2.     Deux familles paysannes, les FIQUET et les DÉPREZ

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La famille Fiquet

La famille d’Hortense, les FIQUET, dont le patronyme assez commun se retrouve également à Gendrey[1]Voir dans l’arbre généalogique de Georges ECARNOT sur gw.geneant.org, par exemple https://gw.geneanet.org/ecarnotgeorges?lang=fr&pz=georges+andre+joseph&nz=ecarnot&p=marie+francoise&n=grenot&oc=1 comporte à Saligney plusieurs branches de très petits propriétaires terriens, dont le grand-père d’Hortense, Antoine FIQUET[2]lui et son épouse sont réputés « cultivateurs » sur l’acte de naissance de leur fils du 16 octobre 1807. Cf. Annexe III, I-1. Ils possèdent 2 hectares de terres en tout en 12 parcelles (voir Annexe III, VI-1 la déclaration de succession d’Antoine).. Celui-ci est né le 19 novembre 1777 à Thervay, à 4 km de Saligney. Il s’y s‘est marié le 6 frimaire an XIV (27 novembre 1805) avec Barbe PROST (dont la grand-mère maternelle était également une Fiquet). Celle-ci, née en 1784, est morte le 21 janvier 1842 à Saligney à l’âge de 58 ans. Hortense n’aura pas connu sa grand-mère paternelle.

Antoine et Barbe ont eu deux enfants : Claude Antoine (en 1807), le père d’Hortense, et Marguerite, née le 24 septembre 1809. Celle-ci épousera à Saligney le 13 septembre 1838 Jean-Baptiste Chaillot (né vers 1800). Pour vivre, la famille dispose d’une dizaine de lopins de terre, d’une vigne et d’un pré[3]Il s’agit de toutes petites parcelles, comme en témoigne l’acte de la vente publique qui aura lieu en 1859, voir Annexe III, VI-1, ce qui est peu de choses.

Claude Antoine FIQUET est donc né le 15 octobre 1807 à Saligney[4]Acte de naissance de Claude Antoine Fiquet, voir Annexe III, I-1). On peut supposer qu’il travaille la terre avec son père et sa mère. Mais pour échapper à la pauvreté, il finit par émigrer à 35 ans vers la ville la plus proche, Dole, pour s’employer comme domestique[5]Il est arrivé à Dole après le recensement de 1841, car il n’y figure pas. ; c’est pourquoi il est le premier de la lignée à convoler avec une fille venue d’ailleurs, qu’il va y rencontrer : Marie Catherine Déprez[6]Les graphies de ce nom varient d’un acte d’état-civil à l’autre : Desprez, Dépres, etc.. Celle-ci est originaire d’un autre village appelé Lantenne-Vertière, dans le Doubs, situé à 13 km de Saligney.

Lantenne-Vertière

Fig. 12. Situation de Lantenne-Vertière
(Extrait carte Michelin)

D’une superficie de 988 ha, située à une altitude de 255 m, la commune de Lantenne-Vertière est constituée de deux villages que l’histoire n’a jamais séparés. Les habitants de Vertière ont toujours été rattachés à Lantenne en presque tout : même église, même mairie, même école… Le nom composé est récent : sur les cartes d’état-major de la fin du siècle, les noms des deux villages sont encore séparés.

En 1851, Lantenne-Vertière est un gros bourg de 496 habitants (530 aujourd’hui), disposant de surfaces cultivables plus abondantes que Saligney. Le paysage est aussi varié, entre vallons, collines , plaines et coteaux.

Fig. 13. Paysage de Lantenne-Vertière
(Collection privée)

En 1850, ce village est plus riche que ne l’est Saligney : on y trouve de superbes maisons anciennes des XVIIe et XVIIIe siècle, une église rebâtie en 1742 autour d’un chœur du XVIe siècle, et un château du XVIe siècle (restauré aujourd’hui) flanqué de deux grosses tours rondes.

Fig. 14. L’église de Lantenne-Vertière
(Collection privée)

Fig. 15. Le château de Lantenne-Vertière
(Collection privée)

Fig. 16. Une ferme à Lantenne-Vertière
(Collection privée)

Fig. 17 – Le bureau de poste
(Collection privée)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mode de vie est marqué par la cohabitation d’une agriculture traditionnelle et d’une activité industrielle installée en 1663 sous la forme d’une tuilerie plutôt florissante (aujourd’hui une des plus modernes d’Europe).

La famille DÉPREZ

Marie Catherine DÉPREZ, future mère d’Hortense, est née ici le 23 octobre 1821[7]Acte de naissance de Marie Catherine Déprez, voir Annexe III, II-1. Elle est la fille de Jacques DÉPREZ, né à Lantenne le 18 mars 1797. Il exerce l’activité de maréchal-ferrant, mais possède aussi quelques terres (lors de la vente de son héritage en 1890, il sera question de 21 parcelles de terrain).

Jacques Déprez a épousé le 11 janvier 1821 Anne GEORGEON, née également à Lantenne-Vertière le 13 novembre 1781, et donc plus âgée que son mari d’une quinzaine d’années. Ce jeune homme épouse une femme mûre, ce qui n’est pas courant, d’autant qu’elle était veuve depuis presque 8 ans le jour de son mariage : elle avait épousé en premières noces le 24 mai 1809 à Lantenne Antoine Thomas, et celui-ci était décédé quatre ans plus tard, le 30 mars 1813. Ensemble, ils avaient eu deux enfants : Jeanne Thomas, née le 20 avril 1810 et décédée le 29 mars 1879 à Lantenne, et Jeanne-Baptiste (un prénom répandu dans la région) Thomas, née le 23 janvier 1812 mais décédée avant d’atteindre l’âge de 2 ans le 4 janvier 1814 à Lantenne.

Quand Marie Catherine Déprez vient au monde, son père a donc 24 ans, sa mère 40 ans et sa demi-sœur Jeanne Thomas 11 ans. Celle-ci épousera à Besançon 14 ans plus tard, le 5 mai 1835, Jean Alexis Guinemand, né à Osselle[8]Osselle se situe dans le Doubs, à 16 km au sud-ouest de Besançon et à 8 km de Saint-Vit au bord du Doubs : c’est le village natal des Guinemand qui en sont tous originaires. le 30 octobre 1810, praticien (peut-être a-t-il fait ses études à Besançon). L’acte de mariage précise qu’elle est « sans profession » : peut-être, vu celle de son mari, a-t-elle échappé à la pauvreté… Elle aura un fils à Dole le 31 mars 1839, Adolphe Guinemand, qui signera en 1867 l’acte de décès de sa tante Marie Catherine à Paris, comme nous le verrons .

1842 – Installation des DÉPREZ à Dole

Marie-Catherine a 20 ans lorsque sa mère meurt à 61 ans le 27 juillet 1842 à Lantenne. Hortense ne connaîtra donc pas non plus sa grand-mère maternelle. Jacques Déprez s’installe alors à la fin de l’année 1842 ou au début de 1843 avec sa fille au 35, rue des Arènes à Dole (encore aujourd’hui la grande rue commerçante de la ville) comme « revendeur de légumes secs »[9]Selon le registre du recensement de 1841, où Jacques figure sous le nom Déprez-Georgeon, ce qui est assez curieux.. Il sera indiqué « marchand grenetier » sur l’acte de mariage de Marie Catherine. « Grenetier » est l’ancienne orthographe de « grainetier ».. C’est apparemment un homme de ressources puisqu’à 45 ans, de maréchal-ferrant exploitant également quelques terres, le voilà reconverti dans le commerce. On peut aussi supposer qu’il a loué ses terres puisqu’il ne les a pas vendues. Toujours est-il qu’il est reconnu citoyen à part entière de la ville de Dole, ayant obtenu le droit d’incolat après avoir payé le droit d’habitantage en vigueur à cette époque[10]Une mention dans la marge du registre du recensement de 1841 précise qu’il est admis à l’incolat (c’est-à-dire qu’il bénéficie des mêmes droits civils que les autres habitants de Dole). Pour cela, il a dû acquitter le droit d’habitantage, qui variait de 6 à 60 francs selon la fortune du postulant..

Fig 18. La rue des Arènes à Dole
(Collection privée)

La famille Déprez est donc moins pauvre que la famille Fiquet lorsque Marie Catherine Déprez  rencontre à Dole Claude Antoine Fiquet[11]Il a lui-même perdu sa mère quelques mois auparavant, le 21 janvier 1842, ce qui a peut-être déclenché son désir de quitter son village, puisqu’il ne figure pas encore  à Dole au recensement de 1841., « domestique » à Dole d’après leur acte de mariage. Comme nous l’avons dit, celui-ci a donc finalement quitté Saligney, peut-être dans l’espérance – assez vaine car il n’a aucune qualification – d’échapper en ville à la misère.

1843 – Les parents d’Hortense se marient

Dans la seconde quinzaine de juillet 1843, père  et fille déménagent au n° 51 de la rue des Arènes[12]Mention marginale du registre de recensement de 1841.. Marie Catherine, « sans profession, fille majeure de Jacques Déprez (…) ici présent et consentant »  épouse donc Claude Antoine Fiquet le 21 octobre 1843 à Dole[13]Acte de mariage (n°63) entre Marie Catherine Déprez et Claude Antoine Fiquet. le 21 octobre 1843, commune de Dole, Archives départementales du Jura (3E3376).. Il a 36 ans, elle en a 22. Séduction exercée par un homme déjà mûr « au type assez espagnol, la barbe et les cheveux abondants…noirs »[14]Gerstle Mack, La vie de Paul Cezanne,NRF 1938, p. 87. Marie Catherine épouse un homme de 14 ans son aîné, alors que sa mère avait épousé un homme plus jeune qu’elle de 15 ans… Il est intéressant de constater que chez les Fiquet comme plus tard chez les Cezanne, les hommes épousent des femmes bien plus jeunes qu’eux, à la différence de Jacques Déprez qui fait figure d’exception dans la constellation des parents et amis d’Hortense, en épousant par deux fois des veuves plus âgées que lui. En effet, l’écart d’âge entre Marie Catherine et son mari est du même ordre que celui qui existera entre sa fille Hortense et Paul Cezanne : elles épousent des hommes qui sont leurs aînés de plus de dix ans. Et la belle-fille d’Hortense, Renée Rivière, fera de même en épousant Paul junior. Parallèlement,  du côté des hommes, Paul junior suivra les traces de son père et de son grand-père Louis Auguste Cezanne en épousant une très jeune fille. De façon plus surprenante, on observe les mêmes écarts d’âge dans les couples des trois grandes amies d’Hortense : Thérèse Guillaume aura 10 ans de moins qu’Antoine, son mari, Aline Renoir 20 ans de moins que Pierre-Auguste, et Augustine Chocquet 16 ans de moins que Victor…. Tout cela ne prédispose pas les épouses à prendre leur indépendance par rapport à leur conjoint, surtout dans un siècle où la femme est considérée comme mineure dans le couple et doit obéissance à son mari. On peut imaginer leurs conversations lorsqu’elles parlent entre elles de leurs « vieux » maris : Thérèse Guillaume, dans une lettre à Hortense de 1887 appelle ainsi familièrement Cezanne « le père Paul »…, sur une jeune femme à la recherche d’un époux ? On ne sait. L’acte de mariage est signé par les pères des mariés.
Le couple s’installe au 35, rue des Arènes, dans le premier appartement de Jacques Déprez et de sa fille.

1844 – Première naissance chez les Fiquet

Un an après le mariage, le 23 octobre 1844, le couple donne naissance à un fils, Alphonse Emile Fiquet. Claude Antoine a 37 ans et il est « grenetier » (il travaille donc avec son beau-père) ; Catherine Déprez, 23 ans, est toujours « sans profession ».

1845-1849 – Première tentative d’installation à Paris

Mais les ressources du ménage doivent se révéler insuffisantes avec cette naissance, ou peut-être Claude Antoine veut-il à nouveau tenter sa chance : comme tant d’autres victimes de l’exode rural, ils cherchent alors à améliorer leur situation en s’exilant à Paris. Ils quittent donc Dole en juillet 1845. Le voyage en diligence était fort éprouvant (5 jours pour parcourir les 88 lieues qui séparent Dole de Paris, et avec un enfant de 8 mois…) car la ligne de chemin de fer de Paris à Dijon via Tonnerre ne sera ouverte au public que le 22 juin 1851. Arrivés à Paris, ils s’installent dans le 8arrondissement, qui avant 1860 correspond au quartier de la gare de Lyon. On ne sait s’ils trouvent une occupation leur permettant de mieux vivre qu’à Dole.

Mais en réalité les conditions d’existence à Paris sont difficiles : pour le peuple méprisé par la bourgeoisie, le travail est dur, les conditions d’hygiène déplorables, la misère universelle et la criminalité endémique. 1845 et 1846 sont des années de mauvaises récoltes et de disette, avec le doublement du prix du blé, d’où des émeutes de la faim et le pillage de boulangeries. La crise agricole se double d’une crise des secteurs artisanaux et industriels, mettant à la fin de 1847 près de 700 000 ouvriers au chômage. D’où les insurrections et les barricades de février 1848 qui emportent la monarchie. Le nouveau pouvoir tente alors d’apaiser les révoltes populaires par la création des ateliers nationaux destinés à lutter contre le chômage, et d’améliorer la condition ouvrière en diminuant la journée de travail qui passe de 11 à 10 heures à Paris.

1849 – Retour à Saligney

Mais pour les Fiquet, le malheur est au rendez-vous : leur fils Alphonse Émile meurt le 6 février 1849. Il avait à peine quatre ans et demi.

Quinze jours avant, le 26 janvier 1849, Jacques Déprez, le père de Marie Catherine, s’est remarié, six ans et demi après la mort de sa première épouse, à Romain-Vigearde (village très proche de Lantenne) dans le Jura  avec Catherine Grenot, « marchande » domiciliée à Romain. Il avait quitté Dole à cette époque et s’était réinstallé à Lantenne, où il est domicilié selon l’acte de mariage. Catherine Grenot est née en 1794[15]Elle a 55 ans et est veuve, Jacques en a 52 : c’est la seconde fois qu’il se marie avec une veuve plus âgée que lui… Catherine Grenot s’est mariée à Gendrey le 28 août 1843 avec Claude Joseph Jay, « marchand », né à Mercey-le-Grand (Doubs) le 22 ventôse an 8 (jeudi 13 mars 1800), ses parents étant originaires de Romain. Il décède le 2 mars 1846. Catherine Grenot se mariera (au moins) quatre fois, ses maris décédant tous après deux ans de mariage… cf. Fig. 17. à Gendrey d’où sont originaires ses parents[16]Joseph Grenot, mort à Gendrey le 5 septembre 1840 et Françoise Baudot, morte également à Gendrey le 20 juin 1835.. C’est son second mariage.

Marie Catherine et Claude Antoine décident, quelque temps après la mort de leur fils, de revenir au pays, d’autant qu’entre mars et septembre, le choléra sévit à Paris, provoquant plus de 16 000 décès. Après 4 années d’efforts, la tentative de s’installer à Paris s’avère donc un échec. Le fait que Marie Catherine soit enceinte à partir de juillet 1849 a aussi pu jouer un rôle dans cette décision.

Le 12 août 1849,  la ligne de chemin de fer venant de Paris a atteint Tonnerre (un voyage de 7 heures et de 196 km), ce qui économise 2 jours de diligence : peut-être sont-ils repartis après cette date, pour rendre le voyage moins pénible à Marie Catherine vu son état.

Quoi qu’il en soit, le couple vient habiter à Saligney chez Antoine Fiquet, qui ne s’est pas remarié après la mort de son épouse. Sur l’acte de naissance de leur fille qui va bientôt naître, ils sont déclarés tous deux « propriétaires », ce qui laisse supposer que les quelques terres d’Antoine sont cultivées en commun avec son fils et sa bru. Retour à la terre donc et à la « case départ » pour Claude Antoine, à 42 ans…

1850 – Naissance d’Hortense

Le 22 avril 1850, Marie Catherine donne naissance à Marie Emélie Hortense Fiquet[17]Acte de naissance :cf. Annexe III, III-1. Le prénom d’Emélie (étymologie : aimulia = celle qui est gaie, enjouée – deux traits de caractère qui s’appliquent heureusement à Hortense…) figure en mention marginale mais pas dans le corps de l’acte ; il sera par la suite souvent omis ou déformé en Amélie sur divers actes officiels. Emelie ne figure pas non plus sur l’acte de baptême, cf Annexe III, III-2. Hortense elle-même signe avec l’initiale « A » de Amélie, cf Annexe III,VI-2-a, la future compagne de Paul Cezanne, lequel a déjà 11 ans. Elle est déclarée en mairie le 23, l’instituteur de Saligney et un cultivateur ami étant témoins à l’acte de naissance[18]Raymond Hurtu ayant signalé en 1994 au secrétariat de la mairie de Saligney que l’épouse de Cezanne était originaire du village, son nom a été donné le 3 novembre 2007 par le maire, M. Gilbert Lavry, au parking situé près de l’église… Reconnaissance tardive ! Cf. Annexe  X.. Elle est baptisée le 25 avril, le délai de trois jours depuis sa naissance pouvant être interprété comme un signe de bonne santé du nourrisson : la coutume voulait que l’on baptise les enfants au plus près de leur naissance, vu la mortalité infantile toujours très élevée au milieu du XIXe siècle. Son parrain est son grand-père paternel, Antoine Fiquet, et sa marraine Catherine Grenot, la nouvelle épouse de son grand-père maternel Jacques Déprez.

Fig. 19. La parenté élargie d’Hortense côté maternel

1851 – Vie difficile à Saligney

En 1851, nouveau drame familial : le père de Marie Catherine, Jacques Déprez, meurt le 16 mars à Lantenne-Vertière, à 53 ans. Pas plus que ses deux grands-mères, Hortense n’aura eu le temps de connaître son grand-père maternel. La famille Fiquet recueille alors la belle-mère de Marie Catherine,  Catherine Grenot, veuve pour la seconde fois.

En effet, le recensement de mai 1851 indique qu’habitent sous le même toit chez Antoine Fiquet, sa petite-fille Hortense, son fils Claude Antoine, sa bru Marie Catherine et la belle-mère de celle-ci, Catherine Grenot[19]Dans le recensement, le ménage Fiquet est le n° 162 et occupe la 38maison (il s’agit de numéros d’ordre ne permettant pas de situer l’habitation). Cf. Dénombrement des habitants de la commune de Saligney, 1851, Archives départementales du Jura.

Le recensement indique également que Catherine Grenot est « marchande », comme  son acte de mariage avec Jacques Déprez. Il se peut qu’elle ait pu ainsi contribuer aux dépenses de la famille pour laquelle elle représentait une bouche à nourrir de plus, ce qui, compte tenu de la pauvreté de l’exploitation familiale, devait constituer une charge très lourde.

Cela ne durera d’ailleurs pas, car elle se mariera pour la troisième fois le 29 juillet 1853 à Saligney avec un buraliste, Claude François Dégrange[20]lequel mourra le 7 octobre 1856. Au recensement de 1856, Catherine Grenot est toujours à Saligney, mais le 16 septembre 1857, elle se remariera une nouvelle fois à Lantenne-Vertière avec Jacques Laffuge..

1852 – Installation à Lantenne-Vertière

On imagine volontiers que la vie à cinq devait être assez difficile. C’est pourquoi, espérant sans doute y trouver plus d’aisance, les parents d’Hortense décident une nouvelle fois de tenter leur chance ailleurs : ils quittent Saligney pour rejoindre Lantenne-Vertière afin d’exploiter les terres que Marie Catherine a héritées de son père. Troisième tentative du couple pour trouver les moyens de sa survie matérielle… Ils y donnent naissance le 12 juin 1852 à un fils, François Jules Fiquet, dont l’acte de naissance indique qu’ils sont « propriétaires cultivateurs » à Lantenne-Vertière[21]Acte de naissance de François Jules Fiquet, le 12 juin 1852 (Acte n°5), commune de Lantenne et Vertière, canton d’Audeux, Archives départementales du Doubs, Tables décennales (1848-1852), 6ETD..

Mais manifestement, cette solution ne leur permet pas de vivre aussi bien qu’ils l’espéraient, et au bout d’environ un an ce nouvel échec les amène finalement à tenter pour la seconde fois de trouver à Paris de meilleures conditions de vie.

1853-1854 – Deuxième tentative d’installation à Paris

Nous ne savons pas exactement à quel moment précis ils ont pris la décision de quitter le village, vraisemblablement dans le courant de l’année 1853. Le témoignage que nous en avons est indirect. En effet, le 17 juin 1854, le petit François Jules Fiquet décède à son tour, probablement à Saligney où il a dû être confié, ainsi qu’Hortense, à la garde de leur grand-mère (et marraine d’Hortense) Catherine Grenot  – qui vient de se remarier et n’habite donc plus chez Antoine Fiquet – en attendant que leurs parents puissent les faire venir à Paris. Nous savons que ceux-ci y résident lorsque François meurt puisque l’acte de décès ne sera transcrit que le 31 mars 1855 et il précise que le couple Fiquet habite à Paris dans le 2arrondissement[22]Acte de décès de François Jules Fiquet, Paris (2e), le 17 juin 1854 (transcription du 31 mars 1855). Archives de Paris, V3E/D 560.Avant 1860, Paris ne comptait que 12 arrondissements. Le 2où habitaient les Fiquet correspond aujourd’hui au 9e.. Ce délai entre la mort de l’enfant et la transcription de l’acte de décès indique que les parents n’ont pu revenir pour les obsèques, ce qui est compréhensible vu à la fois l’état de leurs ressources et la difficulté du trajet à accomplir en l’absence à cette date de ligne de chemin de fer depuis Dijon jusqu’à Dole.

En juillet-août 1854, l’épidémie de choléra sévit à Saligney, comme nous l’avons vu. La famille Fiquet lui paie un lourd tribut, comme la plupart des familles du village : Marguerite Fiquet, la sœur de Claude Antoine, meurt le 2 août, et son mari Jean-Baptiste Chaillot le 10 août, laissant deux orphelins, Claude Antoine et Augustine[23]Marguerite Fiquet est née le 24/09/1809. Elle a épousé Jean Baptiste Chaillot le 13/09/1838. Leur fils Claude Antoine Chaillot est né le 08/03/1841 et il existe quelques années plus tard un acte de mariage à son nom. Augustine Chaillot est née le 1er mars 1845. Après le décès de leurs parents, Claude Antoine Fiquet, leur oncle, sera considéré  lors du règlement de la succession de leur grand-père Antoine Fiquet comme leur « tuteur relatif » car représentant sa sœur Marguerite décédée, cf. acte de succession du 23 octobre 1859, voir Annexe III, VI-1.. Mais leur cousine Hortense – qui a 4 ans – et ses grands parents ne sont apparemment pas atteints. La petite Hortense a bien dû cependant se rendre compte des tragédies qui se sont abattues sur le village et sur sa famille avec la mort de son frère, de sa tante, de son oncle et de tant d’autres personnes du village, et en conserver le souvenir, et dans ces circonstances l’absence de ses parents depuis plus d’un an devait lui être d’autant plus pénible.

1855 – Retour à Lantenne-Vertière

Nous savons donc que Claude Antoine et Marie Catherine sont revenus de Paris en mars, et peut-être avant, au moment de la transcription de l’acte de décès du petit François[24]Ils n’auront donc pas visité l’Exposition universelle qui ouvre ses portes le 15 mai..

Marie Catherine en est à son huitième mois de grossesse, ce qui peut également expliquer leur retour, et elle donne naissance le 4 avril à une petite Marie Eugénie Ernestine[25]Acte de naissance de Marie Eugénie Ernestine Fiquet, le 4 avril 1855 (Acte n°4), commune de Lantenne-Vertière, canton d’Audeux, Archives départementales du Doubs, Tables décennales (1853-1863), 6ETD.. L’acte de naissance indique que ses parents sont « cultivateurs à Lantenne-Vertière » : ceci montre que leur seconde tentative d’implantation parisienne a bien tourné court, puisqu’ils se réinstallent à Lantenne-Vertière, mais cette fois avec leurs enfants, et reprennent la mise en culture des terres héritées du grand-père Jacques Déprez. Nouveau retour à la terre pour Claude Antoine, à 48 ans… Hortense a maintenant 5 ans et doit être heureuse de retrouver ses parents après deux ans d’absence, même si elle doit quitter son grand-père Claude Antoine et sa marraine Catherine Grenot qui ont pris soin d’elle entretemps.

Le 10 juin 1855 est mise en service la ligne de chemin de fer Dijon-Dole.

1856-1857 – Installation définitive à Paris

Le 7 avril 1856, cette ligne de chemin de fer est prolongée jusqu’à Besançon : on y accède facilement depuis Lantenne-Vertière par la gare de Saint-Vit, située à 7 km seulement du bourg. Aller à Paris n’oblige donc plus à prendre la diligence jusqu’à Dijon, comme lors du second voyage des époux Fiquet à Paris en 1853.

Comme à Saligney de 1849 à 1853, le retour à la terre de Claude Antoine et de Marie Catherine se révèle une nouvelle fois un échec, car ils décident une troisième fois d’émigrer à Paris, vraisemblablement après avril 1856 et la mise en service de la ligne de chemin de fer. Ils y sont en tout cas en 1857 avec leurs deux filles : la petite Marie meurt à l’âge de 2 ans le 25 août 1857, et l’acte de décès indique que la famille habite dans le 12arrondissement[26]Acte de décès de Marie Eugénie Fiquet, Paris (12e), le 25 août 1857. Archives de Paris, V3E/D 560. Le 12arrondissement est aujourd’hui le 5e.. La famille est décidément marquée par le malheur, et la petite Hortense, qui a maintenant 7 ans, ne peut qu’être bouleversée par cette nouvelle mort, qui après ses deux frères et tant de proches touche cette fois-ci sa petite sœur de 2 ans.

Après tant de tentatives infructueuses pour s’installer quelque part, il semble cependant que la famille Fiquet a enfin pu se stabiliser à Paris[27]pour les parents d’Hortense, il s’agit de leur 6changement de lieu en 15 ans, sans compter leurs déménagements successifs à Paris dont nous ne savons presque rien : pas étonnant qu’Hortense ait hérité de leur « désir d’ailleurs », qui sera largement comblé par les déménagements successifs que lui imposera son compagnon, comme nous le verrons, et qui se manifestera encore sur ses vieux jours par son goût prononcé pour les voyages.. Désormais, Hortense va vivre à Paris sans retour à la terre. Ce sera donc une enfant du pavé parisien : elle n’appréciera toujours que très modérément la campagne, à laquelle ne se rattachent pour elle que de fort mauvais souvenirs de pauvreté, de séparation d’avec ses parents et de deuils répétés.

Que pense son grand-père Antoine Fiquet, demeuré seul à Saligney après le départ de son fils à Lantenne et le mariage de Catherine Grenot en 1853[28]D’après le recensement de 1856, il vit seul à Saligney., de la situation de son fils ? On ne sait, mais le 5 avril 1857, il a rédigé son testament chez Maître Alix à Thervay[29]Testament Fiquet chez Maître Alix, Archives départementales du Jura, réf. 4E 64/12.Voir Annexe III-I-2. Thervay est à 4 ou 5 km au nord de Saligney., par lequel il désigne son frère Claude François Fiquet, demeurant à Saligney, comme exécuteur testamentaire : peut-être cela signifie-t-il qu’il prend ainsi acte du caractère définitif du départ de son fils (qui a maintenant 50 ans) à Paris. Le testament est très succinct et se limite à prévoir un don de 100 francs au curé de la paroisse pour faire dire des messes à sa mémoire.

1858-1859 – Vie difficile à Paris

Nous ne savons pas si la famille Fiquet revient à Saligney au cours de l’année 1858 visiter le grand-père Antoine, mais compte tenu de la précarité de sa situation matérielle, c’est peu probable. Toujours est-il que celui-ci meurt le 26 avril 1859. Encore un décès qui a dû impressionner Hortense, qui a 9 ans mais doit garder le souvenir de son grand-père. Claude Antoine (vraisemblablement seul) a dû revenir au village pour l’occasion et y rester quelque temps, car le 19 mai suivant, il désigne par acte notarié enregistré à Orchamps (un bourg sur le Doubs à 8 km de Saligney) comme mandataire pour le représenter et accomplir les formalités de la succession un ami et parent éloigné[30]Le grand-père de Claude Antoine, François dit Château Fiquet, a épousé en secondes noces Françoise Roux, cousine du grand-père d’Etienne Roux. Cf. http://gw.geneanet.org/alaguen?lang=fr&v=ROUX&m=N. Voir Annexe IV. de Saligney, Etienne Roux (né comme lui en 1807 : ils ont pu être copains d’enfance).

Une précision intéressante : sur cet acte, ainsi que dans l’acte d’enregistrement de la succession du 25 octobre, Claude Antoine est désigné comme « clerc d’huissier », ce qui nous donne une indication, quoique fort vague, de son activité à Paris. Comme il sait à peine écrire, il est assez peu vraisemblable que ce terme désigne un employé aux écritures. En réalité, il est certainement homme à tout faire ou saute-ruisseau. Situation guère brillante… Marie Catherine travaille certainement elle aussi dans un emploi subalterne. Et ils ne peuvent guère compter sur l’héritage pour améliorer réellement leur situation matérielle.

En effet, le 22 mai 1859 a lieu la vente publique par le ministère du greffier de Gendrey des meubles d’Antoine, qui rapporte 150 francs (environ 600 euros actuels), et vraisemblablement aussi de ses terres.

Le 25 octobre Etienne Roux procède à l’enregistrement de la succession[31]Cf. Annexe III, VI-1, qui comprend ces 150 francs ainsi que le produit de la vente des « immeubles propres sur Saligney non amodiés » : 10 lopins de terre (1,8 ha en tout), une vigne (450 m2) et un pré (1750 m2). Une fois payés les frais, le capital est estimé à 634 francs (environ 2500 euros actuels), dont il faut déduire les 100 francs destinés au curé de Saligney. La part revenant à Claude Antoine est donc de 267 francs, (1000 euros environ) l’autre moitié de la succession revenant aux enfants de sa sœur Marguerite.

A titre de comparaison, le 15 septembre de cette même année, Louis-Auguste Cezanne vient d’acheter le Jas de Bouffan (estimé à 85 000 francs soit environ 350 000 euros actuels), symbole de sa réussite sociale et financière et de son accession définitive à la bourgeoisie aisée, ce qui ne le prédisposera pas particulièrement, pas plus que sa fille Marie, à accepter plus tard la liaison de son fils avec Hortense, fille sans le sou issue des plus basses classes de la société…

1860-1866 – L’adolescence d’Hortense

On ne dispose d’aucun document sur les années d’adolescence d’Hortense jusqu’à ses 16 ans, mais il est vraisemblable qu’elle a dû très tôt être mise au travail, comme celle qui deviendra son amie, Thérèse Guillaume, ouvrière brocheuse dès 14 ans. Pourtant, elle a dû auparavant bénéficier d’une instruction élémentaire car elle sait lire et écrire, ce qui est assez rare chez les jeunes filles pauvres avant que Jules Ferry rende l’instruction obligatoire pour les enfants de 6 à 13 ans en 1881.

Paul Cezanne, lui, séjourne pour la première fois à Paris entre avril et septembre 1861. On l’y retrouve entre novembre 1862 et mai 1864, puis entre mars et juin 1865 (et peut-être en octobre), et enfin entre février et juillet 1866.

1867-1869 – Hortense ouvrière brocheuse

L’année 1867 apporte à nouveau son lot  de chagrins à la famille Fiquet : la mère d’Hortense, Marie Catherine Fiquet (née Déprez) s’éteint le 23 juillet 1867 à l’âge de 46 ans[32]Cf. Annexe III, II-2. Beaucoup meurent jeunes chez les Déprez et les Fiquet… Et Marie Catherine n’a pas eu une vie facile, avec la mort de trois de ses enfants, la pauvreté endémique, les échecs répétés des tentatives du couple pour s’en sortir et les déménagements permanents qu’elle a dû supporter – tout comme sa fille bientôt. A 17 ans, Hortense perd donc sa mère et se retrouve seule avec son père de 60 ans.

L’acte de décès du 24 juillet nous apprend que la famille logeait au 5 de la rue Childebert qui longe l’église de Saint Germain des Prés[33]Avant 1860, cette rue était située dans le 10arrondissement, devenu le 6ensuite., et que Claude Antoine est « brocheur ». L’un des signataires de l’acte de décès, son neveu Adolphe Guinemand, 28 ans, découpeur en marqueterie, est le fils de la demi-sœur de Marie Catherine, Jeanne Thomas[34]Celle-ci mourra 11 ans plus tard à Lantenne le 29 mars 1879. Il est assez peu probable qu’Hortense ait noué des relations avec sa tante Jeanne Thomas (épouse Guinemand), restée au pays alors qu’Hortense est venue à Paris à l’âge de 7 ans et il est fort improbable qu’elle soit revenue avant la mort de sa tante à Lantenne, où son père se retirera vers 1870  : on imagine mal qu’elle ait pu voyager seule pour rendre visite à son père avec un fils âgé de moins de 7 ans…. Il a dû lui aussi s’exiler à Paris.

Il existe un atelier de brochage à quelques mètres de leur domicile, l’atelier Bérard au n° 3 de la rue d’Erfurth. Il est possible que ce soit celui où Claude Antoine et sa fille travaillent. Il est également possible qu’ils aient travaillé dans l’atelier de brochage situé à proximité au 11, rue de Sèvres, celui-là même dont héritera Huysmans en 1876 à la mort de sa mère.

Fig. 20. Archives de Paris : 10earr. ancien Monnaie, îlots n° 14 à 19 F/31/92/09

Quelques cartes postales de cette époque nous permettent d’imaginer la physionomie de ce quartier.  Sur la Fig. 21, la maison des Fiquet est la 3à gauche (juste après la lanterne). Les immeubles de droite s’adossent à l’église Saint-Germain-des-Prés :

Fig. 21. La rue Childebert vers 1867 vue du carrefour avec la rue d’Erfurth
Photographie de Charles Marville (1816- v. 1879). Paris, bibliothèque de 1’Hôtel de Ville et collection privée

La photographie de la fig. 22, prise depuis l’angle de la rue Childebert (qui commence devant la fontaine à droite, on reconnaît l’auvent de la première boutique de la rue à gauche fig. 20 juste sous la plaque indiquant le nom de la rue) montre la rue d’Erfurth où se situe l’atelier de brochage Bérard (première devanture à gauche avant la lanterne, face au « Magasin de chaussures en tous genres » à droite). La fontaine, réinstallée au square Langevin-Vallon après la démolition de la rue, existe toujours. 

Fig. 22 La rue d’Erfurth vue de l’angle de la rue Childebert, vers 1867
Photographie de Charles Marville, Paris, musée Carnavalet et collection privée

Fig. 23. L’entrée de l’église et le coin de la rue Childebert côté n° pairs.
Collection privée

C’est donc dans ce quartier qu’Hortense passe son adolescence et devient très tôt ouvrière brocheuse[35]Selon un des premiers biographes de Cezanne, Gerstle Mack, (La vie de Paul Cezanne , Gallimard 1935, p. 103),  « Hortense gagnait sa vie à coudre des livres faits à la main. », repris par Jean de Beucken qui a longuement parlé avec Paul junior de sa mère, op. cit.. avec son père  dans un des ateliers de brochage proches. Sont-ils venus habiter ce quartier parce que Claude Antoine y avait trouvé du travail, ou a-t-il trouvé ce travail tout près de chez lui après avoir déménagé depuis le 5arrondissement ? On ne le sait pas. Mais on peut supposer que les ressources de la famille se sont un peu améliorées et que de saute-ruisseau en tant que clerc d’huissier, Claude Antoine s’est élevé au statut d’ouvrier.

Pour autant, être employé dans un atelier de brochage n’a rien d’édénique : il suffit de lire Les sœurs Vatard d’Huysmans, paru en 1879, pour s’en convaincre. Sa description de la condition ouvrière, dans un style d’une âpreté que Céline n’aurait pas désavouée, en fait un des cercles de l’enfer, tant au plan des conditions de travail[36]On travaille de 7 heures du matin jusqu’à 7 ou 8 heures le soir, pour un salaire de 15 francs par semaine,  environ 250 euros par mois. que des conditions de vie d’ouvriers et d’ouvrières plongés dans un alcoolisme universel, une vulgarité et une violence endémiques dans les relations humaines :

« Cahin, caha, les brocheuses disparaissaient. Il n’en resta bientôt plus que deux, une petite qui souffrait d’un incurable mal de dents, et une grande déhanchée qui cherchait ses puces et suçait une larme de sang pointant à sa lèvre gercée.

On ouvrit les vasistas pour renouveler l’air.

Une buée lourde planait au-dessus de la salle ; une insupportable odeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil, se mêlaient aux émanations putrides : de la charcuterie et du vin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à la fadeur des papiers mouillés et des baquets de colle. » et plus loin :« Il y a véritablement de quoi détester les hommes quand on a vécu dans un atelier »[37]J.-K. Huysmans, Les sœurs Vatard, coll. 10-18, p. 193..

Cette description a toutes les chances d’être très proche de la réalité, Huysmans ayant eu tout loisir de l’observer directement auprès des employés de l’atelier de reliure et de brochage de sa mère, dont il a hérité en 1876.

On peut imaginer que Huysmans a connu l’ancien emploi d’Hortense, Zola ayant certainement eu l’occasion de lui en parler quand ils ont pu évoquer ensemble l’ami Cezanne. Pour autant, il serait abusif de confondre son héroïne Céline Vatard avec Hortense Fiquet, ni Cyprien Tribaille, son amant peintre, avec Paul Cezanne : les caractères diffèrent considérablement, même si on peut à l’occasion trouver quelque ressemblance[38]par exemple, p. 290 : « Le jury s’empressait de refuser ses toiles au Salon de chaque année et le public ratifiait ce jugement en ne les achetant pas. Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs de rente qu’il avait par mois… » D’ailleurs, Huysmans a avoué être lui-même le modèle du peintre – et donc peut-être ses relations coupables avec une brocheuse de son atelier….

Dans le même atelier que les Fiquet travaille aussi Thérèse Davin, future épouse du « père Guillaume » comme l’appellera plus tard familièrement Cezanne, cordonnier de son état. Hortense et Thérèse sont proches et nouent des liens d’amitié[39]Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, NRF 1955, p. 61 : « les Guillaume étaient liés avec les Fiquet : Mme Guillaume avait travaillé avec Hortense au même atelier de reliure (…) ». qui dureront toute leur vie et s’étendront à leurs conjoints et à leurs enfants, comme nous le verrons.

En 1866, dans le cadre des grands travaux de rénovation de la capitale entrepris par le baron Haussmann, la décision avait été prise de raser les maisons de la rue Childebert, en commençant par les nos 11 et 13 du bout de la rue pour faire une trouée en direction de la future rue de Rennes. Il y avait là une maison d’artistes, « La Childebert », dont les habitants sont expulsés. On attaque aussi le côté des nos pairs de la rue pour dégager le flanc de l’église de Saint-Germain-des-Prés (qui deviendra le square actuel, l’entrée de l’église figurant sur la Fig. 24 étant conservée).

Fig. 24. L’année Illustrée 1868, n° 1, Journal des expositions et des découvertes, jeudi 19 décembre 1867

 Comme l’écrivent les frères Goncourt :

« La rue Childebert va s’en aller. Goguet, le marchand de cadres, déménage.

Drôle de rue et drôle de bonhomme ! La rue lépreuse, avec son air provincial de cul-de-sac, faisant brusquement le coude à une petite entrée de Saint-Germain-des-Prés. Une rue où, sur le pavé, coulait le bric-à-brac où des fauteuils étaient à cheval sur le ruisseau, où le pavé s’encombrait de cadres dédorés et tout tachés de blanc de l’apprêt.(…)

Un magasin, entre autres, à la porte de Goguet, pareil à une palette de la loque, de toutes ces usures et de toutes ces flétrissures, ouvrant entre des portières de tapisseries à verdures, brûlées, râpées, mangées, pourries ; une espèce de trou, plein de paquets de lisières, de monceaux de cordons de tirage, d’effilochages de soie et de laine, d’une sorte de fumier de tissus.

Et l’escalier tout noir et suintant ; sa loge au premier, où dans l’humide coup de jour glauque du vitrage, on voit le portier à la portière, à côté de trois pots de joubarde, comme des noyés sur un banc d’herbes dans le fond jaune d’un fleuve.

Et Goguet et son acolyte, leur mine glabre, leur air humble et louche de brocanteurs-sacristains. »

Journal des Frères Goncourt, 11 octobre 1867

En 1868, la rue Childebert n’est plus mentionnée dans le Bottin et tous les immeubles du côté impair ont été rasés : Antoine Fiquet et sa fille Hortense ont donc été expulsés.

Qu’est devenu l’atelier de brochage ? On ne le sait pas non plus mais il est probable que sa démolition a entrainé le chômage pour les ouvriers qui en tiraient leur maigre pitance.

Selon Gerstle Mack, Claude Antoine a dû, qu’il ait ou pas travaillé dans l’atelier Bérard, trouver un autre travail, car, écrit-il, « Antoine Fiquet occupait un emploi subalterne dans une banque »[40]Gerstle Mack,  La vie de Paul Cezanne, Gallimard 1935, p. 103.. Il est ensuite vraisemblablement retourné à Lantenne-Vertière en 1870 ou 1871 alors qu’Hortense avait rejoint Paul à L’Estaque. En effet, au recensement de la population de cette commune en 1872, il y apparaît comme « veuf, 65 ans ». Et dans son acte de décès du 13 décembre 1889, il sera qualifié de « domestique », au service d’un gendarme.

Où Hortense et son père sont-ils allés loger  entre 1868 et 1870 une fois expropriés ? Jusqu’à présent, on n’a pas pu le découvrir. Claude Antoine Fiquet ne figure sur aucune des listes électorales de l’arrondissement ni des arrondissements proches, mais beaucoup de ces listes ont été perdues.

Or cela importe pour tenter d’expliquer comment Hortense Fiquet rencontre Paul Cezanne, puisque nous arrivons à ce moment critique dans la vie du peintre et de sa future compagne, mère de son fils et, après 16 ans de concubinage, finalement son épouse.

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Références

Références
1 Voir dans l’arbre généalogique de Georges ECARNOT sur gw.geneant.org, par exemple https://gw.geneanet.org/ecarnotgeorges?lang=fr&pz=georges+andre+joseph&nz=ecarnot&p=marie+francoise&n=grenot&oc=1
2 lui et son épouse sont réputés « cultivateurs » sur l’acte de naissance de leur fils du 16 octobre 1807. Cf. Annexe III, I-1. Ils possèdent 2 hectares de terres en tout en 12 parcelles (voir Annexe III, VI-1 la déclaration de succession d’Antoine).
3 Il s’agit de toutes petites parcelles, comme en témoigne l’acte de la vente publique qui aura lieu en 1859, voir Annexe III, VI-1
4 Acte de naissance de Claude Antoine Fiquet, voir Annexe III, I-1
5 Il est arrivé à Dole après le recensement de 1841, car il n’y figure pas.
6 Les graphies de ce nom varient d’un acte d’état-civil à l’autre : Desprez, Dépres, etc.
7 Acte de naissance de Marie Catherine Déprez, voir Annexe III, II-1
8 Osselle se situe dans le Doubs, à 16 km au sud-ouest de Besançon et à 8 km de Saint-Vit au bord du Doubs : c’est le village natal des Guinemand qui en sont tous originaires.
9 Selon le registre du recensement de 1841, où Jacques figure sous le nom Déprez-Georgeon, ce qui est assez curieux.. Il sera indiqué « marchand grenetier » sur l’acte de mariage de Marie Catherine. « Grenetier » est l’ancienne orthographe de « grainetier ».
10 Une mention dans la marge du registre du recensement de 1841 précise qu’il est admis à l’incolat (c’est-à-dire qu’il bénéficie des mêmes droits civils que les autres habitants de Dole). Pour cela, il a dû acquitter le droit d’habitantage, qui variait de 6 à 60 francs selon la fortune du postulant.
11 Il a lui-même perdu sa mère quelques mois auparavant, le 21 janvier 1842, ce qui a peut-être déclenché son désir de quitter son village, puisqu’il ne figure pas encore  à Dole au recensement de 1841.
12 Mention marginale du registre de recensement de 1841.
13 Acte de mariage (n°63) entre Marie Catherine Déprez et Claude Antoine Fiquet. le 21 octobre 1843, commune de Dole, Archives départementales du Jura (3E3376).
14 Gerstle Mack, La vie de Paul Cezanne,NRF 1938, p. 87. Marie Catherine épouse un homme de 14 ans son aîné, alors que sa mère avait épousé un homme plus jeune qu’elle de 15 ans… Il est intéressant de constater que chez les Fiquet comme plus tard chez les Cezanne, les hommes épousent des femmes bien plus jeunes qu’eux, à la différence de Jacques Déprez qui fait figure d’exception dans la constellation des parents et amis d’Hortense, en épousant par deux fois des veuves plus âgées que lui. En effet, l’écart d’âge entre Marie Catherine et son mari est du même ordre que celui qui existera entre sa fille Hortense et Paul Cezanne : elles épousent des hommes qui sont leurs aînés de plus de dix ans. Et la belle-fille d’Hortense, Renée Rivière, fera de même en épousant Paul junior. Parallèlement,  du côté des hommes, Paul junior suivra les traces de son père et de son grand-père Louis Auguste Cezanne en épousant une très jeune fille. De façon plus surprenante, on observe les mêmes écarts d’âge dans les couples des trois grandes amies d’Hortense : Thérèse Guillaume aura 10 ans de moins qu’Antoine, son mari, Aline Renoir 20 ans de moins que Pierre-Auguste, et Augustine Chocquet 16 ans de moins que Victor…. Tout cela ne prédispose pas les épouses à prendre leur indépendance par rapport à leur conjoint, surtout dans un siècle où la femme est considérée comme mineure dans le couple et doit obéissance à son mari. On peut imaginer leurs conversations lorsqu’elles parlent entre elles de leurs « vieux » maris : Thérèse Guillaume, dans une lettre à Hortense de 1887 appelle ainsi familièrement Cezanne « le père Paul »…
15 Elle a 55 ans et est veuve, Jacques en a 52 : c’est la seconde fois qu’il se marie avec une veuve plus âgée que lui… Catherine Grenot s’est mariée à Gendrey le 28 août 1843 avec Claude Joseph Jay, « marchand », né à Mercey-le-Grand (Doubs) le 22 ventôse an 8 (jeudi 13 mars 1800), ses parents étant originaires de Romain. Il décède le 2 mars 1846. Catherine Grenot se mariera (au moins) quatre fois, ses maris décédant tous après deux ans de mariage… cf. Fig. 17.
16 Joseph Grenot, mort à Gendrey le 5 septembre 1840 et Françoise Baudot, morte également à Gendrey le 20 juin 1835.
17 Acte de naissance :cf. Annexe III, III-1. Le prénom d’Emélie (étymologie : aimulia = celle qui est gaie, enjouée – deux traits de caractère qui s’appliquent heureusement à Hortense…) figure en mention marginale mais pas dans le corps de l’acte ; il sera par la suite souvent omis ou déformé en Amélie sur divers actes officiels. Emelie ne figure pas non plus sur l’acte de baptême, cf Annexe III, III-2. Hortense elle-même signe avec l’initiale « A » de Amélie, cf Annexe III,VI-2-a
18 Raymond Hurtu ayant signalé en 1994 au secrétariat de la mairie de Saligney que l’épouse de Cezanne était originaire du village, son nom a été donné le 3 novembre 2007 par le maire, M. Gilbert Lavry, au parking situé près de l’église… Reconnaissance tardive ! Cf. Annexe  X.
19 Dans le recensement, le ménage Fiquet est le n° 162 et occupe la 38maison (il s’agit de numéros d’ordre ne permettant pas de situer l’habitation). Cf. Dénombrement des habitants de la commune de Saligney, 1851, Archives départementales du Jura
20 lequel mourra le 7 octobre 1856. Au recensement de 1856, Catherine Grenot est toujours à Saligney, mais le 16 septembre 1857, elle se remariera une nouvelle fois à Lantenne-Vertière avec Jacques Laffuge.
21 Acte de naissance de François Jules Fiquet, le 12 juin 1852 (Acte n°5), commune de Lantenne et Vertière, canton d’Audeux, Archives départementales du Doubs, Tables décennales (1848-1852), 6ETD.
22 Acte de décès de François Jules Fiquet, Paris (2e), le 17 juin 1854 (transcription du 31 mars 1855). Archives de Paris, V3E/D 560.Avant 1860, Paris ne comptait que 12 arrondissements. Le 2où habitaient les Fiquet correspond aujourd’hui au 9e.
23 Marguerite Fiquet est née le 24/09/1809. Elle a épousé Jean Baptiste Chaillot le 13/09/1838. Leur fils Claude Antoine Chaillot est né le 08/03/1841 et il existe quelques années plus tard un acte de mariage à son nom. Augustine Chaillot est née le 1er mars 1845. Après le décès de leurs parents, Claude Antoine Fiquet, leur oncle, sera considéré  lors du règlement de la succession de leur grand-père Antoine Fiquet comme leur « tuteur relatif » car représentant sa sœur Marguerite décédée, cf. acte de succession du 23 octobre 1859, voir Annexe III, VI-1.
24 Ils n’auront donc pas visité l’Exposition universelle qui ouvre ses portes le 15 mai.
25 Acte de naissance de Marie Eugénie Ernestine Fiquet, le 4 avril 1855 (Acte n°4), commune de Lantenne-Vertière, canton d’Audeux, Archives départementales du Doubs, Tables décennales (1853-1863), 6ETD.
26 Acte de décès de Marie Eugénie Fiquet, Paris (12e), le 25 août 1857. Archives de Paris, V3E/D 560. Le 12arrondissement est aujourd’hui le 5e.
27 pour les parents d’Hortense, il s’agit de leur 6changement de lieu en 15 ans, sans compter leurs déménagements successifs à Paris dont nous ne savons presque rien : pas étonnant qu’Hortense ait hérité de leur « désir d’ailleurs », qui sera largement comblé par les déménagements successifs que lui imposera son compagnon, comme nous le verrons, et qui se manifestera encore sur ses vieux jours par son goût prononcé pour les voyages.
28 D’après le recensement de 1856, il vit seul à Saligney.
29 Testament Fiquet chez Maître Alix, Archives départementales du Jura, réf. 4E 64/12.Voir Annexe III-I-2. Thervay est à 4 ou 5 km au nord de Saligney.
30 Le grand-père de Claude Antoine, François dit Château Fiquet, a épousé en secondes noces Françoise Roux, cousine du grand-père d’Etienne Roux. Cf. http://gw.geneanet.org/alaguen?lang=fr&v=ROUX&m=N. Voir Annexe IV.
31 Cf. Annexe III, VI-1
32 Cf. Annexe III, II-2
33 Avant 1860, cette rue était située dans le 10arrondissement, devenu le 6ensuite.
34 Celle-ci mourra 11 ans plus tard à Lantenne le 29 mars 1879. Il est assez peu probable qu’Hortense ait noué des relations avec sa tante Jeanne Thomas (épouse Guinemand), restée au pays alors qu’Hortense est venue à Paris à l’âge de 7 ans et il est fort improbable qu’elle soit revenue avant la mort de sa tante à Lantenne, où son père se retirera vers 1870  : on imagine mal qu’elle ait pu voyager seule pour rendre visite à son père avec un fils âgé de moins de 7 ans…
35 Selon un des premiers biographes de Cezanne, Gerstle Mack, (La vie de Paul Cezanne , Gallimard 1935, p. 103),  « Hortense gagnait sa vie à coudre des livres faits à la main. », repris par Jean de Beucken qui a longuement parlé avec Paul junior de sa mère, op. cit..
36 On travaille de 7 heures du matin jusqu’à 7 ou 8 heures le soir, pour un salaire de 15 francs par semaine,  environ 250 euros par mois.
37 J.-K. Huysmans, Les sœurs Vatard, coll. 10-18, p. 193.
38 par exemple, p. 290 : « Le jury s’empressait de refuser ses toiles au Salon de chaque année et le public ratifiait ce jugement en ne les achetant pas. Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs de rente qu’il avait par mois… » D’ailleurs, Huysmans a avoué être lui-même le modèle du peintre – et donc peut-être ses relations coupables avec une brocheuse de son atelier…
39 Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, NRF 1955, p. 61 : « les Guillaume étaient liés avec les Fiquet : Mme Guillaume avait travaillé avec Hortense au même atelier de reliure (…) ».
40 Gerstle Mack,  La vie de Paul Cezanne, Gallimard 1935, p. 103.