Datation des copies de sculptures réalisées par Cezanne

(Première partie : 1859-1878)

François Chédeville

 

Préambule

Ce travail fait l’objet de trois articles successifs :

On trouvera une récapitulation générale des études présentées ici sous forme d’un tableau excel visant à faciliter les travaux de recherche relatifs à la chronologie : Copies de statues – Liste exhaustive

Ce tableau liste l’ensemble des copies de sculptures et permet divers types de tris :

  • la première colonne permet de trier par n° Chappuis croissants (présentation actuelle) ou décroissants. En outre, en cliquant sur le n°, on a accès à l’image agrandie du dessin en question.
  • la seconde colonne permet de trier dans l’ordre chronologique Chappuis
  • la troisième colonne permet de trier dans l’ordre chronologique ajusté
  • la quatrième colonne permet de faire un tri alphabétique des titres ou de rechercher un titre particulier.

 

 

Introduction

La confrontation de la chronologie de la vie de Cezanne avec la datation de ses copies de sculptures telle qu’elle a été établie par Chappuis révèle un certain nombre d’incompatibilités qu’il convient d’analyser pour parvenir à une datation plus sûre de ces œuvres. En effet, connaissant le lieu où a été réalisée telle copie, il faut nécessairement que la présence de Cezanne soit attestée en ce lieu à la date assignée à la copie par Chappuis pour rendre celle-ci simplement possible. Or c’est loin d’être toujours le cas.

Un exemple évident d’une telle incohérence est celui de toutes les copies des bustes du Louvre ou du Trocadéro datées par Chappuis « about 1900 », alors que Cezanne est à Aix depuis la fin de l’année 1999 et ne reviendra en région parisienne (pour des vacances à Fontainebleau) qu’en 1905 : au mieux, on peut considérer que ces bustes ont été copiés au plus tard en 1899.

Plus problématique : le cas des Vénus de Milo datées 1883-86, ou des Hercule au repos datés 1884-87, toutes années où Cezanne n’est pas à Paris mais en Provence et n’a donc pu se rendre au Louvre.

Il convient donc de réexaminer à la lumière de ce critère l’ensemble des datations  des copies de sculptures définies par Chappuis, afin, dans les cas litigieux, de proposer une nouvelle datation.

Mais dans l’exemple des Vénus de Milo ci-dessus, comment déterminer s’il faut les dater d’avant 1883 ou d’après 1886 ? Faute d’éléments factuels incontestables, nous en sommes réduits à l’analyse stylistique des dessins par comparaison avec tous ceux qui leur sont contemporains, la référence pour ces derniers demeurant cependant Chappuis. Mais comme on peut relever dans son catalogue d’assez nombreuses incohérences dans la datation de l’ensemble des dessins, bien au-delà des copies de sculptures, cela peut éventuellement affaiblir la pertinence de ces comparaisons de style. Cependant nous n’avons pas mieux pour nous repérer dans la détermination d’une datation ajustée des copies de sculptures, laquelle ne pourra être réellement affinée que lorsqu’une révision approfondie et exhaustive de la datation de l’ensemble des dessins de Cezanne sera réalisée. En attendant, pour permettre au lecteur de faire ses propres comparaisons de style, chaque copie de sculpture et chaque dessin « témoin » seront illustrés dans cette étude par une imagette dans le corps du texte et une référence permettant d’en obtenir une reproduction de grande taille rendant possible l’examen détaillé de la technique mise en oeuvre par Cezanne.

Comme Cezanne a effectué au moins 217 copies de sculptures[1], dont 213 en dessin, 3 en aquarelle (RW064, RW146, RW297) et une en peinture (une statuette figurant sur le bureau dans le portrait de Gustave Geffroy, R791), le travail n’est pas mince, d’autant que les intervalles de temps donnés par Chappuis sont le plus souvent assez lâches[2], mais aussi que nous manquons parfois de précision quant à la localisation du peintre à certaines périodes de sa vie.

C’est le 20 novembre 1863 que Cezanne obtient la permission de copier au Louvre.

Antérieurement à cette date, de 1858 à 1860, 5 dessins sont considérés par Chappuis comme des copies de sculptures faites au Musée Granet ou à l’école de dessin d’Aix, même si l’on n’a pas identifié les originaux (Fig. 1). Faute de mieux, on peut admettre cette datation, d’autant que ces dessins, évidemment, n’ont que peu à voir avec les techniques proprement cézanniennes que l’on verra apparaître par la suite, leur intérêt demeurant plutôt anecdotique[3].

Fig. 1 – Les copies de statues du Musée Granet (C0034b, C0073, C0058a, C0074)

On ne connaît aucune autre copie de sculpture entre 1861 et 1863.

A partir de 1864 et jusqu’en 1899, Cezanne réalisera au Louvre 186 copies de sculptures[4].

A ce corpus, il convient d’ajouter 14 copies effectuées au Trocadéro, 3 de statues des Tuileries et 3 du jardin du Luxembourg.

Toutes ces copies supposent la présence de Cezanne à Paris, sauf à admettre qu’un petit nombre d’entre elles ait pu être réalisé sur moulages de plâtre au musée d’Aix, qui possédait un certain nombre de reproductions de statues du Louvre – mais l’analyse de détail des images et des temps montre que cette hypothèse n’a pas lieu d’être retenue.

Restent 11 copies de sculptures dont l’original n’est pas connu[5], qui pourraient théoriquement avoir été faites ailleurs qu’à Paris, et pour lesquelles on ne peut donc rien affirmer avec certitude concernant leur datation par Chappuis en cohérence avec la présence de Cezanne au lieu de leur réalisation, puisque celui-ci est inconnu.

En fonction des périodes où Cezanne s’est absenté de Paris de façon significative, on peut dégager pour structurer notre approche six grands intervalles de temps durant lesquels il a pu réaliser des copies de sculpture à Paris : 1864-72, 1874-78, 1880-82, 1887-90, 1891-95, 1896-99. Nous examinerons successivement ces six intervalles de temps en trois articles successifs, les deux premiers intervalles faisant l’objet du présent article..

 

I – Intervalle 1864-72 et début de l’intervalle 1874-78

Durant cet intervalle, Cezanne partage son temps entre Paris et Aix, avant de partir à l’automne 1872 à Auvers pour plus d’une année, ne revenant s’installer à Paris qu’au printemps 1874.

Le tableau suivant liste les copies de sculptures relevant de cette époque :

Tableau 1

Toute datation par Chappuis se situant à l’intérieur de l’intervalle 1864-72 ne pose pas de problème de cohérence, ce qui n’est pas le cas dès que la datation de Chappuis déborde de cet intervalle sur les années postérieures à 1872.

1) 1864-69

On trouve 5 feuilles (Fig. 2) comportant 11 dessins dont la datation proposée par Chappuis est compatible avec la présence de Cezanne à Paris :

Figure 2

N.B. : les dates figurant sous les imagettes sont celles de Chappuis.
(cliquer sur chaque n° pour obtenir un agrandissement de la feuille de dessin correspondante : C0140, CS1864-68, C0083, C0084, C0207a)

Ces feuilles ne posent donc pas de problème d’incohérence dans leur datation. Cependant, on peut tenter de resserrer l’intervalle proposé par Chappuis.

Concernant les dessins Assyriens, Chappuis pense qu’ils sont copiés depuis des peintures à identifier ; mais ils peuvent aussi bien avoir été réalisés dans les salles de sculpture assyrienne du Louvre. D’ailleurs les indications de couleur présentes sur la feuille C0140  n’auraient pas lieu d’être si Cezanne recopiait une peinture observée dans un magazine ; elles n’ont de sens que si Cezanne projetait de refaire « au propre » ces ébauches en les colorisant. Noter au passage que le dessin C0139d, représentant une coiffure orientale, est lui aussi accompagné d’un commentaire relatif aux couleurs observées sur l’original, procédé qu’on ne retrouve nulle part ailleurs chez Cezanne et pousse à rapprocher ces deux feuilles issues vraisemblablement du même carnet Cj4. Le fait que ce dernier dessin C0139d figure à côté d’une esquisse pour L’Orgie de 1867 et que l’indication « Thérèse Raquin » (roman paru en 1867) est écrite à l’envers en bas de la feuille C0140 peut conduire à dater celle-ci de cette année ; le projet – si projet il y a eu – de les reproduire ultérieurement en couleurs pourrait expliquer leur caractère d’ébauche peu poussée. Mais la maladresse de ces dessins est telle que dans le doute, elle nous inciterait pourtant à les dater plutôt du début de la période 1864-68 que de sa fin, soit vers 1864-66, au moment des toutes premières visites de Cezanne au Louvre [1]NB : Une étude plus poussée des sources menée ultérieurement a permis de conclure à une datation vraisemblable en 1867 :

https://www.societe-cezanne.fr/2020/11/16/a-propos-des-etudes-a-partir-de-peintures-assyriennes/
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