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Introduction

L’œuvre de Cezanne : pour une approche quantitative

Mais à quoi pensait donc Cezanne ? Qu’est-ce qui l’intéressait particulièrement ? Comment son univers mental a-t-il évolué tout au long de sa vie ? Et sur le plan de ses moyens artistiques, qu’est-ce qui le poussait à choisir un média ou une technique plutôt qu’une autre ? Il est difficile pour ceux qui sont tombés amoureux de l’œuvre de ne pas s’interroger sur son auteur, malgré les nombreuses protestations d’artistes prétendant refuser ce droit à leur public et exigeant de n’être jugés que sur leurs productions. Et pourtant… même un Flaubert, intraitable quant à son refus de devenir lui-même objet de l’attention de son public et se retirant dans sa thébaïde normande, élevant le culte de l’art au niveau d’un absolu devant lequel tout le reste n’est que poussière et vanité, même un Flaubert laisse parfois échapper un « Madame Bovary, c’est moi ! » qui peut donner à penser.

Si on se laisse aller à son désir de connaître malgré tout l’auteur de tant de merveilles, on dispose généralement de trois sources : ses écrits personnels, et notamment sa correspondance, les traces écrites par d’autres où il est question de lui, souvent de nature fort diverses (depuis les actes de l’état-civil jusqu’aux témoignages d’intimes en passant par une myriade de documents comme les articles de journaux, les jugements, les récits ou les souvenirs des contemporains, etc.), et enfin l’œuvre elle-même. Les deux premiers types de sources donnent lieu à de nombreux travaux savants visant à établir la biographie la plus précise et la plus incontestable possible permettant de situer l’artiste dans sa psychologie, dans son siècle, dans l’histoire de l’art, etc. et aussi à fiabiliser la chronologie des œuvres qu’il nous a laissées. Mais on entre alors parfois dans un raisonnement circulaire qui peut être vicieux : « telle difficulté personnelle que nous estimons avoir été vécue à cette date par l’auteur explique le choix de tel sujet pour tel tableau et permet de le dater » devient ensuite : « le sujet de ce tableau démontre que l’auteur à cette date était obnubilé par telle préoccupation  ».

Faute de certitudes absolues reposant sur des faits incontestables, il est difficile de ne pas naviguer à vue entre ces deux positions, surtout lorsque l’on privilégie la voie qui consiste à remonter de l’œuvre à l’auteur pour espérer mieux le connaître. Laissant de côté les approches fondées sur la documentation historique[1]Par souci de cerner précisément notre sujet et aussi par respect pour le travail monumental réalisé sur ce point par un chercheur tel qu’Alain Mothe, par exemple, dont on pourra juger en examinant sa « Vie de Paul Cezanne » sur ce site., c’est cette voie que nous tenterons d’explorer ici, avec toute la modestie qui s’impose compte tenu de l’imprécision régnant dans la mise en ordre chronologique des œuvres de Cezanne. Outre cet obstacle originel (au sens du péché du même nom), les périls d’une telle démarche sont nombreux : c’est ainsi que lorsque l’on se penche sur l’abondante littérature consacrée à Cezanne, il est assez fréquent de constater que les conclusions tirées par les uns ou les autres le sont à partir d’interprétations d’un échantillon d’œuvres choisies selon une logique peu apparente ou assez arbitraire.

On peut alors s’interroger sur la validité de telles conclusions dès lors qu’elles seraient confrontées à un examen exhaustif et systématique de l’œuvre de Cezanne. Tel thème mis en valeur par tel chercheur est-il aussi prégnant que celui-ci le suppose ?

Certes, comme en Histoire, on préfère souvent les grandes fresques historiques d’un Michelet, les romans tels Notre-Dame de Paris, voire L’Allée du Roi, capables de nous restituer tout un passé dans sa chair et son souffle, aux travaux minutieux, voire pointilleux des historiens de l’École des Annales friands de comptages minuscules, mais qui finalement peuvent renouveler profondément notre perception de telle ou telle époque. Ou encore, un film à grand spectacle reconstituant les derniers jours de Pompéï intéressera bien plus de monde que le compte-rendu par un archéologue de ses travaux de dégagement d’un pan de mur à la petite cuillère. Comme le disait Hugo : « L’art, merveilleuse contrée dont le critique trace la géographie, dont le poète dessine le paysage ! ». Pour le peintre comme pour le critique d’art, le paysage présente plus de vertus esthétiques que la géographie… Une biographie romancée de Cezanne sera toujours plus séduisante pour le public que l’établissement d’une chronologie rigoureuse fondée sur la validation minutieuse des sources justifiant la postulation de tel fait.

Il nous paraît pourtant intéressant, dans les études qui vont suivre, d’adopter le point de vue du géographe, voire de l’entomologiste, ne serait-ce que pour conforter ou au contraire battre en brèche les interprétations ayant cours et ouvrir la voie à de nouvelles recherches. Nous pensons qu’il serait utile d’assainir en quelque sorte le terrain en disposant d’analyses quantitatives portant sur la totalité du corpus des œuvres connues du peintre. Celles-ci pourraient alors servir à vérifier que les innombrables affirmations et hypothèses concernant Cezanne proposées depuis les origines par les poètes, les critiques d’art et les historiens ne sont pas contredites ou fortement contestées par la réalité de la production effective du peintre. Ces analyses quantitatives pourront aussi fournir des pistes permettant d’induire de la production constatée toutes les considérations de nature psychologique, sociologique ou artistique qui pourraient paraître pertinentes.

Ces analyses devraient comporter à la fois :

  • des études quantitatives de la structure de l’œuvre globale analysée en fonction des sujets ou thèmes abordés : paysages, natures mortes, portraits, baigneurs, etc., permettant de situer l’importance relative de ces thèmes par rapport à la production totale de Cezanne, à la fois sous l’angle synchronique et diachronique ;
  • des études quantitatives de la structure de l’œuvre globale analysée en termes de médias (peintures, aquarelles, dessins) dans leurs rapports mutuels et leurs évolutions relatives ;
  • des études quantitatives des différentes techniques utilisées selon les médias (par exemple les taches de couleurs en peinture, la ligne tremblée dans le dessin, ou les niveaux de finition depuis les ébauches jusqu’aux croquis les plus élaborés, etc.).

La voie serait ainsi ouverte pour des recherches de détail plus approfondies concernant tel ou tel thème particulier, telle ou telle approche qu’il plairait au chercheur d’explorer.

Nous nous proposons ici de restreindre notre champ de recherche essentiellement aux deux premiers points évoqués ci-dessus, en n’abordant les considérations purement techniques que lorsque cela nous paraitra absolument nécessaire pour rendre signifiantes nos propres inductions.

Notre démarche consistera donc fondamentalement à proposer des descriptions quantifiées les plus rigoureuses et exhaustives possible de l’œuvre de Cezanne, et accessoirement d’en tirer quelques conclusions, davantage à titre d’exemples des questions qu’on peut se poser et des réponses que l’on peut apporter à l’examen des chiffres, qu’à titre de « découvertes » ou de « vérités » nouvelles quant à l’œuvre de Cezanne.

Les outils statistiques utilisés veulent rester les plus simples possibles : partant de dénombrements d’éléments définis comme pertinents, on utilise les notions de moyenne, de parts relatives en % des éléments d’un ensemble, d’évolution dans le temps d’un phénomène donné, de comparaison entre deux séries. On s’interdit tout calcul complexe d’écart–type, de corrélation, de Khi2, etc. Chaque fois que possible, on illustre par des graphiques simples ce que l’on veut faire apparaître. On évite également tout excès de précision qui n’aurait pas de sens compte tenu de ce nous constaterons quant à l’imprécision des datations : les rapports, proportions et pourcentages sont arrondis à l’entier le plus proche.

La méthode que nous nous proposons de suivre consiste à aller du général au particulier, de la synthèse à l’analyse de détail. Ainsi, après avoir établi les données les plus globales sur l’œuvre, nous descendons au niveau des données touchant telle catégorie, comme la représentation de la personne humaine, puis à l’intérieur de celle-ci ce qui concerne par exemple les scènes de genre, puis au niveau inférieur les scènes érotiques, puis encore la distinction entre érotisme voyeuriste et érotisme marqué par la violence, etc.

Mais en préalable à toute analyse, il est indispensable de s’assurer que le corpus d’œuvres objet de ces analyses peut être considéré comme valide. Les deux premiers chapitres et une partie du troisième visent à établir cette légitimité.

En effet, il faut se rappeler que l’ensemble des œuvres connues de Cezanne constitue lui-même un échantillon de sa production réelle ; il importe d’examiner les conditions dans lesquelles celle-ci nous est ou non accessible par extrapolation de l’échantillon au tout, du connu à l’inconnu.

Le rôle des trois catalogues raisonnés de Chappuis et Rewald est ici essentiel, puisqu’ils nous offrent à la fois un recensement des œuvres et une datation de chacune d’entre elles.

Concernant le recensement, un nombre infime de modifications ont été proposées depuis la parution de ces catalogues pour remettre en cause l’attribution de telle ou telle œuvre à Cezanne, et un nombre tout aussi infime d’ajouts ont été validés (avec quelques nuances concernant les dessins, comme nous le verrons). On peut donc tout à fait valablement s’appuyer sur ces catalogues pour ce qui touche à l’identification des œuvres connues de Cezanne.

S’agissant de la datation, les choses ne sont pas aussi simples. L’étude du système de datation implicite dans chaque catalogue diffère beaucoup de l’un à l’autre, au point que se pose la question de leur degré de précision relatif. Pour ne pas alourdir les analyses du corpus cezannien, nous avons consacré l’Annexe I à l’examen de cette question, qui conditionne ensuite la question de la méthode à adopter pour toute analyse diachronique de l’œuvre, qui fait l’objet de l’Annexe II. En effet, comme le nombre d’œuvres dont la date est connue à l’année près est très minoritaire, il est impossible de se livrer à des analyses d’évolution utilisant l’année comme unité de temps. Ceci nous oblige à définir des unités plus larges, ou grandes périodes, dont le nombre doit être compatible avec la précision relative des catalogues que nous aurons établie au préalable en Annexe I. Les limites de ces périodes doivent être également compatibles avec ce que nous savons de la biographie du peintre, et les inévitables marges d’erreurs possibles doivent être exactement appréciées et apparaître acceptables pour qu’on puisse dès lors affecter chaque œuvre à une période déterminée en minimisant ces risques d’erreurs, ce qui est indispensable pour constituer un corpus utilisable dans les études d’évolution[2]en y incluant les quelques œuvres absentes des trois catalogues et reconnues comme étant de Cezanne (dessins essentiellement.

Le travail méthodologique préliminaire décrit dans les Annexes I et II nous permet donc de disposer d’une recension exhaustive des œuvres ventilées de façon suffisamment fiable en grandes périodes. Dès lors, le chapitre I se consacre au second type d’études évoqué ci-dessus (analyse quantitative et diachronique de la structure de l’œuvre en termes de médias), qui nous permettra de dresser une série de constats intéressants en soi quant à l’utilisation de ces médias par Cezanne, mais aussi fort utiles pour apprécier dans quelles limites le corpus des œuvres connues peut être considéré comme représentatif de sa production réelle. Cette question est d’importance, puisque si ce n’était pas le cas toute analyse de détail tirée de ce corpus pourrait ensuite être contestée dans ses conclusions quant à Cezanne et à sa pratique artistique réelle.

Considérant alors que le corpus des œuvres connues est représentatif, à quelques nuances près comme on le verra, de la production réelle de Cezanne, nous pouvons nous lancer dans l’analyse de ce corpus et en tirer des conclusion quant aux pratiques du peintre. Ces analyses quantitatives relatives à la thématique ou aux techniques propres à Cezanne doivent cependant être focalisées, car la variété du champ thématique est pratiquement illimitée. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, nous avons choisi dans les chapitres II et suivants de nous centrer sur un thème particulier, celui de la façon dont Cezanne traite la figure humaine dans son œuvre.

Pourquoi ce thème particulier ? Contrairement aux paysages[3]thème déjà largement et profondément exploré par de grands auteurs comme Robert W. Ratcliffe ou Pavel Machoka., ce thème a fait l’objet de peu d’études globales systématiques[4]Voir par exemple sur un thème plus limité Baigneurs et baigneuses de Guila Ballas.. Il nous est donc apparu qu’il pourrait illustrer la fécondité de la méthode quantitative, tout en fixant un cadre de référence pouvant servir de pierre de touche aux nombreuses études de type psychologique qui ne manquent pas de s’intéresser à tel ou tel aspect des représentations de l’humain dans l’œuvre du peintre : portraits, scènes érotiques, copies de statues, etc.

Par ailleurs, quand on considère les paysages de Cezanne, ou les natures mortes, on y constate l’absence quasi totale d’humains, ce qui est fort loin de la pratique courante des peintres du XIXe siècle. En effet, en incluant toiles, aquarelles et dessins, eaux-fortes et lithographies, la présence de personnages ne se manifeste de façon anecdotique que dans 26 paysages sur 1101 répertoriés[5]En y incluant les deux derniers paysages mis au jour au dos d’aquarelles de la collection Barnes. Bien entendu, dans la plupart des scènes de baigneurs ou diverses situations de groupe comme les parties de campagne, le paysage est présent, mais il n’est pas le sujet principal et l’œuvre n’est pas considérée comme un paysage. Elle n’est donc pas décomptée dans les 1101 paysages évoqués ici. et dans 24 natures mortes sur 399 répertoriées[6]En réalité, cette présence marginale ne figure que 8 fois, car la plus grande part de ces 24 natures mortes est constituée de 3 Amour en plâtre et des 13 Femme à l’horloge, qui constituent des sujets en soi comportant un personnage humain.. Cela nous a paru suffisamment curieux pour mériter un examen plus approfondi de la façon dont Cezanne met en scène l’être humain dans son œuvre, les observations statistiques que nous pourrons faire ouvrant ensuite la voie à toute interprétation psychologique que l’on jugera pertinente, dès lors qu’elles seront compatibles avec ces observations.

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Références

Références
1 Par souci de cerner précisément notre sujet et aussi par respect pour le travail monumental réalisé sur ce point par un chercheur tel qu’Alain Mothe, par exemple, dont on pourra juger en examinant sa « Vie de Paul Cezanne » sur ce site.
2 en y incluant les quelques œuvres absentes des trois catalogues et reconnues comme étant de Cezanne (dessins essentiellement
3 thème déjà largement et profondément exploré par de grands auteurs comme Robert W. Ratcliffe ou Pavel Machoka.
4 Voir par exemple sur un thème plus limité Baigneurs et baigneuses de Guila Ballas.
5 En y incluant les deux derniers paysages mis au jour au dos d’aquarelles de la collection Barnes. Bien entendu, dans la plupart des scènes de baigneurs ou diverses situations de groupe comme les parties de campagne, le paysage est présent, mais il n’est pas le sujet principal et l’œuvre n’est pas considérée comme un paysage. Elle n’est donc pas décomptée dans les 1101 paysages évoqués ici.
6 En réalité, cette présence marginale ne figure que 8 fois, car la plus grande part de ces 24 natures mortes est constituée de 3 Amour en plâtre et des 13 Femme à l’horloge, qui constituent des sujets en soi comportant un personnage humain.