François Chédeville

Il est classique de dire que Cezanne, comparativement à ses confrères comme Renoir ou Monet, a produit un nombre d’œuvres plutôt limité, compte tenu de son exigence et de sa lenteur d’exécution.

On a ainsi pu montrer que la production annuelle moyenne connue de Cezanne sur 51 ans (entre 1856 et 1906) s’établit à 82 œuvres par an, soit 50 dessins, 19 toiles et 13 aquarelles, soit un peu plus de 4 dessins, 1 aquarelle et 1,6 toile par mois[1].

Une vingtaine de toiles par an seulement pour un peintre aussi acharné que Cézanne ne laisse pas d’étonner ; il y a certes l’exemple du portrait de Vollard avec sa centaine de séances de poses supposées pour confirmer que Cezanne prenait un temps infini parfois pour réaliser une toile. Mais on sait aussi que dans certaines périodes, comme par exemple entre 1872 et 1882, c’est plus de 30 toiles par an en moyenne qui sortent de ses mains chaque année. Il est donc tout à fait vraisemblable que beaucoup de toiles ne nous sont pas parvenues, bien au-delà des œuvres de jeunesse jusqu’aux environs de 1865 dont nous ne possédons que de rares exemplaires, celles-ci n’ayant pas été conservées dans leur grande majorité[2].

Pour les aquarelles, au rythme d’environ 25 par an en moyenne à partir de 1882 jusqu’en 1906, on peut également s’interroger sur le nombre certainement significatif d’aquarelles perdues avant cette date – sa production d’aquarelles ayant vraiment démarré une dizaine d’années auparavant à partir de 1872.

Pour les dessins, la situation est plus surprenante encore quand on consulte les carnets de dessins qui illustrent à quel point Cezanne ne cessait de s’exercer, le crayon à la main, en toutes sortes d’occasions. Il est évident que beaucoup se sont perdus, comme nous le montrerons.

Pour tenter de prendre la mesure de toutes ces pertes, il est intéressant de commencer par rassembler quelques témoignages significatifs – sans prétendre à l’exhaustivité – qui nous permettront de mieux appréhender la situation.

I – Comment Cezanne considère ses oeuvres.

La négligence de Cezanne envers ses œuvres est vite devenue proverbiale auprès de ses biographes.

  • Il ne leur accorde aucun soin

Comme le note Gustave Coquiot dans son Paul Cezanne de 1919[3] :

« Quand M. Granel (aujourd’hui décédé) prit possession du domaine, il trouva sur les murs toutes les peintures exécutées par Cezanne et délaissées par lui. Dans le petit atelier, là-haut, des toiles, des dessins gisaient aussi pêle-mêle ; et, ne sachant pas — un ingénieur ! — M. Granel ordonna de tout détruire. On sauva seulement les châssis, parce que c’était du bois ! Alors que le plus débile peintre attache une exceptionnelle valeur au moindre de ses ratés, Cezanne, lui, ne se souciant de rien, avait laissé à l’abandon le patient travail de plusieurs années. Des fétichistes — je veux dire des marchands…. attentifs ont arraché depuis aux murs — et vendent maintenant ce que Cezanne avait dédaigné ! »

De même, Joachim Gasquet, témoin privilégié des pratiques de son maître, note en 1921 [4]:

« Ses toiles, les plus belles, traînaient à terre, il marchait dessus. Une, pliée en quatre, calait une armoire. Il en abandonnait dans les champs, il en laissait pourrir dans les bastidons où les paysans les mettaient à l’abri. Dans son goût fanatique de la perfection, son culte de l’absolu, elles ne représentaient pour lui qu’un moment, quelque élan inexpressif vers la formule qu’il n’intégrerait jamais. Il n’y ajoutait pas plus d’importance qu’un saint à la matérialité de ses bonnes œuvres accomplies pour l’amour de Dieu. Il les oubliait aussitôt, pour s’émouvoir à un labeur plus significatif. »

Une photo d’un coin de l’atelier des Lauves prise par Erle Loran illustre bien le désordre dans lequel Cezanne avait coutume de vivre, désordre favorable à la dégradation ou à la destruction des œuvres ainsi négligemment traitées :

L’atelier des Lauves
Photographie Erle Loran

Renoir lui-même, au témoignage de Vollard[5], soulignait dans ses souvenir combien Cezanne se moquait de conserver ses toiles une fois faites :

« « Ce fut aussi cette année-là [1863] que je [Renoir] connus Cezanne. J’avais alors, aux Batignolles, rue de La Condamine [de 1868 au printemps 1870, en fait], un petit atelier que je partageais avec Bazille. Celui-ci arriva, un jour, accompagné de deux jeunes gens : « Je t’amène deux fameuses recrues ! » C’étaient Cezanne et Pissarro.

Je devais les connaître, dans la suite, intimement tous les deux ; mais c’est de Cezanne que j’ai gardé le souvenir le plus vif. Je ne crois pas que, dans toute l’histoire des peintres, on trouve un cas semblable à celui de Cezanne. Avoir vécu jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, et, depuis le premier jour où l’on a tenu un pinceau, demeurer aussi isolé que si l’on était dans une île déserte ! Et aussi, à côté de cet amour passionné de son art, une telle indifférence pour son œuvre une fois faite, si même on a eu la chance de la « réaliser » ! »

Quant à Gaston Berheim de Villiers[6], il raconte :

« Ne sachant plus que faire des toiles qui s’entassaient dans son atelier, il eut l’idée de faire planter dans le mur une tige de fer longue d’un mètre. Quand un tableau était achevé, il l’enfonçait sur cette tige, puis il allait peindre, peindre jusqu’à son dernier soupir. »

Apparemment ces toiles ne nous sont pas parvenues puisqu’on n’en connaît pas portant la trace d’un tel traitement.

L’abandon de toiles achevées ou non sur le motif a été assez souvent relevé et s’étend aussi aux aquarelles :

« Vollard raconte qu’en 1882, Renoir, qui était alors à l’Estaque, découvrit une aquarelle représentant des baigneuses, que Cézanne avait abandonnée dans les roches après y avoir travaillé plusieurs jours. »[7]

On se souvient aussi que durant son voyage en Suisse, quittant l’Hôtel du Soleil de Neuchâtel en octobre 1890, Cezanne abandonne à l’aubergiste deux toiles inachevées, récupérées sur place par un autre peintre qui les grattera afin de les réutiliser[8]

Il est évident qu’un tel désintérêt de Cezanne pour ses propres œuvres ne pouvait que se traduire par une perte vraisemblablement très significative d’une partie de sa production.

  • Cezanne offre facilement ses œuvres

Non content de tenir pour négligeable toute œuvre issue de ses mains, Cezanne s’en défait aussi très facilement, comme le raconte Gustave Coquiot[9] :

« Il était tenu à ne rien vendre à Aix, pas plus une nature morte qu’un paysage ; et si, plus tard, après la mort de Cezanne, on a retrouvé à Aix quelques toiles authentiques de lui, ce furent des toiles données ou oubliées par lui chez des gens.

Car, encore quelques années seulement avant sa fin, Cezanne offrait volontiers une ou plusieurs de ses toiles à qui admirait. On promettait de ne jamais se séparer de l’œuvre offerte ; et le tour était joué. Quelques hommes de lettres acquirent des ressources momentanées avec des toiles ainsi subtilisées à Cezanne. »

Joachim Gasquet a ainsi saisi sur le vif quelques-uns de ces moments de générosité de Cézanne :

« Un soir, le poète Léo Larguier, essayant de reconstituer un de ses poèmes pour le réciter au vieux maître, tenait ses yeux obstinément fixés sur l’aquarelle de la barque, souvenir cher de quelque coin où Cezanne avait dû venir peindre souvent et dont il devait aimer la présence [?] : « ― Emportez-la », dit-il. Il eût tout donné. Que de fois, m’a plus tard raconté son cocher, il lui offrit quelqu’une de ses toiles, la grande nature morte, la corbeille de pêches, notamment, que cet homme hésitait à emporter. Cezanne insistait : « ― En souvenir de moi… Vous avez toujours bien soigné maman…. Plus tard ça vous fera plaisir ». »

Combien de ces œuvres ont ainsi pu disparaître, quand on sait qu’un simple quidam pouvait en posséder une certaine quantité entreposées sur son palier, où Vollard put en prendre possession à un prix dérisoire, le vendeur complétant d’ailleurs le lot en lui envoyant par la fenêtre celle qu’il avait oublié de joindre !

  • Pire encore, Cezanne détruit lui-même ses œuvres.

Souvent mécontent de son œuvre, les exemples abondent de moments où, pris de fureur, Cézanne massacre la toile en cours, comme dans cet exemple célèbre :

« Zola habitait alors la rue Saint-Victor, dans les environs du Panthéon. Pour se rapprocher de lui, Cezanne loue une chambre dans un hôtel meublé de la rue des Feuillantines. Dans le jour, Zola se rend aux Docks, où il avait un petit emploi, tandis que Cezanne fréquente l’académie Suisse, quai des Orfèvres. Tous les soirs, les deux amis se retrouvent dans la chambre de Zola, où l’on s’entretient d’art et de littérature, comme naguère à Aix. Zola posa même pour un portrait ; mais cette étude ne « venait » point, et le jeune peintre, déjà prompt au découragement, ne tarda pas à détruire sa toile :

« Ton portrait, je viens de le crever ; j’ai voulu le retoucher ce matin, et comme il devenait de plus en plus mauvais, je l’ai anéanti… » »[10]

Autre témoignage bien connu, celui de Joachim Gasquet[11] :

« Un jour, par un après-midi de mistral, où nous venions le surprendre avec mon ami Xavier de Magallon, croyant qu’il ne travaillait pas, nous le trouvâmes trépignant sur la roche, les poings serrés, pleurant de grosses larmes, devant sa toile crevée, emportée par la rafale. Et comme nous courions la ramasser, bousculée dans les buissons de la carrière :

« ― Laissez-la, laissez-la, cria-t-il… J’allais m’exprimer, cette fois… Ça y était, ça y était… Mais ça ne doit pas arriver. Non… Non… Laissez ça… »

Le grand paysage où rayonnait la Sainte-Victoire au-dessus des vallons bleutés, tout frais, tout tendre et radieux, engluait les broussailles où l’enfonçait le vent. Meurtri, griffé, il saignait comme un être. Nous voyions, crevés par la bourrasque, les pans roux de la toile, les marbres rouges, les pins, le mont bijouté, le ciel intense… C’était, confronté à la nature même, un chef-d’œuvre qui l’égalait. Cezanne, les yeux hors de la tête, regardait avec nous. Une colère énorme, une folie, nous ne sûmes quoi l’emporta. Il marcha au tableau, le prit, le lacéra, le jeta sur les roches, à coups de soulier le creva, le piétina. Puis tout contre il s’affaissa, et nous montrant le poing comme si nous étions responsables : « Foutez le camp, mais foutez-moi le camp… » Et cachés dans les pins, nous l’entendîmes pleurer plus d’une heure comme un enfant. »

Et plus loin[12] :

« Malgré la gloire qui venait, et la fortune maintenant, il dédaignait toutes choses. Son fils seul, qu’il adorait, parvenait à lui arracher un sourire. Son régime, le diabète qui s’acharnait lui interdisaient jusqu’aux joies innocentes, au lyrisme du vin. Plus rien n’avait de goût pour lui. Il trouvait confus, maussade tout ce qui naissait sous ses doigts, sur ses toiles. Sachant qu’on commençait à faire argent de tout, et jusqu’à ces lambeaux qu’il méprisait le plus de sa pensée, il déchirait ou brûlait à présent ses ébauches abandonnées, les raclait ou les rayait de coups de couteau. »

Alain Paire, dans son étude sur l’amitié qui liait Cezanne et son voisin ferronnier de la rue Boulegon, raconte :

« Les notes des enfants de Cyrille Rougier rapportent un autre détail : Cézanne utilisa plusieurs fois le feu de la forge lorsqu’il préféra faire disparaître des toiles qu’il considérait comme mauvaises : « Lorsque Cézanne fit construire le pavillon qui était situé montée des Lauves où il établit son atelier de peinture, au cours du déménagement, il voulut détruire des toiles dont il n’était pas satisfait, il en fit un lot qu’il descendit brûler.

Plus tard, alors que mon père travaillait au Jas de Bouffan, Cézanne fit une nouvelle hécatombe de ses oeuvres. Il disait ne pas vouloir que Vollard et les autres marchands de tableaux qui étaient sa bête noire et son idée fixe fassent fortune à ses dépens … Mon père fort intéressé par ces œuvres, en prit deux ou trois qu’il apporta à ma mère pour les lui montrer, mais sa délicatesse était si grande qu’il ne les garda pas puisque Cézanne voulait les détruire et il retourna le tout sur le brasier du Jas de Bouffan. » »

On se souvient aussi que lors de la vente du Jas de Bouffan, au moment de vider la bastide, Cezanne fit également un grand autodafé du contenu de son atelier, regrettant seulement qu’on n’ait pas conservé le fameux fauteuil de son père Louis-Auguste, manifestement plus important à ses yeux sur le plan sentimental que sa propre œuvre…

  • Nombreux sont ceux qui n’ont aucune considération pour l’œuvre de Cezanne

On l’a vu avec l’exemple de Vollard rachetant à bas prix tout un lot de toiles entassées sans soin sur un palier, beaucoup de ceux qui ont pu posséder des Cezanne n’ont pas du tout pris la mesure de leur valeur, si bien qu’on peut imaginer que beaucoup d’œuvres ont ainsi pu périr par négligence, avant que la notoriété du peintre commence à leur octroyer quelque chance de survie. L’anecdote pittoresque suivante racontée par Ambroise Vollard est à cet égard significative[13] :

« Un jour, chez Paul Alexis, je vis un Effet de neige signé d’un inconnu, quelque chose comme Montillard. Paul Alexis me dit :

– Puisque vous achetez des tableaux, vous devriez prendre celui-là.
– Combien ?
– Deux cent cinquante francs.
– Soit !

Je me disposais à emporter mon acquisition, lorsqu’il m’arrêta.

– Attendez que j’enlève le cadre.
– Mais c’est pour le cadre que je l’achète. Je puis même vous laisser la toile.
– C’est que je tiens au cadre, moi aussi !
– Mais comment avez-vous pu mettre un pareil tableau dans un cadre de prix ?
– Un pareil tableau ? Mais son auteur n’est pas le premier venu. Il a fait partie du groupe des impressionnistes. Il a connu intimement Cezanne, Pissarro…

Il commençait à m’intéresser, ce Montillard. Un homme qui a connu Cezanne, Pissarro, avait peut-être chez lui des tableaux de ces peintres.

– Qu’est-il devenu votre Montillard, demandai-je à Paul Alexis.
– Je crois qu’il habite toujours Gif.

Le lendemain, je me rendis à Gif où je découvris, en effet, le vieil artiste. Je lui dis que j’avais appris, par son ami Paul Alexis, qu’il avait fréquenté des peintres que je connaissais, moi aussi, et dont je possédais des œuvres : Cezanne, Renoir, Guillaumin. Nous échangeâmes quelques propos.

– Vous devez bien avoir, lui dis-je, des toiles de vos amis de jeunesse… Des Pissarro, des Cezanne…
– Certainement ! J’ai des Cezanne, j’ai des Pissarro, j’ai des Vignon. Voulez-vous les voir ?
– Vous ne songez pas à les vendre ?
– Mon Dieu ! oui. Seriez-vous acheteur ?
– Je ne dis pas non.
– Attendez !

Il alla dans la pièce voisine et en rapporta une dizaine de toiles.

– Donnez-moi douze cents francs. Et vous emportez le tout !

Je m’empressai d’accepter.

Au même instant, une voix de femme l’appela. Il passa dans la pièce voisine et j’entendis ces mots :

– Tu as l’argent ?
– J’ai l’argent ; il n’a pas marchandé. C’est bien mieux que la dernière cote…

J’étais fort intrigué. Qu’était-ce, cette cote des tableaux ?

Pendant que Montillard roulait les toiles, je poursuivis la conversation :

– À propos, si vous avez la cote sous la main, je voudrais bien avoir un renseignement pour les Sisley.

Il tira de sa poche un papier imprimé, qui ressemblait à une épreuve de journal et sur lequel on lisait : « Cote des Impressionnistes. Les Renoir sont en recul. Pas de demande sur les Sisley. Quelques Pissarro et un Cezanne offerts en baisse de 10 %. Marché nul sur les Vignon. Marché lourd sur les Monet. »

– Où s’abonne-t-on à cette cote ? demandai-je, au comble de l’étonnement.
– Je n’en sais rien. C’est un vieil ami dans la presse qui me la passe.

Revenu à Paris, j’allai porter mon acquisition chez le rentoileur.

– J’ai trouvé ces tableaux à Gif, lui dis-je.
– A Gif ? Là-bas, j’ai un client… un journaliste. Voilà cinq ou six ans qu’il me parle de tableaux de Cezanne et de Pissarro que possède un de ses amis. « J’ai imaginé un truc, m’a-t-il raconté, pour les avoir, un jour, à bon compte, et je crois que je pourrai bientôt vous les apporter à rentoiler. » Ce serait drôle si c’était justement ceux-là !

Je laisse à penser la tête que dut faire l’astucieux ami lorsque, arrivant avec une cote encore plus décevante que les précédentes, il entendit Montillard lui dire, tout triomphant : « Imaginez-vous qu’un innocent… »

Quelques semaines plus tard je vis, chez un marchand de tableaux, dans un état de grande agitation, quelqu’un qu’on me dit être Aurélien Scholl.

– Qu’avez-vous ? lui demanda-t-on.
– Croiriez-vous qu’un exploiteur vient de dépouiller un vieil artiste de mes amis de tout un lot de Cezanne et de Pissarro ? »

Ce manque de considération se retrouve également chez ses plus proches qui pendant longtemps n’ont guère accordé de valeur à sa production, et à son exemple, n’ont pas hésité à détruire à l’occasion ses œuvres :

« Les autres peintres qu’il connaissait avaient eu des succès, lui, aucun. Sa femme prenait ses toiles pour boucher la cheminée pendant l’hiver. Il la regardait avec indifférence et il allait peindre. »[14]

« Dans une déclaration non datée, Maxime Conil, le mari de Rose, la sœur du peintre, a confirmé avoir offert ce tableau [Paysage aux environs d’Aix-en-Provence, R 79] « à mon ami Henri Boissin autour de 1885 ; à cette époque, je n’accordais pas de valeur aux œuvres de mon beau-frère. J’ai trouvé celui-ci abandonné par Cezanne dans une chambre au Jas du Bouffan, avec d’autres tableaux que mon beau-père [Louis-Auguste Cezanne] a détruits après le départ de son fils. » »[15]

II – Comment estimer le nombre d’œuvres perdues ?

On ne peut évidemment évaluer précisément l’étendue des pertes que nous avons à déplorer aujourd’hui. Mais il est tout de même possible de tenter une estimation dont la précision varie en fonction du média.

  • Les peintures

On notera tout d’abord que l’on connaît l’existence d’un certain nombre de toiles disparues, sans que l’on dispose pour la plupart d’une reproduction nous permettant de nous en faire une idée. Le catalogue des peintures de Rewald en cite une quinzaine environ[16].

Les manques les plus probables concernent évidemment les œuvres de jeunesse, comme l’indique Rewald dans son catalogue des peintures :

« Compte tenu de la jeunesse, des poèmes et de l’imagination grivoises de Cézanne, il semble probable que d’autres tableaux d’inspiration similaire aient existé, même s’ils peuvent avoir été détruits comme répréhensibles ou s’ils ont tout simplement disparu. » (R076)

« … il se peut que Monet ait possédé une autre petite peinture de jeunesse de Cézanne, qui aurait été perdue au cours de ces années agitées où nombre de ses œuvres ont disparu ou ont été détruites. » (R110)

Nous connaissons seulement :

  • le paravent daté de 1859, dont la facture démontre que Cézanne a dû produire bien d’autres tableaux avant celui-ci dès 1856 (date des premiers dessins conservés), dont aucun ne nous est connu ;
  • 12 toiles datées de 1860 ;
  • les Quatre Saisons datées 1860-61 ;
  • 2 toiles datées 1860-1862 ;
  • 1 toile datée 1862 ;
  • 21 toiles datées 1862-64 (dont le Paysage romantique aux pêcheurs) ;
  • 1 toile datée 1863-65 ;
  • 2 toiles datées 1864 ;
  • 1 toile datée 1864-65 ;
  • 31 toiles en 1865 (plus 8 datées à partir de 1865 : 7 en 1865-66, 1 en 1865-68) ;
  • environ 30 toiles en 1866 ;
  • une soixantaine les quatre années suivantes jusqu’en 1870, soit 20 par an en moyenne.

Soit un total de 44 toiles jusqu’en 1864 et de 75 toiles jusqu’en 1865.

Les années 1865 et 1866 montrent que Cezanne ne souffre d’aucune lenteur d’exécution à ses débuts puisqu’il produit près de trois toiles par mois durant cette période ; d’ailleurs dès 1860 on sait qu’il est capable d’en produire au moins 1 par mois. Si l’on considère un nombre de 2 toiles par mois comme représentatif du rythme minimum moyen qui a été le sien, on devrait donc s’attendre à connaître :

  • de 1857 à 1859 : environ 36 toiles. On n’en connaît aucune en dehors du paravent.
  • De 1860 à 1864 : environ 60 toiles. On en connaît 44.

Jusqu’en 1864, on peut donc considérer qu’une estimation basse des toiles perdues se situe à environ une cinquantaine au moins.

De 1865 à 1870, Cezanne alterne les séjours provençaux et parisiens, comme c’était déjà le cas entre 1861 et 1864. Rien ne semble expliquer dans sa biographie pourquoi le rythme de 30 toiles par an des années 1865 et 1866 se ralentit ensuite entre 1867 et 1870 de 10 toiles par an. On peut donc imaginer ici aussi que ce déficit de 40 toiles est représentatif de la perte de ces toiles que nous ne connaîtrons jamais…

Ces quelques considérations nous amènent à estimer que face aux 165 toiles connues jusqu’en 1870, il a dû en exister au moins une centaine de plus et vraisemblablement bien davantage.

Sans poursuivre le raisonnement année après année par la suite, et compte tenu du fait qu’à partir du moment où Paul junior s’est occupé des affaires de son père vers la fin des années 80, veillant à ce que les pertes se raréfient, si l’on tient compte alors de la façon dont Cezanne et ses proches ont traité ses œuvres, des autodafés personnels et paternels, etc. évoqués plus haut, il n’est pas absurde de penser que nous avons perdu en tout au moins 200 toiles du maître, soit environ en estimation basse 1 toile sur cinq.

  • Les aquarelles

En introduction à son catalogue des aquarelles, Rewald souligne le fait que beaucoup ont dû se perdre (p. 20 et suivantes) :

« Vue dans son ensemble, la production de Cézanne en ce domaine est non seulement extrêmement abondante, elle semble aussi s’être accrue au cours des années (sauf qu’on ne saurait exclure le fait que le nombre d’aquarelles perdues ou détruites ait pu avoir été plus grand pour les premières œuvres que pour les tardives).

(…) quelques-unes de ses premières aquarelles sont plus au moins étroitement liées à ses peintures, car les dimensions ambitieuses de celles-ci ont dû l’inciter à résoudre des problèmes de composition sur le papier. C’est vrai pour les nos 23, 28 et 30, mais il est possible qu’un plus grand nombre de pareilles études vaguement préparatoires aient existé, l’artiste ayant pu les jeter dès qu’elles ne lui étaient plus utiles.

il semble que Cézanne lui-même n’ait pas été mécontent de ces premières productions. Beaucoup ont été conservées, et cela malgré les récits innombrables sur la rage avec laquelle il déchirait ses œuvres, malgré ses voyages où d’autres ont pu être perdues, et les risques de destruction, par son père furieux, de celles qu’il avait laissées au Jas de Bouffan.

Il est évident que Cézanne a dû abandonner bon nombre de ses aquarelles. En tout cas, il en a moins survécu que de peintures à l’huile, même si elles s’exécutent plus rapidement — du moins, en théorie. »

Au fil des notices du catalogue ; il revient à plusieurs reprises sur ce thème :

« Georges Rivière (Paris, 1923, p. 195) enregistre à la date de 1860 : « Quatre aquarelles de petites dimensions, représentant respectivement un pont, un bois, une marine et une route bordée de rochers. Ce sont des compositions fantaisistes et non la reproduction de sites naturels. [Antoine-Fortuné] Marion, l’ami du peintre, a fait aussi, à la même époque des aquarelles dans cet esprit romantique. » II n’a malheureusement pas été possible d’identifier ces quatre œuvres, mais celle-ci pourrait être l’une d’elles. » (RW006)

« Bien que cette aquarelle semble être l’œuvre la plus ancienne conservée où cette figure apparaisse, il a pu en exister beaucoup d’autres (peut-être même exécutées d’après nature) que l’artiste a utilisées comme modèles au cours des années. »(RW119)

« Vollard raconte qu’en 1882, Renoir, qui était alors à l’Estaque, découvrit une aquarelle représentant des baigneuses, que Cézanne avait abandonnée dans les roches après y avoir travaillé plusieurs jours. » (RW132)

« Si l’on considère que Cézanne a peint plusieurs versions de groupes de joueurs de cartes, et qu’il a probablement commencé par les compositions les plus compliquées à cinq et à quatre personnages (Venturi nos 559 et 560) dans lesquelles cette figure apparaît, il est surprenant qu’il existe aussi peu d’études préparatoires pour ces tableaux, soit sous forme de dessins à la mine de plomb, d’aquarelles, ou d’esquisses à l’huile. Il est vrai que l’artiste a pu en détruire la plupart après l’achèvement des cinq toiles (Venturi nos 556-560). » (RW376)

« Il est possible qu’avant de quitter Talloires pour Paris, fin août 1896, Cézanne ait détruit quelques travaux inachevés. Néanmoins, pas mal d’aquarelles ont survécu, probablement parce que le fils de l’artiste avait déjà conclu un marché avec Ambroise Vollard pour récupérer tout ce qu’il pouvait de l’œuvre de son père : ce qui subsiste encore aujourd’hui pourrait fort bien représenter l’essentiel de ce qui a été fait à Talloires. » (RW466)

Il est certain que Cezanne n’utilise l’aquarelle comme média privilégié que durant la seconde partie de sa carrière à partir des années 1880, ce qui pour beaucoup suffit à expliquer leur nombre plus faible que celui des toiles. On peut douter de la validité de cette explication :

  • Tout d’abord, le dédain du marché de l’art pour ce type de productions a duré fort longtemps et au-delà de la mort du maître, ce qui n’a évidemment pas joué en faveur de la conservation de ces œuvres, considérées comme tout à fait secondaires ; heureusement que Vollard a su, avant les autres, récupérer tout ce qu’il pouvait de la part de Paul junior qui n’en faisait pas grand cas, tout comme son père.
  • En réalité, Cezanne utilise très tôt l’aquarelle. La première que nous connaissons est antérieure au paravent (cf lettre du 20 mai 1859, RW001). De même, comme le rapporte Rewald dans son catalogue des peintures :

« Dans une lettre que Cézanne écrivit à Zola de Bennecourt le 30 juin 1866 (…), il parle d’une composition qu’il avait dû commencer tandis que son ami avait été avec lui : « Le tableau ne va pas trop mal, mais le temps est long à passer durant le jour ; il faudra que j’achète une boîte d’aquarelle pour travailler durant que je ne fais rien à mon tableau. » » (notice R098).

Cette phrase nous éclaire sur une des fonctions de l’aquarelle dans les premières années de Cezanne, et nous permet d’en induire qu’il a dû en réaliser beaucoup en attendant que la peinture de ses toiles sèche ou que la lumière lui soit favorable…

Dans ces conditions, il est clair que nous avons dû perdre la majorité des aquarelles réalisées jusqu’en 1870 : nous en connaissons seulement 35, soit moins de 3 par an en moyenne depuis 1859, chiffre tout à fait dérisoire et qui ne peut pas correspondre à la réalité.

De 1871 à 1877, on compte environ 7 aquarelles par an en moyenne, de 1877 à 1881 environ 10 par an, et ce n’est qu’à partir de 1882 que Cezanne prend son rythme de croisière avec environ 25 aquarelles connues par an en moyenne.

Si l’on accepte l’idée que la production des années 70 représente la pratique de Cezanne durant la première partie de sa carrière de 1859 jusqu’en 1882, on peut imaginer que le rythme de 10 aquarelles par an représente un étiage minimum de sa production. Dans ces conditions, on devrait connaître plus de 200 aquarelles réalisées avant 1882, là où nous n’en connaissons que 140 environ. On peut donc estimer la perte sur cette période à 60 aquarelles au strict minimum, compte tenu des hypothèses de pertes extrêmement prudentes dont nous partons.

Pour les années suivantes, nous rappelant ce que nous avons vu du comportement de Cézanne et de ses proches relativement à ses œuvres, il n’est pas absurde de penser que durant les 25 dernières années de sa vie dont nous connaissons environ 500 aquarelles, ce sont certainement au moins 40 aquarelles qui se sont perdues (une sur 12 ou 13 environ).

On peut donc imaginer que sur l’ensemble de sa production, il nous manque aujourd’hui au moins une centaine d’aquarelles, évaluation certainement extrêmement modeste.

  • Les dessins

Il faut relire ici la savoureuse introduction de Chappuis à son catalogue des dessins de Cézanne, dont la finesse et l’intelligence n’ont pas toujours été égalées par maints auteurs, notamment lorsqu’il dénonce les abus d’une interprétation psychanalytique de comptoir appliquée aux œuvres du maître. Il ose ainsi écrire à ce propos : « (…) considérant uniquement la situation méthodologique de ces interprétations, j’y découvre beaucoup d’analogies avec les méthodes astrologiques. L’astrologie, elle aussi, aspire à un déterminisme rigoureusement scientifique » !

Mais « revenons à nos moutons », comme il l’écrit lui-même : concernant la perte des dessins, il est le premier à clamer haut et fort :

« Je suis persuadé que beaucoup de dessins, plus de la moitié sans doute (souligné par nous), furent détruits ou perdus. Les témoins rapportent que Cézanne ne semblait faire aucun cas de la plupart de ses études au crayon et on sait qu’il était souvent négligent ou capricieux à l’égard de ses œuvres.[17] D’autres attestent que Cézanne dessinait beaucoup[18]. Un historien aussi avisé que John Rewald confirme cette vue, d’ailleurs plus souvent ignorée que contestée[19]. »

Qu’il n’ait cessé de dessiner, beaucoup et n’importe où, apparaît clairement dans le récit qu’en fait Gasquet[20] :

« Sa vie, à cette époque, était réglée comme celle d’un moine. Il se levait avec le jour, le plus souvent allait à la première messe, rentrait, une heure durant ― comme jadis le Tintoret copiant des centaines de fois certaines têtes de Vitellius ― copiait quelque plâtre, l’écorché de Michel-Ange surtout, sous toutes ses faces, tournant autour de lui pour s’assurer de tous les mouvements, au crayon, au pinceau, à l’huile, à l’aquarelle, tantôt le détachant sur le mur gris-bleuté de l’atelier, tantôt au centre d’une sommaire nature morte, et même contre un arrosoir, comme je l’ai vu longtemps dans une chambre du Jas de Bouffan. »

« Le dimanche, en revenant de la grand-messe, il allait déjeuner chez sa vieille sœur, rendre visite à son autre sœur et à ses petites nièces. Avant les vêpres, il se hasardait parfois à venir au café Clément feuilleter les journaux illustrés. Il faisait ses délices du Rire et restait en contemplation devant les Forains. « ― Il y a du Balzac en lui, et puis, comme c’est dessiné… En voilà un qui n’a pas passé par l’École… Il sait son affaire… Il vous campe un caractère, un vice, une passion, en trois coups, et c’est bête comme chou… C’est la vie qu’on coudoie ici… Voyez. » Parfois, sur un coin de table, sur un bout de papier, il copiait une silhouette (…)[21] »

L’exemple de L’ Écorché nous fournit un bon indice de la perte des dessins à laquelle nous attendre. Nous n’en connaissons que 27 exemplaires (dont 3 en peinture et une aquarelle), tous antérieurs à 1900 (sauf RW559) alors que si Gasquet dit vrai, de 1900 à 1906, Cezanne l’a dessiné très souvent le matin ; si on imagine, de façon totalement pessimiste, qu’il ne l’a dessiné qu’une fois par mois seulement, ce sont donc plus de 72 Écorché qui sont sortis de ses mains et que nous ne connaissons pas… et plus de 300 s’il l’a dessiné une fois pas semaine !

L’analyse de la perte doit ici prendre deux voies différentes, selon qu’il s’agit de feuilles de dessins isolées ou de pages de carnets.

Les feuilles de dessin

Sur les 475 feuilles répertoriées, 15 sont antérieures à 1861, 100 se situent entre 1861 et 1872, 204 entre 1872 et 1882, et 156 de 1882 à 1906. Les deux tiers de la production se situent donc durant la première moitié de la carrière artistique de Cezanne. En outre, il cesse à peu près complètement d’utiliser de telles feuilles après 1900 (4 feuilles connues seulement). Comme on imagine que les feuilles postérieures à 1882 (la plupart de grand format) étaient relativement faciles à conserver, on peut supposer que là aussi, les manques se situent davantage en première période, sauf à soupçonner, devant la raréfaction assez impressionnante des dessins après 1882, que Cezanne les a détruits presque systématiquement. Mais alors, pourquoi aurait-il conservé les dessins plus anciens ?

Cela dit, puisqu’on ne peut s’appuyer sur un rythme particulier de production qui aurait été constant, on ne dispose d’aucun indice clair pour évaluer le nombre de feuilles de dessins qui ont été perdues ou détruites. On sait seulement qu’il y en a eu beaucoup, notamment lors de l’autodafé qui a suivi la vente du Jas de Bouffan.

Les carnets de dessins[22].

 Rappelons que sur les 2585 dessins actuellement répertoriés, les deux tiers, soit 1620 figurent sur des pages de carnets. Inversement, sur les 689 aquarelles répertoriées, 83 figurent sur des pages de carnets, soit un peu plus d’une sur dix seulement.

C’est dire que les carnets sont une source essentielle pour la connaissance de la pratique du dessin par Cezanne et qu’à ce titre il est important d’avoir une idée précise de tout ce qui a été perdu au fil du temps.

17 carnets ont été répertoriés par Chappuis, totalisant 533 feuillets sur lesquels 887 pages sont utilisées. A cela s’ajoutent 43 feuillets de carnets que Chappuis ni Rewald n’ont pu affecter à l’un des carnets, ainsi que 9 autres feuillets que nous avons pu repérer.

  • Analyse des carnets connus

La situation de ces carnets est très variée : certains ne sont connus que par quelques feuillets détachés, d’autres par leur reliure ne contenant que quelques feuillets, d’autres sont pratiquement complets. Seul le carnet CII est entièrement complet[23] .

Si l’on parvient à identifier le nombre de feuillets originellement contenu dans chacun des carnets incomplets, on peut en déduire le nombre de feuillets manquants.

Sur ce point la situation est assez variée au XIXe siècle, avec des carnets comportant entre 30 et 100 feuillets, les carnets de 50 ou 60 étant les plus courants.

Lorsqu’on connaît une page de carnet numérotée LXI par exemple, on peut en déduire que ce carnet comportait certainement 80 ou 100 pages. Le format du carnet intervient aussi pour affiner nos hypothèses, qui sont résumées dans ce tableau :

Bien entendu, selon les carnets, les deux pages de chaque feuillet ne sont pas toujours utilisées. C’est ainsi que les 533 feuillets disponibles comportent seulement 887 pages utilisées. Le nombre moyen de pages utiles par feuillet dépend de chaque carnet, et prend une valeur moyenne comprise entre 1 et 2 selon les carnets :

Ce « coefficient de remplissage » nous permet, en l’appliquant au nombre de feuillets manquants, de déterminer avec une probabilité correcte le nombre de pages utiles inconnues aujourd’hui pour chaque carnet. Ce résultat est évidemment moins fiable pour les carnets dont on ne connaît que très peu de feuillets. C’est pourquoi nous préférerons appliquer le coefficient général de 1,66 au nombre total de feuillets manquants (327) pour en déduire le nombre de pages que nous avons probablement perdues : il s’agit donc de 524 pages.

Pour ne pas lasser le lecteur, nous lui épargnerons le détail des calculs qui nous permettent également de déterminer le nombre de dessins et d’aquarelles que nous avons probablement perdues dans ces carnets.

En effet, sachant que l’on recense 1521 dessins et 49 aquarelles dans ces carnets, on peut en déduire le nombre de dessins et d’aquarelles figurant en moyenne sur une page utile, qui est de 1,77 pour l’ensemble du corpus. Le résultat final est, comme on s’y attendait intuitivement, de 898 dessins et de 29 aquarelles perdues ou manquant à l’appel…

  • Analyse des autres feuillets de carnets non affectés.

Rappelons que nous avons déterminé 52 feuillets de carnets supplémentaires, dont 43 reconnus par Chappuis et Rewald et 9 par nous[24].

Si nous voulons estimer à quels manques renvoient ces feuillets, il faut dans un premier temps tenter de voir si on peut les affecter soit à un carnet existant, soit à des carnets possibles.

Pour ce faire, nous disposons des dimensions de chacun de ces feuillets, ainsi que des types de sujets représentés et des dates qui leur sont attribuées.

La question de la dimension des feuillets est particulièrement délicate pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, les dimensions indiquées dans les catalogues ou par les maisons de vente ne sont absolument pas fiables, parce qu’entachées de contradictions multiples, ne serait-ce que parce qu’il arrive que les dimensions indiquées ne concernent que les dessins et pas les feuillets[25]. Nous ne nous intéressons naturellement qu’à la hauteur de chaque feuillet (la partie de la reliure dans les carnets au format oblong, comme on dit chez les imprimeurs, dit le plus souvent « à l’italienne » chez les profanes), sachant que la largeur peut varier (le plus souvent entre 1 et 2 cm) selon la distance de la reliure à laquelle a été découpé le feuillet.

On trouve par exemple des hauteurs différentes pour les feuillets pourtant issus d’un même carnet : hauteur indiquée entre 15 et 15,3 cm pour Cj1, entre 17,7 et 18 cm pour Cj4, entre 11,8 et 12 cm pour CPI, etc. De même, on trouve parfois des dimensions différentes pour le recto et le verso d’un même feuillet ; ou encore les dimensions indiquées par le catalogue et le musée possesseur de l’œuvre, ou la maison de vente qui le propose à l’achat sont toutes différentes (par exemple, pour C0445 : 12,5 x 20 chez Christie’s et 13,5 x 21,5 selon Chappuis). Dans ces conditions, que certains osent même donner les dimensions d’un feuillet au 10e de millimètre près laisse rêveur…

Ce manque de rigueur généralisé nous oblige donc à raisonner autrement. Dans un premier temps, il faut examiner les différents formats des carnets en vente au XIXe siècle. Une page comme celle-ci[26] nous offre des pistes de réflexion :

Le format de chaque carnet est défini dans les termes utilisés par les imprimeurs avec les dimensions correspondantes : ceci nous incite à caractériser dans les mêmes termes chacun des carnets ainsi que chacun des feuillets de carnets séparés dont nous disposons.

Pour cela, nous nous référons au tableau des formats « établi d’après les papiers en usage dans la librairie française et sur les dimensions des cartons de volumes reliés ou cartonnés » (Sennelier, 1895) :

Compte tenu des variations de format pouvant aller jusqu’à 3 ou 4 mm de différence en fonction de la façon dont le carnet a été massicoté, on peut attribuer aux 17 carnets « officiels » les formats suivants :

Ceci nous guidera pour tenter d’affecter à ces carnets tel ou tel feuillet isolé, ou pour chercher à les regrouper par affinités en éventuels nouveaux carnets.

Il convient donc d’analyser les dimensions des feuillets reconnus par Chappuis et Rewald et ceux reconnus par nous, ainsi que les numérotations éventuellement présentes sur ces feuillets, les sujets représentés et leurs dates de réalisation, les trous de reliures quand on en dispose sur photographies, etc. et en tirer les conclusions qui nous semblent les plus probables quant à leur affectation soit aux carnets déjà connus, soit à de nouveaux carnets (nommés Kx).

Le résultat de cette analyse figure dans le tableau simplifié suivant où les feuillets sont classés par hauteurs décroissantes :

Les lignes jaunes correspondent à mes propositions d’affectation des feuillets à des carnets existants ; les autres couleurs servent simplement à différencier les nouveaux carnets pour faciliter la lecture du tableau.

On distingue donc 11 nouveaux carnets (K1 à K11) parmi les feuillets repérées par Chappuis et Rewald, et 4 carnets supplémentaires (K12 à K15) parmi les autres feuillets. 15 carnets perdus : ce nombre n’a rien de surprenant compte tenu des errances continuelles de Cezanne qui utilisait ses carnets de façon totalement anarchique et a dû en semer un certain nombre derrière lui au cours de ses 30 années de production continuelle. Il est d’ailleurs certainement fort inférieur à la réalité.

Le nombre théorique de feuillets que devraient contenir ces carnets, à raison de 50 feuillets en moyenne par carnet, est de 750. Le nombre de feuillets manquants est donc de 750 – 51 = 699, et, en appliquant le même coefficient de pages utiles par feuillet que pour les carnets connus (soit 1,66), on parvient à un total de 1163 pages manquantes.

Le même raisonnement que précédemment appliqué aux dessins et aquarelles devant statistiquement figurer sur ces pages manquantes est de 64 aquarelles et 1995 dessins manquants.

En additionnant les résultats obtenus pour les carnets connus avec ceux obtenus pour les feuilles isolées, on obtient finalement un manque global de 93 aquarelles et 2892 dessins manquants. Et ceci en partant d’hypothèses très conservatrices.

La prophétie de Chappuis s’attendant à ce qu’on ait perdu plus de la moitié des dessins se trouve donc largement réalisée.

C’est pourquoi il n’est pas étonnant que pour notre bonheur, de nouveaux dessins jusque là inconnus apparaissent régulièrement en salles des ventes (plus d’une centaine engrangés en dix ans). Espérons que ce mouvement ne s’éteindra pas…

Conclusion

Il est assez peu probable que l’on puisse voir apparaître dans l’avenir même une infime partie des 200 toiles manquantes, puisque depuis 10 ans, on n’a pu en voir apparaître qu’une seule sur le marché de l’art. Pour les aquarelles, la situation est très légèrement plus favorable, mais il ne faut guère espérer voir sortir des coffres où elles dorment peut-être plus d’un dixième du manque estimé ici très modestement à environ 150 aquarelles. Ce n’est qu’en matière de dessins qu’un certain optimisme, fort mesuré au demeurant, nous est permis.

Le but de cette étude n’est cependant pas là ; il s’agissait d’abord de mesurer si au plan statistique on pouvait se fier au corpus des œuvres connues pour considérer qu’il représente un échantillon valable de la production réelle de Cézanne. Le test est concluant concernant les peintures et les aquarelles, dont nous avons perdu environ une œuvre sur cinq, ce qui fait que les quatre restantes peuvent être réellement considérées comme représentatives de la production cézannienne effective. Ceci nous permet de valider les interprétations que l’on peut en tirer au plan formel comme au plan des significations, pourvu qu’on ne tire pas ces conclusions de sous-ensembles du corpus non représentatifs du corpus lui-même, ce qui est trop souvent le cas[27].

Pour les dessins, les conclusions sont plus nuancées, notamment lorsque l’on considère que notre corpus est marqué par la surreprésentation des dessins de jeunesse et la quasi-disparition du dessin dans les dernières années. Ce qui peut nous rassurer, c’est que, bien que ne représentant qu’entre le tiers et le quart de la production cézannienne réelle, le nombre des dessins connus est tellement important qu’il y a peu de chances que nous n’y trouvions pas l’ensemble des thèmes cézanniens traités par le dessin. Des surprises sont toujours possibles, mais sauf miracle qui verrait apparaître par exemple un nouveau carnet complet d’une centaine de feuillets comportant 150 nouveaux dessins, il est peu probable que l’on voie apparaître des thèmes radicalement nouveaux dans les dessins jusque là inconnus qui surgissent de temps en temps sur le marché de l’art.

 

 

 

 

[1] http://www.societe-cezanne.fr/2016/08/24/la-figure-humaine-chapitre-i/

[2] On ne connaît que 3 toiles par an en moyenne entre 1856 et 1862.

[3] Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 99-101.

[4] Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 117-118.

[5] Vollard Ambroise, Renoir, Les Éditions G. Crès & Cie, Paris, 1920, 286 pages, p. 32-33.

[6] Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages.

[7] Rewald, Catalogue des aquarelles, p. 116 (notice de RW132).

[8] Georges Rivière, Cezanne, 1936 , p. 151, mais aussi François Matthey, Les gorges de l’Areuse, page 16 note 1 et Cl. Roulet, Nouvelles promenades avec Cezanne, p. 65

[9] Coquiot Gustave, Paul Cezanne, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1919, 253 pages, p. 142-145.

[10] Vollard Ambroise, Paul Cezanne, Paris, Les éditions Georges Crès & Cie, 1924 (1re édition, Paris, Galerie A. Vollard, 1914, 187 pages ; 2e édition 1919), 247 pages, p. 21-22

[11] Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, p. 99-100.

[12] Idem, p. 102-104.

[13] Vollard Ambroise, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, éditions Albin Michel, 1937, 447 pages, p. 140-142.

[14] Bernheim de Villers Gaston [Gaston Bernheim-Jeune], Un ami de Cezanne, éditions Bernheim-Jeune, Paris, 1954, 38 pages

[15] Rewald John, The Paintings of Paul Cezanne : A Catalogue raisonné, volume I « The Texts », New York, Harry N. Abrams, 1996, 592 pages, notice 79, p. 87.

[16] R018 – allusion à une toile perdue : Les Brigands

R097 mention d’un tableau de procession et d’un autre portait du père Rouvel (cf lettre à Zola du 30/6/66)

R098 Groupe de personnages (lettre à Zola du 30/6/66)

R099 mention d’une « étude de tête » et d’un grand tableau perdu de Marion et Valabrègue (lettre de Valabrègue à Zola 66 et de Cezanne à Zola 2/11/66)

R100 Rose Cezanne lisant à sa poupée (lettre à Zola 10/66)

R110 Rewald  : « … il se peut que Monet ait possédé une autre petite peinture de jeunesse de Cézanne, qui aurait été perdue…. »

R115 Grog au vin et Ivresse « En 1867, Cézanne a soumis au jury du Salon un tableau intitulé Le Grog au vin, qui fut refusé puis a disparu  (…) les deux tableaux refusés en 1867 semblent perdus.»

R140 Femme nue : La Femme à la puce ou La Femme du vidangeur

R172 « …en avril 1864 il avait commencé une copie (qui ne semble pas avoir survécu) d’après Les Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin »

R286 « En mai 1868 [A. M. : le 24 mai], Antoine-Fortuné Marion écrivit d’Aix à son ami Heinrich Morstatt à Stuttgart (…) : « Cézanne projette un tableau auquel il fera servir les portraits. L’un de nous, au milieu d’un paysage, parlera tandis que les autres écouteront. J’ai ta photographie et tu en seras… » Cette peinture doit avoir subi le même sort que tant d’autres, peut-être n’a-t-elle jamais été commencée, peut-être a-t-elle été abandonnée en milieu de parcours, peut-être a-t-elle été détruite. »

R421 la note de bas de rubrique fait allusion à un 2e possible Portrait de M. G.

R671 « Selon Vollard, il a effectivement fait une étude de nu ainsi que deux portraits pour lesquels le même modèle a posé habillé, dont l’issue est inconnue. »

[17] Voir par ex. Vollard 1914, p. 93; Borély, L’Art vivant, du 1er Juillet 1926; Gasquet, p. 103, 117; Rivière, 1923, p. 183.

[18] Gasquet, p. 55; Rivière, 1923, p. 183.

[19] Rewald, Carnets, p. 11. Rewald écrit dans son commentaire de R257 dans le catalogue des peintures : « (…) ses études réalisées dans une école (bien que très peu d’entre elles existent encore) ».

[20] Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, pp. 106-109.

[21] Gasquet Joachim, Cezanne, Paris, Les éditions Bernheim-Jeune, 1926 (1re édition 1921), 213 pages de texte, 200 planches, pp. 112-114.

[22] On trouvera une analyse statistique détaillée des carnets à l’adresse : http://www.societe-cezanne.fr/2016/08/24/la-figure-humaine-chapitre-i/

[23] le cas de VM est moins évident, avec seulement 10 feuillets sur un carnet que nous ne connaissons que par fac-similé.

[24] En réalité, nous pensons qu’il y en existe beaucoup plus dans le corpus des dessins connus ; mais le fait de ne pas disposer de bonnes photographies montrant en particulier le bord de reliure – condition sine qua non pour accepter de considérer une feuille de dessin comme une page de carnet – nous interdit provisoirement de les intégrer dans notre examen.

[25] On se demande d’ailleurs comment on fait pour mesurer les dimensions réelles d’un dessin, dont les traits parfois s’éparpillent ou s’effacent progressivement sur la feuille : quelles limites objectives va-t-on fixer ? Ce type de mesure n’a d’ailleurs aucun intérêt comparé à la mesure de la dimension du la page et à la situation du dessin dans la page offerte par une bonne photographie.

[26] Extrait du Catalogue général illustré de G. Sennelier fabricant de couleurs fines et matériel d’artistes (Paris, 1904 ; 1ère édition 1895)

[27] d’où l’intérêt des études statistiques réalisées par ailleurs, qui permettent de valider le caractère homothétique des sous-corpus utilisés par tel ou tel auteur avec l’ensemble de l’œuvre connue. Comme le disait Chappuis, la présence de cannes à pêche, assimilées à des phallus dressés, dans les mains des 27 pêcheurs représentés par Cezanne ne peut être considéré comme une preuve déterminante de ses troubles sexuels supposés…