Parergon et manières

Jean-Claude Lebensztejn

(Conférence à l’occasion du colloque organisé en 2005 par Takanori NAGAÏ : Cézanne interpretation in Japan in 1930’s-40’s and its Intellectual Environment)

 

Bien que l’invitation faite par M. le professeur Nagai ait pour domaine l’histoire de l’art, je dois avertir que ma conférence ne se limitera pas à ce domaine. Pour au moins deux raisons :

  1. Le parergon, dont j’aurai à m’occuper, n’a pas l’art pour objet spécifique ; j’y reviendrai dans un instant.
  2. La logique même du parergon interdit de tracer une limite propre et définitive entre le domaine artistique et le reste ; au contraire, elle remet en question les idées de limites, de bord, de centre et de marge.

Parergon, ce terme problématisé par Jacques Derrida dans La vérité en peinture,est un mot grec ancien désignant quelque chose d’accessoire, d’annexe ; il est formé du nom ergon,ouvrage, et du préfixe para,à côté ; on pourrait le traduire par hors-d’œuvre, sauf qu’il n’est, comme l’écrit Derrida, « ni dedans ni dehors ». Il vrai qu’en français, dans la langue de l’architecture et de la cuisine, hors-d’œuvredésigne un morceau détaché du corps d’un bâtiment, ou un plat précédant l’entrée et le plat principal, mais qui est servi à table ; il n’est donc pas totalement extérieur à ce dont il est le hors-d’œuvre.

Comme je l’ai dit, le mot parergonne concerne pas spécifiquement le domaine artistique. On le trouve employé chez les tragiques (Sophocle, Euripide) et les philosophes (Platon, Aristote) pour désigner tout objet, concret ou abstrait (un raisonnement par exemple), considéré comme peu important. Par dérivation, il signifie quelque chose d’inhabituel, d’insolite. Il a été transplanté en latin, dans L’Architecture de Vitruve, où il désigne les accessoires d’une horloge. Les textes qui intéressent la peinture se trouvent, en grec au livre XIV de la Géographiede Strabon (vers le début du 1ersiècle), et en latin, un peu plus tard, au livre XXXV de L’Histoire naturellede Pline l’Ancien, sous la forme du diminutif parergia, les petits accessoires ; Pline l’emploie pour qualifier les parties annexes d’un tableau où le peintre grec Protogène avait peint de petits navires de guerre.

Chez Kant, motif principal du texte de Derrida, il apparaît deux fois : au § 14 de la Critique de la faculté de juger,il concerne les accessoires de l’œuvre d’art (cadre d’un tableau, colonnes d’un édifice, vêtements d’une statue), et dans la Religion dans les limites de la simple raison(fin de la première partie), les adjuvants de la religion, miracles, mystères, effets et moyens de la grâce.

Ce parergon au statut ambigu, ni œuvre, ni hors d’œuvre, est parfois positif (il rehausse le plaisir que fait l’œuvre, l’ergon) mais parfois négatif, quand il n’est que parure, en art aussi bien qu’ailleurs. Un peu avant Kant, Rousseau manifeste une méfiance à son égard. Ainsi, au livre II de L’Émile,son traité d’éducation, où le maître de dessin diminue l’importance du cadre de l’œuvre à mesure que celle-ci se perfectionne :

Aux premiers, aux plus grossiers de ces desseins je mets des quadres bien brillans, bien dorés qui les rehaussent ; mais quand l’imitation devient plus exacte, et que le dessein est véritablement bon alors je ne lui donne plus qu’un cadre noir très simple ; il n’a plus besoin d’autre ornement que lui-même, et ce seroit domage que la bordure partageât l’attention que mérité l’objet. Ainsi chacun de nous aspire à l’honneur du quadre uni et quand l’un veut dédaigner un dessein de l’autre, il le condanne au quadre doré. Quelque jour, peut-être, ces quadres dorés passeront entre nous en proverbes, et nous admirerons combien d’hommes se rendent justice en se faisant enquadrer ainsi.

Ainsi, le parergon, bien que devenu la honte de l’art, fait de l’homme lui-même une œuvre d’art. Mais une œuvre d’art négative : plus il se pare, plus il désigne ce qui lui manque en propre. En caractérisant l’homme comme artefact, elle fait de lui un masque. Rousseau revient sur ce thème dans La Nouvelle Héloïse(liv. IV), où il fait dire à un de ses personnages : « La bienséance n’est que le masque du vice ; où la vertu regne, elle est inutile ».

L’analogie (les manières sont à l’homme ce que le cadre est à l’art) mérite d’être poursuivie. Comme le cadre constitue l’œuvre en œuvre d’art, les manières constituent l’homme en homme culturel et moral. Les bonnes manières rehaussent ses vertus, mais aussi suppléent à leur défaut. L’ambiguïté, la contradiction, la logique paradoxale du parergon s’y retrouvent tout entières. Kant, dans son Anthropologie,constatait cette ambiguïté et concluait d’une manière désabusée que la politesse était à la vertu ce que la monnaie-papier était à l’or : « Il vaut pourtant mieux, dit-il, avoir en circulation une monnaie de papier que rien d’autre, et finalement on peut la changer pour de l’or véritable, même au prix d’une perte considérable » (I, 14).

Le mot manière lui-même offre ce double aspect. Il signifie littéralement un tour de main ; à la Renaissance, la manière désigne à la fois le style d’un artiste et le comportement d’un homme de qualité. Elle aussi a deux faces, positive et négative (celle-ci est sensible dans l’adjectifmaniéré).C’est à cette époque, dans les années 1500-1550, qu’on voit apparaître simultanément les premiers grands textes sur l’art (Léonard de Vinci, l’enquête de Benedetto Varchi sur le paragone,Giorgio Vasari, etc.) et les premiers grands livres modernes de bonnes manières (Castiglione, Érasme, Délia Casa). Le parergon des manières nous dit que l’art est une région de la culture. Plus précisément, que lui, le parergon des manières, fait passer l’homme de l’état de nature à l’état de culture.

 

LES LIVRES DE BONNES MANIÈRES

Il existe une vastelittérature sur les manières ;au 16esiècle, le jésuite portugais Luis Fróis, chargé de christianiser le Japon, a écrit un petit traité d’anthropologie amusante comparant la civilisation de l’Europe et celle du Japon. Pour les mœurs comme pour l’art (en particulier la musique), le Japon y est présenté comme l’antipode de l’Occident, une sorte de monde à l’envers. Ainsi, selon Fróis, les hommes de l’Europe mettent leur élégance dans leur barbe, ceux du Japon dans le toupet attaché à leur nuques ; le deuil européen est noir, le deuil japonais est blanc. « Nous saluons en nous découvrant ; les Japonais le font en retirant leurs souliers. » Quant aux manières de table, qui vont m’intéresser plus particulièrement :

41. Nous répugnons aux chiens et mangeons de la vache ; eux répugnent à la vache mais mangent fort joliment des chiens en guise de médecines.

42. Chez nous les tripes pourries de poisson sont tenues pour abominables ; les Japonais s’en servent comme sacanaet les mangent très volontiers.

43. Chez nous, mâcher à grand bruit et laper le vin sont tenus pour sale ; les Japonais estiment ces deux comportements.

44. Nous louons le vin de nos hôtes en leur faisant bonne et joyeuse figure : les Japonais le font en montrant une mine si défaite qu’on croirait qu’ils vont pleurer.

46. Chez nous, l’invité rend grâce à son hôte ; au Japon, c’est le contraire.

En Occident, l’histoire des manières a commencé assez tard, et pris diverses formes. Au 12esiècle apparaissent les livres de courtoisie, c’est le terme employé jusqu’au 15esiècle ; après quoi il est question des livres de civilité du 16eau 18esiècles, puis de bonnes manières au 19esiècle, et aujourd’hui de savoir-vivre. Ces termes ne sont pas identiques, et reflètent les valeurs des sociétés auxquelles ces livres s’adressent, société féodale au Moyen Age, puis princière et monarchique, puis bourgeoise et petite-bourgeoise.

Ces ouvrages, apparus à des moments charnières de l’histoire, répondaient à un double besoin : il s’agissait d’un côté, de programmer, d’encadrer et de former par des habitudes mécaniques de nouvelles mentalités ; de l’autre, d’acquérir les manières qui donnent accès à un cercle social désirable. Autrement dit, ces livres sont surtout destinés à des parvenus, présent ou futurs. En 1889, la baronne Staffe, qui n’était point baronne, et dont le livre Usages du monde. Règles du savoir-vivre dans la société moderne,a connu un immense succès, résume clairement la double fonction des convenances, épauler le mouvement ascensionnel des nouvelles couches de la bourgeoisie, et tenir les classes dominées en respect :

Toutes les classes feraient donc bien d’ajouter aux autres cette étude facile, car nous sommes à l’époque heureuse des fortunes rapides et des promptes élévations. Il est utile d’acquérir les belles manièresau temps de la jeunesse, pour être complètement à la hauteur des positions prochaines.

Et si l’on restait dans la sphère où le hasard nous aurait fait naître, cette étude aurait encore eu son bon côté : tenez pour certain que la soumission aux usages établis est un frein, qui empêche plus d’une action mauvaise ou vilaine ; que la politesse améliore, élève parce que son essence est l’amour et le respect du prochain.

Un des plus importants de ces textes fut le libelle d’Érasme, De la civilité puérile,publié en 1530. Il fut à l’origine de quantité d’écrits, parmi lesquels Regles de la Bien-seance et de la Civilité chrestienne,de saint Jean-Baptiste de La Salle publié en 1703 et constamment réédité jusqu’à la fin du 19esiècle. D’autres ouvrages, tels celui de la baronne Staffe, prirent alors le relais à l’usage de la société civile.

Ce qui nécessite une défense est ce qui ne devrait pas se faire mais se fait tout de même, ce qui est toujours prêt à ressurgir. La défense réprime, conditionne, et opère en même temps des partages dans le corps social. Elle est une protection et un indice, d’appartenance ou d’exclusion. Elle a donc la structure d’un cadre, qui contient et sépare.

Qu’est-ce qui doit être contenu et séparé ? L’animalité de l’homme. Le corps et l’instinct doivent se faire oublier : il n’est pas convenable de remuer ou d’étaler sa personne en coupant sa viande ; il faut garder les coudes près du corps. Il ne faut pas se pencher vers la nourriture, mais l’élever à sa bouche, tout en évitant la raideur. Il ne faut pas manger vite ou dévorer. La défense de taper du pied, de pianoter avec ses doigts, de fredonner un air, s’accompagne de cette remarque : « L’instinct de faire du bruit est une survivance de la sauvagerie. »

ANIMALITÉ ET SOCIALITÉ

La séparation opérée par le cadrage des manières est double. A travers ses avatars historiques, la bienséance consiste à se retrancher de l’animalité, mais aussi des classes inférieures qui s’y rattachent encore. Toute une métaphorique animale revient dans les textes du Moyen Âge et de la Renaissance ; à table, certains soufflent comme des phoques ; d’autres rongent les os avec les dents, comme des chiens, ou les décharnent avec les ongles, comme des oiseaux de proie ; d’autres, à peine assis, se jettent sur la nourriture comme des loups, avalent de gros morceaux comme les cigognes ou comme elles boivent le cou rejeté en arrière ; d’autres, écrit Érasme, boivent bruyamment comme les chevaux, ou lèchent leur plat sucré comme font les chats, ou grognent en mangeant comme des porcs. Certains, en bâillant, braient comme des ânes, ou bien coupent la parole aux autres comme les poulets qui s’enlèvent mutuellement le grain du bec. Érasme mentionne encore dans sa Civilité l’éléphant, la corneille, le taureau, le singe, le paon, le thon, le hérisson, le hoche-queue, le catoblépas et, comme modèle à suivre, le poulpe : tout son traité est sous le signe de la physiognomonie, humaine et animale.

S’il y a un caractère propre aux bonnes manières de l’homme occidental, c’est peut-être l’occultation du corps animal. Paul Valéry écrivait dans Rhumbs: « Le principe du “savoir vivre” : L’homme n’a pas de corps. Il est vêtu et ne digère pas. » À table, il s’agit de masquer le fonctionnement animal de la nutrition. L’excrétion, la toilette, les rapports sexuels sont en principe d’ordre privé (ils ne l’ont pas toujours été), mais la nutrition ayant maintenu la forme sociale du dîner, ses manifestations animales sont tenues de se cacher : les dents, la langue, la dévoration, la déglutition, tout cela doit se rendre invisible et inaudible. Il ne faut pas faire en mangeant les bruits ou montrer les organes qui indiqueraient le caractère bestial de l’intromission des aliments et des liquides : gargouiller, mastiquer bruyamment, manger la bouche ouverte, mordre dans son pain, tenir son couteau avec son poing, poignarder la nourriture de sa fourchette, cracher des bouts d’os dans son assiette, se curer les dents à table, sauf absolue nécessité, et alors il faut « couvrir sa bouche d’une main tandis qu’on ôte la chose encombrante ». La bouche se clôt pour mastiquer, comme s’il s’agissait de couvrir d’un voile le mystère de l’animalité qu’on ne peut tuer en soi. Au contraire les Japonais, comme le note Fróis, sucent leurs nouilles bruyamment en signe d’appréciation, et les Arabes rotent par politesse. Censor pousse la censure jusqu’à affirmer qu’il ne faut pas même, en partant, « remercier l’hôte ou l’hôtesse pour le dîner. Exprimez votre plaisir de la soirée au moment du départ — c’est tout. » Si la chère a été bonne et qu’on y a pris plaisir, c’est, dans les pays anglo-saxons du moins, un plaisir qu’il faut garder pour soi.

Cette défense se rencontre dans d’autres manuels américains de l’époque, et remonte aux commencements de la politesse chrétienne. Vers 200, Clément d’Alexandrie déclame longuement dans le Pédagoguecontre le plaisir de la nourriture, et affirme : « Nous sommes venus au monde, non pour manger et boire, mais afin de connaître Dieu ». Et vers 1700 saint Jean-Baptiste de La Salle conseille à ses élèves de ne pas trop commenter ce qu’on mange, « car ce seroit faire paroistre qu’on prend bien du plaisir dans la bonne chere, et qu’on se plaist à estre bien traité, ce qui est la marque d’une ame sensuelle, & de très basse éducation ». Autrement dit : l’homme de bonne éducation peut jouir de la nourriture dans le for intérieur de son âme sensuelle ; mais rien ne doit paraître. Les manuels français modernes, cependant, encouragent les compliments sur la nourriture qu’on vient de prendre.

La fourchette, ce sceptre du bourgeois à table, crée une barrière de plus entre le corps et la nourriture. Son usage se développe avec la société urbaine ; Montaigne déclare qu’il s’en sert peu, ainsi que de la cuiller. De son temps, c’était une pratique efféminée et étrangère, venue d’Italie et propagée par les mignons du roi. En 1585, Fróis écrivait encore : « Nous mangeons toute chose avec nos doigts ; les Japonais, hommes et femmes, dès l’enfance, utilisent des baguettes. » Trois siècles plus tard, la baronne Staffe refuse qu’on touche la nourriture avec ses doigts, même les crevettes ou les fruits : « on divise d’abord le fruit en quartiers, s’il est offert entier ou par moitié ; le quart de pomme, de pêche ou de poire, etc. est piqué avec la fourchette tenue de la main gauche, le couteau de la main droite. On enlève ainsi la pelure, au-dessus de l’assiette, puis on retranche, sur l’assiette, l’intérieur du fruit et on découpe le quartier épluché, comme on fait d’un morceau de viande… » En 1901, l’Américaine Emily Holt, dans son Encyclopædia of Etiquette,permet de manger avec ses doigts les fruits, sauf les baies, le melon et le pamplemousse, mais elle interdit de toucher des doigts la volaille, ou les asperges : « le spectacle de ce long légume dégouttant de sauce et prêt à tomber dans une bouche ouverte, n’est pas en accord avec une conduite décente à la table moderne ». Ce dernier exemple hautement symbolique manifeste la nature sexuelle de ce tabou du toucher.

Les bonnes manières retranchent l’homme de l’animalité, mais aussi rejettent l’homme qui ne les observe pas du côté de l’animal. Leur fonction anthropologique est aussi sociologique. Selon Censor : « L’objet d’un code est d’exclure ou d’empêcher tout ce qui est désagréable […]. Un dîner servi et consommé en dépit de toutes règles serait un carrousel sauvage ; […] un code de règles généralement observées élève la nourriture à un plan supérieur, et en fait un bel art. » On ne saurait dire plus clairement que c’est le parergon des manières qui fait du besoin de manger un art.

Les bonnes manières élèvent la socialité au rang de la culture ; elles créent les cadres de celle-ci, comme le cadre de l’œuvre d’art constitue celle-ci en l’isolant. C’est un motif qui se développe à la Renaissance et surtout au 17esiècle, au moment où le cadre, comme le dit Poussin dans une lettre à Chantelou, permet de ne pas confondre les figures du tableau avec les figures du dehors. Montesquieu, qui voyait dans les manières un moyen d’entretenir les mœurs, utilisait à son tour l’image de la barrière contenant l’animalité vicieuse de l’homme : « La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c’est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s’empêcher de se corrompre. »

L’HUILE DANS LES ROUAGES

Les sociétés modernes, reposant sur la course au profit, ont à faire de la considération pour les autres un écran destiné à voiler, sinon à modérer, la frénésie du pousse-toi-de-là, la rapacité, les jeux de coudes, comme la bouche close masque les jeux de la manducation. Celle-ci est la marque de la bestialité physique, l’autre de la bestialité sociale et historique de l’homme.

Depuis les années 1980, après une période de défaveur, une socialité des comportements est revenue en force, avec tout un cortège de manuels, dictionnaires, gloses et études savantes. Mais ce qui s’appelle à présent savoir-vivre (un terme qui remonte à la fin du XVIIe siècle), souvent spécifié en « nouveau savoir-vivre », tient à se diversifier et à s’assouplir. Hormis l’intérêt des bonnes affaires internationales, que servent des guides du genre Savoir- vivre en affaires de Daniel Porot (1997) ou Asie. Business et bonnes manières,de Bruno Marion (1993), les fortunes les plus récentes ont décidé de tomber les convenances comme on tombe la veste, et la cordialité est devenue le moyen le plus efficace de piéger ses adversaires. Aujourd’hui, le savoir-vivre vogue entre protocole et convivialité, « les deux pôles du savoir-vivre » selon le manuel récent de Marie-France Lecherbonnier, car, sauf dans certains milieux ou dans certaines circonstances, il est convenu à présent de paraître décoincé. Selon un topos répandu dans les guides récents, le savoir-vivre vise à huiler les rouages de la

machine sociale. Plutôt que de garantir les divisions des classes de la société, la fonction du savoir-vivre, en social-démocratie, est « d’assurer la cohésion du corps social, cette concorde à laquelle nous aspirons. Le savoir-vivre permet en un mot d’oublier, d’occulter ce qui divise » (Lecherbonnier). Bref, un emplâtre sur la fracture sociale.

DECORUM

Chose curieuse, les premiers textes de bonnes manières aujourd’hui connus ont fait une apparition assez tardive dans la culture occidentale. L’Antiquité y fait à peine allusion : les Devoirsde Cicéron évoquent la convenance {décorum),la maîtrise de soi et le respect d’autrui, mais en termes généraux, sans entrer dans le détail des comportements qui distingue l’urbanité de l’éthique. À la fin du premier siècle, Plutarque, dans ses Propos de table, mentionne toutes sortes de sujets qui ont rapport aux aliments, à l’appétit, aux sujets de conversation et aux plaisanteries qui conviennent dans les banquets, ou aux questions de préséance ; mais il n’est pour ainsi dire pas fait mention des manières de table proprement dites, sauf lorsque Plutarque évoque la rapacité des convives qui cherchent à se ravir les meilleurs morceaux. Ailleurs, dans L’Éducation des enfants,il blâme ceux qui enseignent de quelle main on doit saisir les viandes à table plutôt que les bonnes doctrines. Il s’agissait bien sûr de ne pas confondre l’accessoire et l’essentiel. Vers l’an zéro, le géographe Strabon, décrivant le Satyredu peintre Protogène, toujours lui, raconte qu’il contenait une perdrix qui émerveillait les hommes et même les perdrix, si bien que la figure principale était négligée : l’ergon,dit-il, était devenu parergon; du coup le peintre effaça l’oiseau. Question de convenances ; il s’agissait de ne pas faire passer l’accidentel pour l’essentiel. Le décorum antique, en exigeant que l’on distingue l’important de l’accessoire, l’ergon du parergon, ne peut, par conséquent, insister trop sur le détail des manières, car ce serait leur donner une importance excessive.

Le concept de décorumest essentiel pour comprendre ce qui se trouve à l’œuvre dans les questions qui nous occupent. Décorumest un mot latin, formé sur le verbe decere,convenir, être séant, décent. La langue latin en a tiré deux noms : décor,et décorum. Décordésigne ce qui est séant, et par suite, l’ornement, la parure : c’est un synonyme latin du parergon, mais avec une charge positive. Décorumdésigne des qualités morales : ce qui est approprié, les bienséances, les convenances. Le décorum est aussi à l’œuvre dans la théorie artistique : il consiste dans l’appropriation de l’œuvre à son cadre, au sens le plus large du terme, c’est-à-dire à son espace.

Tout, dans le décorum, est question de cadre et de contexte. Cicéron le rappelle avec insistance (I, 93 et suiv.) dans son traité Des devoirs:

Tel est donc l’ordre à apporter dans nos actions, que, dans notre vie comme dans un discours qui se tient, toutes choses soient appropriées entre elles et convenables ; car il est honteux et très déplacé, dans une affaire sérieuse, de lancer des propos de table ou quelque parole légère. Périclès fit bien, ayant pour collègue à la préture le poète Sophocle : ils s’étaient réunis au titre de leur commune fonction et, comme il passait par hasard un joli garçon : « Oh le beau garçon, Périclès ! » avait dit Sophocle. — « Mais il convient au préteur, Sophocle, de contenir non seulement ses mains, mais aussi ses yeux. » Et pourtant, si Sophocle avait dit la même chose dans une épreuve d’athlètes, il eût été exempt d’un juste reproche. Si grande est l’importance du lieu et du moment que si quelqu’un, sur le point de plaider une cause, réfléchit à part soi en chemin ou en se promenant, ou s’il se concentre très attentivement sur quelque autre chose, on ne l’en blâme pas, mais s’il fait la même chose au cours d’un repas, on le trouve incivil [littéralement pas humain, inhumanus]du fait de sa méconnaissance du moment. (Devoirs,I, 144.)

La question du décorum est fondamentale dans la théorie et la pratique artistique. C’est elle qui associe l’art et la moralité : le contexte détermine ce qui est convenable pour le comportement de l’homme, comme pour l’œuvre d’art. Par exemple, elle était au cœur du débat concernant les nudités du Jugement dernierde Michel-Ange, commandé par le pape Paul III. L’Arétin, auteur de nombreux textes licencieux, parmi lesquels les dialogues des courtisanes (j’y reviendrai) et aussi les fameux sonnets pornographiques illustrés par Jules Romain, pouvait donc, avec beaucoup d’hypocrisie mais sans trop d’illogisme, reprocher à Michel-Ange ses nudités, dans la célèbre lettre de chantage qu’il lui adressa en 1545, où il le menaçait de dénoncer sa fresque monumentale s’il ne lui donnait pas un dessin. En effet, il argumentait moins en termes de contenu qu’en termes de convenance de l’œuvre au cadre. Alors que lui-même, l’Arétin, écrivait des obscénités avec une prudente réserve et un langage convenable, Michel-Ange présentait des saints et des anges nus dans un haut lieu de dévotion : « Ce que vous avez fait convenait à une étuve de délices, non à la chapelle suprême. »

Mais revenons au décorum antique ; il veut ignorer dans son détail le parergon des manières. Celles-ci apparaissent vers l’an 200, avec la propagation du christianisme, dans Le Pédagoguede Clément d’Alexandrie. Mais ce texte fut précédé à peu de distance par sa propre parodie, commise par Lucien de Samosate, un spécialiste en parodies et satires de toute espèce : il ne s’agit pas d’enseigner à un catéchumène ou à un nouveau converti la bonne conduite qui en fera un chrétien accompli, mais d’apprendre à une jeune fille comment devenir une courtisane parfaite ; les bonne manières sont originellement l’arme intéressée et mensongère d’une entreprise de dissolution. Dans le sixième de ses Dialogues des courtisanes, Lucien fait dialoguer la veuve Crobyle et sa fille Corinne, qu’elle vient de louer au jeune Eucrite, et dont elle entend faire une courtisane, à la manière de Lyra, qui a gagné ainsi une fortune :

CORINNE. – Comment Lyra a-t-elle gagné tout cela ?

CROBYLE. – D’abord elle s’est habillée avec élégance, parfaitement ajustée, faisant bon visage à tous, non pas en éclatant de rire, comme c’est ton habitude, mais en prenant un air souriant, plein de douceur et de séduction ; ensuite, elle a traité tous les hommes avec adresse, sans tromper ceux qui viennent la voir ou qui la reconduisent, mais aussi sans s’attacher à aucun. Si pour un salaire on la fait venir à un festin, au lieu de s’enivrer, défaut souverainement ridicule et que les hommes détestent, au lieu de se jeter sur les plats, comme une malapprise, elle touche délicatement les mets du bout des doigts, prend chaque bouchée en silence, sans se remplir les joues, boit doucement, et non pas d’un seul trait, mais par petites gorgées.

CORINNE. – Même lorsqu’elle a soif, maman ?

CROBYLE. – Surtout lorsqu’elle a soif, Corinne. Elle ne parle pas plus qu’il ne faut, ne raille point les convives, et ne regarde que celui qui la paye. Aussi, tout le monde l’aime. Lorsqu’il faut se mettre au lit, elle ne se montre ni dévergondée, ni froide ; elle ne se préoccupe que de captiver son amant et de se l’attacher. C’est là surtout ce que l’on approuve en elle. Si tu retiens bien cette leçon, nous aussi nous serons heureuses, car tes attraits sont bien supérieurs aux siens…

CORINNE. – Dites-moi, maman, tous ceux qui nous donneront de l’argent ressemblent-ils à Eucrite, avec qui j’ai couché hier ?

CROBYLE. – Non ; il y en a de plus beaux, de plus robustes, et quelques-uns de figure moins agréable.

CORINNE. – Et il faudra que je couche aussi avec ceux-là ?

CROBYLE. – Surtout avec ceux-là, ma fille. Ce sont eux qui payent le mieux. Les beaux ne veulent payer que de leur beauté. Songe avant tout aux gros bénéfices, si tu veux qu’avant peu toutes les femmes disent, en te montrant au doigt : « Voyez Corinne, la fille de Crobyle, comme la voilà superlativement riche ! Comme elle a rendu sa mère trois fois heureuse ! » Qu’en dis-tu ? Feras-tu cela ? Oui, tu le feras, j’en suis sûre, et bientôt tu seras la reine de toutes tes rivales. Maintenant, va prendre un bain : il se peut faire que le jeune Eucrite vienne aujourd’hui ; il me l’a promis.

À l’époque d’Érasme, l’Arétin reprit et développa complaisamment ces préceptes dans le dialogue où la Nanna enseigne à la Pippa sa fille l’art du putanisme. Avec des variations, ce genre de d’éducation s’est prolongé jusqu’à la Gigide Colette (1942).

Si les manières des courtisanes ont pu être le prototype de celles des chevaliers, courtisans, honnêtes gens et autres personnes de distinction, c’est qu’elles fournissent un modèle de la séduction, qui permettra de gagner dans le jeu social. On en trouve d’autres exemples. Au XIX1‘ siècle — une époque hantée par l’encanaillement des classes dominantes —, la prostitution, revers par excellence des institutions bourgeoises, fut ressentie comme un danger, non seulement parce qu’elle ruinait la santé et les bonnes mœurs, mais parce qu’on y découvrait, non pas la copie de la bonne société, mais l’original dont la bonne société se faisait la copie. En 1865, le procureur général Dupin s’indignait dans un discours au Sénat : « On parle de courtisanes qui s’étalent dans les lieux publics. […] Que fait la grande société ? Elle regarde, elle prend modèle, et ce sont ces demoiselles qui donnent les modes même aux dames du monde ; ce sont elles qu’on copie, voilà l’exemple que donne la haute société. » Et Maxime du Camp, écrivait, dans le chapitre consacré à la prostitution de son monumental ouvrage Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIX siècle :« Ces femmes […] excitent une telle émulation par leur luxe, par leurs toilettes, qu’elles en sont arrivées à donner le ton à la mode, et qu’on ne sait plus aujourd’hui si ce sont les honnêtes femmes qui s’habillent comme les filles, ou les filles qui sont habillées comme les honnêtes femmes. » Une Crobyle ou une Nanna hante peut-être les propos du censeur, de l’humaniste, du saint éducateur, du préfet ou des innombrables baronnes, vraies ou fausses, qui nous disent comment nous tenir. Et il ne faut pas oublier que la peinture était parfois comparée à une courtisane fardée, dont le cadre était le maquereau ; c’est une image qui revient dans le discours sur l’art, de Félibien à Degas.

LE CENTRE ET LA MARGE

Si les manières sont le parergon du mérite, et qu’elles trouvent leur origine dans le monde de la prostitution, non seulement la vertu n’est pas l’origine des bonnes manières, mais encore la luxure, le calcul et la cupidité sont créatrices de ces bonnes manières qui sont le parergon de la vertu ; comme l’œuvre d’art se constitue en propre à travers ses annexes vaniteux. Encore une malice de la structure parergonale, qui nous avertit une fois de plus que l’idée de centralité et celle de marginalité appellent une remise en cause permanente. Je voudrais terminer sur ce point.

L’historien de l’art nazi Hans Sedlmayr a caractérisé l’art moderne, depuis la fin du 18esiècle, par la perte du centre (c’est le titre d’une série de conférences qu’il fit en Allemagne entre 1934 et 1944). Pour lui, la Révolution française et l’art depuis le romantisme sont des symptômes de cette perte. Dans leur livre Romantisme et réalisme,Charles Rosen et Henri Zerner précisent à juste titre : « Peut-être une meilleure définition du romantisme que la destruction progressive de la centralité serait-elle une destruction progressive du décorum — non pas, il faut le souligner, l’absence du décorum, mais le procèsde sa destruction » (p. 38).

Claude-Nicolas Ledoux
Barrière de l’Étoile

Friedrich
Croix dans la montagne dit aussi Retable de Tetschen.

Géricault
Le Radeau de la Méduse

On pourrait en montrer quelques exemples : l’usine et les bâtiments douaniers de l’architecte Ledoux conçus comme des temples ; le paysage de Friedrich élevé sur l’autel d’une chapelle ; l’échelle gigantesque que Géricault donne à un fait-divers dans Le radeau de la Méduse.Ces œuvres sont devenues pour nous des chefs-d’œuvre de l’art de leur temps ; mais en leur temps elles remettaient en cause les idées de centralité et de convenance. De même, Baudelaire est pour nous au centre de la poésie française du milieu du 19esiècle, mais ses contemporains, et même ses partisans, voyaient son art comme celui d’un excentrique. Quand il eut l’audace de se présenter à l’Académie française, une candidature que personne ne prit au sérieux, le critique Sainte-Beuve le défendit en ces termes :

Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable et par delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux… Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtschatka romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire. L’auteur est content d’avoir fait quelque chose d’impossible, là où on ne croyait pas que personne pût aller.

Or Baudelaire a cité positivement ce propos dans un article anonyme sur Sainte-Beuve ; comme s’il mettait la singularité de sa position au-dessus d’une centralité que la postérité lui a fait subir. Pourtant, celle-ci a vu juste en accordant à la singularité de Baudelaire une position centrale.

Stéphane Mallarmé
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard

Mallarmé, en disciple de Baudelaire, a porté cette mise en cause de la centralité jusque dans la typographie de sa poésie. Dans une observation relative à son poème Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard,dont le dispositif textuel pulvérise les mots sur la page, il remarque que dans un poème classique, la marge de blanc encadre le texte ; le Coup de Désmet cette marge au dedans du poème : « Les « blancs », en effet, assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet ; je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. »

Si modernité veut dire quelque chose, ce pourrait être surtout cela, cette remise en cause d’une centralité essentielle et d’une parergonalité accessoire ou marginale. L’art n’est plus au centre de lui-même, et la logique tortueuse du parergon interdit d’opposer quelque chose que nous pourrions nommer l’art à autre chose. En 1945, le peintre Dubuffet disait, dans un projet de conférence : « Mais pensez surtout aux arts qui n’ont pas de nom — heureusement jusqu’à maintenant ils n’ont pas de nom, on ne s’est pas encore trop aperçu que ce sont des arts, et alors grâce à cela ils s’épanouissent et foisonnent librement — je veux dire l’art de parler, l’art de marcher, l’art de rejeter la fumée de sa cigarette avec grâce ou désinvolture. L’art de séduire. L’art de danser la valse, l’art de rôtir un poulet. L’art de donner. L’art de recevoir. » Bref, ce qui constitue un art de vivre. À ce titre, le dandy, qui fait de sa personne et de sa vie une œuvre d’art, et transforme le superficiel en essentiel, est devenu un paradigme parmi d’autres d’un art sans œuvres et sans limites.