Cézanne/Picasso

« Un art de raison et de culture »

(Apollinaire à propos de Cézanne)

Isabelle Cahn

Lors du colloque Cézanne organisé en juin 2015 par la société cézanienne de Kyoto sous la direction de Takanori Nagai, mon intervention portait sur le prêt exceptionnel au musée d’Orsay du Portrait de Dora Maar par Picasso (Fondation Beyeler)  .

Le tableau avait été accroché au bout de la galerie des impressionnistes à la fin de la salle des tableaux tardifs de Cézanne.  La confrontation avec La Femme à la cafetière (R781-FWN514) et Le Portrait de Geffroy (R791-FWN516) était saisissante.

 

Ma communication repose sur la confrontation récente réalisée au musée d’Orsay entre des tableaux de Cézanne et un tableau de Picasso. Depuis le début du mois de mars 2015, le musée d’Orsay bénéficie d’un prêt exceptionnel d’un tableau de Picasso, Femme en vert, appartenant aux collections de la Fondation Beyeler à Riehen/Bâle, en Suisse.

Ce prêt qui se prolonge jusqu’à la fin du mois de juin, a été consenti en raison des liens privilégiés qu’entretiennent les deux institutions. Il vient ainsi compenser le prêt de trois tableaux de Gauguin à la rétrospective de l’artiste qui se tient actuellement à la Fondation Beyeler.

Ce tableau de Picasso a été choisi par Guy Gogeval, le président du musée d’Orsay, pour figurer au fond de la galerie des impressionnistes du musée d’Orsay comme une sorte de conclusion ou d’ouverture sur le XXe siècle. Le tableau est présenté sur la dernière cimaise non loin des Cézanne tardifs dont La Femme à la cafetière et le Portrait de Gustave Geffroy.

On peut voir ainsi simultanément les trois tableaux.

Le lien visuel entre les trois fonctionne parfaitement bien en raison d’un sujet identique – un portrait- et d’un format proche et même identique pour La Femme à la cafetière et de La Femme en vert :

La Femme à la cafetière : 130 cm x 97 cm
La Femme en vert : 130 x 97 cm
Gustave Geffroy : 117 x 89,5 cm

Près de cinquante ans néanmoins séparent ces portraits (1895-1944) et bien que Picasso ait été influencé très tôt par Cézanne, il n’en demeura pas moins son modèle pendant de longues années.

Ce qui frappe, tout d’abord, c’est le caractère primitif, impassible des personnages que renforce la frontalité de la pose. Les portraits apparaissent comme des icônes monumentales, sans pathos, excluant toute idée de beauté idéale.

Le titre des portraits de femme ne donne aucune indication sur l’identité des modèles car celle-ci importe peu. Cézanne, comme Picasso, a volontairement gommé toute féminité, toute emprise émotionnelle de la femme sur l’homme pour s’en tenir exclusivement au fait pictural.

La femme en bleu de Cézanne, qui n’est pas Madame Cézanne, pourrait être une domestique du Jas de Bouffan ou une voisine. Elle apparaît comme un personnage simple, primitif et campagnard. Le lieu où elle a posé n’est pas non plus identifié. La pose ressemble cependant à celle des tableaux représentant Madame Cézanne, Hortense Fiquet, qui a été l’un des sujets les plus constants de la peinture de Cézanne entre 1872 et 1892. Le mystère qui l’enveloppe donne un statut singulier au portrait au-delà de son modèle. Le portrait constitue, avec le paysage et les Baigneurs, l’un des sujets les plus expérimentaux de la peinture de Cézanne. Ses personnages un peu androgynes et hors du temps ont frappé en raison de leur formalisme les générations d’artistes et de collectionneurs du XXe siècle dont Leo et Gertrude Stein qui comptèrent également parmi les premiers amateurs de Picasso. (Roger Fry, Cézanne. A study of His Development, 1927)

Le modèle de Picasso, au contraire, est bien connu car il s’agit de son ancienne maîtresse, Dora Maar (Henriette Theodora Markovitch née en 1907), une photographe rencontrée en janvier 1936 que Picasso quitta en 1943 après une séparation douloureuse. Ils continuèrent néanmoins à se voir jusqu’en 1946 et à l’époque de ce portrait, Picasso vivait avec une nouvelle compagne, Françoise Gilot. Il disait de Dora  : « Pour moi c’est une femme qui pleure. Pendant des années je l’ai peinte en formes torturées, non par sadisme ou par plaisir. Je ne pouvais que donner la vision qui s’imposait à moi. C’était la réalité profonde de Dora. »

Dans sa série de portraits de la jeune femme, Picasso éprouve un certain plaisir à déformer ses traits. Il la représente dans une sorte de boite ou de cage.

« Les femmes sont des machines à souffrir, confiait-il à André Malraux en 1945. Quand je peins une femme assise sur un fauteuil, le fauteuil signifie la vieillesse ou la mort, n’est-ce pas ? Tant pis pour elle. » (André Malraux, Picasso’s Mask. New York, Holt, Rinehart and Winston, 1976, p.138)

En 1945, au moment Picasso peint La femme en vert, Dora est en dépression nerveuse dont elle guérira grâce au psychanalyste Jacques Lacan.

Dans son portrait, Picasso fusionne le visage de Dora avec celui de son chien Kasbec -un lévrier afghan – faisant du museau allongé du chien un symbole sexuel masculin placé au milieu du visage.Cette combinaison crée une sorte de monstre hybride mettant à distance l’humanité du modèle contenue derrière un masque. La défiguration fait partie du sujet de la toile.

Cette distance avec la réalité était également nécessaire à Cézanne lorsqu’il peignait d’après un modèle vivant. Il exigeait de longues séances de pose pour ses portraits et surtout une parfaite immobilité et impassibilité. Il s’en tenait en peinture à la non-existence du modèle en tant que sujet.

Chez Cézanne comme chez Picasso, les deux personnages sont réduits au silence, bouche close pour l’un, bouche inexistante pour l’autre. Leur attitude et leur gestuelle relèvent de la plus grande neutralité.

Cette exigence aboutit à une forme de réification du personnage qui apparaît aussi inanimé que la nature morte placée à côté de La Femme à la cafetière.

Trouvant difficilement des modèles en dehors de sa femme, Cézanne travaillait d’après des statues qu’il dessinait au musée de sculpture comparée situé au Trocadéro à Paris.

La volonté de l’artiste de réduire le volume en plan bidimensionnel dans sa peinture s’exprime dans la formule maintes fois citée que Cézanne écrit dans une lettre à Emile Bernard datée du 15 avril 1904 et souvent cité par les historiens de l’art : « Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici : traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective »

La construction du modèle par un emboîtement de formes géométriques est renforcée par le confinement du portrait dans un espace clos, sans sol, ni plafond, ni ouverture. Cet espace de la représentation constitue avant tout un espace mental où les formes géométrisées se justifient exclusivement par la logique picturale en dépit de toute vraisemblance.

Le portrait est le résultat d’une recherche esthétique et non le reflet de la réalité.

La figure toute entière s’impose comme une grande icône primitive chargée d’une logique esthétique autonome. Le choix d’une palette réduite intensifie cette impression. La Femme à la cafetière de Cézanne comme La Femme en vert de Picasso paraissent engoncées dans la rigidité d’une robe unie, bleue chez Cézanne, verte chez Picasso, fermée et raide comme une armure.

Seuls les contours et les plis essentiels du corsage et de la jupe sont marqués. Les manches apparaissent articulées comme les bras d’un mannequin d’atelier. Les doigts grossièrement stylisés, sont traités chez Picasso comme des pinces mécaniques ou des gants de fer.

Celui-ci a été sensible au traitement en creux de la forme pratiqué par Cézanne lorsqu’il déclare à propos de ses pommes : « Quand on regarde les pommes de Cézanne, on voit qu’il a peint merveilleusement le poids de l’espace sur cette forme circulaire. La forme elle-même est un volume creux, sur lequel la pression extérieure est telle qu’elle produit l’apparence d’une pomme, même si celle-ci n’existe pas vraiment. C’est la poussée rythmique de l’espace sur cette forme qui compte. » (Françoise Gilot et Carlton Lake, Vivre avec Picasso. Paris, Calmann-Levy, 1965 pp.209-210)

Cette réflexion est d’autant plus intéressante que Cézanne, lui-même, souhaitait des modèles aussi immobiles que des pommes.

Sa façon de peindre tend à immobiliser la temporalité, à ramener l’art à une notion synthétique, générale, universelle.

A l’époque où Picasso exécute la Femme en vert, il possédait deux tableaux de Cézanne qu’il regardait sans cesse :

Château Noir, qu’il avait échangé contre les estampes de la Suite Vollard au milieu des années 1930.

La Mer à L’Estaque, 1878-79, qu’il avait achetée en 1940.

« Si je connais Cézanne ! Il était mon seul et unique maître ! – confia-t-il au photographe Brassaï- Vous pensez bien que j’ai regardé ses tableaux… J’ai passé des années à les étudier… Cézanne ! Il était comme notre père à nous tous. C’est lui qui nous protégeait. » (Picasso cité par Brassaï, Conversations avec Picasso. Paris, Gallimard, 1964 p.113, rééd 1986 p.99)

            La Femme à la cafetière de Cézanne a été achetée en 1904 par Auguste Pellerin (1852-1929), un industriel, collectionneur d’art, qui posséda jusqu’à 80 Cézanne. Il fut le premier amateur à acheter un nu du maître d’Aix à l’exposition de 1895 organisée par Ambroise Vollard dans sa galerie. Dix-neuf Cézanne de la collection Pellerin sont entrés par legs, don ou dation dans les collections nationales françaises dont douze au musée d’Orsay.

Auguste Pellerin acheta également en 1907 le Portrait de Gustave Geffroy, qui est actuellement présenté non loin de La Femme en vert de Picasso.

L’écrivain et critique d’art y figure dans un décor géométrisé qui apparaît aussi important que la figure elle-même. On retrouve la même impassibilité du visage, la même simplification dans le traitement des mains et du costume que dans La Femme à la cafetière. On remarque également la même découpe de la silhouette sur le fond que dans La Femme en vert de Picasso.

La filiation de Picasso à Cézanne n’est pas exclusive car il existe également une filiation de Cézanne à Matisse dont Auguste Pellerin fut probablement l’un des vecteurs. Celui-ci commanda en 1916 son portrait à Matisse qui en réalisa deux versions, la première ayant été refusée par le modèle.

On retrouve dans ce portrait la même impassibilité du personnage, le même dépouillement dans le décor, la même symétrie centrale de la figure, que dans les portraits de Cézanne et Picasso dont nous venons de parler.

Matisse avait accepté de peindre ce portrait en raison de l’environnement exceptionnel de tableaux de Cézanne que lui offrait la collection Pellerin. Il n’ignorait rien alors également des recherches de Picasso et son portrait semble comme une passerelle entre les deux maîtres par sa monumentalité rigide, la symétrie de la figure dans la composition, la transformation du visage en masque.

Une certaine mélancolie relie également ces figures figées dans leur pose. Cette conscience malheureuse peut être interprétée comme le tiraillement de l’artiste entre l’expression d’un sujet empirique et donc mortel, né de l’observation, et celle d’un moi transcendant issu de la réflexion, qui constitue l’essence même de l’art. Une belle conclusion pour la fin de la galerie impressionniste du musée d’Orsay.