R736 – Fruits et pot de gingembre, 1894-1895 (FWN840)
R734 – Nature morte au crâne, 1892-1893 (FWN838)
R735 – Pot de gingembre, 1892-1893 (FWN839)

Pavel Machotka

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Cézanne nous frappe dans trois des natures mortes par ses variations originales sur une composition établie en aquarelle :

Pot de gingembre avec fruits et nappe, 1888-1890 ou 1893-1894
RW290

Dans les toiles qui en dérivent, il garde effectivement la même serviette, toujours pliée de la même façon, la même assiette et la même grosse pomme posée sur elle ; au-dessus de ce groupe, dans deux des toiles, il place le pot de gingembre et dans la troisième, un crâne . Ce simple arrangement a un poids et une densité magnifiques ; il domine chaque tableau et donne à chacun un égal droit à notre attention – et à travers les variations d’accentuation, d’espace et de couleur, nous donne un éclairage inestimable dans la pensée de Cézanne sur la forme  [1]Dans Rewald Paintings of Paul Cézanne (vol. 1, pp. 454-455), les trois tableaux ont été datées par périodes de trois-quatre ans, qui commencent en 1890 et finissent en 1898, et l’aquarelle qui est parfaitement analogue à l’un d’eux, Fruits et pot de gingembre, fut attribuée aux années 1888-1890. Etant donné l’orientation du pot de gingembre, la localisation de l’assiette avec sa pomme, et surtout les plis identiques de la serviette, qui n’auraient pas pu rester ainsi plus de quelques semaines au mieux, si durée il doit y avoir, elle devrait au moins être la même pour les trois tableaux. La datation la plus probable situerait ces trois natures mortes proches des trois grandes natures mortes au tapis bleu ; je propose 1894-1895; dans l’ordre Fruits et pot de gingembre, Nature morte au crâne, Pot de gingembre..

Dans la première variation Fruits et pot de gingembre, Cézanne suit fidèlement la composition déjà élaborée (et même définie en couleurs par taches), mais donne au dessin simple un fond riche qui résonne avec les objets placés sur la table.

Fruits et pot de gingembre, 1894-1895
33 x 46 cm
R736 – FWN840

La lumière vient de la gauche, comme dans l’aquarelle. La pomme centrale domine toujours le centre; le pot de gingembre prend de l’importance par sa forme solide, son treillis plus visible, sa position haute dominante, et l’anse qui monte. Avec sa couleur plus claire et plus bleue, le torchon retrouve certains de ses blancs bleutés, et devient une base obloque et solide pour le pot.

 

Nature morte au crâne, 1892-1893
54 x 65 cm
R734 – FWN838

Dans la deuxième nature morte, Nature morte au crâne, Cézanne a retenu la structure principale — l’orientation de la table, l’assiette inclinée, le torchon oblique, la pomme dramatique – mais pour l’objet dominant il a choisi un crâne. Il ne s’agit pas d’une fantaisie momentanée : ayant choisi de remplacer le pot par le crâne, Cézanne devait équilibrer des couleurs différentes et intégrer à la composition un objet effrayant. Un décor simple, géométrique heurterait à présent les creux du crâne et son expression vide ; ce qu’il fallait ici, c’était une base plus irrégulière, sculptée, et des objets proches de l’ouverture triangulaire du nez pour la refléter et contenir sa forme complexe. Les plis plus profonds du tissu ont donné à Cézanne le fondement adéquat, et leurs bleus saturés équilibraient la belle couleur ocre du crâne ; les trois poires, remplaçant les pommes, pouvaient indiquer franchement le haut pour limiter l’ouverture nasale effrayante. Ce que font aussi les feuilles du papier peint, et le coin ocre qui descend du haut du cadre ; et, faudrait-il ajouter, la ligne qui descend du nez, dépasse la feuille devant la pomme, et longe le côté droit du torchon [2]Les taches d’ocre à gauche du crâne et dans l’une des orbites, qui distraient le regard, semblent des accidents ; on a dû laisser un objet, peut-être une palette, s’appuyer contre la toile. Il est difficile de comprendre pourquoi elles n’ont jamais été nettoyées. 

Pot de gingembre, 1892-1893
46.5 x 55.5 cm
R735 – FWN839

Le plus complexe des trois tableaux et le mieux réalisé, c’est Pot de gingembre. C’est un arrangement formel d’objets d’origine (mais bien plus nombreux), avec l’espace encadré au-dessus par la draperie et sur la gauche par une table avec des livres dessus ; le livre le plus haut est au niveau de l’œil du peintre, et tout le reste est en dessous. Ceci produit l’étrange effet que nous voyons dans Nature morte aux aubergines (R769 FWN856), avec soit la table chantournée placée haut ou la nature morte tout à fait bas, mais nous voyons bientôt quelle en est la nécessité. Avec une draperie en encadrement, le pot de gingembre devait être placé bas dans la composition, trop bas pour dominer la nature morte comme il le fait ordinairement, et Cézanne devait trouver une manière de l’enfermer dans d’autres formes. Les livres lourds placés bien au-dessus, et les ondulations de la draperie qui tombent vers elle à la fois la limite et l’incorpore. Ce qui maintenant devient apparent c’est la continuité d’objets solides du haut en bas sur le côté gauche, plutôt que la domination d’un objet quelconque. Cela nous aide à voir la toile comme un ensemble et à en noter les multiples résonances : par exemple, le bout de la draperie en haut à droite descend vers la raie rouge du torchon, et sa forme en large V fait écho au grand V du pot de gingembre, ou les deux rappellent le V identique du torchon (formé sur la gauche par un pli et sur la droite par la rayure rose). Nous sommes censés remarquer aussi, je pense, le bord cassé de la table ; il suit le mouvement du livre dont l’angle s’avance vers nous, et indique la plinthe en bas à droite.

Tout ceci a été rendu possible par un changement dans la lumière. Cézanne déplaça la table pour qu’elle soit éclairée par la droite, la lumière plus forte accusant ainsi tous les objets. Ceci aussi modifia les ombres sur le torchon et exigea la rayure rose; et avec le point de vue plus distant adopté par le peintre le tableau se trouve fondé sur une richesse d’objets presque précaire mais parfaitement équilibrée.

 

Source: Machotka, Cézanne: La Sensation à l’oeuvre.

NB. On trouve 22 crânes dans l’oeuvre de Cezanne, dont 17 natures mortes (4 dessins, 5 aquarelles et 8 peintures) :

Le thème du crâne dans les natures mortes

Références

Références
1 Dans Rewald Paintings of Paul Cézanne (vol. 1, pp. 454-455), les trois tableaux ont été datées par périodes de trois-quatre ans, qui commencent en 1890 et finissent en 1898, et l’aquarelle qui est parfaitement analogue à l’un d’eux, Fruits et pot de gingembre, fut attribuée aux années 1888-1890. Etant donné l’orientation du pot de gingembre, la localisation de l’assiette avec sa pomme, et surtout les plis identiques de la serviette, qui n’auraient pas pu rester ainsi plus de quelques semaines au mieux, si durée il doit y avoir, elle devrait au moins être la même pour les trois tableaux. La datation la plus probable situerait ces trois natures mortes proches des trois grandes natures mortes au tapis bleu ; je propose 1894-1895; dans l’ordre Fruits et pot de gingembre, Nature morte au crâne, Pot de gingembre.
2 Les taches d’ocre à gauche du crâne et dans l’une des orbites, qui distraient le regard, semblent des accidents ; on a dû laisser un objet, peut-être une palette, s’appuyer contre la toile. Il est difficile de comprendre pourquoi elles n’ont jamais été nettoyées.