Retour à la table des matières

ANNEXE I

Le système de datation des œuvres de Cezanne
dans les catalogues de Chappuis et Rewald

 

La question de la datation des œuvres de Cezanne, on le sait, ne fait pas l’unanimité des experts. Cependant, on peut constater que toute proposition de date par tel ou tel d’entre eux se situe toujours par rapport à celle indiquée dans les trois catalogues classiques de Rewald et Chappuis, qui demeurent dans une très large mesure la référence la plus habituellement admise. Depuis leur parution, leurs datations n’ont en réalité été corrigées que tout à fait à la marge, les modifications substantielles proposées ne portant jamais sur plus de quelques 2 à 3 % des dates des catalogues, ce qui est un indice certain de la qualité du travail fait par ces grands auteurs[1]A titre d’exemple, si on considère la révision systématique des dates qui a été faite en 2013 par Pavel Machotka, Alain Mothe et Raymond Hurtu à l’occasion de la constitution d’un DVD rassemblant les meilleures images disponibles des toiles de Cezanne, on constate que 51 modifications ont été proposées sur les 957 items du catalogue Rewald, soit 5 %. Et encore, il faut observer que sur ces 51 modifications, 23 consistent en une précision de date au sein de l’intervalle proposé par Rewald (par exemple, on propose 1904 au lieu de 1904-1906 du catalogue), 5 en un élargissement de l’intervalle (par exemple, 1902-1906 au lieu de 1902-1904 du catalogue) et seulement 23 en une modification réelle (par exemple 1897-98 au lieu de 1893), soit à peine 2,4 %..

Analyser la façon dont fonctionnent les systèmes de datation des trois catalogues est dès lors intéressant pour évaluer leur degré de précision et la fiabilité des dates proposées pour chaque œuvre. Cela apparaît en tout cas comme un préalable si l’on veut se livrer à des études portant sur l’évolution des techniques, des sujets ou des thématiques de Cezanne tout au long de sa vie artistique. En outre, la mise en évidence de zones éventuellement floues dans le travail des auteurs peut permettre d’orienter la recherche vers plus de précision concernant ces zones.

L’examen des catalogues montre que la plupart des œuvres ne sont pas affectées à une année précise, mais à des intervalles de temps couvrant entre 2 et 7 ans[2]Trois exceptions seulement : 2 toiles sont affectées à un intervalle de 12 ans (R855,1894-1905 et R856, 1896-1906, ce qui est exact car Cezanne y a travaillé durant toute cette période), et une aquarelle à un intervalle de 11 ans (RW042, 1875-1885)., et que ceux-ci sont fort nombreux.

C’est ainsi que les trois catalogues réunis, sur les 52 ans de carrière du peintre entre 1856 et 1906, le nombre d’années précises retenues est de 48, ce qui peut paraître satisfaisant, mais le nombre d’intervalles différents définis est de 230, ce qui est tout à fait considérable.

On a là la preuve évidente de la difficulté éprouvée par nos auteurs pour dater les œuvres.

I – NOMBRE D’INTERVALLES DIFFÉRENTS SELON LES ANNÉES DE 1856 À 1906

La précision maximum d’un catalogue voudrait qu’à chaque année ne corresponde qu’un « intervalle » d’un an indiquant cette année dans le catalogue en question, et non plusieurs intervalles chevauchant cette année. Or ce n’est jamais le cas. Par exemple, si l’on considère l’année 1885, on trouvera dans les trois catalogues les 17 intervalles différents suivants incluant cette date : 1880-85,1880-86, 1882-85, 1882-86, 1882-87, 1882-90, 1883-85, 1883-86, 1883-87, 1884-85, 1884-86, 1884-87, 1885, 1885-86, 1885-87, 1885-88, 1885-89 et 1885-90. C’est dire que la pratique du chevauchement des intervalles est constante et introduit une imprécision importante dans la méthode de datation des catalogues.

L’image suivante représente, pour chacun des trois catalogues, le chevauchement des différents intervalles année après année, ainsi que leur regroupement selon leur amplitude en années :

fig-1-figuration-des-intervalles
Fig. 1 – Intervalles différents présents dans les trois catalogues

Cette figure montre combien les intervalles réduits à 1 an sont nettement minoritaires (le tiers des intervalles différents en peinture et en aquarelles, le cinquième seulement pour les dessins, voir plus bas Fig. 4) et combien les chevauchements sont constants.

Pour prendre la mesure de ce phénomène de halo sur chaque année, on peut illustrer par le graphique suivant combien d’intervalles se chevauchent dans les trois catalogues pour chaque année comprise entre 1856 et 1906 :


fig-2-chevauchement

Fig. 2 – Nombre d’intervalles différents (indiqués sur l’axe vertical) se chevauchant, année après année.

Plusieurs constatations s’imposent :

  • les zones de chevauchement maximum pour chaque catalogue ne correspondent pas : pour Chappuis, cette zone est comprise entre 1864 et 1882 à peu près, avec une pointe à 22 intervalles différents encadrant chacune des années 1874 et 1875 ; pour le catalogue des aquarelles de Rewald, cette zone se situe plus tard, à peu près entre 1875 et 1885, avec une pointe à 13 intervalles différents encadrant l’année 1885 ; pour le catalogue des peintures de Rewald, cette zone se situe encore plus tard, entre 1888 et 1895, avec également une pointe à 13 intervalles différents encadrant l’année 1890.
  • Si on fait l’hypothèse vraisemblable que les plus grandes difficultés de datation correspondent à ces zones de chevauchement maximum, on peut constater que chaque média a semblé poser à nos auteurs des difficultés spécifiques sur ces zones où ils ont beaucoup hésité à resserrer leur datation. Les dessins en particulier se détachent nettement des aquarelles et des peintures : ils semblent avoir posé beaucoup plus de problèmes pour leur affecter une date précise.
  • Ceci est confirmé par la durée de ces zones de chevauchement maximum, donc de difficulté de datation maximum, mise en évidence sur la Fig. 2. Différente pour chaque média, cette durée est environ de 18 ans pour les dessins, 11 ans pour les aquarelles, 8 ans pour les peintures.
  • Les chevauchements augmentent à nouveau à partir de 1897 dans les deux catalogues de Rewald, indiquant une nouvelle période d’hésitations pour affecter une date précise aux œuvres concernées, et notamment les aquarelles. Ce n’est pas le cas pour les dessins, pour une raison simple mise en évidence au chapitre III de cette étude : ceux-ci se font beaucoup plus rares, voire disparaissent de la production de Cezanne dans les dernières années de sa vie.
  • Ces observations et le repérage des zones de datation les plus floues – celles où les chevauchements sont maximum et donc la précision du système de datation minimum – devraient être pris en compte pour guider les recherches ultérieures portant sur la chronologie des œuvres.

L’impression produite par le constat de ces chevauchements est assez défavorable quant à la précision réelle des catalogues dans leur effort pour dater les œuvres. Il convient alors de se pencher sur la façon dont se répartissent ces intervalles non plus tout au long de la carrière du peintre, mais en fonction de leur amplitude propre, ce qui doit permettre d’évaluer plus nettement la mesure des hésitations attachées à chaque type d’œuvre.

 

II – RÉPARTITION DES INTERVALLES SELON LEUR AMPLITUDE

Le tableau suivant[3]La ligne du total inclut les 3 intervalles exceptionnels de 11 et 12 ans indiqués dans la note 2, intervalles qu’on n’a pas fait figurer sur ce tableau pour le simplifier. On ne s’étonnera donc pas si ce total est légèrement différent de la somme des éléments indiqués dans la colonne, ni si le total des % ne fait pas exactement 100. indique les différences entre les trois catalogues :

z-2016-09-10-a-10-45-29
Fig. 3. Tableau de répartition des intervalles selon leur amplitude pour chaque média.

fig-4-intervalles-1-an-et-plus
Fig. 4. Répartition des intervalles de 1 an et de plus de 1 an.

  • Le nombre d’intervalles différents propre à chaque catalogue peut être considéré comme un indicateur de la capacité de nos auteurs à préciser la chronologie des œuvres. De ce point de vue, les hésitations sont plus nombreuses pour les dessins (37 années précises et 137 intervalles de durée supérieure à un an) que pour les peintures (43 années précises et 84 intervalles de durée supérieure à un an) et les aquarelles (27 années précises et 62 intervalles de durée supérieure à un an) – ce qui peut aussi s’expliquer par le fait que les dessins sont plus nombreux que les toiles, elles-mêmes plus nombreuses que les aquarelles : plus les œuvres d’une catégorie donnée sont nombreuses, plus les occasions d’hésitations se multiplient et plus la précision du catalogue diminue.
  • la répartition des intervalles en fonction de leur durée diffère beaucoup d’un catalogue à l’autre, et l’analyse de détail indique clairement qu’il est plus facile de fixer une date resserrée dans un intervalle court pour les tableaux (79 % des intervalles sont compris entre 1 et 3 ans, dont 34 % portent sur une année précise) que pour les aquarelles (65 % des intervalles sont compris entre 1 et 3 ans, dont 30 % portent sur une année précise) et surtout que pour les dessins (seulement 50 % des intervalles sont compris entre 1 et 3 ans, dont 21 % portent sur une année précise).

Ces observations permettent de mieux évaluer le degré de précision du système de datation de chacun des catalogues : on constate que 80 % des intervalles ont une amplitude de 3 ans maximum pour le catalogue des peintures, de 4 ans maximum pour celui des aquarelles et de 5 ans maximum pour celui des dessins. Pour faire mieux que Chappuis et Rewald, toute proposition nouvelle de date devrait au minimum se limiter à de tels intervalles, indication qui, là aussi, peut être utile pour les recherches ultérieures. Celles-ci apparaissent d’autant plus justifiées qu’on constate à quel point l’ensemble des remarques précédentes permet de conclure à l’imprécision réelle trois des catalogues de référence.

 

III – RÉPARTITION DES OEUVRES DANS LES INTERVALLES

On peut encore mieux évaluer la précision de chaque catalogue en analysant la proportion des œuvres que chaque auteur affecte à chaque type d’intervalle. On constate d’abord que la dispersion des œuvres sur les intervalles définis varie beaucoup d’un catalogue à l’autre, comme le montre le tableau suivant[4]Voir la note 3 en ce qui concerne les totaux. :

z-2016-09-10-a-10-48-51

Fig. 5. Répartition des oeuvres dans les intervalles.

Si en moyenne le nombre d’œuvres affectées à chaque intervalle est globalement le même pour les trois catalogues (entre 7,3 et 7,5), ce chiffre n’est pas significatif car il recouvre en réalité des différences considérables dans le détail qui permettent de mesurer les degrés de précision relatifs de nos trois catalogues :

  • près de la moitié des toiles (47%) est affectée à une année précise, ce qui n’est le cas que de 2 aquarelles sur 5 (42 %) et surtout d’un seul dessin sur 5 (20 %). On a là un indice probant de la difficulté de dater une œuvre, et il est clair que la datation des toiles est beaucoup plus précise que celle des aquarelles et des dessins. Le fait que Rewald ait pu dater avec une telle précision une toile sur deux est même plutôt surprenant dans un tel contexte, encore qu’on puisse aisément imaginer que les tableaux ont été beaucoup mieux documentés que les dessins ou les aquarelles.
  • Cette observation se trouve confirmée si l’on considère le nombre d’œuvres affectées à des intervalles de 1 à 2 ans et de 1 à 3 ans : 91 % des tableaux sont déjà situés dans des intervalles entre 1 et 3 ans, alors que ce n’est le cas que de 3 aquarelles sur 5 (60 %) et de 1 dessin sur 3 seulement (35 %).
  • En outre, la datation des toiles utilise davantage les intervalles de faible amplitude : en dehors de la moitié des toiles situées sur une année précise, le quart des toiles sont situées dans des intervalles de 2 ans, 1 sur 5 dans des intervalles de 3 ans (19 %) et le petit reste (9%) dans des intervalles plus larges.
  • Pour les aquarelles, la dispersion est plus hasardeuse et surtout on constate qu’il reste 1 aquarelle sur 5 (20 %) située dans des intervalles de 6 ans d’amplitude : c’est dire si les 130 aquarelles concernées posent d’énormes problèmes de datation !
  • Pour les dessins, la dispersion est encore différente, le point le plus intéressant étant de constater qu’un peu plus d’un dessin sur deux (55%) est situé dans un intervalle d’amplitude 4 ans.

CONCLUSION

Pour la recherche consacrée à la chronologie des œuvres de Cezanne, les conclusions à tirer de l’ensemble de ces analyses sont donc claires :

  • le système de datation des trois catalogues est globalement assez peu précis ;
  • l’imprécision maximum mesurée par le nombre de chevauchements des intervalles porte sur des périodes différentes selon les catalogues : du milieu des années 60 au début des années 80 pour les dessins, du milieu des années 70 au milieu des années 80 pour les aquarelles, de la fin des années 80 à la première moitié des années 90 pour la peinture. Il y a lieu d’en tenir compte pour faire porter l’effort d’élucidation en particulier sur ces périodes ;
  • la précision des catalogues autorisés, pour toutes les œuvres non affectées à une date précise, est telle que l’affectation la plus probable d’une date pour un tableau porte sur un intervalle de 2 ans, pour une aquarelle entre 5 et 6 ans et pour un dessin sur 4 ans. Ceci peut nous guider dans les arbitrages nécessaires lorsque l’on hésite sur l’amplitude d’un intervalle à affecter à une œuvre.

Ces constats nous permettent de prendre la mesure du degré de confiance que nous pouvons accorder aux datations proposées par Chappuis et Rewald. Il est nettement plus important pour les peintures que pour les aquarelles et plus faible pour les dessins. Pour ces derniers, on peut penser que les difficultés de datation précise tiennent au fait que si Cezanne innove en matière de techniques en peinture (utilisation des touches obliques, puis des taches de couleurs…), ce qui facilite la datation, on ne trouve rien de tel en matière de dessin, pour lequel on ne discerne pas de « saut » technique durant sa carrière

Pour les études qui vont suivre plus particulièrement centrées sur l’évolution de telle ou telle thématique ou de tel ou tel aspect de l’œuvre de Cezanne, ces constats sont également essentiels car en cas de difficulté d’affectation d’une œuvre à une période donnée, ils peuvent aider à choisir la solution la plus vraisemblable, comme nous allons le voir dans l’Annexe II.

Retour à la table des matières

Références

Références
1 A titre d’exemple, si on considère la révision systématique des dates qui a été faite en 2013 par Pavel Machotka, Alain Mothe et Raymond Hurtu à l’occasion de la constitution d’un DVD rassemblant les meilleures images disponibles des toiles de Cezanne, on constate que 51 modifications ont été proposées sur les 957 items du catalogue Rewald, soit 5 %. Et encore, il faut observer que sur ces 51 modifications, 23 consistent en une précision de date au sein de l’intervalle proposé par Rewald (par exemple, on propose 1904 au lieu de 1904-1906 du catalogue), 5 en un élargissement de l’intervalle (par exemple, 1902-1906 au lieu de 1902-1904 du catalogue) et seulement 23 en une modification réelle (par exemple 1897-98 au lieu de 1893), soit à peine 2,4 %.
2 Trois exceptions seulement : 2 toiles sont affectées à un intervalle de 12 ans (R855,1894-1905 et R856, 1896-1906, ce qui est exact car Cezanne y a travaillé durant toute cette période), et une aquarelle à un intervalle de 11 ans (RW042, 1875-1885).
3 La ligne du total inclut les 3 intervalles exceptionnels de 11 et 12 ans indiqués dans la note 2, intervalles qu’on n’a pas fait figurer sur ce tableau pour le simplifier. On ne s’étonnera donc pas si ce total est légèrement différent de la somme des éléments indiqués dans la colonne, ni si le total des % ne fait pas exactement 100.
4 Voir la note 3 en ce qui concerne les totaux.