Geneviève Blanc

 

Tout le monde reconnaît que Cezanne est particulièrement fidèle aux particularités topologiques de ses motifs. On retrouve à l’Estaque comme ailleurs cette façon de faire.

Ce qui est plus intéressant encore, c’est lorsque ce souci du détail permet d’identifier avec certitude le motif peint.

Je développerai ici deux exemples:

Le viaduc à L’Estaque (R441-FWN156) de 1882

– La série des trois tableaux peints entre 1878 et 1879 à L’Estaque-Riaux, à savoir La mer à L’Estaque (R392-FWN122), La mer à L’Estaque derrière les arbres (R395-FWN120) et L’Estaque vu à travers les arbres (R396 –FWN121).

Le Viaduc à L’Estaque

Le Viaduc à l’Estaque
1879-1882
46 x 55 cm, Allen Memorial Art Museum, Oberlin College, Ohio, USA
R441-FWN156

Viaduc de Riaux
Gravure contemporaine de la construction de la ligne de chemin de fer Marseille-Avignon

Photographie Pavel Machotka

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les auteurs d’un article (Reynaud-Prati) pensent qu’il s’agit là de la voie de chemin de fer peu avant le tunnel de la Nerthe.

On retrouve en effet la voie qui traverse le tableau au premier plan de droite à gauche avant de s’infléchir pour passer devant cette maison.

Autre élément en faveur de la ligne de chemin de fer, ce pylône en forme de V comme il y en avait le long des voies. Enfin, un document des années 1880 laisse apparaître une construction à quelques encablures de l’entrée du tunnel de la Nerthe.

Reste que de nos jours, il n’y a plus de pylône et cette maison a disparu sans laisser de traces au sol. De plus le mot viaduc du titre est abusif car il n’y a pas de viaduc à cet endroit précis mais il y en a un légèrement en amont, le viaduc de Riaux, peint d’ailleurs par Braque à plusieurs reprises.

Et c’est là que la connaissance du terrain va apporter les précisions utiles pour lever toute ambiguïté.

La gravure mise en parallèle au tableau est contemporaine de la construction de la ligne de chemin de fer Marseille Avignon. Nous sommes au fond du vallon de Riaux avec au premier plan à droite le Viaduc de Riaux, et les voies sur lesquelles passe un train. Au-dessus on aperçoit le chemin de la Nerthe qui monte à flanc de colline. Ce chemin passe alors par une sorte de col taillé dans la roche, laissant sur sa gauche un éperon rocheux.

Sur cet agrandissement de la zone, on visualise alors le cadrage du tableau retenu par Cezanne, avec la gorge en V, l’éperon rocheux, la voie :

Par contre le peintre est plus en hauteur, à la hauteur des voies, et plus à gauche, ce qui donne encore plus de place aux masses rocheuses qui surplombent la voie et une approche encore plus frontale de la voie que sur cette gravure.

 

Les trois tableaux «de l’Estaque-Riaux »

On retrouve principalement une maison et sa terrasse sur la droite, une autre avec une façade parallèle à la mer au centre et une cheminée sur la gauche, éléments soulignés sur la photo du site actuel.

La Mer à l’Estaque 78-79 ou plus tard
38 x 46 cm
R392-FWN122

La Mer à l’Estaque derrière les arbres, 1878-1879
73 x 92 cm
R395FWN120

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Estaque vu à travers les arbres, 1878-1879
46 x 55 cm
R396FWN121

Le site aujourd’hui

La maison et sa terrasse existent toujours. L’autre maison, appartenait à Monsieur Bini, est de nos jours agrandie.

Mais quid de la cheminée, à gauche ? Là encore les recherches aux Archives Départementales nous renseignent avec précision.

Dans les années 1870, Vincent Puget vend une parcelle de terrain à Edmond Reynier qui s’intéresse à la distillation d’essences.

Son voisin, Monsieur Ckiandi Bey, chimiste renommé pour ses travaux sur le sulfure de carbone, vient de déposer plusieurs brevets dont un sur un appareil pour la distillation et le traitement des huiles minérales naturelles et un autre sur le procédé d’évaporation des huiles et des graisses par l’emploi des essences de pétrole. Il a développé un prototype pour séparer les phases aqueuses et huileuses d’un liquide.

Demande d’autorisation d’établir une distillerie d’essence de pétrole 1871

Autorisation accordée par le préfet

Plan d’implantation de l’usine au bas de Riaux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1872, Edmond Reynier, demande et obtient, malgré les nombreuses protestations des riverains une autorisation d’installer une distillerie d’essence de pétrole pour fabriquer de la benzine (détachant) et de l’essence à brûler utilisée alors pour l’éclairage, pour le traitement des essences inflammables. Il obtient l’autorisation d’établir un embarcadère pour l’usine comme il y en avait plusieurs le long de la côte, pour les tuiliers par exemple.

Après le création de la route littorale, sa veuve avait demandé une autorisation de construire un petit port à l’embouchure du Riou , ce qui lui fut refusé.

L’usine est sommaire, installée à côté du «riou» qui se jette directement à la mer qui, bien sûr, servirait aussi d’égout !

Plan de masse de l’usine

Sur ce plan joint à la demande d’autorisation on remarquera les annotations pour les différents éléments de l’ensemble usinier: générateur, malaxeur, bâtiments des machines, réservoir, hangars, cheminée. Il y a aussi une maison et la maison du contremaître. L’allée charretière va jusqu’à la mer dont le rivage, à l’époque, se trouvait à la hauteur du portail actuel de la courée Arnaud. La route charretière est maintenant la Rue Collombel.

Cette usine est constituée d’un bâtiment rectangulaire en contrebas de la rue Collombel, surmonté d’une cheminée que l’on voit sur le plan reproduit,

C’est donc ce hangar et cette cheminée que l’on voit sur les tableaux de Cezanne, ce qui permet d’identifier formellement le motif.

L’usine sera détruite peu après le départ de Cezanne de l’Estaque, vers 1887.

Georges Braque – Paysage de l’ Estaque, 1906

L’ensemble sera repris en 1907 par Joseph Arnaud, qui conservera les bâtiments en les transformant en logements modestes et construira des baraques en bois pour les ouvriers du chantier du Canal du Rove: la courée Arnaud. C’est la raison pour laquelle on ne retrouve pas cette cheminée sur le motif de Braque

 

 

 

 

Dans cette courée sera construite dès 1907 une maison, photographiée par Kahnweiler, motif pour Braque.

Photo prise par Kahnweiler en 1910

Georges Braque, Maisons à L’Estaque, 1908
73×59 cm
Rupf Foundation, Berne, Suisse

Georges Braque, Maisons et arbre, 1907-1908
41×33 cm
Musée d’Art Moderne, Villeneuve d’Ascq

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voilà comment un si petit territoire aura été une telle source d’inspiration pour les peintres et comment quelques témoignages précis ont permis d’identifier les détails retrouvés sur certaines toiles.