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Chapitre XI
Baigneuses et baigneurs

 

Par l’originalité de son traitement, ce thème a contribué fortement à la célébrité du peintre auprès du grand public – bien que, nous l’avons vu au chapitre IV, il demeure minoritaire en nombre d’œuvres par rapport à tous les autres avec seulement 7 % de la production globale de Cezanne.

Aussi a-t-il été très largement commenté et interprété, par exemple dans les analyses très fines de Guila Ballas[1]Guila Ballas, Cezanne – Baigneuses et baigneurs – Thème et composition, Société nouvelle Adam Biro, Paris 2002. identifiant les figures servant d’unités de base aux différentes œuvres et mettant en évidence leurs modes d’interaction et d’évolution, ou encore de Mary Louise Krumrine[2]Cf. notamment Mary Louise Krumrine, , les Baigneuses, Albin Michel 1990 pour la version française. élargissant l’analyse du thème en mettant en évidence ses liens avec les scènes de luxure ou de violence, les scènes de plein air ou certaines œuvres allégoriques comme l’Eternel féminin.

Il n’est donc pas question ici de reprendre les aspects quantitatifs déjà traités dans ces études, mais de décrire le plus précisément possible ce qu’il en est :

  1. du volume d’œuvres produites en distinguant baigneurs et baigneuses, nombre de personnages présents dans l’œuvre, et ceci en fonction des différents médias (I) ;
  2. de l’évolution de cette production selon les mêmes critères (II) ;
  3. des positions adoptées par les personnages : couchés, assis, debout sur la rive, ou immergés (III).

I – IMPORTANCE RELATIVE DES DIFFÉRENTES MODALITÉS DE REPRÉSENTATION DES BAIGNEUSES ET BAIGNEURS

  1. Nombre global d’œuvres et de personnages

Sur les 315 œuvres comportant baigneuses et baigneurs, on compte 130 œuvres consacrées aux baigneuses contre 172 mettant en scène des baigneurs, auxquelles il convient de rajouter 13 œuvres « mixtes » comportant à la fois baigneuses et baigneurs[3]Le choix de ces 13 œuvres peut éventuellement être discuté pour 2 ou 3 d’entre elles pour lesquelles l’identification du sexe des personnages n’est pas évidente. Pour la suite de cette étude, ceci reste sans importance et n’influence qu’à la marge les conclusions que nous pourrons tirer de l’examen des chiffres. Voici la liste des 13 œuvres retenues comme « mixtes » : C0062c, C0116, R160, R161, R250, R251, R459, R644, R750, R866, RW025, RW036, RW037.. Il y a donc 30 % d’œuvres de baigneurs en plus par rapport aux baigneuses, ce qui n’est pas négligeable :

fig-1-comptage-brut
Fig. 1. Proportion relative des œuvres de baigneuses et baigneurs

Cependant, cette prééminence des œuvres de baigneurs doit immédiatement être corrigée par le nombre effectif de baigneurs et baigneuses figurant dans ces œuvres (896 en tout), puisqu’on peut trouver jusqu’à 15 personnages représentés dans une seule œuvre :

fig-2-comptage-brut-personnes
Fig. 2. Proportion relative des personnages de baigneuses et baigneurs,
et nombre moyen de personnages par œuvre

On peut donc constater que si le nombre d’œuvres de baigneurs dépasse celui de baigneuses, ces dernières sont cependant d’un degré de complexité nettement supérieur, puisqu’elles comptent 50 % de plus de personnages par œuvre en moyenne (3,7 contre 2,4).

Il serait prématuré de tirer de ces chiffres des conclusions quant au lien entre baigneurs et baigneuses et sexualité de Cezanne, car ce supplément de personnages féminins peut aussi s’expliquer par l’intérêt de Cezanne pour les différents types d’organisation des scènes les concernant, qui l’a poussé à explorer toujours plus la façon d’enrichir ses structures de base relatives aux baigneuses, comme l’a bien montré Guila Ballas.

  1. Situation comparée des différents médias

Comme on peut s’y attendre, les données globales précédentes se trouvent fortement nuancées lorsqu’on les ventile en fonction des médias.

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Fig. 3. Proportion relative des œuvres de baigneuses et baigneurs dans les différents médias

On peut tout d’abord constater que les dessins se taillent la part du lion avec les 2/3 des œuvres, contrairement à l’impression commune, même dans le public éclairé, qui méconnaît largement les dessins de baigneuses et baigneurs au profit des peintures et aquarelles ; or ces dessins méritent un examen attentif dans la mesure où, comme nous le verrons, Cezanne y apporte un soin tout particulier.

La ventilation des œuvres par médias met également en évidence la part tout à fait dominante des dessins dans les baigneuses comme dans les baigneurs :

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Fig. 4. Utilisation comparée des médias dans les œuvres de baigneurs et baigneuses

Comme on pouvait s’y attendre, la proportion relative des baigneurs et baigneuses mise en évidence à la Fig. 1 n’est donc pas identique si on les ventile en fonction des médias :

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Fig. 5. Proportions comparées des médias dans les œuvres de baigneurs et baigneuses
(entre parenthèses : nombre d’œuvres)

La proportion des dessins consacrés aux baigneuses et baigneurs par rapport aux autres médias est identique ; en revanche, il est remarquable que si le tiers des œuvres de baigneuses sont des peintures, cette proportion n’est que d’un cinquième pour les baigneurs. Ce privilège accordé par Cezanne à la peinture (média plus exigeant que le dessin) quand il s’agit des baigneuses est un nouvel indice de sa préférence pour celles-ci dès qu’il s’agit d’explorer le thème « baigneuses/baigneurs » plus en profondeur.

Ceci se trouve également confirmé lorsque l’on ventile les résultats de la Fig. 2 en dénombrant les personnages présents dans chaque œuvre en fonction des différents médias :

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Fig. 6. Répartition comparée des personnages par médias dans les œuvres de baigneurs et baigneuses
(nombre de personnages (entre parenthèses) et nombre moyen de personnages par œuvre et par support)

On constate en effet que si le tiers des œuvres de baigneuses sont des peintures (cf. Fig. 5), celles-ci rassemblent plus de la moitié des baigneuses représentées par Cezanne (cf. Fig. 6 à gauche).

Par ailleurs, les œuvres de baigneuses sont significativement plus chargées en personnages que celles de baigneurs (cf. Fig. 6 à droite), ce qui est particulièrement vrai en peinture et aquarelle et confirme le fait que c’est bien dans ces œuvres de baigneuses que la complexité de la composition a été particulièrement explorée par Cezanne.

  1. Les dessins de baigneuses et baigneurs

On l’a vu, il est frappant de constater que les 2/3 des œuvres sont des dessins (Fig. 3) ; ceux-ci comportent en moyenne moins de 2 personnages (Fig. 6 droite), ce qui implique que le dessin ne vise pas à travailler la composition de scènes complexes à plusieurs personnages : cela signifie-t-il que Cezanne a utilisé le dessin quasi exclusivement pour s’exercer à représenter les positions du corps des baigneurs et baigneurs avant de les fixer par la peinture ou l’aquarelle  en les assemblant dans des scènes plus complexes ?

Mais si l’on s’intéresse au degré de finition de ces dessins, on peut douter que leur unique finalité est celle de s’exercer à fixer les formes caractéristiques de baigneurs et baigneuses telles que Gulla Ballas les a décrites.

En effet, selon la terminologie que nous avons adoptée (cf. chapitre III), on constate que le nombre de croquis, c’est-à-dire de dessins exécutés avec soin et qu’on peut considérer comme étant à eux-mêmes leur propre finalité – et non des préparations pour des œuvres peintes ou aquarellées plus poussées – représente à lui seul le tiers des dessins de baigneurs et baigneuses :

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Fig. 7. Degré de finition des dessins de baigneurs/baigneuses

Quoi qu’il en soit, il est frappant de constater que le pourcentage de dessins de qualité dans le thème des baigneuses/baigneurs est très supérieur à tous ceux que l’on peut observer dans les autres thèmes cezanniens[4]Le score de 1 croquis sur 4 dessins pour les études de nus s’explique notamment par la présence des nombreuses académies et de la plupart des dessins de l’Écorché. :

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Fig. 8. Comparaison de la qualité des dessins sur l’ensemble des thèmes cezanniens

Il est donc incontestable que les dessins du thème baigneuses/baigneurs jouent un rôle particulier dans la démarche cezannienne en comparaison de sa pratique du dessin dans les autres thèmes. On peut dès lors regretter que les études des historiens et critiques d’art, même les plus autorisées, consacrées aux baigneuses et baigneurs se soient essentiellement focalisées sur les peintures et les aquarelles.

Pour préciser encore l’analyse, on peut s’interroger sur les éventuelles différences dans l’usage des dessins relatifs aux baigneuses et aux baigneurs.

Nous avons déjà observé que la proportion des dessins par rapport aux aquarelles ou aux peintures est pratiquement la même pour les baigneurs et les baigneuses, tant en ce qui concerne le nombre d’œuvres (Fig. 5) que le nombre de personnages (les dessins de baigneuses étant cependant légèrement plus chargés en personnages que ceux de baigneurs, cf. Fig. 6 à droite). Le choix du dessin par rapport à la peinture ou à l’aquarelle ne différencie donc pas les œuvres de baigneurs et baigneuses.

En revanche, si l’on évalue la qualité de ces dessins selon nos critères, une différence essentielle se fait jour : le nombre de dessins de baigneurs de qualité représente un peu plus du double de ceux consacrés aux baigneuses (et un peu moins du double en pourcentage de l’ensemble des dessins de chacune de ces catégories) :

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Fig. 9. Degré de finition comparé des dessins de baigneuses et baigneurs

Dans l’ensemble des meilleurs dessins, ce sont donc ceux de baigneurs qui dominent nettement, ce qui incite à penser une fois de plus qu’en matière de précision de la représentation, Cezanne, du fait des résonances érotiques possibles, se montre plus évasif lorsqu’il s’agit de représenter le corps féminin. Mais cet accent mis sur les dessins de baigneurs, poussés à un haut degré de finition, nous conduit surtout à penser qu’il s’agit bien dans l’esprit de Cezanne d’une catégorie autonome, entreprise pour elle-même et non en vue de préparer telle peinture ou aquarelle, même si les types humains représentés sont communs aux trois médias.

Ce qui caractérise en particulier cette catégorie, c’est que sur les 45 meilleurs dessins, 38 représentent un baigneur isolé :

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Fig. 10. Quelques-uns des meilleurs dessins de baigneurs
[5]Dans C0427, il ne s’agit pas d’un groupe de 2 baigneurs, mais de deux dessins indépendants représentant chacun un baigneur isolé, même si leur attitude leur est commune.

Ce qui n’est pas le cas des meilleurs dessins de baigneuses qui portent sur des groupes :

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Fig. 11. Les meilleurs dessins de baigneuses

Ceci confirme la spécificité des études de baigneurs, centrées sur la représentation proprement cezannienne du corps masculin. On se rappelle à ce propos qu’il en est de même pour les études de nus qui comportent 2/3 d’hommes pour 1/3 de femmes seulement (cf. chapitre X). On peut également noter que la plupart des critiques, s’ils se sont plu à souligner le caractère souvent difforme des corps de baigneuses qui en font des sujets asexués, n’ont que rarement appliqué la même analyse aux corps masculins, qui apparaissent beaucoup plus « réalistes ». Le Cezanne voyeur que nous avons rencontré lors de l’examen des scènes de genre, mal à l’aise avec le corps féminin à l’érotisation latente, n’a rien à craindre de la représentation du corps masculin, facilement traité en tant qu’objet d’observation dénué d’enjeux érotiques, d’où peut-être la part dominante qui lui est accordée dans les études de nus et les baigneurs et le fait que Cezanne s’attarde sur ces dessins et les amène à un degré de réalisation poussé.

Inversement les études de baigneuses – outre leur caractère asexué – sont davantage consacrées à expérimenter de nouvelles organisations des individus dans l’espace ; et leurs corps asexués permettent de n’avoir pas à se confronter à la tension érotique. Une analyse plus poussée de ces modes d’organisation et de leur complexité en termes d’individus présents dans une même œuvre peut permettre de confirmer ce point de vue.

  1. Complexité comparée des œuvres de baigneuses et de baigneurs.

Les œuvres de baigneurs rassemblent de 1 à 10 personnages, alors que celles de baigneuses combinent jusqu’à 15 personnes, ce qui indique déjà le rôle expérimental plus poussé que leur fait jouer Cezanne en matière d’arrangement des personnages dans une scène unique.

Pour ne pas alourdir l’analyse, nous regrouperons ici les œuvres comportant de 4 à 6 personnages et celles en comportant de 7 à 15, ce qui suffit pour mettre en évidence la différence fondamentale entre baigneurs et baigneuses :

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Fig. 12. Complexité comparée des œuvres de baigneuses et de baigneurs
(entre parenthèses : nombre d’œuvres)

On constate en effet que :

  • les ¾ des œuvres de baigneurs comportent 1 ou 2 personnes seulement alors que ce n’est le cas que de la moitié des œuvres de baigneuses. Rappelons que dans cette configuration, on trouve surtout la quasi-totalité des dessins, dont nous avons vu ci-dessus le traitement différencié que leur fait subir Cezanne ;
  • corollairement, on ne décompte qu’une œuvre sur 4 chez les baigneurs contre une sur 2 chez les baigneuses – soit le double – comportant 3 personnages et plus, c’est-à-dire les œuvres où se pose le problème de la composition de la scène, avec le choix des types de personnages et la façon de les situer les uns par rapport aux autres dans l’espace ;
  • à partir de 3 personnes, la proportion de baigneuses est dès lors toujours supérieure à celle de baigneurs quel que soit le nombre de personnages :
    • 1 œuvre sur 20 comporte 3 personnes chez les baigneurs, contre le triple chez les baigneuses avec 1 oeuvre sur 7 ;
    • les proportions se rapprochent entre 4 et 6 personnes : une analyse plus détaillée montre en effet que, paradoxalement, les scènes de baigneurs comportant 6 personnes sont plus nombreuses que celles comportant de 3 à 5 personnages. Cette configuration semble curieusement bien convenir à Cezanne, qui en revanche l’utilise peu pour ses baigneuses ;
    • la proportion de scènes comportant de 7 à 15 personnes est 2 fois et demi plus importante chez les baigneuses que chez les baigneurs.

Ces constats confirment donc nos conclusions précédentes : Cezanne s’intéresse d’abord chez les baigneurs au dessin de chaque personnage pris isolément, et secondairement en peinture à leur positionnement dans l’espace du tableau selon des formules relativement simples et répétitives (bien analysées par Guila Ballas). En revanche, chez les baigneuses, peinture et aquarelle lui fournissent un terrain d’expérimentation sans cesse changeant et de plus en plus complexe pour des compositions de plus en plus élaborées, ce dont témoignent notamment toute une série d’œuvres dans lesquelles les baigneuses se multiplient à tel point qu’elles ne sont plus qu’esquissées en quelques traits, ce qui n’est jamais le cas pour les baigneurs. De ce point de vue, les aquarelles se révèlent particulièrement intéressantes : 6 d’entre elles comportent de 1 à 3 baigneuses, mais aucune entre 4 et 7 personnes, alors qu’on en trouve 9 rassemblant entre 8 à 12 baigneuses[6]Curieusement, une seule œuvre comporte 7 baigneuses : il s’agit d’une toile mixte où figurent également 6 baigneurs (R644)..

  1. Les œuvres mixtes

Sur les 13 scènes mixtes, on observe 6 combinaisons différentes des personnages, ce qui est beaucoup :

  • 4 scènes comportent 2 couples et 3 scènes comportent 3 couples ;
  • 3 scènes comportent 2 baigneurs et 3 baigneuses et 1 scène comporte 3 baigneurs et 2 baigneuses ;
  • enfin, 1 scène comporte 5 baigneurs et 6 baigneuses et 1 scène comporte 6 baigneurs et 7 baigneuses.

On peut constater que sur les 10 scènes à 2 ou 3 baigneurs ou baigneuses, 7 sont situées avant 1870, avant la rencontre avec Hortense, et constituent une sorte de série autonome que l’on pourrait aussi bien considérer comme une variante des parties de campagne analysées dans les scènes de genre plutôt que comme une tentative préliminaire au véritable développement du thème des baigneuses et baigneurs qui interviendra après 1872, comme on va le voir. Ce développement sera en effet caractérisé par la séparation des sexes, qui ne connaîtra plus que 6 exceptions :

  • durant la période 1872-1882, on retrouve 3 scènes à 2 ou 3 baigneurs et baigneuses, dont 2 plutôt consacrées au voyeurisme (R250 et R251), thème qui n’aura pas de postérité et qui, lui aussi conserve un caractère narratif absent des autres œuvres de baigneuses et baigneurs ;
  • après la période 1882-1888 qui ne comporte aucune œuvre mixte, on en retrouve 2 durant la période 1888-1899 : R750, œuvre à 6 personnages réellement isolée par rapport aux recherches de situations complexes auxquelles on assiste à cette période (voir plus bas), et R644, le dessus-de-porte commandé par Chocquet et dont le sujet constitue de ce fait une sorte d’hapax sans équivalent dans la production cezannienne ;
  • enfin, durant la dernière période, R866 mêle de façon indistincte 11 corps dont on pourrait aussi bien considérer qu’il s’agit uniquement de femmes que d’hommes, et qui est bien conforme dans sa composition à toutes les œuvres de cette époque. De ce fait, on ne peut guère conclure à sa singularité.

Il apparaît donc que les scènes mixtes postérieures à 1872 ne sont point porteuses d’une intention particulière de Cezanne ; nous les ignorerons dans nos conclusions.

Nous nous abstiendrons également d’interpréter les quelques très rares scènes comportant à la fois des baigneuses et des personnages non baigneurs : leur caractère narratif les assimile de fait avec les scènes de genre :

  • RW049, avec 1 pêcheur avec un autre homme assis sur la berge et 2 baigneurs dans l’eau (72-75) ; de même, R231 (1872) : 1 pêcheur et sa femme sur la berge, 2 baigneuses dans l’eau, ou C0181a : 2 baigneuses avec en arrière-fond un couple habillé sur la berge (1869-72) ;
  • C0368, RW062, peut-être R258 : 3 baigneuses et 1 homme qui les épie (73-77) ; peut-être R159 : 4 baigneuses et 1 homme qui les épie (1870) ;
  • R212 de 1867, L’enlèvement, avec 2 baigneuses en arrière-fond.

En réalité, seul R857 (Les grandes baigneuses avec un homme et un enfant sur l’autre rive) font réellement partie du thème des baigneurs, et il est intéressant de constater que c’est finalement le seul exemple de scène composée avec de nombreux personnages (c’est d’ailleurs la scène où les personnages sont les plus nombreux) où Cezanne ajoute un élément nouveau de complexité avec cet homme et cet enfant ; comme il s’agit d’une de ses toutes dernières œuvres, on peut imaginer qu’il s’ouvrait là une voie nouvelle de recherche, dont on ne sait pas ce qu’elle aurait pu produire par la suite s’il avait vécu…

II – ÉVOLUTION DU THÈME DES BAIGNEUSES ET BAIGNEURS

Guila Ballas date de 1875 l’émergence du thème des baigneurs mais semble ne pas avoir pris suffisamment en compte les fluctuations très importantes du nombre de ces œuvres au cours du temps, que nous avons déjà mises en évidence au chapitre V (cf. Fig. 3, courbe en bleu clair) et telles qu’elles apparaissent dans la Fig. 13 ci-dessous :

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Fig. 13. Évolution de la production annuelle moyenne d’œuvres de baigneuses et de baigneurs

L’analyse de la Fig. 13 permet de constater que l’évolution du thème est globalement conforme à celle de toute la production cezannienne liée à la figure humaine (accroissement durant les trois premières périodes, diminution ensuite), à ceci près que :

  • son apparition est plus tardive, puisque jusqu’en 1872 les œuvres de baigneurs et baigneuses dépassent à peine 1 œuvre par an en moyenne. Tout se passe comme si Cezanne n’avait pas encore identifié ce thème comme fécond pour la suite de son œuvre ;
  • en revanche, son développement durant la période 1872-1882 est foudroyant, comme si Cezanne avait eu soudain la révélation de toutes les potentialités dont il pourrait le charger : dessins léchés de baigneurs comme nouvelle manière cezannienne de traiter l’art classique de l’académie, début de mises en scènes de situations à quelques personnages, avec notamment, en ce qui concerne les baigneuses, exploration poussée des triades qui disparaîtront pratiquement ensuite, comme si Cezanne considérait qu’il avait épuisé les possibilités de cette configuration.
  • Il est cependant à noter que cette période rassemble à elle seule les 2/3 des œuvres de baigneurs et la moitié des œuvres de baigneuses à 1 seul personnage. Par la suite, on peut observer le maintien jusqu’à la fin chez les baigneurs des scènes à 1 ou 2 personnages, alors que celles-ci disparaissent des œuvres de baigneuses[7]Sauf un reliquat de 4 dessins préparatoires à 1 ou 2 baigneuses entre 1888 et 1899, relatifs aux formes de baigneuses utilisées dans la peinture de cette époque., désormais vouées aux situations de groupes pléthoriques ;
  • l’effondrement de la période 1882-1886 – maintes fois rencontré auparavant au cours de ces études statistiques – est un peu moins marqué que pour les autres thèmes ; la production de baigneurs est cependant divisée de plus de moitié (quelques dessins, mais aucun tableau de baigneurs durant cette période) et celle de baigneuses par 3,5. On note un début timide d’exploration d’œuvres de baigneuses comportant 4 à 6 personnages (2 dessins, 3 peintures) ;
  • ce ralentissement se poursuit, contrairement à la plupart des autres thèmes liés aux humains, durant la période suivante (1888-1899). Tout en maintenant une production non marginale (4 œuvres en moyenne par an), il semble que Cezanne cherche sa voie ; ainsi, la moitié des baigneurs de cette époque quitte la rive des situations à personnages rares pour se lancer pour la première fois, par la peinture, dans l’exploration de situations rassemblant entre 5 et 10 personnages, parallèlement au développement de sa recherche concernant les configurations de baigneuses qui combinent maintenant jusqu’à 11 personnages. C’est donc seulement à partir de 1888 que l’on voit fleurir les compositions comportant plus de 7 personnages ;
  • la période finale voit un accroissement de la production, contrairement à tous les autres thèmes. Il est remarquable que cet accroissement final soit dû exclusivement au doublement par rapport à la période précédente du nombre d’œuvres consacrées aux baigneuses (en termes de production annuelle moyenne), alors que diminue très légèrement le nombre d’œuvres de baigneurs. Ce doublement s’accompagne parallèlement d’une explosion du nombre moyen de personnages par œuvre :

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Fig. 14. Évolution du nombre annuel moyen de personnages (à gauche)
et du nombre moyen de personnages par œuvre (à droite)

Cette évolution finale précise nos précédentes conclusions quant au rôle expérimental joué par les baigneuses, en montrant que ce rôle se situe essentiellement en dernière période. En même temps, elle met également en valeur la contribution plus modeste à ces recherches des œuvres de baigneurs après 1888, même si leur nombre diminue légèrement, contribution qu’une analyse non diachronique n’avait pas permis d’appréhender jusqu’ici.

Quant à l’évolution de l’utilisation des médias, en en trouvera une représentation à la Fig. 15 suivante, que nous ne commenterons pas en détail :

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Fig. 15. Évolution du nombre d’œuvres par médias

On se contentera de souligner :

  • la chute drastique des dessins à partir de 1882 : 84 baigneurs et 58 baigneuses avant cette date (essentiellement concentrés durant la période 1872-1882), 22 baigneurs et 21 baigneuses après ; 1 seul dessin de baigneuses en dernière période ;
  • l’utilisation régulière de l’aquarelle pour les baigneurs (presque toujours pour des baigneurs isolés) à partir de la seconde période, avec son déclin progressif après 1882 jusqu’à la fin. Ceci contraste fortement avec son utilisation pour les baigneuses : présent 4 fois entre 1861 et 1872, ce média disparaît pratiquement[8]une seule aquarelle en 3e et en 4e période, aucune entre 1888 et 1899. ensuite avant de ressurgir en toute dernière période avec 9 aquarelles comportant entre 8 et 11 baigneuses : elle apparaît ainsi comme média d’appoint à la peinture pour explorer les situations complexes ;
  • tant pour les baigneurs que pour les baigneuses, passé le pic de production des années 1872-1882 (22 toiles de baigneurs et 20 de baigneuses), la peinture apparaît comme le média privilégié des deux dernières périodes où s’accumulent les compositions complexes.

 

III – EXAMEN RAPIDE DES POSITIONS DES BAIGNEUSES ET BAIGNEURS

Guila Ballas a étudié de façon exhaustive les différentes positions conférées aux baigneuses et baigneurs, leur généalogie et leur évolution. Nous nous contenterons ici de réduire ces positions à 6 types, pour répondre aux deux questions secondaires que nous nous sommes posées et qui relèvent d’un comptage :

  • quel est le type de position numériquement privilégié par Cezanne ?
  • quelle est la proportion de baigneuses et baigneurs immergés partiellement ou complètement dans l’eau par rapport à ceux installés sur la rive ?

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Fig. 16. Exemples des 6 types de positions examinées

A l’examen, il apparaît que les personnages debout dominent largement, suivis des personnages assis :

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Fig. 17. Décompte des positions

La moitié des baigneuses et baigneurs sont debout, un tiers est assis ; la différence entre baigneuses et baigneurs ne se situe que dans les positions immergées : un cinquième des baigneurs sont dans l’eau contre un dixième seulement pour les baigneuses.

On peut donc constater que Cezanne n’a pas réellement cherché à faire varier fortement les positions de ses personnages, et n’a que peu exploité les possibilités que lui offraient les positions couché et semi-assis (d’ailleurs dominantes dans les œuvres mixtes de baigneuses et baigneurs antérieures à 1872, ce qui accentue leur caractère particulier par rapport aux scènes de baigneuses et baigneurs ultérieures); en outre, ses baigneuses et baigneurs préfèrent la terre ferme à l’immersion dans l’eau, ce qui est tout de même paradoxal…

Ceci à notre sens confirme que le souci principal de Cezanne était de trouver un équilibre de masse dans l’accumulation de personnages dans un paysage, et non de traiter individuellement de façon originale chaque baigneuse ou baigneur, dont les positions princeps sont relativement interchangeables.

Même dans les œuvres à un seul personnage, comme notamment les dessins de baigneurs de grande qualité, ce n’est d’ailleurs jamais non plus l’originalité du personnage ou de sa position qui est mise en valeur (70 % des baigneuses ou baigneurs isolés sont simplement debout). Si dans ce cas ce n’est pas le souci de la composition globale de la scène qui prime, c’est celui de la beauté de la forme obtenue par la technique de dessin si particulière de Cezanne, ou par l’équilibre des couleurs s’il s’agit d’une aquarelle ou d’un tableau.

 

CONCLUSION

Quatre types d’œuvres relatives aux baigneuses et baigneurs peuvent être distinguées :

  • les œuvres antérieures à la période 1872-1882, dont le caractère narratif et la composition renvoient davantage aux scènes de genre (parties de campagne) qu’aux scènes de baigneuses proprement dites qui démarrent après 1872 ;
  • les scènes de baigneurs comportant un unique personnage, et tout particulièrement les dessins, où la qualité des croquis exprime le souci de Cezanne de traiter son sujet jusqu’à un degré de « réalisation » satisfaisant : ce qui et recherché ici, c’est d’exprimer toutes les possibilités graphiques de la méthode de dessin originale qu’il a inventée ;
  • toute une série de dessins préparatoires, essentiellement de baigneuses, qui sont autant d’« exercices » relativement peu soignés visant à arrêter les grands traits d’une silhouette type ;
  • enfin, dès après 1872, les « vraies » scènes de baigneuses et baigneurs qui ont fait la célébrité de Cezanne, et dont l’objectif est de parvenir à un équilibre global de la composition lorsqu’on associe de multiples personnages. L’outil principal de cette recherche repose sur les baigneuses, et accessoirement vers la fin sur quelques scènes de baigneurs – mais la structure globale de ces dernières reste plus simple, comme l’a montré Guila Ballas. Cette recherche se traduit par une complexité croissante des structures au fil du temps, particulièrement dans les dernières années. Ce choix entraîne un nombre de baigneuses supérieur au nombre des baigneurs malgré un nombre d’œuvres moindre.

Ceci nous conduit à réfléchir à la question de la relation entre le thème des baigneurs et baigneuses et celui de la libido de Cezanne. A notre sens, l’excès de baigneuses sur les baigneurs ne signifie rien sur ce point, puisqu’il résulte mécaniquement du choix artistique de Cezanne de complexifier les situations, et que vers la fin même les baigneurs participent de ce mouvement.

Certes, lorsqu’il s’agit de baigneurs ou de baigneuses isolés, on peut penser que la pudeur de Cezanne s’exprime dans le fait qu’il ne « finit » pas ses dessins de baigneuses, à la différence de ses croquis de baigneurs.

Mais en fait, la désexualisation complète des images de baigneuses, aussi peu érotiques que possible, contribue à la concentration de l’attention sur les buts visés, transformant les personnages en unités anonymes et dépersonnalisées, en « pions » à déplacer/placer sur l’échiquier de la toile pour élaborer la meilleure combinaison possible de formes et de couleurs, ce qui est l’objectif véritable. C’est aussi pourquoi Cezanne sépare radicalement les images de baigneurs de celles de baigneuses, pour éviter toute allusion à l’attraction des sexes et ne pas permettre à l’attention de se disperser dans des interprétations sur les relations entre les personnages. Il n’est question ni de psychologie, ni d’érotisme, mais de recherche purement formelle, et par conséquent il fallait éviter que le regard se porte sur le « sujet » et se serve de celui-ci comme surface de projection pour alimenter un imaginaire narratif. A proprement parler, les toiles de baigneuses et baigneurs de Cezanne n’ont littéralement pas de sujet : les baigneuses et baigneurs qui y figurent ne sont pas des humains partageant un instant de convivialité entre ami(e)s, mais des unités purement graphiques dont seul l’arrangement dans un espace conventionnel a du sens. De ce point de vue, on pourrait les considérer comme les premières toiles réellement abstraites produites au XIXe siècle, dont la postérité s’exprimera par exemple par l’abolition du réalisme de la représentation dans les « portraits » cubistes.

C’est dire qu’il nous paraît difficile de vouloir interpréter la séparation des sexes de baigneurs et baigneuses comme une conséquence du malaise de Cezanne face aux femmes et la recherche dans les compositions de baigneuses, moins « raides » que celles des baigneurs, d’un univers féminin imaginaire harmonieux de substitution.

Il faut rappeler à ce propos qu’après 1872, Cezanne vit ses premières années de mariage heureux avec Hortense (sans compter le bonheur de la naissance de Paul junior), ce qui s’est traduit, on l’a vu, par la disparition dans sa production des scènes de violence ou d’érotisme agressif, et de 1872 à 1882 par la présence d’une cinquantaine de scènes de couples tendrement enlacés (la moitié étant d’ailleurs nus). Or c’est justement le moment – certainement un des plus heureux de la vie de Cezanne en termes d’équilibre psychologique, sexuel et familial – où surgit avec force le thème des baigneurs et baigneuses, qui n’ont donc pas à jouer un rôle de compensation ou de sublimation pour un quotidien qui serait insatisfaisant, puisque ce n’est pas le cas.

Et enfin, il faut rappeler que c’est après 1882 que disparaissent pratiquement toutes les œuvres à caractère narratif, au moment justement où commencent les recherches sur la complexification des situations par la multiplication des personnages de baigneuses et de baigneurs. Seuls les portraits – notamment ceux d’Hortense et de Paul junior – restent porteurs d’une signification psychologique après 1888, et ceci d’ailleurs ne durera pas au-delà de 1900, les deux derniers portraits d’Hortense ou ceux de Vallier ayant gommé toute velléité de ressemblance avec le modèle pour transformer celui-ci en pur objet graphique.

Ainsi, nous estimons que les baigneuses et baigneurs de Cezanne constituent certainement la part la plus « moderne » de sa peinture, et il n’est pas étonnant qu’ils aient suscité l’enthousiasme d’un Matisse ou d’un Picasso pour qui la rencontre avec ces œuvres a joué le rôle du pilier de Notre-Dame pour Claudel…

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Références

Références
1 Guila Ballas, Cezanne – Baigneuses et baigneurs – Thème et composition, Société nouvelle Adam Biro, Paris 2002.
2 Cf. notamment Mary Louise Krumrine, , les Baigneuses, Albin Michel 1990 pour la version française.
3 Le choix de ces 13 œuvres peut éventuellement être discuté pour 2 ou 3 d’entre elles pour lesquelles l’identification du sexe des personnages n’est pas évidente. Pour la suite de cette étude, ceci reste sans importance et n’influence qu’à la marge les conclusions que nous pourrons tirer de l’examen des chiffres. Voici la liste des 13 œuvres retenues comme « mixtes » : C0062c, C0116, R160, R161, R250, R251, R459, R644, R750, R866, RW025, RW036, RW037.
4 Le score de 1 croquis sur 4 dessins pour les études de nus s’explique notamment par la présence des nombreuses académies et de la plupart des dessins de l’Écorché.
5 Dans C0427, il ne s’agit pas d’un groupe de 2 baigneurs, mais de deux dessins indépendants représentant chacun un baigneur isolé, même si leur attitude leur est commune.
6 Curieusement, une seule œuvre comporte 7 baigneuses : il s’agit d’une toile mixte où figurent également 6 baigneurs (R644).
7 Sauf un reliquat de 4 dessins préparatoires à 1 ou 2 baigneuses entre 1888 et 1899, relatifs aux formes de baigneuses utilisées dans la peinture de cette époque.
8 une seule aquarelle en 3e et en 4e période, aucune entre 1888 et 1899.