R670 – Portrait de l’artiste à la palette, 1888-1890 (FWN499)

Pavel Machotka

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Portrait de l’artiste à la palette
1888-1890
R670-FWN499

Nous devons considérer le grand autoportrait, Portrait de l’artiste à la palette, comme faisant pendant au portrait de sa femme, Madame Cezanne à l’éventail. Quelle que soit son intention, il arbore la même gravité, il manifeste même une stature imposante, et il donne l’impression d’avoir saisi une vérité intime de l’artiste, profonde, non pas celle contingente qui montrerait l’humeur d’un jour particulier ; et ce tableau est vraiment aussi grand et ambitieux. Mais celui-ci semble avoir été peint en une seule étape plutôt qu’en deux fois [1] : les coups de pinceau, parallèles dans certaines parties, et sous forme de frottis dans d’autres, semblent malgré tout d’une seule pièce. Le sentiment d’une grandeur discrète a dû être présent dès le début : la veste est massive, la palette forme une base ferme, horizontale, et le visage est calmement orienté vers la toile sur le chevalet, et non vers le spectateur. Le visage est également peint avec le même choix de bruns que le chevalet et la palette, avec quelques vert gris empruntés à l’arrière-plan, et c’est peut-être le résultat d’une réflexion ; mais son effet sur nous est immédiat, dégageant une impression d’unité naturelle et simple. Que le visage soit sans expression ou représente une idéalisation[2], et qu’il soit presque entièrement dans l’ombre, semble à mettre au crédit de l’art de Cézanne, comme s’il voulait dire que ce n’est pas le visage du peintre qui importe ici : c’est sa concentration sur la toile, celle-ci mise en pleine lumière[3].

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We may picture Cézanne’s great self-portrait, Portrait de l’artiste à la palette, as a companion piece to the portrait of his wife. However it may have been intended, it carries the same gravity, even monumentality, and a sense of a truth deeper than the artist’s momentary appearance on a particular day; and it is fully as large and ambitious. But unlike the other (R606), it seems to have been painted in one stage rather than two[4]: the brushstrokes, although parallel in parts and scumbled in others, seem to be of a piece. The sense of understated grandeur would have been present from the start: the jacket is massive, the palette makes a firm, horizontal base, and the face connects calmly with the canvas on the easel, not with us. The face is also painted with same selection of browns as the easel and the palette, with some grey-greens borrowed from the background, and this is possibly the result of elaboration; but its effect on us is immediate, and it is one of unforced, simple unity. That the face is without expression or idealization, and that nearly all of it should be in shadow, seems like a tribute to Cézanne’s art, as if to say that it is not the face of the painter that matters here: it his concentration on his canvas.

 

[1] La date attribuée par Rewald, environ 1890, semble improbable, étant donné la couleur de la barbe de Cézanne ; dans une photographie prise en 1889, elle était déjà poivre et sel, presque blanche. Ici, elle n’indique de grisonnement que dans l’angle de la mâchoire, comme dans Cézanne au chapeau melon, esquisse de 1885-1886. Ratcliffe suggère qu’il a été peint entre 1885 et 1886, ce qui semble plus plausible (Robert Ratcliffe, Cézanne’s working methods and their theoretical background, p. 19).

[2] Le visage est sans expression en partie parce que Cézanne a orienté l’œil le plus distant vers le nez. C’est une pratique troublante – une pratique, parce que nous l’avons vue mise en œuvre dans Madame Cezanne à l’éventail et dans d’autres portraits – et je ne peux donner d’explication pleinement convaincante. Il est possible d’en deviner la raison, en masquant l’œil problématique : l’autre devient alors très centré, fixant la toile presque avec férocité, et nous devenons plus conscients de la qualité du regard que de la structure du tableau. On peut penser qu’un regard direct aurait constitué une diversion anecdotique que Cézanne n’aurait pas appréciée.

[3] Schapiro, dans Paul Cézanne, p. 34, donne à ces mêmes qualités formelles une interprétation plus psychologique : « une interprétation purement formelle rend à peine justice à l’expression du tableau. Les moyens techniques mentionnés ne réduisent pas seulement la profondeur et adaptent le tableau au rectangle et à la surface plane de la toile. Ils transmettent aussi le sentiment que des formes, lesquelles par ailleurs s’avancent avec audace dans l’espace du spectateur, sont isolées. … Concentré sur sa toile, le peintre est absorbé par l’univers clos de sa propre activité. »

[4] With his beard salt-and-pepper only at the angle of the jaw, a date between 1886 and 1888 seems the nost likely.

Source: Machotka, Cézanne: the Eye and the Mind.