R179 Paris, quai de Bercy (la halle aux vins), 1872 (FWN62)

Pavel Machotka

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Un autre paysage gris, peint après le retour de Cézanne à Paris et avant qu’il ne rejoigne Pissarro l’été 1872, est lié au style de 1870, c’est-à-dire au  Village des pêcheurs à l’Estaque (R134, FWN 49), peut-être 1870. Il s’agit de Paris : quai de Bercy – la halle aux vins, une scène intéressante mais apparamment bruyante que le peintre voyait tous les jours de sa fenêtre.

Paris, quai de Bercy (la halle aux vins), 1872 73 x 92 cm R179, FWN62

Paris, quai de Bercy (la halle aux vins), 1872
73 x 92 cm
R179, FWN62

La touche et la tonalité sont agitées et créent une atmosphère similaire à ces tableaux-là. Mais les photos du site montrent que le tableau lui reste très fidèle, donc l’atmosphère est suggérée par le site (seuls les bâtiments du tableau sont gris par exemple, alors que le ciel reste bleu), et le virage net de la rampe, Cézanne ne l’a pas inventé, il l’a vu [1].

N’était la courbe franche de cette rampe, le tableau n’aurait sans doute été qu’une banale scène urbaine. La rampe est une sorte de tournant inverse de la route, au début parallèle au plan de la toile et virant vers le fond, en cela l’exact opposé du type de tournant qu’allait bientôt privilégier Cézanne  dans ses paysages : une route allant d’abord vers l’arrière puis tournant à droite ou à gauche[2]. Le deuxième type de virage est à la fois impulsif et contrôlé, créant tout d’abord un espace profond puis nous empêchant de le suivre trop loin. Mais ici, la conception est plus romantique, comme le dit Fry[3] ; la rampe fuit vers l’arrière du tableau, la rambarde accélérant vivement, qu’on la suive dans l’une ou l’autre direction. En tout cas, le romantisme du tableau s’arrête là : le gris prosaïque des murs et des bâtiments et la lumière plombée refroidissent la courbure romantique, et les tonneaux – pas de simples accidents de la composition – ralentissent toute tentation éventuelle d’être emportés brusquement le long de la rambarde. Les travaux du psychologue Arnheim nous ont appris que les cercles maintiennent le regard fixé sur eux[4], et Cézanne devait le savoir intuitivement. Ici, les tonneaux du premier plan ralentissent le mouvement horizontal du mur de pierres, et les barils rouges sur la droite éloignent notre attention de la rampe au moment ou celle-ci se déplace vers la gauche. Certes le tableau semble romantique, mais Cézanne a rapporté de fait l’espace qu’il voyait et a unifié tous les éléments de la composition, et l’on ne pourrait exiger davantage de tout paysage classique.

Adapté de Pavel Machotka, Cézanne: La Sensation à l’oeuvre.

 

[1] Photo du site prise par Rewald dans PPC, vol. 1, p. 141 :

Photographie John Rewald, vers 1935

Photographie John Rewald, vers 1935

 

 

 

 

 

 

 

[2] Seules deux routes qui tournent furent peintes avant 1872, le tournant n’étant pas très prononcé : La Route tournante en Provence, R085 FWN43, et  La Route de forêt.

[3] Fry, Cézanne: A Study of his Development, p. 22.

[4] Rudolf Arnheim, Art and visual perception, Berkeley: University of California Press, 1974.