Article rédigé par Alain Madeleine-Perdrillat[1]voir sa biographie ici : http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=180:chroniques-et-livres-dalain-madeleine-pedrillat&catid=7:choses-lues-choses-vues&Itemid=6.

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Joachim Gasquet
Lettre autographe signée à Élie Faure
Paris, 18 aout 1910

Le lundi 30 octobre dernier, une lettre inédite de Joachim Gasquet faisait partie de la vente aux enchères des archives Élie Faure à Paris, à l’hôtel Ambassador (vente organisée par la maison ALDE). Cette lettre est particulièrement intéressante parce qu’elle constitue un document nouveau sur Cézanne, et qui date du 18 août 1910, soit moins de quatre ans seulement après la mort du maître, mais aussi parce que son auteur a très bien connu celui-ci. Joachim Gasquet (1873-1921), poète et romancier natif d’Aix-en-Provence, le rencontre en 1896 – grâce à l’intermédiaire d’Henri Gasquet, son père[1], qui avait été le condisciple de Cézanne au pensionnat Saint-Joseph – et, bien qu’ils se soient à un moment éloignés[2], reste en contact avec lui jusqu’au moins en 1904, la dernière lettre connue que le peintre lui envoie datant en effet de juillet 1904. Mais cette relation fut certainement, au début, très intense, comme en témoigne le cadeau que le peintre fit à Gasquet de l’un de ses chefs-d’œuvre, La Vieille au chapelet, aujourd’hui à Londres, à la National Gallery[3], et le fait qu’au cours de ces années 1896-1897, Cézanne fit le portrait de son jeune ami et de son père[4].

Dans la lettre, Gasquet répond à une sollicitation d’Élie Faure (1873-1937), le futur auteur d’une célèbre Histoire de l’art en cinq volumes, qui  avait écrit un premier article sur Cézanne au mois de mai de cette année 1910 dans  la revue Portraits d’hier, et s’apprêtait à en écrire un autre, qui sera publié en octobre 1911 dans la revue L’Art décoratif. Et sans doute a-t-il déjà en tête de consacrer au peintre la monographie, qu’il publiera après la guerre, en 1923, puisque Gasquet lui écrit : « J’attends à présent votre Cézanne avec impatience ». Et il est assez amusant de penser que Gasquet est lui-même, en 1911, sinon déjà en train d’écrire, du moins de réfléchir à écrire un livre sur le peintre, qui ne sera publié qu’en 1921, l’année de sa mort, soufflant ainsi à Élie Faure – qu’il a toutefois l’élégance de citer en termes très louangeurs[5] – l’honneur d’être l’auteur de la première monographie consacrée à Cézanne.

Je copie ci-dessous le long extrait de la lettre de Joachim Gasquet donné dans le catalogue de la vente :

« … J’attends à présent votre Cézanne avec impatience. Ne croyez pas que je ne veuille vous parler de lui. Nous devons, nous, mettre nos idées en commun ; puisque nous ne pouvons encore partager notre pain, donnons au moins tout ce qu’on ne cadastre pas, nos pensées, nos amours, notre vertu.

Je ne crois pas que Cézanne soit allé en Espagne. Ni lui, ni les siens n’ont jamais fait allusion à ce voyage. Mais il connaissait Greco. Il m’a notamment parlé un jour de L’Enterrement du comte d’Orgaz, à propos de Manet. À mon avis, pourtant, il n’avait vu que très peu de reproductions du Greco et je ne crois pas qu’il l’ait subi. Ce qui paraît être de Greco en lui, lui viendrait plutôt de Signorelli pour qui il avait un véritable culte. Le dessin du Louvre, l’homme portant l’autre, était cloué dans sa chambre, à Aix. Il me le montrait avec des larmes d’enthousiasme. Mais ces questions d’influence sont si mystérieuses.

Les dernières années de sa vie, il méditait surtout le Poussin. Il voulait composer de grands paysages animés, à la manière du grand classique, en y ajoutant tout le frisson moderne. Il y a notamment, chez Bernheim (à leur hôtel), une moisson d’une plénitude dorée qui se rapproche beaucoup de cet idéal. Le château du Diable, des environs d’Aix, y est stylisé au-dessus d’une grande plaine en travail, qui m’a toujours fait penser à L’Été du Louvre [de Poussin].

La méditation vivante des frères Lenain, les paysans devant la cheminée du Louvre [Famille de paysans dans un intérieur, au musée du Louvre], et des Joueurs de cartes dans un corps de garde, du musée d’Aix, surtout, l’ont amené, je crois, à la sublime composition des paysans jouant aux cartes du Salon d’automne et dont Pellerin a une étude, peut-être encore plus belle[6].

Pour ce qui est du collage de Lantier et de Christine [allusion au roman de Zola, L’Œuvre], la scène, d’une vérité psychique prodigieuse, n’a pas, je crois, de fondement dans la réalité. Mais c’est sûrement, par une aventure analogue qu’a dû commencer sa liaison avec Mme Cézanne.

Le maître portait, à la ville, un chapeau melon, un vieux béret dans son atelier, un chapeau de paille au paysage. Généralement. Dans la rue, à Aix, il allait d’une allure de bête traquée, seul. Avec un ami, il marchait fier et fort. Avec un indifférent, il prenait l’air finaud.

Il parlait admirablement… Pendant les cinq premières minutes, comme tiré de sa vie intérieure, il cherchait pour se traduire les images et les mots, mais bientôt, net, abondant, dru, il se faisait comprendre des êtres les plus nuls, les plus antipathiques, qui le subissaient d’abord, puis, lui absent, faisaient gorges chaudes de sa pensée et de son lyrisme. Il abordait tous les sujets, sauf le politique, avec passion ; recherchait la fréquentation des ouvriers et des gens du peuple, qui, tous, l’adoraient. Il était d’une bonté rayonnante et d’une intelligence védique ; je ne trouve pas d’autre mot.

Il allait à l’église. Par classicisme, pour s’appuyer, éthiquement, sur une forte tradition. “Nom de Dieu, a-t-il dit un jour, si je n’allais pas à la messe, je ne pourrais pas peindre”. Une autre fois : “C’est la douche et la messe qui me tiennent droit”. Il suivait les sermons du Carême. Mais il y a là mille complexités. Une de ses sœurs était sous la coupe absolue des jésuites, qui voulaient lui acheter le Jas de Bouffan, auquel tenait beaucoup Cézanne. Vous savez qu’il était le fils d’un banquier. Il avait lu Balzac, Le Cabinet des antiquesLe Curé de Tours… ??

Il était carrément antidreyfusard. Ce qui n’empêcha pas Rochefort d’écrire sur lui un infâme article[7] (parce qu’il était l’ami de Zola) et que les nationalistes glissèrent nuitamment sous deux ou trois cent portes, à Aix… Voilà, je crois, à peu près ce que vous me demandez… »

On trouve dans cette lettre un certain nombre d’éléments que, assez curieusement, Gasquet ne reprendra pas toujours dans son ouvrage publié en 1921, par exemple cette mention du « véritable culte » que Cézanne aurait voué au peintre toscan Luca Signorelli (vers 1450-1523), qu’il dut découvrir dans un livre ou une revue si l’on considère la quasi absence de peintures de cet artiste conservées au musée du Louvre (alors un fragment de prédelle et deux œuvres attribuées au maître et son atelier) et le fait que Cézanne n’alla jamais en Italie. Dans son livre, Gasquet ne citera que trois fois, en passant, Signorelli, et ici il ne parle d’ailleurs que d’un dessin[8] et ne peut s’empêcher de suggérer, de façon assez aventureuse, un lien entre ce goût de Cézanne pour Signorelli et celui qu’il portait au Greco[9]. Quoi qu’il en soit, rapportée au peintre du Grand baigneur du musée d’Art moderne de New York[10], et de tant de Baigneuses, cette simple mention précise n’est pas indifférente.

Luca Signorelli
Homme nu, debout, portant sur ses épaules un corps inerte

Une autre indication de la lettre surprend, à propos d’un tableau assez peu connu de Cézanne, La Moisson[11], où Gasquet croit très curieusement reconnaître, au fond, la silhouette du château du Diable, c’est-à-dire de Château Noir, tout près d’Aix-en-Provence, sur la route du Tholonet. Et il associe l’œuvre, sans doute un peu vite, à la grande tradition du paysage classique en évoquant L’Été, l’une des Quatre Saisons peintes par Poussin conservées au Louvre. Il y reviendra dans un long passage descriptif de son livre publié en 1921[12]. On saisit déjà là, sur le vif, le côté fâcheusement littérateur de Gasquet, qui ne fera que s’accroître dans ce livre.

La Moisson, vers 1877
45.7 x 55.2 cm
R301-FWN651

Au fond, dans cette lettre sans doute rédigée par Gasquet à partir de notes prises au temps de ses promenades et entretiens avec Cézanne, c’est peut-être la description simple de celui-ci qui touche le plus, ainsi quand il évoque l’allure de « bête traquée » du peintre, parfois, dans les rues d’Aix, ou quand il dit qu’il savait se faire comprendre des « êtres les plus nuls, les plus antipathiques », sans ignorer, on le devine, qu’ils se moqueraient de lui dès qu’il aurait le dos tourné.

 

Alain Madeleine-Perdrillat, novembre 2017

 

Je remercie très chaleureusement mon ami Samuel Rodary, grand chercheur spécialiste de Manet, de m’avoir signalé l’existence de cette lettre.

 

[1] Marie, l’épouse de Joachim Gasquet, a raconté la rencontre des deux hommes : « Un groupe de sculpteurs et de peintres avaient organisé à Aix une exposition de leurs œuvres. Cézanne, dont on avait sollicité l’adhésion, envoya deux toiles. Le Comité, atterré devant ces tableaux dont l’extrême sobriété lui parut être de l’indigence, mais n’osant pas refuser l’envoi d’un confrère qui s’était montré particulièrement généreux… exila sur les dessus de porte les deux œuvres […]. Ayant cependant quelques doutes, l’un des exposants vint chercher mon mari. Il rentra enthousiasmé ! Et comme il exprimait le regret de ne pas connaître l’artiste qui peignait avec cette honnêteté glorieuse, mon beau-père lui répliqua : – Cézanne ? cet excellent Paul ! Zola et lui avaient l’habitude de jouer la sérénade à une jolie fille du quartier qui, pour toute fortune, possédait un perroquet vert. […] Le lendemain, mon beau-père nous emmène au Jas de Bouffan. » (texte extrait de la « Biographie de Joachim Gasquet » dans Des chants, de l’amour et des hymnes, de Marie Gasquet, Paris, Ernest Flammarion éditeur, 1928). On connaît deux lettres de Cézanne à Henri Gasquet, toutes deux envoyées de Paris,  l’une en 1898, l’autre en 1899.

[2] Il n’est pas impossible que le provençalisme militant et l’emphase de Joachim Gasquet aient fini par agacer Cézanne. Sur cette question, il faut lire le livre de John Rewald (très sévère à l’endroit de Gasquet) Cézanne, Geffroy et Gasquet suivi de Souvenirs sur Cézanne de Louis Aurenche et de Lettres inédites, Paris, Quatre Chemins – Éditart, 1959.

[3] Paul Cézanne, La Vieille au chapelet, 1895-1896, huile sur toile, 85 x 65 cm, Londres, The National Gallery. Joachim Gasquet compta de nombreuses œuvres de Cézanne dans sa collection personnelle.

[4] Paul Cézanne, Portrait de Joachim Gasquet, huile sur toile, 65 x 54 cm, Prague, Národni Galerie ; Portrait d’Henri Gasquet, huile sur toile, 56,2 x 47 cm, San Antonio (Texas), The McNay Art Institute.

[5] Joachim Gasquet, Cézanne, Grenoble, éditions Cynara, 1988, p. 71 et surtout p. 100 : « Élie Faure qui, sans l’avoir approché, est un de ceux pourtant qui ont le mieux deviné Cézanne, a admirablement caractérisé… ».

[6] Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes,  1892-1893, huile sur toile, 97 x 130 cm : il s’agit de la version, présentée en 1903 au Salon d’automne, longtemps conservée dans une collection privée suisse, achetée en 2011 par la famille royale du Qatar.

[7] Article d’Henri Rochefort publié dans le journal L’Intransigeant  du 9 mars 1903 sous le titre « L’Amour du laid ». Extrait : « Si M. Cézanne était en nourrice quand il a commis ces peinturlurages, nous n’avons rien à dire ; mais que penser du chef d’école que prétendait être le châtelain de Médan [Zola] et qui poussait à la propagation de pareilles insanités picturales ? ». En s’en prenant ainsi à Cézanne, c’est le dreyfusard Zola que Rochefort, très antidreyfusard (comme Cézanne !), vise.

[8] Luca Signorelli, Homme nu, debout, portant sur ses épaules un corps inerte, vers 1500, pinceau et lavis brun, aquarelle jaune et rouge avec rehauts blancs sur papier jaune, 35,5 x 22,5 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Une reproduction de l’œuvre se trouve aujourd’hui encore au mur du dernier atelier de Cézanne, celui des Lauves, à Aix-en-Provence.

[9] Cézanne s’est directement inspiré du Greco dans La Femme à l’hermine, 1885-1886, huile sur toile, 53 x 49 cm, collection privée (œuvre vendue aux enchères par Sotheby’s, New York, 8 novembre 2012).

[10] Paul Cézanne, Le Grand Baigneur, vers 1885, huile sur toile, 127 x  96,8 cm, New York, Museum of Modern Art. L’œuvre est visible en ce moment à Paris, à la Fondation Louis Vuitton, dans l’exposition Être moderne : le MoMA à Paris (jusqu’au 5 mars 2018). Peut-être faudrait-il citer aussi deux œuvres de jeunesse de Cézanne : Le Baigneur au rocher du Chrysler Museum, à Norfolk (Virginie) et Le Nègre Scipion du musée d’Art Assis Chateaubriand, à São Paulo.

[11] Paul Cézanne, La Moisson, vers 1877, huile sur toile, 45,7 x 55,2 cm, collection privée. Le premier propriétaire du tableau fut Paul Gauguin, et l’on sait que Van Gogh put l’admirer à Paris : « Involontairement », écrit-il depuis Arles à son frère Théo, « ce que j’ai vu de Cézanne me revient à la mémoire, parce que lui a tellement – comme dans la Moisson que nous avons vue chez Portier –  donné le côté âpre de la Provence » (lettre de juin 1888, dans Vincent Van Gogh, Correspondance générale, volume 3, éditions Gallimard, collection Biblos, 1990, p. 139).

[12] Joachim Gasquet, Cézanne, op. cit., p. 76.

Références

Références
1 voir sa biographie ici : http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=180:chroniques-et-livres-dalain-madeleine-pedrillat&catid=7:choses-lues-choses-vues&Itemid=6