne.

On peut s’étonner du fait que si l’on classe les médias par ordre de difficulté technique croissante, dessin, puis aquarelle, puis peinture – si l’on considère que la peinture est plus difficile à maîtriser que l’aquarelle[6]Ce qui n’est pas forcément évident, car l’aquarelle exige une concentration sans relâche et n’autorise aucun repentir, ce qui rend le système de Cezanne encore plus difficile avec son choix préalable de poser des petites touches et des couleurs abstraites. Mais l’effort physique à fournir est bien plus faible, ce qui peut expliquer en partie l’importance prise par l’aquarelle dans les dernières années de la vie du peintre. -, on ne connaisse pas plus d’aquarelles que de peintures. Mais cela supposerait que Cezanne ait utilisé ces trois techniques dès l’origine dans des proportions identiques, ce qui n’a justement pas été le cas ni pour les dessins, ni pour les aquarelles par rapport aux peintures. Ainsi, la moindre fréquence des aquarelles par rapport aux dessins et peintures tient d’abord au fait que Cezanne pratique cette technique de façon soutenue seulement durant la seconde partie de sa carrière, comme nous le verrons.

On peut donc déjà poser, sans surprise excessive puisque les œuvres répertoriées dans les trois catalogues de référence le montrent, que Cezanne dessine plus qu’il ne peint (2,6 dessins pour 1 toile) et peint plus qu’il ne réalise d’aquarelles (3,7 dessins et 1,4 toiles pour 1 aquarelle).

Mais une analyse diachronique de la répartition des œuvres[7]telle que définie à l’Annexe II.  selon les médias utilisés va nous permettre de nuancer beaucoup cette affirmation lapidaire.

II.     LA FÉCONDITÉ DE CEZANNE VARIE BEAUCOUP DANS LE TEMPS, AVEC DES RYTHMES DE PRODUCTION DIFFÉRENTS SELON LES MÉDIAS

La production annuelle moyenne connue de Cezanne sur 51 ans (entre 1856 et 1906) s’établit à 82 œuvres par an, soit 50 dessins, 19 toiles et 13 aquarelles.

Ramenée au mois pour rendre ces chiffres plus concrets, cette production moyenne s’établit mensuellement à un peu plus de 4 dessins, 1 aquarelle et 1,6 toiles : chiffres étonnants par leur faiblesse – notamment pour les dessins – de la part d’un peintre qui durant sa vie entière s’est consacré à son art à l’exclusion de toute autre occupation. A titre anecdotique, cela représente en ce qui concerne les tableaux une surface peinte annuelle moyenne de 7,3 m2, soit 0,61 m2 par mois, l’équivalent d’un tableau de 80 x 76 cm seulement[8]Ou un peu moins de 1/3 de page A4 par jour en format portrait… La production connue de peintures représente pour l’ensemble de sa vie une surface totale de 371 m2 (si l’on exclut les paravents R001,002 et 003 qui à eux seuls font 20 m2), avec une surface moyenne par tableau de 0,39 m(55×70 cm ou 60 x 65 cm par exemple)..

Ces chiffres peuvent s’interpréter de deux façons complémentaires :

  • comme nous l’avons déjà signalé, la production connue de Cezanne est certainement loin de couvrir sa production totale : on l’imagine mal se limiter à 1 dessin par semaine et à 1 aquarelle par mois en moyenne, et c’est sans peine qu’on peut vraisemblablement tripler au minimum ces chiffres pour s’approcher de la réalité ;
  • cette remarque peut valoir également pour les tableaux, sauf à tenir compte des remarques classiques sur sa lenteur extrême au travail, ce qui nous pousserait à imaginer qu’en matière de peinture, nous connaissons peut-être les trois quarts de sa production.

Mais ces moyennes globales camouflent naturellement des variations importantes dans la production globale comme dans celle propre à chaque média selon les périodes de sa vie.

1.    Évolution de la production globale annuelle moyenne selon les périodes

La Fig. 2 suivante illustre cette évolution par la courbe montante puis descendante du total des œuvres de notre corpus (courbe verte) :

Fig. 2. Production annuelle moyenne

Fig. 2 – Évolution de la production annuelle moyenne

  • sur les 25 premières années de production de l’artiste, on assiste à une montée en puissance continue jusqu’à la période « impressionniste » de 1872-1882, la plus productive avec 125 œuvres par an en moyenne, soit près de 3 tableaux, une aquarelle et 8 dessins par mois en moyenne pendant 10 ans ;
  • puis à partir de 1882, qui marque le milieu de sa carrière, on assiste durant les 25 années suivantes à une décroissance globale, notamment dans les 7 dernières années, essentiellement due à la chute brutale de la production de dessins durant les années 1888-1899.

Est-il vraisemblable que l’évolution globale de la production sur ce rythme de croissance-décroissance corresponde à la réalité de sa pratique ? On peut le penser puisque cette production suit le rythme naturel de l’énergie physique du peintre : culminant entre 33 et 43 ans, elle diminue ensuite avec l’âge puis la maladie qui s’installe dans les premières années du XXe siècle. Cette constatation ne s‘oppose donc pas à l’hypothèse selon laquelle le corpus des œuvres connues donne une image fidèle de ce qu’a été la production réelle de Cezanne.

Dans le détail, cette évolution globale ne se manifeste cependant pas aussi nettement pour chacun des médias, qui possède son propre rythme de production.

2.    Évolution de la production de peintures

Concernant les peintures (courbe bleue de la Fig. 2) le rythme global croissance-décroissance se retrouve surtout dans la phase de croissance : partant de très peu d’œuvres dans la première période, la production est quintuplée dans la seconde et encore doublée dans la troisième : l’utilisation de ce média monte donc fortement en puissance durant les 25 premières années. La décroissance se fait en revanche de façon plus différenciée :

  • on assiste à une chute considérable du tiers de la production de tableaux durant la période aixoise de 1882-1888 (20 toiles par an au lieu de 32 pendant les 10 années précédentes). Celle-ci peut peut-être s’expliquer par les bouleversements personnels et familiaux nombreux dans la vie du peintre durant cette période cruciale, qui le rendent moins disponible pour se consacrer au médium exigeant qu’est la peinture, alors que les aquarelles et les dessins prennent en quelque sorte le relais durant cette période. On peut aussi penser, étant donné que les toiles de cette période démontrent une maîtrise de sa technique et une complexité de la composition jamais égalées jusque là, qu’à partir de 1882 Cezanne consacre davantage de temps à chaque œuvre et entre dans cette fameuse « lenteur » qu’on s’est plu à lui attribuer, et qui en tout état de cause ne se vérifiait nullement dans la période « impressionniste » de 1872-1882 où il produisait quasiment un tableau par semaine[9]et certainement plus si l’on se souvient que Cezanne a détruit, égaré ou donné quantité de toiles que nous ne connaissons pas…, ce qui, compte tenu de la complexité de ces œuvres, est considérable.
  • Comme ce rythme de 20 toiles par an en moyenne se maintient durant les 10 année suivantes, on peut penser que Cezanne a trouvé là son rythme de croisière en peinture, seulement ralenti dans la dernière période vraisemblablement par la maladie qui fait chuter une nouvelle fois la production du quart, si bien qu’in fine Cezanne peint deux fois moins de tableaux que durant la période « impressionniste ».

Il devient alors très éclairant de considérer l’évolution non pas seulement du nombre de toiles peintes, mais de la surface peinte durant chaque période pour évaluer plus finement s’il y a réellement eu décroissance après 1882. La figure 3 met en parallèle pour chaque période l’évolution de la moyenne annuelle du nombre de tableaux réalisés, de la surface totale peinte[10]Les calculs sont faits à partir des dimensions connues des tableaux – donc sans tenir compte des éventuelles « réserves » qui viendraient en diminution de la surface réellement peinte pour tel ou tel tableau… Nous ne pensons pas que cela fausse significativement nos conclusions, car même une variation de 10 à 15 % de nos chiffres ne modifieraient pas les tendances que nous dégageons ici, et il est très peu vraisemblable que le total des réserves représente une telle proportion du total de la surface des tableaux. et de la surface d’un tableau.

Fig. 3

Fig. 3 – Moyennes annuelles comparées du nombre et de la surface des toiles selon les périodes.

Un phénomène frappe d’emblée : la courbe « montante-escendante » du nombre moyen de toiles par an (courbe bleue) s’inverse et devient une courbe en V lorsqu’on observe l’évolution de la dimension moyenne des toiles (courbe orange), c’est-à-dire que lorsque le nombre de toiles produites augmente, leur taille diminue, et inversement.

Ainsi, durant les trois premières périodes où l’on a repéré une croissance importante et continue du nombre moyen de toiles peintes par an – jusqu’à 32 par an durant la période « impressionniste » – on observe corrélativement une diminution forte de la surface moyenne des toiles qui se réduit durant cette période à 0,25 m2 par toile. Inversement, la forte chute de la production en nombre de toiles en 1882-1888 s’accompagne d’un accroissement continu de leur taille qui finit dans les dernières années par atteindre le double de celle de la période « impressionniste ».

La combinaison du nombre de toiles peintes avec leurs dimensions explique l’évolution de la surface totale peinte chaque année (courbe violette) :

  • entre la première et la seconde période, le nombre de toiles est multipliée par 5 (de 3 à 15), alors que la surface peinte est multipliée par 2,5 seulement (de 2,89 à 6,25 m2) : en effet, la surface moyenne de chaque toile est divisée par 2,16, passant de 0,91 m2 (ce qui correspond à une toile de 90 x 100 cm par exemple) à 0,42 m2 (toile de 60 x 70 cm) ;
  • de même, entre la seconde et la troisième période, le nombre de toiles est multipliée par 2 (de 15 à 32), alors que la surface peinte est multipliée par 1,3 seulement (de 6,25 à 8,05 m2) : en effet, la surface moyenne de chaque toile est divisée par 1,7, passant de 0,42 m2 (ce qui correspond à une toile de 60 x 70 cm par exemple) à 0,25 m2 (toile de 60 x 42 cm) ;
  • entre la troisième et la quatrième périodes, la chute de 38 % du nombre de toiles (de 32 à 20) n’est que partiellement compensée par la multiplication par 1,44 de la dimension des toiles, passant de 0,25 m2 (toile de 60 x 42 cm) à 0,36 m2 (toile de 60 x 60 cm) : pour la première fois de sa carrière, la surface pente annuelle moyenne diminue en effet tout de même de 11 % ;
  • entre la quatrième et la cinquième période, le nombre de toiles est stable (20 par an), mais la multiplication de leur dimension par 1,33 – de 0,36 m2 (toile de 60 x 60 cm) à 0,48 m2 (60 x 80 cm) – se traduit par un reprise de l’augmentation de la surface peinte, de 7,23 m2 à 9,55 m2;
  • enfin, la diminution de la production de toiles durant la dernière période (passant de 20 à 15) n’est que partiellement compensée par la légère augmentation de la dimension des toiles, passant de 0,48 m2 (60 x 80 cm) à 0,49 m2 (toile de 60 x 82 cm) : la surface peinte diminue de 22 %.

Cette analyse nous permet de tirer quatre conclusions :

  • Cezanne a commencé, à partir de toiles de très grandes dimensions initiales, par réduire progressivement leur taille durant la première moitié de sa carrière, pour faire le chemin inverse durant la seconde moitié de sa vie de peintre, augmentant sans cesse leur surface moyenne et donc leurs dimensions[11]Cette constatation ouvre la voie à une recherche plus approfondie – qui reste à faire – sur l’évolution de la taille des toiles en fonction de leur genre : paysages, portraits, scènes de genre, etc., ce qu’illustre la figure suivante en ramenant la hauteur du tableau-type moyen de chaque période à 60 cm :

Fig. 4

Fig. 4 – Évolution de la taille moyenne des tableaux selon les périodes.

  • dans la première partie de sa vie, Cezanne peint de plus en plus intensément, à la fois en nombre de toiles et en termes de surface couverte, malgré la diminution sensible de la dimension des toiles réalisées ;
  • la diminution du nombre de toiles peintes durant la seconde partie de sa vie ne permet pas de conclure à une moindre fécondité, car elle est en réalité compensée par l’augmentation de leur dimension, la surface totale peinte culminant durant la période 1888-1899 qui est donc celle où son activité de peintre a été finalement la plus intense, même si le nombre de tableaux a diminué. Ceci est confirmé par le fait que si Cezanne a peint au total 168 m2 de toiles durant la première partie de sa vie, il en a peint 204 m2 durant la seconde partie, soit 20 % de plus ;
  • Il s’est bien passé quelque chose dans la période 1882-1888, avec une chute de la production marquée par la diminution du nombre de toiles et de la surface totale peinte[12]Le même phénomène au cours des 7 dernières années est lui aussi totalement compatible avec l’idée que sa production réelle a souffert durant cette dernière période de ses ennuis de santé. On peut cependant noter que même durant cette période, Cezanne peint davantage que durant la période 1882-1888.. Cette chute est compatible avec la supposition que sa production réelle a souffert des circonstances difficiles de sa vie durant cette période[13]On peut s’interroger sur l’influence de la dimension importante (10,8 m2 en tout) des trois Grandes Baigneuses sur les résultats observés en 5e et 6e périodes. En réalité, si on les supprime de la production en tant qu’exceptions, on constate que les chiffres obtenus varient à peine et ne remettent absolument pas en cause ces conclusions. En effet, la surface moyenne peinte par an passe en 5e période de 9,55 m2 à 9,08 m2 et en 6e période de 7,52 m2 à 6,78 m2, ce qui ramène la surface moyenne d’une toile en 5e période de 0,48 m2 à 0,45 m2 et en 6e période de 0,49 m2 à 0,44 m2 : tout cela se traduirait sur la Fig. 3, bien normalement, par un léger fléchissement de la production en 6e période, celle où évidemment l’essentiel des Grandes Baigneuses a été peint. De même sur la Fig. 4, la dimension moyenne des tableaux hors Grandes Baigneuses diminue un peu : de 60 x 80 en 5e période, elle passe à 60 x 75, et en 6e période elle passe de 60 x 82 à 60 x 73. Des différences si minimes ne remettent pas en cause nos conclusions..

3.    Évolution de la production d’aquarelles

L’évolution de la production d’aquarelles représentée Fig. 2 fait exception au schéma d’évolution globale « en cloche ». En effet, le pic de production (courbe rouge de la Fig. 2) ne se situe pas, comme pour les dessins et peintures, au cours de la période « impressionniste », mais bien dans la période aixoise de 1882-88 qui voit une explosion de la réalisation d’aquarelles, comme si le recours à celles-ci avait été plus facile – la peinture étant un média exigeant des efforts de plus longue haleine – durant cette période de difficultés personnelles dont nous venons de voir qu’elle correspond à une chute de la production de peintures.

Si l’aquarelle marque un léger fléchissement dans la période suivante 1888-1899, cela peut s’expliquer par la place à nouveau dominante de la peinture qui reprend ses droits, comme nous l’avons indiqué plus haut. Mais il faut souligner que le niveau de production d’aquarelles reste très élevé en comparaison de la première partie de la carrière du peintre.

Ce qui est encore plus frappant, c’est de constater que cette production continue à augmenter en dernière période, contrairement à ce qui se passe pour les dessins et les peintures. L’aquarelle devient même le medium dominant.

On peut donc en conclure qu’après une lente émergence au cours de la première moitié de sa carrière, l’aquarelle s’est très vite imposée au cours de la seconde partie de sa vie comme un medium incontournable dans la production artistique de Cezanne, devenant même à la fin son mode d’expression privilégié.

________

Rien ne s’oppose finalement à ce que ces observations sur les toiles et les aquarelles correspondent à la pratique réelle de Cezanne tout au long de sa vie ; elles concourent plutôt à établir la validité de notre corpus en tant qu’image vraisemblablement fidèle de la production effective de Cezanne.

4.    Évolution de la production de dessins

L’évolution des dessins (courbe orange de la Fig. 2) suit, quant à elle, le rythme global de croissance durant les 25 premières années, suivi d’une décroissance ensuite. Cela n’a rien d’étonnant vu leur grand nombre qui influe fortement sur la courbe de la production globale. Cependant, si les dessins sur feuille libre (courbe en pointillés rouge) suivent bien l’évolution ainsi définie, ce n’est pas le cas des dessins issus de carnets (courbe en pointillés bleus), nettement dominants durant la première et la quatrième périodes. Il faut donc analyser plus en détail comment les dessins sont produits au cours du temps pour vérifier s’ils n’introduisent pas un biais dans notre corpus par rapport à la réalité de la production cézanienne.

III.    LES DESSINS : UNE ÉVOLUTION CONTRASTÉE SELON LEUR ORIGINE

Remarquons d’abord que si, sur la totalité de sa production, on a pu dire que Cezanne dessinait plus qu’il ne peignait et peignait plus qu’il ne réalisait d’aquarelles, on a vu à l’analyse de la Fig. 2 que ceci n’est plus aussi simple à partir de la seconde partie de sa vie artistique après 1885-1886. En effet, la situation s’inverse au cours de la dernière période : Cezanne pratique l’aquarelle plus que la peinture, et il peint beaucoup plus qu’il ne dessine, ce qui illustre bien le danger de se fier à des moyennes trop générales…

1.    La part du dessin diminue considérablement avec le temps dans la production globale de Cezanne

La Fig. 2 a déjà mis en évidence la diminution progressive du nombre de dessins par périodes à partir de 1882. Ce phénomène apparaît d’autant plus remarquable lorsqu’on compare la part relative du dessin par rapport aux autres médias à chaque période :

Fig. 5 Parts relatives des médias

Fig. 5 – Évolution de la part relative de chaque support dans la production totale

Ce graphique illustre bien l’importance prise par l’aquarelle à la fin de la vie de Cezanne, qui passe du quart aux deux tiers de sa production totale entre l’avant-dernière et la dernière période de sa vie, comme on l’a déjà signalé. Mais le phénomène le plus frappant est la chute forte et continue de la proportion des dessins tout au long de la vie du peintre, qui entraine mécaniquement la croissance de la part relative des aquarelles et tableaux. Plus étonnant encore, les dessins finissent même par pratiquement disparaître au cours des sept dernières années. Comment expliquer ce phénomène ?

2.    Diminution du nombre de dessins au profit de l’aquarelle

Peut-on imaginer que Cezanne se désintéresse progressivement de la technique du dessin ? C’est peu vraisemblable si l’on considère la qualité croissante des dessins avec le temps et la beauté évidente de la plupart de ceux des 15 dernières années. Il semble donc, comme plus des trois quarts des aquarelles de la dernière période marient harmonieusement le trait de crayon et les touches de couleurs, qu’on puisse trouver là une des causes de la diminution du nombre de dessins proprement dits, puisqu’en réalité ils s’intègrent de plus en plus à l’aquarelle – ce qui d’ailleurs justifie souvent l’appellation de dessin aquarellé pour telle ou telle œuvre[14]C’est ainsi que Chappuis retient comme dessins C0907 et C0944 que nous considérons comme des aquarelles, et qu’il classe comme dessin C0260 que Rewald classe comme aquarelle sous la référence RW048. Pour ne pas compliquer les choses, nous avons conservé comme dessins le pastel C0224 et les différents lavis comme C0166, C0247, C0355, etc., qu’il eût été plus cohérent de classer avec les aquarelles puisqu’ils jouent sur la couleur.. Une recherche plus précise sur le mélange du dessin et de l’aquarelle dans la seconde partie de la vie de Cezanne devrait éclairer ce point.

3.    Diminution du nombre d’études, ébauches et esquisses avec le temps

Observons tout d’abord qu’une pratique très courante durant les premières périodes est de faire figurer plusieurs dessins sur chaque page de carnet : sur 837 pages, 267, soit le tiers, comportent plus d’un dessin (entre 2 et 18 par page)[15]On retrouve la même pratique pour les pages sur papier libre : 142 pages sur 488 comportent plus d’un dessin, et jusqu’à 24 pour C0067.. Mais ceci diminue fortement avec le temps :

Fig. 6

Fig. 6 – Évolution du nombre moyen de dessins par page de carnet
(carnets classés en ordre chronologique de gauche à droite)

Ceci s’explique aisément quand on observe la façon dont évolue la nature des dessins : en effet, le besoin d’esquisses, d’ébauches, d’études préparatoires ou de copies d’étude – très fréquentes particulièrement dans les carnets de jeunesse, et qui constituent la très grande majorité des dessins de la première moitié de la vie artistique de Cezanne -, souvent juxtaposées sur une même feuille de dessin, et assez souvent peu élaborés, se raréfie avec le temps et la maîtrise progressive de ses sujets et de sa technique par l’artiste. Ceci se traduit évidemment par une diminution du nombre de ces types de dessins. La tendance est donc d’aller progressivement vers 1 dessin par page – et il en est de même pour les dessins sur feuille libre – ce qui fait mécaniquement chuter fortement le nombre des dessins avec le temps. De ce point de vue, notre corpus doit refléter assez fidèlement la pratique réelle de Cezanne.

4.    Une évolution incohérente de la part des carnets de dessins dans la production totale de dessins

Enfin, pour expliquer la chute globale de la part des dessins avec le temps, on peut soupçonner aussi qu’on n’a pas conservé de façon homogène les carnets de dessins, notamment de la dernière période, ou de façon très partielle. En effet, l’évolution de la part des dessins issus de carnets (en pointillés bleus sur la Fig. 2 et la Fig. 5) est très différente de celle des dessins sur papier libre (en pointillés violets sur la Fig. 2 et la Fig. 5) :

  • durant la première partie de la vie du peintre, on constate que la part relative des dessins sur feuilles libres suit la même tendance croissante que les peintures et les aquarelles, contrairement à la décroissance forte de la part des dessins de carnets qui suit une évolution tout à fait contraire peu explicable, et peu cohérente avec la fréquence soulignée plus haut des dessins d’exercice, ébauches et esquisses préparatoires ;
  • inversement, la période 1882-1888, qui voit la chute de la part des peintures et des dessins sur feuilles libre, se caractérise par une forte remontée de la part des dessins de carnets (parallèle à la croissance de la part des aquarelles) dont le niveau absolu rejoint les 55 dessins par an que l’on trouvait lors de la première période (cf. Fig. 2). Cela signifie-t-il que Cezanne, durant cette période aixoise et gardannaise difficile pour lui, non seulement a eu recours à l’aquarelle plutôt qu’à la peinture, comme nous l’avons déjà suggéré, mais qu’il s’est aussi beaucoup promené avec en poche ses carnets de dessins ? Ce n’est pas invraisemblable[16]On verra ultérieurement que cette fréquence des dessins durant cette période s’explique aussi en grande partie par l’abondance des croquis représentant le fils de l’artiste. ;
  • en revanche, à partir de 1888, la part des dessins issus de carnets comme celle des dessins sur feuille libre suivent une évolution parallèle de décroissance qui les amène à une quasi-disparition lors de la dernière période.

Si l’évolution des dessins sur papier libre peut apparaître assez cohérente dès lors qu’on accepte de considérer que la raréfaction progressive des dessins au fil du temps s’explique en partie par leur intégration dans la technique de l’aquarelle et par leur moindre nécessité en tant qu’études préalables, l’évolution heurtée alternant phases de croissance et de décroissance des dessins issus de carnets est difficilement explicable. Manifestement, ces dessins présentent un danger de biais pour la représentativité de notre corpus par rapport à la pratique réelle de Cezanne. Il faut donc les examiner plus en détail.

5.    L’usage des carnets de dessins est assez aléatoire.

Ce sont les carnets qui constituent notre source principale de connaissance des dessins de Cezanne : sur les 1380 pages de dessin de notre corpus contenant 2555 dessins, 845, – soit 1524 dessins – proviennent des 18 carnets identifiés par Chappuis (dont un est considéré par lui comme sans aucun intérêt). Sur les 535 pages restantes, il est pratiquement certain qu’une cinquantaine (soit 140 dessins environ), provient d’autres carnets actuellement non identifiés, lesquels ont dû être assez nombreux vu les formats variés observables[17]Un travail d’identification de ces autres carnets (dont le nombre semble proche de la vingtaine) à partir de l’examen minutieux des feuilles concernées est en cours.. Ce sont donc les deux tiers des pages et des dessins de notre corpus qui proviennent des carnets. Si cela n’est pas incompatible avec l’idée que cette proportion reflète bien la pratique réelle de Cezanne, il importe alors de s’assurer que leur répartition dans le temps revêt une certaine homogénéité. Examinons pour cela comment se répartissent les 18 carnets connus.

Fig. 7

Fig. 7 – Évolution de l’utilisation des carnets de dessins connus[18]Ce graphique ne tient pas compte des 5 pages de dessins (11 dessins) supplémentaires que nous avons identifiées comme faisant partie des carnets connus, mais non cataloguées comme telles par Chappuis.

Plusieurs remarques s’imposent :

(1) La durée de vie des carnets est généralement très longue, d’où leur utilisation simultanée.

Cezanne utilise la plupart des carnets pendant une très longue période – entre 15 et 30 ans pour la plupart – et entre 1870 et 1899, il en utilise simultanément au moins une douzaine. Cela explique la forte hétérogénéité des dessins généralement observable dans chaque carnet, seul le carnet CIII faisant exception et se distinguant par son sujet pratiquement unique : la copie de sculptures du Louvre. Cela implique que Cezanne n’a aucune méthode particulière pour gérer ses carnets, sinon de les conserver sur la durée : il semble prendre le premier qui lui tombe sous la main en fonction de ses besoins[19]Relire l’excellent commentaire de Chappuis à ce sujet pp.46-47 de son catalogue.. Nous n’avons donc aucune raison de soupçonner que ceux qui nous sont parvenus ne soient pas représentatifs de l’ensemble des carnets qu’il a pu utiliser tout au long de sa vie.

(2) Peu de carnets sont conservés concernant le début et la fin de la vie artistique de Cezanne

Aux deux extrémités de sa vie artistique, les carnets sont cependant plus rares : 6 connus seulement avant 1970, et 5 après 1899[20]Cj1 à 4 et le tout début de CII et CV avant 1870, et après 1899 quelques dernières feuilles de BSII, CIV, BSIII, BSI,CPIV..

  • Pour les 6 premiers, il s’agit de la période la plus reculée dans le temps ; il semble donc normal qu’on en ait conservé un nombre plus réduit. Il est déjà heureux que les 4 carnets de jeunesse aient survécu à l’autodafé effectué par Cezanne au moment de quitter le Jas de Bouffan lors de la vente de la propriété ! Peut-être est-ce d’ailleurs là une sorte d’hommage rendu à ses débuts puisque CJ2 nous est parvenu entier et que malgré sa dispersion ultérieure, il ne manque que 4 feuillets à Cj4.

Comme par ailleurs il se trouve que Cj2 et Cj4 regroupent le plus grand nombre de dessins par rapport à tous les autres carnets – qui nous sont parvenus presque tous tronqués[21]Leur caractère souvent très incomplet milite pour notre hypothèse selon laquelle Cezanne a réalisé trois fois plus de dessins que ceux qui nous sont parvenus, puisque nous disposons seulement d’environ la moitié des feuilles des carnets connus et que nous pouvons supposer l’existence d’au moins une vingtaine d’autres carnets par la cinquantaine de pages n’appartenant pas aux carnets officiels mais que nous pouvons considérer comme des pages de carnets… de quoi alimenter notre frustration par rapport à la négligence de Cezanne et certainement à celle de son fils concernant les dessins de son père ! Mais aussi de quoi s’attendre à la réapparition continue de dessins de Cezanne sur le marché de l’art – nous en avons déjà collationné une centaine apparus depuis la publication du catalogue de Chappuis. Cf. note 22. -, on peut se permettre de considérer que si cette rareté relative des premiers carnets n’est peut-être pas représentative de la réalité, elle est compensée par l’abondance de dessins qu’ils contiennent, qui surpasse tous les autres carnets. Nous sommes donc en droit de supposer que notre corpus est assez fidèle à ce qu’a été la production quantitative de dessins de Cezanne à cette époque. Cependant, du fait que Cj2 à lui seul explique la part dominante des dessins issus de carnets dans la production de dessins de la période 1856-1861, comme nous l’avons signalé plus haut, et que Cj4 constitue l’essentiel de l’effectif de la seconde période, on peut légitimement soupçonner que notre corpus nous donne malgré tout une image vraisemblablement « gonflée » de ce qu’a été la production réelle de dessins de Cezanne jusqu’à sa trentième année. On peut donc craindre une surreprésentation des dessins issus de carnets au cours des premières périodes. Il faudra en tenir compte dans nos analyses thématiques ou partielles ultérieures lorsque celles-ci reposeront sur l’analyse des dessins.

  • Pour la dernière période, il est normal d’avoir moins de carnets si l’on considère, comme nous l’avons vu, que Cezanne dessine moins après 1900, y compris sur feuilles libres, pour les raisons que nous avons pu soupçonner. Mais il demeure anormal de n’en avoir qu’un seul – et encore fort maigre, avec ses 12 feuillets seulement – sur les 7 dernières années de sa vie, et si peu de dessins sur papier libre[22]Au témoignage de Gasquet, Cezanne commençait toutes ses journées en dessinant… cf Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les Éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 33-34. note 107 : « Jusqu’à son dernier jour, chaque matin, comme un prêtre lit son bréviaire, il dessina, peignit, une heure durant, sous toutes ses faces, l’écorché de Michel-Ange, et je me souviens avec quel respect il évoquait souvent l’image du père Ingres allant au Louvre, sous son parapluie, à soixante ans passés, et disant : « Je vais apprendre à dessiner… » Si Cezanne a fait sa « prière du matin » en produisant tous les jours un dessin depuis son retour définitif à Aix en 1900, ce seraient 2500 dessins qui aurait dû nous parvenir rien que pour cette période : ceci confirme à notre avis le fait que les dessins connus ne représentent qu’une part très réduite de sa production réelle, hélas !. On peut donc penser que là aussi, notre corpus d’œuvres connues n’est pas nécessairement fidèle à la pratique réelle de Cezanne.

Trop de dessins de carnets au début, pas assez de dessins de carnets ou sur feuilles libres à la fin : cela doit nous rendre prudents quant aux conclusions que nous pourrons tirer de nos analyses partielles ou thématiques des dessins de ces périodes.

CONCLUSION

La méthode statistique permet de mettre en lumière quelques « lois » de la production artistique de Cezanne :

  • globalement, sa production croît en nombre durant la première partie de sa carrière avec une acmé durant la période dite « impressionniste » de 1872 à 1882, puis décroît assez fortement jusqu’à la fin ;
  • cette évolution générale est cependant largement conditionnée par celle des dessins, dont le nombre est environ quatre fois supérieur à celui des aquarelles et trois fois à celui des peintures. L’inversion de la courbe de croissance se produit à partir de 1882, la période 1882-1888 étant une période de décroissance brutale pour les dessins qui entraîne celle de la production globale, encore accentuée par une décroissance plus limitée des peintures. Ce mouvement n’est que très partiellement compensé par la montée en puissance subite des aquarelles qui vont supplanter le dessin comme média privilégié durant la seconde partie de la carrière du peintre ;
  • les dimensions des tableaux suivent une courbe inverse de celle de la production globale : de grande taille à l’origine, ils rapetissent au fur et à mesure que leur nombre augmente jusqu’en 1872-1883, puis grandissent à nouveau lorsque leur nombre diminue ;
  • ce que nous connaissons de la production de dessins provient en grande partie des carnets, notamment de jeunesse, ce qui fait soupçonner que l’image que nous en avons n’est pas absolument fidèle à ce qu’a dû être la production réelle de dessins ;
  • même si c’est de façon différenciée selon les médias, notre attention est attirée par la période 1882-1888 qui semble assez atypique par rapport aux autres – ce que nos analyses ultérieures confirmeront.

Quant à notre corpus des œuvres connues de Cezanne, contrairement à l’adage qui veut que « le statisticien est un homme qui fait un calcul juste en partant de prémices douteuses pour aboutir à un résultat faux »[23]Jean Delacour, nous pensons avoir montré qu’il peut être considéré, à quelques exceptions près concernant certains carnets de dessins, comme vraisemblablement représentatif de son œuvre totale. On peut donc se permettre légitimement de tirer de nouvelles conclusions de l’examen plus poussé des sous-parties de ce corpus, comme nous allons le faire aux chapitres suivants.

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Références

Références
1 Soit 956 toiles répertoriées dans le catalogue Rewald, plus 9 toiles non cataloguées dont 4 ou 5 contestées, provisoirement conservées dans la base d’images numériques, leur éventuel rejet ultérieur ne modifiant que de façon imperceptible les résultats que nous obtiendrons. Deux toiles traitent de deux sujets différents (R081, R590), ce qui fait un total de 967 œuvres répertoriées. Nous ne connaissons pas d’image pour 3 des toiles du catalogue (R098, R100, R115). En outre R002 er R003 ne forment qu’une seule œuvre : 963 œuvres figurent donc dans la base d’images pour les 961 toiles dont la photographie est connue.
2 Soit 651 feuilles dans le catalogue Rewald, plus 41 feuilles non cataloguées (27 feuilles dont on a l’image et 14 feuilles identifiées mais dont la reproduction est inconnue et dont certaines sont peut-être contestables). Le total des œuvres répertoriées est de 698 car 4 feuilles contiennent deux œuvres différentes (n° RW041, RW069, RW443, RW493) et 1 feuille en contient trois (RW495). Le nombre d’œuvres figurant dans la base d’images est donc de 684 (soit 698-14) pour les 680 feuilles dont la photographie est connue.
3 Soit 1269 feuilles dans le catalogue Chappuis (en ne tenant pas compte du n° C0857 A erroné, déjà décrit sous le n° C0855, des n° C0260, C0907, C0944 qui sont en fait des aquarelles et de C0539A qui ne contient que des notes et pas de dessin, et compte tenu du fait que le n° C0520 correspond en réalité à deux feuilles), plus 154 feuilles non cataloguées (118 feuilles dont on a l’image et 36 feuilles identifiées mais dont la reproduction est inconnue et dont certaines sont peut-être contestables, totalisant a priori 42 œuvres).On ne connaît pas d’image pour C089A, C0482A, C0482B, C0627A, C0697A, C0742A, C0959A. Il y a donc 1380 feuilles de dessin dans la base images représentant 2555 dessins.

Noter aussi que l’on compte 11 feuilles mixtes comportant à la fois dessin(s) et aquarelle(s) : C0056, C0362, C0629(RW132a pour Rewald), C1101, C1102, C1188, C1218 (RW126),RW026, RW041, RW142, RW409. Par souci de simplicité, ces feuilles sont comptées deux fois, une fois comme feuilles de dessin, une fois comme feuilles d’aquarelles.

4 Ainsi, tout au long de la réalisation des études qui vont suivre et qui se sont étalées sur environ deux ans, divers dessins et aquarelles sont apparus, qui auraient dû nous amener à corriger sans cesse nos dénombrements antérieurs à ces découvertes. Nous l’avons fait le plus souvent, mais n’ayant aucune influence réelle sur les constats statistiques mis en lumière compte tenu du nombre tout de même fort limité de ces découvertes, nous avons considéré que cela n’était pas toujours utile de corriger notre copie. Aussi, on ne s’étonnera pas si l’on découvre parfois dans la suite quelques divergences tout à fait mineures dans les comptages effectués et nous sollicitons sur ce point l’indulgence du lecteur.
5 y compris les 3 eaux-fortes et les 5 lithographies attribuées directement à Cezanne (ce qui exclut la lithographie du Déjeuner sur l’herbe) non encore évoquées jusqu’à présent et absentes des trois catalogues analysés en Annexe I. Leur nombre infime n’a aucun impact sur les observations faites dans cette étude.
6 Ce qui n’est pas forcément évident, car l’aquarelle exige une concentration sans relâche et n’autorise aucun repentir, ce qui rend le système de Cezanne encore plus difficile avec son choix préalable de poser des petites touches et des couleurs abstraites. Mais l’effort physique à fournir est bien plus faible, ce qui peut expliquer en partie l’importance prise par l’aquarelle dans les dernières années de la vie du peintre.
7 telle que définie à l’Annexe II.
8 Ou un peu moins de 1/3 de page A4 par jour en format portrait… La production connue de peintures représente pour l’ensemble de sa vie une surface totale de 371 m2 (si l’on exclut les paravents R001,002 et 003 qui à eux seuls font 20 m2), avec une surface moyenne par tableau de 0,39 m(55×70 cm ou 60 x 65 cm par exemple).
9 et certainement plus si l’on se souvient que Cezanne a détruit, égaré ou donné quantité de toiles que nous ne connaissons pas…
10 Les calculs sont faits à partir des dimensions connues des tableaux – donc sans tenir compte des éventuelles « réserves » qui viendraient en diminution de la surface réellement peinte pour tel ou tel tableau… Nous ne pensons pas que cela fausse significativement nos conclusions, car même une variation de 10 à 15 % de nos chiffres ne modifieraient pas les tendances que nous dégageons ici, et il est très peu vraisemblable que le total des réserves représente une telle proportion du total de la surface des tableaux.
11 Cette constatation ouvre la voie à une recherche plus approfondie – qui reste à faire – sur l’évolution de la taille des toiles en fonction de leur genre : paysages, portraits, scènes de genre, etc.
12 Le même phénomène au cours des 7 dernières années est lui aussi totalement compatible avec l’idée que sa production réelle a souffert durant cette dernière période de ses ennuis de santé. On peut cependant noter que même durant cette période, Cezanne peint davantage que durant la période 1882-1888.
13 On peut s’interroger sur l’influence de la dimension importante (10,8 m2 en tout) des trois Grandes Baigneuses sur les résultats observés en 5e et 6e périodes. En réalité, si on les supprime de la production en tant qu’exceptions, on constate que les chiffres obtenus varient à peine et ne remettent absolument pas en cause ces conclusions. En effet, la surface moyenne peinte par an passe en 5e période de 9,55 m2 à 9,08 m2 et en 6e période de 7,52 m2 à 6,78 m2, ce qui ramène la surface moyenne d’une toile en 5e période de 0,48 m2 à 0,45 m2 et en 6e période de 0,49 m2 à 0,44 m2 : tout cela se traduirait sur la Fig. 3, bien normalement, par un léger fléchissement de la production en 6e période, celle où évidemment l’essentiel des Grandes Baigneuses a été peint. De même sur la Fig. 4, la dimension moyenne des tableaux hors Grandes Baigneuses diminue un peu : de 60 x 80 en 5e période, elle passe à 60 x 75, et en 6e période elle passe de 60 x 82 à 60 x 73. Des différences si minimes ne remettent pas en cause nos conclusions.
14 C’est ainsi que Chappuis retient comme dessins C0907 et C0944 que nous considérons comme des aquarelles, et qu’il classe comme dessin C0260 que Rewald classe comme aquarelle sous la référence RW048. Pour ne pas compliquer les choses, nous avons conservé comme dessins le pastel C0224 et les différents lavis comme C0166, C0247, C0355, etc., qu’il eût été plus cohérent de classer avec les aquarelles puisqu’ils jouent sur la couleur.
15 On retrouve la même pratique pour les pages sur papier libre : 142 pages sur 488 comportent plus d’un dessin, et jusqu’à 24 pour C0067.
16 On verra ultérieurement que cette fréquence des dessins durant cette période s’explique aussi en grande partie par l’abondance des croquis représentant le fils de l’artiste.
17 Un travail d’identification de ces autres carnets (dont le nombre semble proche de la vingtaine) à partir de l’examen minutieux des feuilles concernées est en cours.
18 Ce graphique ne tient pas compte des 5 pages de dessins (11 dessins) supplémentaires que nous avons identifiées comme faisant partie des carnets connus, mais non cataloguées comme telles par Chappuis.
19 Relire l’excellent commentaire de Chappuis à ce sujet pp.46-47 de son catalogue.
20 Cj1 à 4 et le tout début de CII et CV avant 1870, et après 1899 quelques dernières feuilles de BSII, CIV, BSIII, BSI,CPIV.
21 Leur caractère souvent très incomplet milite pour notre hypothèse selon laquelle Cezanne a réalisé trois fois plus de dessins que ceux qui nous sont parvenus, puisque nous disposons seulement d’environ la moitié des feuilles des carnets connus et que nous pouvons supposer l’existence d’au moins une vingtaine d’autres carnets par la cinquantaine de pages n’appartenant pas aux carnets officiels mais que nous pouvons considérer comme des pages de carnets… de quoi alimenter notre frustration par rapport à la négligence de Cezanne et certainement à celle de son fils concernant les dessins de son père ! Mais aussi de quoi s’attendre à la réapparition continue de dessins de Cezanne sur le marché de l’art – nous en avons déjà collationné une centaine apparus depuis la publication du catalogue de Chappuis. Cf. note 22.
22 Au témoignage de Gasquet, Cezanne commençait toutes ses journées en dessinant… cf Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les Éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 33-34. note 107 : « Jusqu’à son dernier jour, chaque matin, comme un prêtre lit son bréviaire, il dessina, peignit, une heure durant, sous toutes ses faces, l’écorché de Michel-Ange, et je me souviens avec quel respect il évoquait souvent l’image du père Ingres allant au Louvre, sous son parapluie, à soixante ans passés, et disant : « Je vais apprendre à dessiner… » Si Cezanne a fait sa « prière du matin » en produisant tous les jours un dessin depuis son retour définitif à Aix en 1900, ce seraient 2500 dessins qui aurait dû nous parvenir rien que pour cette période : ceci confirme à notre avis le fait que les dessins connus ne représentent qu’une part très réduite de sa production réelle, hélas !
23 Jean Delacour