R786 – Nature morte avec L’Amour en plâtre, vers 1895 ou plus tôt (FWN692)

Pavel Machotka

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Nature morte avec L’Amour en plâtre, vers 1895 ou plus tôt
70 x 57 cm
R786 – FWN692

Nature morte avec l’amour en plâtre, version verticale, se vante d’une finission impeccable autant que d’une complexité structurale qui finit par poser des question philosophiques. Le plâtre blanc, en réalité inerte, miroite de l’éclat de la vie que lui donnent les teintes qui le composent, prises au reste du tableau, coupées avec du blanc : roses, verts et bleus clairs. Le Cupidon inerte contraste avec les pommes et les oignons richement colorés et pleins de vie, mais dans les ondulations de sa forme il les rejoint aussi, à la fois dans leur arrangement et dans le frémissement des feuilles d’oignons.

La nature morte fait plus que suggérer ce à quoi le tableau précédent, achevé, aurait pu ressembler. La perspective adoptée paraît de guingois et elle ouvre de nouvelles possibilités d’intégration de la sculpture à l’espace : Cézanne adopte un point de vue plongeant au-dessus la tête du Cupidon, cet angle adopté est aigu, si bien que la table sur laquelle les fruits sont placés s’incline fortement, et le parquet en dessous encore plus. Je soupçonne qu’il a choisi cet angle pour qu’on puisse voir, dans le lointain arrière-plan, l’esquisse à l’huile d’une autre sculpture, un écorché, attribué à Michel Ange. L’angle fait aussi reculer la toile posée derrière le Cupidon selon une forte diagonale parallèle au dos et aux épaules inclinées de la sculpture et il les incorpore dans l’espace du tableau. En effet, la perspective permet aussi à Cézanne de nous montrer le coin d’une troisième tableau, sa Bouteille de menthe (R772), qui est capitale dans la composition : le flot de sa draperie peinte interfère avec celle « réelle », sous l’assiette de pommes, exactement comme les feuilles de l’oignon « réel » vont jusqu’au tableau et remplacent son pied de table. Par le biais de cette mise en abyme, cette nature morte joue avec la nature de la représentation, décrivant trois niveaux de réalité peinte, ou trois niveaux d’illusion, et relie deux d’entre eux avec un autre moyen d’illusion.

Toute cette analyse est une reconstruction de ce que Cézanne a pu vouloir faire d’après l’évidence intérieure au tableau ; il ne l’avait expliqué à personne. Nous ne savons pas non plus si la composition fut installée tout de suite ou évolua par degrés ; nous pouvons seulement dire que la pomme verte au fond est trop grande pour être fidèle à celle qui lui a servi de modèle, et qu’elle fut peinte de cette manière pour un motif purement pictural – peut-être pour cacher le coin inopportun où les trois plans se rencontrent, ou pour nous donner un volume ferme au point le plus distant, ou pour les deux raisons. (Une pomme petite, aux dimensions plus réalistes, aurait rendu le tableau maladroitement profond.) C’est aussi possible que le fait d’entourer cette grande figure avec des fruits éclatants et de l’enchâsser dans un dispositif philosophique énigmatique était une manière de contenir sa présence imposante, sa proximité inconfortable avec le spectateur ; je vois bien cet arrangement comme ayant cet effet, mais il n’y a aucun moyen de savoir si c’était ce que Cézanne voulait. Dans cette sorte de spéculation, à laquelle le tableau nous invite, il y a pour moi un point solide : l’œuvre est magistrale et originale, et devant le tableau (même devant sa reproduction), son effet est immédiat, dans sa sensualité et son éclat.

 

Source: Machotka, Cézanne: La Sensation à l’oeuvre.

Voir aussi L’Amour en plâtre