Cyrille Rougier dans son atelier de la rue Boulegon, 1910, photographie d‘Henry Ely.

 

Alain Paire

(Article repris du site d’Alain Paire avec sa permission)
Sur ce lien, à propos de Cyrille Rougier, une chronique de sept minutes sur Web-Radio Zibeline.
L’histoire orale raconte que Cyrille Rougier était présent au chevet de Paul Cézanne pendant la nuit du 22 octobre 1906. Madame Bremond avait demandé que son proche voisin de la rue Boulegon, le ferronnier Cyrille Rougier l’accompagne pendant les heures ultimes. Paul Cézanne mourut le 23 octobre, à sept heures du matin. Prévenus par télégramme, l’épouse et le fils de du peintre qui vivaient à Paris n’étaient pas venus le rejoindre quand il était encore temps. Il revint à Cyrille Rougier de fermer les yeux du Maître d’Aix et d’aider à l’habiller sur son lit de mort.
Cyrille Rougier naquit à Pertuis le 14 janvier 1859. Son père décéda alors qu’il était très jeune. Il commença son apprentissage à l’âge de 14 ans : le serrurier de Pertuis qui l’employait s’appelait Barbier. Les possibilités étant trop restreintes dans sa petite ville natale, Rougier décida de s’installer à Aix-en-Provence, en compagnie de sa mère. Il travailla tout d’abord rue Paul Bert chez Chabran dont il reprit l’affaire en 1894. Il se maria le 28 juin 1899 avec Henriette Volaire dont il eut deux filles, Rose et Jeanne.
En 1900, au moment où Cézanne quittait définitivement le Jas de Bouffan, Cyrille Rougier ouvrit pour son activité professionnelle, dans la proximité de la rue Paul Bert, un assez vaste atelier qu’il implanta au 30 de la rue Boulegon : presque en face de la demeure du peintre qui logeait au n° 23. Aujourd’hui encore, au 30 de la rue Boulegon qui fut le lieu de travail et l’habitation de Rougier, la configuration de l’atelier d’autrefois reste présente : l’entrée d’un garage, une porte de haute taille délimitent l’emplacement. Le ferronnier oeuvra dans cet espace jusqu’en 1927 : il céda son entreprise à M. Argence qui avait travaillé pendant quelques années avec lui. Cyrille Rougier mourut à Aix-en-Provence, rue Boulegon,  le 7 mars 1931.

Son nom et sa silhouette sont rarement cités. On rencontre Cyrille Rougier au moins quatre fois, dans trois des premiers livres qui évoquèrent Cézanne, parmi les anecdotes retenues par Joachim Gasquet (1873-1921) Gustave Coquiot (1865-1926) et Léo Larguier (1878-1950). Un premier fragment du texte de Joachim Gasquet éveille fortement l’attention. Pendant les dernières années de sa vie, lorsqu’il revenait des Lauves, ou bien après ses journées sur le motif, Cézanne aimait s’attarder dans l’atelier de son voisin. L’atmosphère de la forge, les ombres et les gestes des ouvriers le requéraient. Toutes proportions gardées et sans trop d’anachronisme, on peut avancer qu’avec ce nouveau voisin, Cézanne a pu éprouvrer à sa manière, rue Boulegon, ce que ressentait Héraclite : passant devant le four d’un boulanger, ce présocratique aimait dire que dans ce four, là aussi, « les dieux sont ».

Ce que Cézanne observait fut à l’origine de plusieurs dessins qu’il griffonna. Leurs feuillets furent vraisemblablement égarés dans ce qu’Emile Bernard appelait le galetas de la rue Boulegon,  les amateurs et les marchands ne les ont pas retrouvés.Voici ce que rapporte Joachim Gasquet dans le chapitre La Vieillesse de sa monographie, page 114 de l’édition Bernheim de 1926 :

« Devant son atelier de la rue Boulegon s’activait une importante ferronnerie ; il y descendait souvent le soir, s’asseyait dans un coin, à côté de la forge, et méditait, dans l’haleine du travail, devant les gestes des forgerons, suivait leurs ombres dansantes sur le mur, parfois esquissait en quelques traits une strophe surprise de l’actif poème en sueur.

« Ne bougez plus, criait-il d’une voix tonnante … Une minute !« 
Il sabrait sa feuille d’indications. Puis, brusquement retombé de son art à sa timidité, il jetait une pièce d’argent sur l’enclume : « Vous pourrez boire à ma santé », et l’épaule basse, rasant l’établi, il s’enfuyait. On ne le revoyait plus de quelques jours. Tous les ouvriers l’aimaient beaucoup. Obscurément, les gens du peuple ont la conscience de toute maîtrise, et lorsqu’à cette autorité cachée se joignent, comme chez Cézanne, la simplicité et la bonté, ils sont prêts à tous les dévouements. J’ai vu un de ces serruriers suivre, de loin, le vieux maître, lorsqu’il sortait de chez lui, pour le délivrer des gamins qui, sans qu’il s’en aperçût, s’amusaient à l’exciter en le huant. »
Portrait de Cyrille Rougier par Joseph Milon.

Portrait de Cyrille Rougier par Joseph Milon.

Gustave Coquiot est le second témoin de la présence de Cyrille Rougier dans la vie de Cézanne. Deux passages de ses écrits font écho à l’atelier des Lauves ainsi qu’à la théorie recueillie par Emile Bernard, selon laquelle « tout dans la nature se modèle selon la sphère, le cône et le cylindre ». Les paragraphes qui mentionnent le nom de Rougier figurent dans le chapitre  VII de la monographie de Coquiot consacrée à Paul Cézanne (editions de la librairie Paul Olendorff, 1919). Malgré les vingt ans qui le séparent de son voisin, Cézanne éprouvait pour Cyrille Rougier confiance, estime et amitié. Premier passage, nouvelle anecdote :

« Cézanne, en se promenant sur le chemin de la Violette, qui est près de l’Hôpital, avait, un jour, au bord du chemin des Lauves (qui conduit au hameau de Puy-Ricard), découvert une cabane et un terrain à vendre: 5.000 francs.

C’était assez loin d’Aix. Là, on le laisserait en paix. Cézanne acheta la cabane et le terrain.

Puis un architecte, nommé Mourgues, reçut mission de raser la cabane et de construire un rez-de-chaussée avec, au-dessus, un atelier de huit mètres sur cinq.

Comme tous les architectes se ressemblent, le sieur Mourgues se lança dans la construction d’une villa hurluberlue, avec toit découpé et balcon de bois, enfin tout le falbala de la céramique et du bois verni. Cézanne laissait faire. Mais quand le chef-d’œuvre fut terminé et qu’il le vint voir, sa fureur éclata. Avec une telle impétuosité, qu’il fallut démolir et construire simplement une bastide provençale, avec corniche à la gênoise, et entourée d’oliviers et de figuiers. Coût: 30.000 francs.

Alors une autre comédie commença.

Rue Boulegon, j’ai déjà noté que Cézanne s’était plaint des reflets rouges d’une cheminée voisine. Voici qu’à l’atelier du chemin des Lauves, il tombe sur des reflets verts, projetés par les oliviers et les figuiers ! A son ami, M. Rougier, serrurier d’art (à qui l’on doit maintes belles œuvres dans toute la Provence), et qui l’accompagne ce jour-là, il montre ses mains: « Vous voyez ! s’écrie-t-il. Là ! ces reflets verts !» et, tout de suite, il enrage, il se traite d’imbécile et parle de repartir pour Paris. On le calme enfin, en lui disant qu’on enlèvera les arbres. »

Un second passage du texte de Gustave Coquiot établit clairement à quel point Rougier était pour Cézanne un véritable interlocuteur. Le serrurier-ferronnier avait de la finesse, de l’humour et de la culture, Cézanne lui livre quelquefois le fond de sa pensée.  Il lui parle avec respect, sérieux et véhémence :  « Un autre ami recherché était M. Rougier, le serrurier d’art que j’ai déjà cité, M. Rougier, son voisin de la rue Boulegon. Cézanne souvent l’arrêtait en pleine rue, et il lui formulait alors avec une terrible voix des théories picturales. Les passants, interloqués, s’arrêtaient, attendant une dispute. « Tenez, Monsieur Rougier, disait Cézanne. Vous voyez cet homme là, devant nous (il montrait un passant), eh bien ! c’est un cylindre, ses bras ne comptent pas ! Villard de Honnecourt, du reste, un ancêtre, a déjà, au treizième siècle, enfermé des personnages dans des armatures géométriques ! » Et il continuait de crier. »

La forge de Cyrille Rougier, huile sur toile de Joseph Milon, collection du musée du Vieil Aix (photo Yannick Blaise, Direction des Musées et du Patrimoine. Ville d'Aix-en-Provence).

La forge de Cyrille Rougier, huile sur toile de Joseph Milon, collection du musée du Vieil Aix (photo Yannick Blaise, Direction des Musées et du Patrimoine. Ville d’Aix-en-Provence).

La citation de Gustave Coquiot est corroborée par les archives familiales de Cyrille Rougier que j’ai pu consulter. Les deux filles de Cyrille Rougier, Rose et Jeanne ont en effet consigné quelques notes à propos de leur père. Elles retracent sa carrière, évoquent son entourage aixois. Cézanne interpellait son voisin : il souhaitait lui communiquer ses convictions. De nouveau, il lui parle géométrie : « Souvent en revenant du « motif » il venait bavarder avec mon père sur le pas de la porte de l’atelier. Moi, tout enfant, j’assistais parfois à leurs conversations auxquelles bien entendu je ne comprenais rien ; un jour par exemple en voyant venir une grosse femme qui déambulait au milieu de la rue (car à cette époque la circulation n’était pas intense et tout se passait à la bonne franquette, mon père ferrant ses portes et persiennes devant la porte de l’atelier : le rétameur était sur son trottoir ou même au milieu de la rue). Donc un de ces jours, Cézanne causait avec mon père et en voyant venir cette femme il lui dit : « vous voyez cette femme, c’est un cône ». Bien entendu, je n’avais rien compris de ce qu’il voulait dire mais j’en avais été frappée et je m’en suis toujours souvenue ».

cyril_jas

Les notes des enfants de Cyrille Rougier rapportent un autre détail : Cézanne utilisa plusieurs fois le feu de la forge lorsqu’il préféra faire disparaître des toiles qu’il considérait comme mauvaises. « Lorsque Cézanne fit construire le pavillon qui était situé montée des Lauves où il établit son atelier de peinture, au cours du déménagement, il voulut détruire des toiles dont il n’était pas satisfait, il en fit un lot qu’il descendit brûler.

Plus tard, alors que mon père travaillait au Jas de Bouffan, Cézanne fit une nouvelle hécatombe de ses oeuvres. Il disait ne pas vouloir que Vollard et les autres marchands de tableaux qui étaient sa bête noire et son idée fixe fassent fortune à ses dépens … Mon père fort intéressé par ces oeuvres, en prit deux ou trois qu’il apporta à ma mère pour les lui montrer, mais sa délicatesse était si grande qu’il ne les garda pas puisque Cézanne voulait les détruire et il retourna le tout sur le brasier du Jas de Bouffan ».
cyril_balcon_jas

Cyrille Rougier, Balustrade du balcon du Jas de Bouffan

Justement, pour continuer d’appréhender le profil perdu/ retrouvé de Cyrille Rougier, il faut à présent évoquer la fabrication et l’installation pendant les premières années du XX° siècle des ferronneries du Jas de Bouffan. Ces fers forgés  furent commandités par le nouveau propriétaire du Jas, l’ingénieur agronome et polytechnicien Louis Granel. Le beau-père du docteur Frédéric Corsy voulait redonner du lustre et de l’élégance à la facade ainsi qu’au jardin de la bastide que le banquier Louis-Auguste Cézanne n’avait pas su rénover. Natif de Carcassonne, Louis Granel trouva dans la cité aixoise l’artisan capable de répondre à ses souhaits : Cyrille Rougier réalisa l’ensemble des ferronneries du Jas, ses portes d’entrée, ses balcons ainsi que les balustrades qu’on aperçoit en lisière de jardin. La structure de ses ferronneries est à la fois ferme et légère, leurs formes sont inventives. Ce ne sont pas des pastiches du Grand Siècle aixois : leurs courbes et leurs volutes s’adaptent au décor dix-huitièmiste ainsi qu’à la végétation de la bastide. Quand on examine les fers forgés du Jas de Bouffan, on songe à ce qu’il peut y avoir de plus musical dans l’imaginaire d’Aix-en-Provence : Cyrille Rougier n’est pas loin de pressentir les rêves mozartiens qui habiteront la ville, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Cyrille Rougier, Grille de la porte d'entrée du Jas de Bouffan

Cyrille Rougier, Grille de la porte d’entrée du Jas de Bouffan

Cyrille Rougier, Balustrade du jardin du Jas de Bouffan.

Cyrille Rougier, Balustrade du jardin du Jas de Bouffan.

Cyrille Rougier est au meilleur de son art lorsqu’il conçoit cet ensemble dont il faudrait pouvoir précisément dater l’élaboration : on souhaiterait vivement que Cézanne ait pu assister à sa fabrication. Par la suite, plusieurs commandes de première importance, d’authentiques chefs d’oeuvre sortiront de sa forge. Quelques-unes des ferronneries de Cyrille Rougier sont encore visibles dans les alentours du pays d’Aix ainsi qu’à Arles et Marseille. Les recherches qui seront faites à leur propos au cours des prochains semestres permettront de mieux identifier l’ensemble des travaux issus de la rue Boulegon. Pour l’heure, les archives de la famille Rougier / Boyer (l’une des filles de Cyrille, Jeanne Rougier, épousa Laurent Boyer qui fut avoué à la Cour d’Aix) permettent d’effectuer un premier inventaire.

Cyrille Rougier réalisa deux grandes grilles d’entrée pour l’hôtel de Luppé à Arles : Edouard Aude (1868-1941), le conservateur de la bibliothèque de la Méjanes, à Aix-en-Provence, avait signalé au marquis de Luppé les qualités du travail de Rougier. Le projet de la grille basse de cet Hôtel fut dessiné par Jean-Amédée Gibert (1869-1945), le conservateur du musée Longchamp de Marseille En août 1908, Frédéric Mistral passa commande du pilastre de la rampe du grand escalier du Musée Arlaten qu’il finança avec l’argent du Prix Nobel qu’on venait de lui décerner, quatre années auparavant. On doit également à Rougier la fabrication de trois panneaux destinés à l’Orphelinat laïque départemental des Bouches-du-Rhône à Marseille : ces trois fers forgés qui représentaient des grappes de vignes et des gerbes de blé furent présentés à Paris en 1925, pendant l’exposition internationale des Arts décoratifs et Industriels Modernes, dans le cadre de la « Maison provençale ».

 

Cyrille Rougier, le pilastre de l'escalier du Musée Arlaten, photographie Studio Henry Ely.

Cyrille Rougier, le pilastre de l’escalier du Musée Arlaten, photographie Studio Henry Ely.

Dans un article publié le 15 septembre 1919, en première page de sa revue Le Feu, Joseph D’Arbaud (1874-1950) saluait « sa persévérance et sa haute volonté » . Pour caractériser la démarche de Rougier, d’Arbaud expliquait que pour « chaque forme nouvelle qu’il traite, chaque motif nouveau qui anime sa composition, Rougier doit inventer un nouvel outil approprié. Il étudie, il adapte et c’est seulement lorsqu’il a dégagé la courbe nécessaire et créé l’instrument, qu’il peut songer à plier la brute matière« . Dans un autre texte, Jules Bernex indique que Rougier avait l’habitude de recevoir ses visiteurs à côté de sa forge, dans « sa petite pièce d’étude de l’entresol » où il avait rassemblé des photographies de ses créations, réalisées par le studio Henry Ely.

Cyrille Rougier, le pilastre de l'escalier du Musée Arlaten, photographie Studio Henry Ely.

Cyrille Rougier, le pilastre de l’escalier du Musée Arlaten, photographie Studio Henry Ely.

L’article rédigé par Joseph D’Arbaud complète ce début d’inventaire : il mentionne « les grilles des portes vitrées à caducées exécutées pour la Chambre de Commerce de Marseille ainsi que deux couronnes mortuaires consacrées, l’une à la mémoire d’un marin, l’autre à celle d’un soldat mort pour la patrie ». A quoi s’ajoutent des commandes privées d’objets qui pouvaient figurer à l’intérieur d’une maison : des lustres avec des motifs de lézards et de chèvrefeuilles, des suspensions avec des  feuilles de mûrier en appliques et des vers à soie comme celle faite pour le maire d’Aix Joseph Cabassol, ainsi qu’une console décorée avec des fleurs et des fruits conservée dans une collection privée. Une très haute grille forgée par Cyrille Rougier captait autrefois les regards, route de Celony, devant l’entrée du domaine de La Chevalière. Elle fut démontée et puis réinstallée dans une grande propriété du Var.

Sur proposition du Ministère du Commerce et de l’Industrie, par décret en date du 22 mai 1926, Rougier fut nommé Chevalier de la Légion d’Honneur. Auparavant, avec l’appui de la municipalité du maire Maurice Bertrand, Cyrille Rougier avait créé en 1917 un atelier de ferronnerie qui s’intégra parmi les locaux de l’Ecole d’Art d’Aix, dans le prolongement du musée de la rue Cardinale. En mars 1971, Félix Ciccolini, le maire d’Aix remerciait Jeanne Boyer née Rougier, demeurant rue Roux-Alphéran, qui avait fait don au musée Granet d’une peinture de Cyrille Rougier « Paysage à Entremont » (cette huile sur carton est reproduite en page 3 d’ une publication de Bernard Terlay consacrée aux Amitiés et Rencontres cézanniennes, juillet 1997). Un article publié dans Le Provençal par Paul Chovelon, au début des années 1980, livre le témoignage de Paul Coustoulin qui travailla rue Boulegon de 1921 à 1927 et succéda à Rougier à l’Ecole d’Art, jusqu’en 1939. Dans un entretien avec Chovelon, Paul Coustoulin déplorait la disparition d’une pratique endurante et infiniment fiable comme celle du ferronnier de la rue Boulegon : « certains ateliers ont fabriqué des lustres à la machine, soudés au chalumeau … ce n’est que du fer tordu, ces meubles n’ont jamais vu la forge de près ou de loin ».
Cyrille Rougier, Le Pont des Trois Sautets (petit format, collection privée).

Cyrille Rougier, Le Pont des Trois Sautets (petit format, collection privée).

Cyrille Rougier ne fut pas uniquement un magnifique ferronnier. Ses loisirs de « peintre du dimanche » le délassaient et le fortifiaient pour la poursuite de ses travaux. Joseph  d’Arbaud écrivait à ce propos que « ce rude forgeron aime avant tout la couleur et la lumière. Après la lutte quotidienne, elles sont sa récompense et sa joie ». Il lui arriva d’exposer quelques-unes de ses toiles, aux Amis des Arts, chez Fouque, le marchand de couleurs de la rue Thiers, dans le Hall de la place Forbin ou bien dans la vitrine de la papeterie Michel.  Sa famille a encadré et conservé un vingtaine de ses petits formats : des ruelles dans un village, une nature morte et des paysages qui évoquent entre autres le Pont des Trois Sautets et la Sainte Victoire depuis Bibemus. L’un des bons amis de Rougier était le peintre Joseph Millon (1868-1947) qui le portraitura et réalisa un tableau conservé par le musée du Vieil Aix, rue Gaston de Saporta : datée de mars 1911, cette huile sur toile représente l’intérieur de la forge du 30 de la rue Boulegon.

Les commandes et les récompenses dont il bénéficia, les relations qu’il entretenait avec des hommes de premier plan comme Joachim Gasquet, Frédéric Mistral, Edouard Aude ou Joseph d’Arbaud font comprendre qu’en dépit de sa modeste situation de départ, Cyrille Rougier était parfaitement admis au sein élites aixoises, notamment à l’intérieur du micro-milieu que formaient à l’orée du vingtième siècle « Les petits maîtres d’Aix ». On entrevoit le profil du ferronnier sur la photographie qui illustre la couverture de la première édition du livre de Franck Baille (1981, imprimerie Paul Roubaud). La photographie fut réalisée le 6 avril 1902, dans un jardin du château de La Barben. Sur cette image on reconnait le photographe Claude Gondran, Henri Dobler, le propriétaire du Pavillon de Vendôme ainsi qu’Henri Pontier (1842-1926), le peintre et conservateur du musée d’Aix dont on connaît trop bien la fâcheuse réplique : « Moi vivant, aucun tableau de Cézanne n’entrera au musée ».

Les petits maîtres d'Aix à la belle époque, photographie en couverture du livre de Franck Baille.

Les petits maîtres d’Aix à la belle époque, photographie en couverture du livre de Franck Baille.

On aperçoit Cyrille Rougier : c’est le deuxième personnage sur la droite de cette photographie. Il porte veste et cravate. Il s’est coiffé d’un chapeau d’été, son regard est tourné vers la statue au centre de l’image. Les deux artistes qui sont debout à ses côtés sont Henri Pontier et Joseph Millon. Last but not least, il faut tout de même rappeler que plusieurs absences réduisent gravement l’intérêt de ce rassemblement. Achille Emperaire avait quitté le monde des vivants quatre années auparavant. Cézanne n’était pas présent parmi ceux qu’il lui arrivait de qualifier de « goîtreux ».Louise Germain, Joseph Ravaisou et Philippe Solari ne semblent pas avoir été conviés. Parmi cette poignée de petits maîtres et de notables aixois, la seule personne qui ait véritablement bénéficié de la confiance, de l’estime et de l’amitié de Paul Cézanne, c’était Cyrille Rougier.

 

Alain Paire

 

Je remercie vivement Dominique Barkaté, l’arrière petite-fille de Cyrille Rougier qui m’a renseigné et donné accès aux archives de sa famille.

Alain Madeleine-Perdrillat a retrouvé les mentions de Cyrille Rougier dans le Cézanne de Gustave Coquiot. Jean-Eric Ely m’a confié la photographie du ferronnier, les droits de reproduction de cette image appartiennent au studio Henry Ely.