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CONCLUSION

Ce parcours descriptif de l’œuvre de Cezanne consacrée au monde des humains a permis de dégager certaines pistes ouvrant la voie à des recherches plus approfondies ou à des interprétations davantage fondées concernant son rapport à son art et, par déduction, au monde.

Le fait que les 2/3 des œuvres de Cezanne portent sur le monde humain ne peut que conduire à souligner à quel point est fallacieux le fait de le réduire à ses paysages ou à ses natures mortes, même si plus des ¾ de ces œuvres sont des dessins, pour la plupart moins achevés que peuvent l’être les peintures ou les aquarelles.

De même, dans le monde humain, l’importance des scènes de genre ou des œuvres faisant référence à l’univers de la culture classique permet de remettre en cause sa réduction à un simple auteur de portraits ou de scènes de baigneurs.

On mesure donc mieux la situation relative de l’ensemble des thèmes cézanniens les uns par rapport aux autres, et aussi leur grande variété qui interdit toute classification sommaire de Cezanne comme peintre de paysages, de natures mortes ou de baigneuses, etc.

La mise en évidence des variations de la production cézannienne dans le temps, avec sa montée en puissance et son apogée durant la période dite « impressionniste » suivie d’un effondrement brutal entre 1882 et 1888 et enfin d’une lente remontée jusqu’en 1906 ouvre, elle aussi, de nombreuses perspectives de recherche sur le lien entre biographie et production artistique, mais aussi sur la pertinence – ou au moins la mise en cohérence – de la datation des œuvres telle qu’elle ressort des catalogues raisonnés « officiels » de Chappuis et Rewald. D’autres recherches peuvent aussi être menées concernant les fluctuations de l’utilisation par Cezanne des différents médias, dans le temps et selon les sujets.

Le fait notamment que disparaissent pratiquement après 1888 les œuvres d’imagination avec les scènes de genre, ou les études de nus et autres études de personnages, et que se dépersonnalisent progressivement les portraits alors que montent en puissance les scènes de baigneuses et baigneurs privilégiant des humains « abstraits », peut nous interroger sur l’évolution du regard de Cezanne sur la société et sur la relation avec ses semblables, alors que parallèlement les considérations purement esthétiques deviennent dominantes.

Quant au contenu même de chacun des thèmes considérés, il permet de nuancer le regard souvent réducteur qu’on a pu poser sur Cezanne en tant qu’être humain.

C’est ainsi que l’examen des références classiques de Cezanne ou du grand nombre d’artistes qu’il a copiés nous révèle l’étendue et la variété de sa culture humaniste et artistique, le choix particulier de ses sujets en la matière nous offrant des éclairages inédits sur son univers mental, dont l’exploration est loin d’être menée à son terme.

De même, l’évolution de ses portraits – un sujet de prédilection qui dépasse de loin la production de natures mortes ou de scènes de baigneurs, contrairement à ce que certains ont pu penser, et qui témoigne également de la richesse du réseau relationnel du peintre, loin de l’image d’ours solitaire qu’on a souvent voulu lui accoler -, les distinctions à faire entre son univers familial et amical ou les copies d’autres artistes a mis en évidence une évolution nette de son rapport au modèle, avec une ouverture progressive à la relation, l’intimité maximum étant atteinte dans son lien avec Hortense, mais suivie d’une fermeture qui va en se radicalisant après 1888 : le modèle ne l’intéresse plus qu’en tant que support de sa recherche esthétique.

Ou encore, durant la première partie de sa vie, l’extrême variété des scènes de genre témoigne de sa présence attentive au monde social et de son intérêt pour tous les aspects de la vie concrète. Elle témoigne aussi des tensions psychologiques qu’il subit, notamment dans sa relation à l’univers féminin ; la violence du désir de possession que beaucoup se sont plu à souligner est en réalité nettement contrebalancée par l’attirance d’une vie de couple qu’il rêve harmonieuse. A cet égard la rencontre avec Hortense et la naissance de Paul junior jouent un rôle majeur dans l’évolution de son économie interne, rôle qui n’a pas suffisamment été perçu jusqu’ici et demande à être davantage exploré, comme nous avons commencé à la faire dans l’article consacré à l’album de famille et dans la biographie d’Hortense Cezanne publiée par ailleurs.

C’est bien un Cezanne ouvert au monde et aux autres, nullement enfermé dans une solitude hautaine ou névrotique qui ressort finalement de cet examen attentif de l’ensemble de son œuvre, même s’il apparaît que durant ses vingt dernières années il concentre son effort sur la recherche de la forme et de l’équilibre parfait de la composition et des couleurs, ce qui l’amène à réduire le traitement du monde humain à une sorte d’algèbre dont témoignent les baigneuses. Loin de signifier une coupure avec ses semblables – toute sa correspondance de l’époque et ses relations chaleureuses avec la jeune garde de la peinture témoignent du contraire -, il s’agit bien plutôt d’une focalisation mentale sur ce qui fait le sens de sa vie, avec cette sorte d’urgence qui saisit celui que sa vocation intimement perçue étreint et qui l’amène à ne plus vouloir se disperser dans sa création. L’objectif n’est plus d’évoquer ou de représenter le monde humain ou la relation humaine ; seul compte désormais le décryptage inlassable de tout ce que ses moyens de réalisation picturale lui permettent d’exprimer de la beauté dont il se sent habité.

Au terme de ce parcours qui nous a permis de mieux pénétrer dans l’intimité du peintre, il est cependant nécessaire de rappeler que demeure hors de portée de toute explication ou analyse ce qui fait l’essentiel du rapport que l’on peut avoir avec son œuvre, et que seul procure le choc de la vision directe : la fascination mystérieuse qui naît de la contemplation. Si la science permet de mieux comprendre, elle ne permet pas de mieux aimer pour qui n’a pas accepté de se livrer au travail mystérieux et indicible qu’accomplit l’œuvre d’art en qui se livre à elle. Cette étude est plutôt née du mouvement inverse : née du bouleversement intérieur produit par la contemplation de l’oeuvre, elle exprime davantage une réponse d’amour envers l’auteur qu’une volonté purement intellectuelle de mieux le comprendre, sachant que cette réponse ne peut que se situer sur un plan très inférieur à l’émotion esthétique et qu’elle est par nature incapable de produire le moindre ébranlement dans les profondeurs de l’âme, comme peut le faire si immédiatement et si simplement le choc de la vision d’un tableau. C’est pourquoi, très humblement, et nous rappelant la sage maxime d’Appelle : « Sutor, ne supra crepidam », il convient d’affirmer qu’aucune recherche statistique ne pourra jamais ajouter un iota au rapport que chacun peut entretenir avec la Beauté contemplée en face, et qui demeure l’essentiel.

 

 

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