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Chapitre V

Positions relatives des grands thèmes de la catégorie « Humains » les uns par rapport aux autres

Après avoir situé au chapitre précédent chaque thème par rapport à la totalité de l’œuvre de Cezanne, il convient maintenant d’examiner la position relative de chacun au sein même de la catégorie « Humains ». Nous allons donc :

–  évaluer le volume d’œuvres propre à chaque thème ;

–  examiner comment chaque thème est traité en fonction des médias ;

– examiner comment chaque thème évolue tout au long de la carrière du peintre.

 

I.     IMPORTANCE COMPARÉE DE CHAQUE THÈME EN NOMBRE D’ŒUVRES

Les 2552 œuvres répertoriées mettant en scène des humains se repartissent ainsi en fonction des différents thèmes :

Fig. 1. Proportion des œuvres de la catégorie « Humains » ventilée par thèmes[1]

Fig. 1. Proportion des œuvres de la catégorie « Humains » ventilée par thèmes[1]Partant de l’axe de midi et évoluant dans le sens des aiguilles d’une montre, on regroupe d’abord les 5 thèmes où domine la représentation d’individus, les groupes étant privilégiés dans les deux derniers, scènes de genre et baigneurs.

Ce graphique fait ressortir les sujets dans lesquels Cezanne s’est particulièrement investi :

  • les portraits représentent le quart des œuvres où figurent des humains, ce qui est considérable. On peut imaginer dès lors que le visage humain a été pour Cezanne un de ses principaux sujets d’intérêt[2]d’autant plus, comme on le verra plus tard, que têtes et bustes représentent les deux tiers des études de personnages sans identité particulière. Si on les ajoute aux portraits, l’étude du visage humain occupe alors le tiers de toutes les œuvres représentant des humains, l’amenant à égalité avec la représentation des paysages., ce qui pourrait amener à douter quelque peu de l’opinion selon laquelle il ne cherchait pas à rendre la psychologie de ses modèles, sachant que le visage en est le vecteur principal – sauf à considérer que c’est uniquement pour les complexités formelles du visage humain et les difficultés techniques de son rendu qu’il en a fait un de ses thèmes privilégiés ;
  • les scènes de genre arrivent en seconde position et représentent le cinquième des œuvres[3]et même le tiers si l’on rajoute les baigneurs et baigneuses. : nul doute que Cezanne s’intéresse également à la mise en situation de personnages, dont il sera nécessaire d’analyser le détail ;
  • baigneurs et baigneuses, malgré leur notoriété pour le public, n’arrivent qu’en 5e position et ne représentent finalement qu’une œuvre sur dix, comme vu au chapitre précédent, moins que les œuvres consacrées à représenter des personnages fictifs issus du monde de la culture.
  • les études de personnages sans identité, dont on a dit qu’en soi ils présentaient la plupart du temps peu d’intérêt, forment cependant un gros contingent d’œuvres, qu’on ne pourra pas négliger.

La présence de tous ces thèmes par les différents médias montre cependant des différences dans leur traitement par l’artiste.

 

II.     IMPORTANCE RELATIVE DE CHAQUE THÈME EN FONCTION DES MÉDIAS

La Fig. 4 du chapitre II a mis en évidence que la catégorie « Humains » est d’abord massivement présente dans les dessins, secondairement dans les peintures et accessoirement dans les aquarelles. La Fig. 2 du chapitre IV illustre la présence de chaque thème dans les dessins, peintures et aquarelles. En reprenant dans la Fig. 3 du chapitre IV uniquement les thèmes de la catégorie « Humains », nous obtenons ceci :

fig-2

Fig. 2. Ventilation des différents thèmes de la catégorie « Humains » selon les médias

On constate une fois de plus l’intérêt de ne pas s’en tenir à des moyennes trop générales (indiquées dans la colonne « Total ») la répartition des sujets traités étant très différente selon les médias.

1.    Les dessins : une répartition assez équilibrée entre les divers thèmes

Comme on pouvait s’y attendre vu leur grand nombre, on retrouve une répartition des thèmes dans les dessins assez proche de celle qu’on a mise en évidence pour l’ensemble des œuvres de la catégorie « Humains » (Fig. 1, reprise ici dans la colonne « Total »). Cependant les proportions de portraits, de scènes de genre et de baigneurs diminuent un peu au profit des études de nus et des personnages du monde de la culture. Mais surtout, on constate à nouveau que le thème des études de personnages sans identité (pratiquement 1 dessin sur 5) n’existe que dans les dessins et qu’il équivaut pratiquement en poids relatif aux portraits, aux personnages du monde de la culture et aux scènes de genre, ce qui est beaucoup.

Pourquoi cette absence dans la peinture et l’aquarelle ? L’analyse du contenu de ce thème rendra la chose évidente, comme on le verra, puisqu’il s’agit pratiquement uniquement d’ébauches et d’esquisses plutôt faibles jetées négligemment sur le papier et parfois réduites à deux ou trois traits de crayon. Elles ne sont parvenues jusqu’à nous que parce qu’elles figurent dans les carnets ou sur des feuilles comportant d’autres dessins. On ne trouve évidemment pas l’équivalent dans les peintures et les aquarelles : pourquoi aurait-on conservé une toile ou une aquarelle réduites à deux ou trois touches de peinture et abandonnées dans cet état sans qu’on puisse imaginer ce qu’aurait pu devenir ce minuscule début ?

Il s’agit donc de brouillons que nous aurions pu négliger eu égard à leur insignifiance esthétique – en revanche, les sujets abordés dans ces ébauches nous apportent un éclairage supplémentaire sur ce à quoi s’intéressait Cezanne et nous concernent donc à ce titre.

2.    Les peintures : un média essentiellement dédié aux portraits

Les portraits représentent presque la moitié des peintures de la catégorie « Humains »[4]alors que sur l’ensemble de l’œuvre 1 toile sur 5 seulement est un portrait, cf. supra., une proportion qu’aucun autre thème n’atteint dans les deux autres médias. On peut donc trouver là une preuve indéniable de l’importance primordiale du portrait pour Cezanne dans la représentation des humains, nettement privilégiée à ses yeux par rapport aux autres thèmes, scènes de genres ou baigneurs et baigneuses notamment. Ceci est d’autant plus vraisemblable que la peinture, par rapport au dessin et à l’aquarelle, représente pour les portraits une technique beaucoup plus complexe et plus riche de possibilités, qui a donc dû exiger du peintre une application bien plus intense, un effort et un temps beaucoup plus considérables.

Ce constat nous incitera donc à analyser plus en détail ce thème du portrait, qui pourrait se révéler fécond pour l’exploration de l’univers mental du peintre.

3.    Les aquarelles : un média essentiellement dédié aux scènes de genre et aux baigneurs

Ces deux thèmes représentent chacun le tiers des aquarelles consacrées aux humains, reléguant pour le coup les portraits en troisième position seulement – alors que ceux-ci sont dominants en dessin et peinture – le reste étant secondaire voire très marginal. Cela doit nous inciter à examiner de plus près le contenu des scènes de genre concernées et l’évolution dans le temps des aquarelles de baigneurs, pour éclairer peut-être le choix privilégié de ces thèmes dans cette technique, ce que nous ferons dans un chapitre ultérieur.

 

III.     UNE ÉVOLUTION CONTRASTÉE DES THÈMES DANS LA DURÉE

Cezanne n’a pas traité uniformément les diverses catégories de sujets tout au long de sa carrière, comme nous l’avons montré au chapitre II (cf. Fig. 5 Ch. II). Il en est évidemment de même en ce qui concerne les différents thèmes de la catégorie « Humains », comme le montre le graphique suivant :

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Fig. 3. Évolution des différents thèmes de la catégorie « Humains »
(en nombre d’œuvres moyen par an)[5]Les totaux sont un peu supérieurs à ceux de la Fig. 5 Ch. II qui n’intégrait pas les 93 œuvres illustrant une partie du corps (mot-clé « anatomie ») dans le total de la catégorie.

Ce graphique[6]volontairement simplifié (pas de valeurs indiquées pour les différents thèmes) car l’analyse de détail se fera à l’occasion de l’examen de chaque thème. met en évidence toute une série de différences dans le traitement de chaque thème, que nous allons ici saisir dans leur dynamique d’ensemble, réservant l’analyse plus fine de leurs évolutions au fil du temps aux chapitres qui leur seront spécifiquement consacrés.

  • L’évolution des portraits (courbe en bleu foncé) est la seule à suivre d’assez près l’évolution de la production globale (courbe « total » en gris clair) telle qu’on l’a mise en évidence dans les chapitres antérieurs : croissance du nombre d’œuvres produites durant la première moitié de la carrière, chute importante durant la période 1882-1888 puis lente décroissance jusqu’à la fin, sans pour autant disparaître. Noter cependant qu’en première période, Cezanne ne réalise pratiquement pas de portrait, mais qu’à partir de la période impressionniste, ce thème demeure dominant jusqu’à la fin.
  • Les baigneurs et baigneuses (courbe en bleu clair) suivent une évolution parallèle à celle des portraits : ils ont été pratiquement absents jusqu’à la période impressionniste, où subitement ils deviennent un des thèmes majeurs. Leur nombre décroît ensuite fortement durant la période aixoise de 1882-1888, comme on pouvait s’y attendre, mais curieusement il se maintient ensuite au même niveau, voire augmente légèrement au cours de la dernière période, où il dépasse même les portraits. C’est donc un thème auquel Cezanne s’intéresse en fait plutôt tardivement (peut-être parce qu’il remplace dans sa production les études de nus des deux premières périodes), la période d’engouement des années 1872-1882 étant ensuite suivie d’une certaine fidélité au thème sur un mode plus mineur.
  • L’évolution des scènes de genre (courbe en vert foncé) et des études de nus (courbe en vert clair) présente un profil identique, mais original par rapport à tout ce qu’on a pu observer jusqu’ici : en effet, déjà très présents durant la première période, ils atteignent leur maximum dès la seconde période, mais entament très vite ensuite leur décroissance dès la phase « impressionniste »[7]Décroissance un peu moins rapide pour les scènes de genre que pour les études de nus. En outre, les scènes de genre se maintiennent malgré leur décroissance à partir de la période 1872-1882 à un niveau relativement élevé : on peut dire que les scènes de genre sont un thème privilégié durant la première partie de la vie du peintre, mais dont il se désintéresse très fortement par la suite., pour devenir très minoritaires, voire pratiquement disparaître durant la seconde partie de la carrière du peintre après 1882. Cezanne commence donc à s’en désintéresser aux alentours de ses trente ans après sa rencontre avec Pissarro.
  • Les personnages issus du monde de la culture (courbe en rouge) intéressent beaucoup Cezanne durant la première partie de sa carrière, d’une façon relativement homogène sur les trois premières périodes, avec cependant une légère croissance et un maximum durant la période impressionniste, avant la chute traditionnelle de la période aixoise 1882-1888. Mais contrairement à tous les autres thèmes, celui-ci croît à nouveau fortement durant la période 1888-1889, alors qu’il disparaît pratiquement durant les 7 dernières années. Un « retour de flamme » temporaire qu’il faudra analyser.
  • Les études de personnages sans identité particulière (courbe en orange) ont évidemment un destin très différent de tous les autres : c’est le thème absolument dominant de la première période, ce qui s’explique aisément si on se rappelle qu’il s’agit essentiellement d’ébauches et d’esquisses plus ou moins grossières présentes avant tout dans les carnets de dessins de jeunesse, de loin les plus abondants. Il est donc normal qu’ensuite, le besoin de ce type d‘ébauches diminuant avec le degré de maîtrise de son art, Cezanne y recoure de moins en moins au fil du temps, jusqu’à leur disparition en dernière période.

 

IV.     EVOLUTION DES CENTRES D’INTERET DE CEZANNE SELON LES PERIODES

Toutes ces observations nous permettent un premier niveau de synthèse quant aux centres d’intérêt qui occupent l’esprit et la main de Cezanne au cours de chacune des périodes de sa vie artistique.

Pour mettre l’évolution des thèmes de la catégorie « Humains » dans une juste perspective, nous réintroduirons ici les catégories des paysages et des natures mortes de façon à avoir une vision plus complète de ce qui se passe au niveau du corpus global de l’œuvre de Cezanne[8]Il ne faut cependant pas oublier les remarques que nous avons pu faire au chapitre II lorsque nous comparions l’évolution de la catégorie « Humains » dans sa globalité (avant son découpage en thèmes constitutifs) à celle des paysages et natures mortes (cf. Fig. 6 Chap. IV). Il est clair qu’en agrégeant les différents thèmes « Humains », la vision que l’on peut avoir de cette catégorie est assez différente de celle que l’analyse de détail menée ici va nous fournir quant à sa position par rapport aux paysages et natures mortes et quant à son importance dans l’univers artistique de Cezanne. Présence continue au niveau global n’est pas synonyme d’importance majeure..

1.    « 1856 – fin avril 1861 : une adolescence aixoise »

Un classement des différents thèmes de la catégorie « Humains » durant cette période selon l’ordre décroissant de leur production doit nous éclairer sur les sujets privilégiés par Cezanne dans sa prime jeunesse. Le thème des études de personnages sans identité particulière, c’est-à-dire des dessins d’ « entraînement » du jeune artiste dominent très largement cette période :

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Fig. 4. 1856-1861 : Classement des différents thèmes par importance décroissante
(en rouge : nombre total d’œuvres sur la période)

L’analyse ultérieure des sujets traités dans chaque thème permettra d’affiner notre perception des centres d’intérêt de Cezanne. Contentons-nous pour le moment de refaire ce classement une fois éliminé le thème des personnages sans identité définie, ce qui donne une meilleure perception des autres priorités de Cezanne :

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Fig. 5. 1856-1861 : Classement des thèmes les plus significatifs par importance décroissante
(en rouge : nombre moyen d’œuvres par an sur la période)

Quelques exemples des productions de cette période :

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Fig. 6. 1856-61 : quelques œuvres.

On voit que le jeune Cezanne cherche son inspiration dans les thèmes les plus traditionnels, voire scolaires. Viennent en priorité les scènes de genre les plus variées (2 œuvres sur 5), comme on le verra, les dessins se dispersant sur une pléiade de sujets sans rapport les uns avec les autres, au gré de ce que l’artiste peut trouver dans ses lectures, les revues d’art qu’il peut consulter, etc. On observera la même dispersion dans les œuvres issues du monde de la culture (1/3 des œuvres). Quelques études de nus (1/6e de la production) apparaissent, mais rien de très concluant. Il est évident qu’il est trop tôt dans la carrière du peintre pour que sa voie propre commence à se dégager, et sa production de cette période donne plutôt l’impression que son univers mental est bien loin d’être focalisé.

Corrélativement, il est naturel que les « vrais » sujets cézanniens, ceux qui l’ont rendu célèbre, demeurent durant cette période à l’état totalement embryonnaire.

Lorsque nous analyserons le détail des œuvres de cette période, nous pourrons cependant constater que certains thèmes psychologiques transversaux commencent à se faire jour (par exemple celui de la violence, à travers de nombreux dessins de luttes ou de soldats, ou encore la prédominance des hommes sur les femmes : un peu plus de 7 hommes pour 2 femmes représentées).

2.    « Mai 1861 – juillet 1872 : la découverte et l’appropriation de Paris »

Entre sa vingtième et sa trentième année, l’ordre des thèmes privilégiés par Cezanne se modifie substantiellement :

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Fig. 7. 1861-1872 – Classement des thèmes les plus significatifs par importance décroissante
(en rouge : nombre moyen d’œuvres par an sur la période)

Quelques exemples des productions de cette période :

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Fig. 8. 1861-1872 : quelques œuvres.

Les scènes de genre atteignent durant cette période – dite en partie « couillarde » – leur développement maximum, notamment par la multiplication des scènes érotiques et des scènes de violence liées à l’érotisme (et non plus à des luttes entre hommes), comme on le verra. Les études de nus atteignent également leur maximum, grâce notamment au grand nombre d’académies faites en atelier. On peut soupçonner que Cezanne traverse une période de troubles « post-adolescents », avec la difficulté de se situer face à la femme et à la sexualité (les femmes nues l’emportent durant cette période sur les hommes nus, contrairement à la période précédente). Les nombreuses gloses sur ce point se trouvent sinon confirmées, du moins non contredites par sa production artistique durant ces années.

Mais on ne peut pas dire que Cezanne « ne pense qu’à çà » : en dehors de ces préoccupations qui renvoient aux difficultés supposées de sa vie intérieure, on constate que durant cette période, des sujets artistiques nouveaux commencent à occuper son esprit : d’une part, l’intérêt pour la nature s’éveille avec les paysages – mais pour ce qui nous intéresse plus particulièrement (les humains), il faut noter surtout l’émergence du portrait qui commence à prendre une place importante – bien que l’intérêt pour les personnages issus du monde de la culture demeure encore plus important. Le très léger fléchissement du nombre de ces derniers peut s’expliquer aisément par ce surgissement des paysages et des portraits dans sa production globale. S’intéresser au visage en parallèles au corps nu correspond-il à une façon de faire baisser la tension désirante (d’autant que l’usage du couteau à palette permet d’y faire passer tout de même une certaine violence) ? Les choses ne sont certainement pas aussi simples, quand on se rappelle le développement important que ce thème va connaître par la suite. Et même si Cezanne a commencé à portraiturer les membres de sa famille avec une certaine violence en guise d’exutoire (l’oncle Dominique, son père), il a dû découvrir au passage qu’il y avait là de vrais défis artistiques à relever, et l’on peut supposer qu’il en est de même avec les paysages, ce qui l’a préparé à la rencontre avec Pissarro qui va maintenant intervenir.

On note enfin sur cette période la diminution drastique des études au brouillon de personnages sans identité définie (essentiellement tirés de Cj4, d’où tout de même un nombre encore important) par rapport à ses débuts.

 

3.    « Août 1872 – septembre 1882 : Cezanne au temps de l’Impressionnisme »

Cette période de production maximum pour Cezanne, comme on l’a vu, est aussi celle où ses priorités artistiques s’ordonnent de la façon dont on a l’habitude de les considérer – alors que c’est en réalité la seule période de toute sa vie artistique où cet ordre s’impose.

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Fig. 9. 1872 – 1882 – Classement des thèmes les plus significatifs par importance décroissante
(en rouge : nombre moyen d’œuvres par an sur la période)

Quelques exemples des productions de cette période :

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Fig. 10. 1872 – 1882 : quelques œuvres.

Un cinquième de sa production est désormais consacrée au paysage, auquel l’a définitivement converti Pissarro, et cette préoccupation artistique restera désormais dominante chez lui. Sur le plan des humains, c’est maintenant le portrait qui domine également et définitivement toutes les productions de la catégorie « Humains ».

Ce qui est radicalement nouveau durant cette période, c’est l’apparition en force et quasiment ex nihilo du thème des baigneurs qui se hisse d’emblée à la troisième place, comme si avec sa liaison installée avec Hortense et la naissance de Paul, les pulsions sexuelles agressives de Cezanne avaient trouvé un moyen de se sublimer sur un plan purement artistique, en évacuant l’érotisme et la violence de ses débuts dans ces figures de femmes nues suffisamment asexuées pour ne pas laisser soupçonner de pulsions désirantes sous-jacentes. On constate d’ailleurs parallèlement que les études de nus, qui tenaient la seconde place durant la période précédente avec une valeur érotique évidente, sont ici subitement reléguées en toute dernière position, comme si Cezanne n’avait plus besoin de ce prétexte pour exprimer son désir envers la femme. Les baigneuses affranchies du soupçon d’être des figures érotiques verront dès lors leur position bien installée jusqu’à la fin, celle-ci finissant même par être plus importante que les portraits.

Ce qui est également remarquable, c’est l’accroissement considérable des personnages issus du monde de la culture qui atteignent ici leur sommet : dans le détail, on verra qu’il s’agit essentiellement de copies de sculptures, autre façon également d’approcher le corps féminin sans qu’on puisse y soupçonner la pulsion érotique à l’œuvre – mais aussi nouvelle façon de continuer à explorer à partir d’une curiosité toute artistique la réalité du corps humain et de ses rythmes avec un certain réalisme auquel il a renoncé avec les baigneuses.

Les autres thèmes « Humains », face aux nouveaux thèmes dominants dans les préoccupations artistiques de Cezanne, reculent tout naturellement et progressivement : les scènes de genre passent de la première à la quatrième place, mais les sujets traités sont beaucoup moins dispersés et se centrent sur quelques préoccupations bien cernées, avec la résurgence de quelques scènes érotiques ou violentes encore explicites (Tentation de St Antoine par exemple, Après-midi à Naples, Bethsabée, Meurtre…) mêlées à nombre de parties de campagne qui expriment les plaisirs simples d’une vie sociale apaisée dans un cadre campagnard, avec des promenades, des parties de pêche, des déjeuners sur l’herbe… toutes choses dont on a prétendu qu’elles expriment la nostalgie d’un Cezanne trop peu sociable pour les partager – mais qui plus probablement évoquent autant de souvenirs plus ou moins idéalisés de scènes effectivement vécues à cette époque à l’occasion de son séjour à la campagne près de Pissarro.

 

4.    « Octobre 1882 – janvier 1888 : une grande période provençale »

Cette période de chute violente de la production, comme on l’a vu, se traduit également pas un changement radical dans l’ordre des préoccupations artistiques de Cezanne :

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Fig. 11. 1882 – 1888 – Classement des thèmes les plus significatifs par importance décroissante
(en rouge : nombre moyen d’œuvres par an sur la période)

Quelques exemples des productions de cette période :

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Fig. 12. 1882 – 1888 : quelques œuvres.

On assiste ainsi à l’effondrement du nombre et de la proportion d’œuvres représentant des humains, tous les thèmes se retrouvant à un étiage minimum, le portrait étant le seul à tirer partiellement son épingle du jeu. Comme on le verra aux époques suivantes, cette chute globale est définitive à quelques nuances près. Il semble donc qu’à partir de cette époque, la représentation des humains devienne secondaire dans l’esprit du peintre, comme si, durant la période impressionniste où celle-ci avait atteint sa plus grande variété, il en avait épuisé les possibilités d’expression artistique et s’en désintéressait assez largement désormais, se contentant par la suite de ne continuer à explorer que quelques voies très précises comme le portrait ou les baigneurs.

A l’inverse, la part relative des natures mortes progresse, mais surtout la part des paysages double carrément par rapport à la période impressionniste, et représente la moitié des œuvres de ces années. Face aux nombreuses difficultés personnelles du peintre durant cette période, peut-on voir dans ce désintérêt pour les sujets humains au profit de l’observation directe de la nature une façon des les fuir ou de les sublimer par le choix de sujets n’ayant pas de rapport avec les relations humaines, de même que les baigneurs dénués de toute relation affective entre eux ou les portraits saisis dans l’isolement de personnes dont rien n’exprime précisément les états d’âme ? Recherche du salut dans une préoccupation artistique entièrement centrée sur les questions de technique et de moyens de « réaliser », les références à la vie vécue passant au second plan ? Il n’est pas interdit de le penser.

La production de cette époque nous apparaîtrait donc comme symptomatique, ou en tout cas très cohérente avec cette période charnière au cours de laquelle Cezanne est progressivement conduit à renoncer dans la douleur à ses espérances de bonheur humain fondé sur le réseau des amis, des amours, de la famille, de la notoriété sociale, pour entrer dans la solitude de l’artiste qui ne trouve plus d’accomplissement personnel possible que dans son art.

 

5.    « Février 1888 – septembre 1899 : les années de silence entre Aix et Paris »

Cela peut expliquer aussi le subit retour en grâce, durant la décennie où Cezanne passe de la cinquantaine à la soixantaine, des sujets tirés du monde de la culture qui retrouvent leur niveau des années 1861 à 1882 : l’esprit de Cezanne se tourne désormais vers des sujets de plus en plus éloignés de la vie concrète, et n’appréhende l’humain qu’en faisant retour à ses traductions dans l’univers culturel.

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Fig. 13. 1888 – 1899 – Classement des thèmes les plus significatifs par importance décroissante
(en rouge : nombre moyen d’œuvres par an sur la période)

Quelques exemples des productions de cette période :

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Fig. 14. 1888 – 1899 : quelques œuvres.

Seuls les portraits maintiennent le lien avec la famille ou quelques relations, mais même ce thème s’oriente vers l’abstraction culturelle puisque le tiers d’entre eux consiste en fait en copies d’œuvres d’art. Le monde de l’art a définitivement pris le pas sur la représentation de la vie humaine concrète dans l’esprit de Cezanne.

Parallèlement, l’intérêt pour les paysages, bien qu’un peu en retrait vu ce déplacement de l’attention vers les sujets culturels, demeure tout à fait prioritaire et s’affirme une fois de plus comme la préoccupation artistique majeure de Cezanne depuis le début des années 1872. Quant aux natures mortes, elles aussi en légère diminution relative, elles maintiennent tout de même une présence significative car elles sont le lieu de l’expérimentation croissance de la technique de l’aquarelle.

Enfin, les baigneurs maintiennent leur présence de basse continue relativement stable dans le concert global des sujets traités par le peintre.

 

6.    « Octobre 1899 – novembre 1906 : les dernières années, la Provence définitive »

Avec la diminution importante de la production d’œuvres et la maladie qui caractérisent cette ultime période, la focalisation du peintre sur quelques sujets limités s’accentue encore :

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Fig. 15. 1899 – 1906 – Classement des thèmes les plus significatifs par importance décroissante
(en rouge : nombre moyen d’œuvres par an sur la période)

Quelques exemples des productions de cette période :

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Fig. 16. 1899 – 1906 : quelques œuvres.

 

Les paysages sont devenus envahissants, avec 3 œuvres sur 5 produites, suivis des natures mortes (1 œuvre sur 5). C’est dire que l’humain est pratiquement évacué de l’univers artistique de Cezanne (1 œuvre sur 5), au profil de la nature et des choses. Il est caractéristique que ce soient les baigneurs, êtres anonymes par excellence qu’on pourrait qualifier d’abstractions d’êtres humains, qui dominent maintenant la part faite aux hommes, les portraits étant dépassés pour la première fois depuis les années 1872, portraits qui, d’ailleurs, cadrent leur sujet d’assez loin, comme pour mettre de plus en plus le visage humain à distance… Cezanne dans ses dernières années ne se pose plus que des questions relatives à la « réalisation » de son œuvre.

 

CONCLUSION

Le survol statistique au cours des chapitres précédents de la façon dont Cezanne traite les humains peut maintenant, dans un premier niveau de synthèse, nous permettre de mettre en lumière quelques faits majeurs, comme par exemple :

  • si le nombre d’œuvres relatives aux humains dépasse largement celui de toutes les autres catégories, l’analyse de détail par thèmes et dans le temps nous amène à relativiser fortement l’importance de cette catégorie aux yeux de Cezanne ;
  • en effet, les humains sont surtout présents durant la première partie de sa carrière – notamment sous l’influence du nombre de dessins de carnets s’y rapportant – et avec une très grande variété de sujets. En revanche, en dehors des portraits et des baigneurs, durant la seconde partie de sa carrière, Cezanne ne semble plus beaucoup s’y intéresser ;
  • inversement, s’il a fallu attendre la période impressionniste pour que les paysages prennent de l’importance dans sa production, ceux-ci deviennent, et de loin, le sujet absolument privilégié par Cezanne, ce qui explique que finalement ils représentent à eux seuls le quart de sa production totale ;
  • la façon dont Cezanne utilise les différents médias montre qu’il a tendance à les spécialiser en fonction des sujets à traiter ;
  • la période 1882-1888 se confirme comme une période de totale mutation dans la pratique artistique de Cezanne, mutation qu’on peut avec quelque vraisemblance corréler à celles qu’il subit dans sa vie personnelle à cette époque ;
  • etc.

L’analyse statistique de la position relative des thèmes chers à Cezanne et de leur évolution permet à notre sens d’ouvrir la voie à de nouvelles recherches sur les dynamiques temporelles à l’œuvre dans sa vie et dans son art, et sur les liens entre la vie et l’œuvre. En effet, ces évolutions n’apparaissent absolument pas comme aléatoires, mais porteuses d’une signification propre qu’il doit être possible d’explorer plus avant en entrant maintenant dans le détail des différents thèmes.

 

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Références

Références
1 Partant de l’axe de midi et évoluant dans le sens des aiguilles d’une montre, on regroupe d’abord les 5 thèmes où domine la représentation d’individus, les groupes étant privilégiés dans les deux derniers, scènes de genre et baigneurs.
2 d’autant plus, comme on le verra plus tard, que têtes et bustes représentent les deux tiers des études de personnages sans identité particulière. Si on les ajoute aux portraits, l’étude du visage humain occupe alors le tiers de toutes les œuvres représentant des humains, l’amenant à égalité avec la représentation des paysages.
3 et même le tiers si l’on rajoute les baigneurs et baigneuses.
4 alors que sur l’ensemble de l’œuvre 1 toile sur 5 seulement est un portrait, cf. supra.
5 Les totaux sont un peu supérieurs à ceux de la Fig. 5 Ch. II qui n’intégrait pas les 93 œuvres illustrant une partie du corps (mot-clé « anatomie ») dans le total de la catégorie.
6 volontairement simplifié (pas de valeurs indiquées pour les différents thèmes) car l’analyse de détail se fera à l’occasion de l’examen de chaque thème.
7 Décroissance un peu moins rapide pour les scènes de genre que pour les études de nus. En outre, les scènes de genre se maintiennent malgré leur décroissance à partir de la période 1872-1882 à un niveau relativement élevé : on peut dire que les scènes de genre sont un thème privilégié durant la première partie de la vie du peintre, mais dont il se désintéresse très fortement par la suite.
8 Il ne faut cependant pas oublier les remarques que nous avons pu faire au chapitre II lorsque nous comparions l’évolution de la catégorie « Humains » dans sa globalité (avant son découpage en thèmes constitutifs) à celle des paysages et natures mortes (cf. Fig. 6 Chap. IV). Il est clair qu’en agrégeant les différents thèmes « Humains », la vision que l’on peut avoir de cette catégorie est assez différente de celle que l’analyse de détail menée ici va nous fournir quant à sa position par rapport aux paysages et natures mortes et quant à son importance dans l’univers artistique de Cezanne. Présence continue au niveau global n’est pas synonyme d’importance majeure.