R825 – Jeune homme à la tête de mort, 1896-1898 (FWN693)

Pavel Machotka

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Jeune homme à la tête de mort
1896-1898
R825 – FWN693

Si l’on était enclin à voir les portraits tardifs comme une étape de la progression inexorable vers une sensibilité moderne, on serait frustré par nombre de portraits peints par Cezanne durant ses dix dernières années. Peu après le tableau L’Enfant au chapeau de paille, Cézanne peint trois portraits d’une grande complexité et d’un fini soigné. Ce sont des chefs-d’œuvre incontestables, chacun d’eux ayant une relation différente au modèle et chacun avec sa propre juxtaposition originale de couleurs : Jeune homme à la tête de mort, Portrait de M. Ambroise Vollard, et Jeune Italienne accoudée. Jeune homme à la tête de mort, le plus complexe, est un tableau d’une grande spécificité : nous ne pouvons imaginer le jeune homme en dehors de son cadre. La figure est moins un portrait que l’incarnation d’une attitude philosophique ; il est placé volontairement et soigneusement contre une table sur laquelle sont posés des livres et un crâne, qui semble loin de lui, et un morceau de papier paraissant immédiatement accessible. Le tableau invite à une lecture simple, traditionnelle et presque textuelle : la contemplation de notre mortelle condition[1]. Mais quelle que soit la signification que Cézanne voulait traduire, elle pâlit devant la fusion paradoxale de sensualité et de monumentalité. La sensualité est invisible dans les reproductions en noir et blanc ; le tableau a l’air guindé et sa signification est trop évidente. Je confesse un extrême étonnement quand j’ai vu l’original du tableau pour la première fois, parce que la raideur avait disparu et à sa place vibrait une couleur vive. La juxtaposition des teintes est impressionnante : Cézanne a opposé des bleus foncés à des couleurs moutarde, les premiers dans la veste du garçon et les secondes dans le crâne et la couverture suspendue. Ceci en soi est original et très satisfaisant, mais le peintre a ajouté aussi des rouges chauds aux mains et au visage pour donner vie à une pose par ailleurs impassible, et il les a reportés à la table et la chaise. Aussi complexe que soit la touche, et aussi intime l’interpénétration des pigments, il y a un principe chromatique simple guidant l’utilisation de la couleur : la composition est conçue en trois groupes principaux ; le couple bleu/moutarde, comme opposition esthétique de complémentaires, et les tons chair, comme une infusion de vie et de lumière.

Il est impossible de savoir si Cézanne a développé graduellement la couleur jusqu’à son intensité actuelle, pour compenser des débuts qu’il trouvait trop intellectuels, ou s’il l’avait conçue ainsi dès le départ. La saturation ici est, de toute façon, plus importante qu’à l’ordinaire, et plus nécessaire. La composition est également complexe – des diagonales multiples contre un cadre de verticales et d’horizontales, et étroitement entrelacées avec elles de manières inattendues : remarquez, par exemple, la ligne qui va de l’épaule du garçon jusqu’à la branche du motif de la couverture en passant par la ligne des cheveux sur la tempe. Mais si cette construction intelligente par moments apparaît trop logique, ce que nos yeux voient – notre perception intense de la couleur – rajuste l’équilibre.

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If we were inclined to view the late portraits as part of an inexorable progression toward a modern sensibility, we would be frustrated by many of the portraits painted in Cézanne’s last decade. Close to the L’Enfant au chapeau de paille painting, Cézanne paints several portraits of great complexity and careful finish. They are undisputed masterpieces, each with a different relation to the sitter and each with its own, original juxtaposition of colors: Jeune homme à la tête de mort, Portrait de M. Ambroise Vollard, and Jeune Italienne accoudée. Jeune homme à la tête de mort, the most complex, is a painting of great specificity: we cannot imagine the young man apart from his setting. The figure is less a portrait than an embodiment of a philosophical attitude; he is placed with willfulness and care against a table containing books and a skull, which seem remote from him, and a piece of paper that seems more immediate. The painting suggests a clear, traditional, and almost textual reading: the contemplation of mortality. But whatever explicit meaning Cézanne intended to convey, it pales before the paradoxical fusion of sensuousness and monumentality. The sensuousness is invisible in black and white reproductions; the painting looks stilted and its meaning too obvious. I will confess to utter astonishment at seeing the painting in the flesh for the first time, because the stiffness was gone and its place was taken by vivid, vibrant color. The juxtaposition of hues is compelling: Cézanne opposes dark blues to mustard colors, the first in the boy’s jacket and the second in the skull and the suspended rug. This in itself is original and highly satisfying, but he also adds warm reds to the hands and face to give life to an otherwise impassive pose, and he carries this through to the table and the chair. As complex as the touch is, and as close as the mutual interpenetration of the pigments may be, there is a simple chromatic principle guiding the color use: the composition is conceived in three principal color groups; the blue/mustard pair, as an aesthetic opposition of complementaries, and the flesh tones, as an infusion of life and light.

The composition is equally complex—multiple diagonals set against a framework of verticals and horizontals, all closely interlocked in unexpected ways: note, for example, the line that goes up from the boy’s shoulder through the hairline at the temple, to the branch in the rug pattern. But if this thoughtful construction at times appears as too logical, the evidence of our eyes—our intense response to the color—sets the balance right.

[1] Voir les commentaires de Joseph J. Rishel sur cette lecture dans Great French Paintings from The Barnes Foundation, p. 150.

Source: Machotka, Cézanne: the Eye and the Mind.

A noter que l’attitude du jeune homme est symétrique de celle du vieillard que Cezanne a pu observer au musée Granet :

François-Marius Granet
Vieillard méditant sur un crâne
1802
Musée Granet