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AU XIXe siècle,  la mise en nourrice  des bébés est une pratique très répandue et qui va en s’accroissant : en 1865, 41 % des bébés nés à Paris sont élevés par des nourrices[1]soit environ 14 000 petits Parisiens élevés à la campagne.. À Lyon en 1890, plus de la moitié des enfants nés sont confiés à des nourrices à emporter(bébés placés à la campagne). Vers la fin du siècle, pour l’ensemble du territoire, environ un enfant sur dix est confié à une nourrice chez elle, ce qui concerne près de 100 000 enfants chaque année. Ce comportement ne changera qu’avec la première guerre mondiale.

1.     Pourquoi des nourrices ?

Nous avons aujourd’hui du mal à comprendre comment les parents pouvaient accepter l’envoi au loin de leur bébé dès sa naissance, tout en s’attachant néanmoins à lui, et comment les enfants d’autrefois vivaient, au retour en ville, le traumatisme de la séparation avec la nourrice.

Il faut d’abord se rappeler que la mise en nourrice est une pratique banale qui remonte à l’Antiquité et qu’elle est très répandue en Europe et en France dès le Moyen Âge, au point que le pouvoir doit la réglementer : ainsi, en 1350, le roi Jean publie une ordonnance en ce sens.

En outre, avec les débuts de la révolution industrielle, les artisans subissent la concurrence croissante des ateliers mécaniques : les épouses d’artisans, obligées de travailler de plus en plus pour aider leur mari, n’ont plus le temps de s’occuper de leur progéniture. Ainsi les couches sociales modestes des villes recourent de plus en plus aux nourrices.

Les croyances relatives à l’allaitement jouent aussi un rôle majeur, et cela depuis l’Antiquité où elles ont été formalisées par Soranos d’Éphèse[2]SORANOS d’Ephèse, Maladies des femmes, Les Belles lettres, Paris,1988.. On les retrouve, à quelques détails près, dans de très nombreux ouvrages médicaux, jusqu’au milieu du 19esiècle avant que l’hygiénisme et les progrès de la médecine  après les années 1870 ne les battent en brèche.

Pour Soranos, une femme qui vient d’accoucher est fatiguée et il faut lui laisser le temps de se remettre, surtout si on souhaite qu’elle porte d’autres enfants. D’ailleurs le lait maternel des premiers jours, altéré par les souffrances de l’accouchement, est mauvais pour le nouveau-né, auquel il vaut mieux donner un peu de miel dilué d’eau ; la mère qui veut allaiter se fera d’abord téter par un enfant plus âgé. D’un autre côté, le recours à une nourrice étrangère peut être bénéfique pour le petit enfant : il sera plus robuste s’il est mis au monde par une femme et nourri par une autre, dit encore Soranos. Et d’évoquer le repiquage : le jardinier sème dans une serre et ensuite transplante les légumes dans un autre sol.

Par ailleurs, depuis la fin du XVIIIe siècle, on commence à prendre conscience des dangers de la pollution urbaine ; les quartiers populaires souvent surpeuplés sécrètent des « miasmes », considérés comme dangereux pour les petits ; en les envoyant dès leur naissance, à la campagne, au bon air, téter le bon lait d’une robuste paysanne, les parents pensent au bien de leur enfant et lui donnent un bon départ dans la vie. Un docteur comme Gachet se fera ainsi le chantre auprès de Pissarro et de Cézanne des bienfaits de cette façon « moderne » d’envisager l’élevage des nourrissons. D’où les sacrifices financiers consentis par de nombreux parents modestes pour payer les mois de nourrice et leur attachement réel à ceux de leurs enfants qui reviennent de nourrice.

Enfin, une des raisons d’admettre ces comportements tenait à la croyance tenace et longuement répandue selon laquelle l’allaitement était incompatible avec la reprise des rapports sexuels, qui gâtaient le lait, compromettant ainsi la santé de l’enfant. Une abstinence qui pouvait durer des semaines, des mois, voire 2 années, s’opposait donc à l’équilibre relationnel du couple, sans compter l’intérêt de la lignée dans certains milieux qui exigeait que la femme redevienne le plus vite possible enceinte. L’allaitement maternel ne pouvait pas triompher tant que persistait l’interdit des relations sexuelles : les maris n’étaient pas tous disposés à céder la place aux nourrissons. Quand Eve accouche « Adam s’en va du paradis » écrit Michelet dans L’Amour. En 1879 encore, le docteur Garnier, auteur d’un livre à succès sur le mariage, écrit en substance qu’un mari amoureux met son enfant en nourrice.

 

2.     L’Organisation de l’industrie des nourrices.

Dès l’origine, l’organisation du marché nourricier a été l’objet d’un
 fructueux commerce pour les intermédiaires qui mettaient en 
contact les nourrices et les parents.

Les textes législatifs

Le premier texte législatif, l’ordonnance du Roi Jean de 1350 règle le prix des 
salaires des nourrices et crée un « bureau des recommanderesses », intermédiaires entre les parents et les nourrices. Elles avaient pour pourvoyeurs des « meneurs » qui se chargeaient du recrutement des nourrices et du transport des enfants chez ces dernières. Puis un arrêt de 1611 défendit, sous peine de 50 livres d’amende et de punition corporelle, aux meneurs et meneuses de conduire les nourrices ailleurs qu’au bureau des recommanderesses lesquelles avaient seules le privilège de louer des nourrices à Paris.

Ce service fut réorganisé par une déclaration du 27 juillet 1769, qui établit le «Bureau Général des nourrices et recommandaresses pour la ville deParis»,
 situé en 1804 rue Sainte Apolline à Paris. Un semblable bureau fut établi à Lyon
 par lettres patentes du mois de mai 1780.

Le bureau des nourrices de Paris avait pour « mission de procurer aux habitants de
 Paris de bonnes nourrices, soumises à une surveillance sérieuse, de 
leur garantir le paiement régulier de leurs salaires ». Il est aussi chargé de loger les nourrices venant de la campagne chercher des nourrissons et de fournir une quantité suffisante de lits et de berceaux pour coucher nourrices et nourrissons.

La loi n’ayant pas constitué de privilège exclusif au profit du bureau des nourrices, plusieurs autres bureaux tenus par des particuliers se mirent à proliférer à Paris, concurrençant le bureau municipal au point que celui-ci fut supprimé par un décret du 22 novembre 1876.

Fig. 419 : un bureau des nourrices privé à Paris
Collection privée et publicité dans la presse

Des situations variées

Il existe toute une hiérarchie de plus en plus discriminante des formes d’allaitement par des nourrices : la bourgeoisie a choisi l’allaitement à domicile par une nourrice sur lieu,payée entre 60 et 100 francs par mois, voire plus. La classe moyenne continue d’envoyer ses enfants à la campagne chez des nourrices à emporter,payées de 25 à 30 francs par mois si l’enfant est nourri au sein, et de 15 à 20 francs s’il est élevé au biberon. Les enfants des familles pauvres, les enfants des mères célibataires et les enfants abandonnés doivent se contenter des nourrices les moins cotées (payées 12 francs par mois par le Bureau municipal), lesquelles sont souvent, comme dans la banlieue de Londres, des nourrices « au biberon ».

Beaucoup d’enfants échappent ainsi à la surveillance parentale parce qu’ils partent à plusieurs centaines de kilomètres :plus les familles étaient pauvres, plus elles étaient obligées de placer l’enfant loin.

La mortalité infantile dans l’industrie nourricière

Comme on le sait, la mortalité infantile demeure encore très importante au XIXe siècle, puisqu’elle frappe 1 enfant sur 5. Mais aux alentours des années 1870, on prend conscience que celle des enfants élevés en nourrice, surtout à la campagne, est en moyenne de 1 sur 3 et, selon les départements, elle peut atteindre la moitié des enfants placés, et ceci malgré les diverses ordonnances prises en 1828 et 1842 pour assurer une meilleure protection des enfants placés[3]La mortalité moyenne des enfants est de 29 % dans le département d’Eure-et-Loir où est placé Paul junior ; et dans cette mortalité, la part des enfants légitimes est de 25 % et celle des enfants illégitimes de 95 %.

La dernière en date « prescrit pour la nourrice un certificat attestant qu’elle est de bonne vie et mœurs, qu’elle a des moyens d’existence suffisans, qu’elle n’a point de nourrisson, que l’âge de son enfant (pour lequel rien n’est spécifié)lui permet d’en prendre un, qu’elle possède un berceau et un garde-feu. Un second certificat, délivré par un docteur en médecine, a pour objet de garantir qu’elle a les aptitudes physiques d’une bonne nourrice. Ces deux certificats sont présentés et visés à la préfecture de police. Enfin, lorsqu’elle retourne dans sa demeure, elle emporte un extrait de naissance de l’enfant qui lui est confié, extrait qui doit être remis, dans les huit jours de son arrivée, au maire ou au commissaire de police. En ce qui concerne les loueurs, logeurs, meneurs et meneuses de nourrices, l’ordonnance défend de placer d’autres nourrices que celles enregistrées à la préfecture, de procurer deux enfans à une même femme, de laisser partir un enfant sans la nourrice qui doit l’allaiter, etc.  (…) Telle est l’ordonnance qui aujourd’hui encore régit cette industrie ; comme le règlement de l’administration des hôpitaux, elle est théoriquement satisfaisante ; par malheur, règlement et ordonnance n’empêchent guère les fraudes. Les nourrices sont tenues de produire un certificat médical attestant leur aptitude à prendre un nourrisson, mais ce certificat leur est délivré par un médecin attaché au bureau, payé par le propriétaire du bureau, et ce n’est pas dans une pareille situation que le médecin doit être placé si l’on veut pouvoir compter sur son indépendance et son impartialité. Quant à la surveillance du nourrisson, dès qu’il est arrivé chez la nourrice, elle est nulle, on peut le dire, car elle n’est faite que par le meneur, qui n’a d’autre intérêt à visiter les enfans et à s’assurer de leur existence que celui de constater son droit à toucher la somme de 1 franc qui lui est attribuée pour chaque enfant[4]Léon le Fort, De la Mortalité des Enfans et de l’industrie des nourrices en France, Revue des Deux Mondes T. 86, 1870

 

3.     La dénonciation de la nocivité de l’industrie nourricière.

Celle-ci devient un thème classique de la littérature médicale vers 1870, comme en témoigne l’étude publiée par Léon le Fort dans la Revue des Deux Mondes[5]Léon le Fort,De la Mortalité des Enfans et de l’industrie des nourrices en France, Revue des Deux Mondes T. 86, 1870, qui nous brosse un tableau particulièrement éclairant des situations vécues :

« On ne peut mettre en doute la part immense que prend l’industrie nourricière dans la mortalité des jeunes enfans, et on en doutera moins encore si l’on examine ce que devient le nourrisson dans la demeure de celle qui doit avoir pour lui les soins et la sollicitude d’une mère.

Élever un nourrisson est pour beaucoup de femmes des départemens qui entourent Paris un métier qu’elles exercent pendant plusieurs années d’une manière à peu près permanente. Sitôt qu’elles se voient pour la première fois sur le point de devenir mères, elles s’informent auprès de leurs compagnes déjà expérimentées des démarches à faire pour avoir un nourrisson qui apporte dans leur pauvre demeure un peu d’aisance relative ; le plus souvent un pareil souci leur est épargné. — Le meneur, ce recruteur de l’armée nourricière, connaît d’avance leur situation, leurs désirs, et il ne tarde pas à venir leur faire ses offres de service. Ce meneur est le personnage le plus important, c’est le pivot sur lequel repose et se meut tout le mécanisme ; il recherche, trouve et enrôle les nourrices, les amène par convoi à Paris, les surveille, les guide, les conseille dans leurs arrangemens avec les familles, et les ramène au pays chargées de leur nourrisson. Là il leur rend de temps en temps une visite, pour s’assurer de la vie de l’enfant, car il doit en donner des nouvelles au bureau de placement, et n’est payé que sur la rétribution mensuelle donnée à la nourrice. « C’est, dit M. Brochard, un homme en général grossier, sans éducation, qui recrute ostensiblement des nourrices pour les bureaux particuliers de Paris, et qui, lorsque l’occasion se présente, recrute en même temps des filles ou des femmes pour d’autres établissemens de la capitale. » [6]Victor Hugo décrit ainsi un convoi de nourrices : « Passe une voiture de nourrices. Elles sont trente dans le fourgon, jeunes, fraiches, vives, riant aux éclats et montrant jusqu’aux gencives toutes leurs dents blanches.
Un paysan, regardant passer le fourgon :
– Si un homme avait le malheur de rentrer là-dedans, il serait mangé en cinq minutes. » (fragment 24798, f° 140 – 112/80 – 1834-1836, cité dansŒuvres complètes, Club Français du Livre, 1967, Tome VI, p.1108).
 Comme une remise lui est allouée par le bureau sur chacune des nourrices qu’il conduit à Paris, la quantité est tout pour lui, la qualité rien, et les mauvaises nourrices, celles qui perdent le plus de nourrissons et qui retournent le plus souvent à Paris, sont précisément celles qui lui rapportent davantage, celles par conséquent qu’il doit préférer.

Le moment est venu, le maire a délivré le certificat nécessaire, le meneur a rassemblé son convoi ; on part, on arrive à Paris, on aborde enfin le bureau. Là le désenchantement commence, et aussi commence l’expérience, c’est-à-dire la dépravation, bien vite apprise dans cette école de ruse où se trouvent rassemblées pendant de longues journées des femmes qui n’ont d’autre occupation que de causer des petits mystères de leur industrie, de recevoir les leçons de leurs compagnes plus âgées, ou d’en donner à celles dont elles raillent la candeur. Outre les dépenses qu’il entraîne, le séjour au bureau est loin d’être agréable. Pendant l’été, le mal n’est pas bien grand, on s’assied à l’air, on se promène, on respire du moins ; mais pendant l’hiver combien les choses sont différentes ! Dans une pièce en général petite et située au rez-de-chaussée sont entassées une vingtaine de nourrices chez lesquelles l’abus des bains n’est pas un défaut dominant, et autant de nourrissons ayant tous les inconvéniens de leur âge. Là règne une odeur aigre à laquelle se mêle le fumet des soupes de toute nature qui font la base de la nourriture des mères et parfois des enfans.

Fig. 420. Un bureau des nourrices
José Frappa

De temps en temps, la porte s’ouvre, une cliente s’est présentée, et successivement on appelle les nourrices en commençant par les moins bonnes, car il faut bien que toutes puissent se placer, si l’on ne veut pas perdre le prix du voyage. Voir l’enfant de la nourrice, s’assurer par ce signe irrécusable de la capacité lactifère de la mère, est pour les parens une des principales préoccupations, surtout s’il s’agit d’une nourrice sur lieu. Si l’enfant est frais, bien portant, on s’empresse de le montrer ; s’il est chétif, malingre, amaigri, on peut être à peu près assuré qu’une compagne complaisante prêtera son propre enfant, s’il réalisa mieux les conditions requises.

Enfin la nourrice a atteint le but de son voyage, un enfant lui a été confié ; ses compagnes ont eu le même bonheur, et le moment est venu de regagner le village. Le meneur forme sa caravane, règle les comptes, et l’on se met en route.

Fig. 421. Le départ des nourrices

Arrivées au chemin de fer, les nourrices s’entassent dans un compartiment de troisième classe. Si la distance est longue, si la nuit est glaciale, l’enfant qu’à Paris même on dispense aujourd’hui avec raison du transport à la mairie pour la déclaration de naissance, l’enfant, exposé au froid, aux courans d’air, contracte souvent des affections pulmonaires qui l’emportent dès son arrivée chez la nourrice. Ce n’est pas tout : malgré les nombreux desiderata que comporte l’état matériel de nos chemins de fer, aujourd’hui du moins les voitures de troisième classe sont à peu près closes et tout à fait couvertes ; mais le train ne s’arrête pas au village même de la nourrice, et nous allons retrouver l’ancien état de choses. A la gare stationne un de ces antiques véhicules qui n’ont plus de nom dans l’art du carrossier ; c’est une sorte de char à bancs, un vieil omnibus à moitié démembré, une voiture en osier ou même une simple charrette. On y presse, on y entasse pêle-mêle nourrices et nourrissons, et de cahots en cahots, par le vent, par la pluie, par la neige qui pénètre au travers de tous les joints, on arrive tant bien que mal à domicile. Cette voiture du meneur (nous pourrions l’appeler l’enfer), nos campagnards l’appellent d’un nom sinistre, c’est le purgatoire, car pour les nourrissons la route qu’ils parcourent ainsi est le chemin qui mène au séjour des anges.

La voiture s’est arrêtée, la nourrice rentre dans sa demeure ; le mari, les voisines sont déjà réunis. Veulent-ils contempler les traits de celui qui devient pour une ou deux années l’enfant d’adoption ? Un pareil souci est loin de leurs pensées, et seuls les enfans de la nourrice tournent autour du berceau du nouveau-né, regardant avec leurs grands yeux étonnés le nouvel enfant si bien habillé que leur mère a rapporté de Paris. — Combien paient les parens ? Sont-ils riches ? ont-ils l’air généreux ? ont-ils donné de beaux cadeaux ? La layette est-elle bien garnie ? — Telles sont les questions principales. Le nourrisson vient après, et, si l’on s’en occupe, c’est pour savoir s’il promet d’être facile ou difficile à élever, s’il exigera peu ou beaucoup de soins. Enfin vient le partage. Le dernier-né de la nourrice reçoit pour son usage les meilleurs langes, les plus chaudes couvertures ; n’est-il pas d’ailleurs l’enfant de la maison ? L’autre n’est qu’un étranger, pis encore, c’est un citadin, un petit Parisien ; en un mot, c’est une marchandise. Les jours suivans ne démentent pas les promesses que pouvait laisser entrevoir la conduite tenue dès l’arrivée. Le nourrisson devait avoir tout le lait de sa nourrice, mais celle-ci n’a-t-elle pas son enfant, qu’on n’avait paru sevrer que pour les besoins de la cause et afin d’obtenir le certificat du maire ? Le biberon[7]Les nourrices remplacent souvent le sein par un biberon rempli de lait de vache, coupé avec de l’eau impure. Ce biberon, censé en étain, est, en réalité, fabriqué avec un alliage de plomb et d’étain, qui est souvent attaqué par le lait aigri, sous l’influence d’un séjour prolongé dans le vase et donne alors naissance à un lactate de plomb, qui devient, pour l’enfant, un véritable poison. On voit même des nourrices substituer, dès le premier mois, au lait qui leur coûte trop cher, de la bouillie de blé et même de la soupe grasse. et bientôt la bouillie remplacent l’allaitement naturel ; l’enfant crie, pleure, s’agite dans son berceau, vite on le bourre de nourriture afin qu’il trouve le sommeil dans une pénible digestion. On devait le promener, mais toute la journée il reste couché dans son berceau, confié aux soins d’un enfant, d’une voisine, tandis que la nourrice travaille aux champs ou à la vigne.

Bientôt la correspondance s’engage avec la famille. La lettre de la nourrice n’a au fond d’autre objet que d’obtenir des cadeaux. Il serait facile d’en donner la formule ordinaire ; elle se termine presque toujours par une demande de vêtemens, de sucre et de savon. La mère envoie tout ce qu’on réclame, et le plus souvent c’est pour l’enfant de la nourrice. Enfin un jour arrive où l’enfant, dont les parens n’ont jamais reçu que d’excellentes nouvelles, doit revenir bientôt égayer de sa présence, animer de ses jeux le foyer domestique. Tout se prépare pour le recevoir. Le petit lit est garni de ses blancs et légers rideaux, les jouets sont achetés ; la mère compte les jours qui la séparent de ce moment de joie, qui sera pour elle comme le début d’une maternité nouvelle ; mais une dernière lettre arrive, l’enfant, qu’on croyait plein de vie et de santé, est mort loin de sa mère, qui n’a pas eu la triste consolation de recueillir son dernier sourire. Si, plus heureuses, les mères ont le bonheur de revoir leur enfant, combien de fois, au lieu d’un petit être frais, rose et bien portant, ne retrouvent-elles qu’un enfant chétif, malingre, ayant sur la peau la trace d’éruptions et de plaies dont la nourrice avait eu grand soin de cacher l’existence, de peur de voir diminuer ou se tarir la source des cadeaux !

Fig. 422. Retour de nourrice, par Marie-Joseph Flouest, Château-Musée de Dieppe (Agence photographique de la RMN)

Pour comprendre comment de pareils faits peuvent se produire malgré les règlemens qui régissent la profession nourricière, il faut savoir à combien de fraudes, de ruses, de mensonges, se livre un bon nombre de femmes auxquelles tant de familles confient aveuglément leurs enfans. Un certificat du maire de la commune habitée par la nourrice doit indiquer la date exacte de la naissance de son dernier-né ; mais, outre que les certificats sont parfois délivrés en blanc, il n’est souvent que trop facile à la nourrice d’obtenir, sinon du maire, du moins du secrétaire de la mairie, de rajeunirou de vieillirson lait. C’est ainsi qu’une femme L…, acquittée par la cour d’assises de la Seine, avait pu affirmer par son certificat que son dernier enfant était âgé de dix mois alors que son dernier accouchement datait de six ans. Les nourrices ne doivent avoir chacune qu’un seul nourrisson : combien en ont à la fois deux, trois ou même quatre ! Pour obtenir le certificat, il n’est sorte de fraudes auxquelles elles n’aient recours. L’enfant étranger qu’elles allaitent n’est pas un nourrisson, c’est le nouveau-né d’une voisine malade qu’elles ont pris par charité, c’est un enfant qu’elles ont comme pensionnaire ; mais il a été spécifié qu’il ne doit être élevé qu’au biberon. Le certificat qu’on leur délivre sur ces explications mensongères a pour résultat d’amener chez elles une troisième victime. D’autres fois certaines femmes, de celles surtout qui sont en relation directe avec les familles, prennent plusieurs nourrissons à Paris pour les distribuer ensuite à des voisines moyennant une légère redevance. »

C’est cette situation ainsi que l’excessive mortalité des nourrissons qui conduisent les parlementaires à adopter le 23 décembre 1874 la première loi de « protection des enfants du premier âge », dite Loi Roussel. L’article premier de cette loi est ainsi libellé : «tout enfant, âgé de moins de deux ans, qui est placé, moyennant salaire, en nourrice, en sevrage ou en garde, hors du domicile de ses parents devient par ce fait l’objet d’une surveillance de l’autorité publique, ayant pour but de protéger sa vie et sa santé».

Des médecins-inspecteurs visitent régulièrement les enfants et les familles et s’assurent des bons soins donnés et du bon maintien de l’hygiène. Il se heurtent parfois à des croyances bien ancrées et doivent faire preuve de persuasion. Néanmoins, le taux de mortalité chute considérablement. Seule la mortalité des enfants nourris au biberon par les nourrices sèches reste importante (elle est estimée au double de celle des enfants nourris au sein) mais diminue rapidement grâce à l’apprentissage d’une bonne utilisation du biberon et à l’usage de le maintenir en bon état de propreté.

4.     La nourrice idéale selon Soranos d’Éphèse[8]Yvonne Knibielher, Allaitement  et  société, http://www.santeallaitementmaternel.com/s_informer/trouver_article/articles/kniebielherAllaitement.php

Le savant docteur consacre tout un chapitre au choix de la bonne nourrice. Elle aura entre 20 et 40 ans et sera mère de deux ou trois enfants, afin qu’on puisse être assuré de sa santé, de son expérience, de son dévouement. Elle sera sensible et vigilante : honte à celle qui laisse crier l’enfant. Elle sera paisible : honte à celle qui ne supporte pas les cris, secoue le bébé, l’injurie. Elle ne sera ni superstitieuse, ni mystique. Le régime de vie qui lui est imposé la place entièrement au service du bébé. Ainsi pour sa propre alimentation, elle tiendra compte non de son appétit personnel mais de l’âge de l’enfant  ; si l’enfant est malade, c’est elle qui avalera des médicaments ; elle se soumettra à divers exercices pour faire bouger ses seins et les renforcer : jeux de balle, maniement d’haltères ou d’aviron ; dans les milieux modestes, elle pourra puiser de l’eau, piler et moudre du grain, ou faire le lit. Jamais elle ne préfèrera son bien-être personnel à celui de l’enfant. Par exemple elle ne le couchera pas à côté d’elle pour se dispenser, s’il pleure, de se lever la nuit. Elle ne le fera pas téter à tous moments pour l’empêcher de crier : certaines femmes ont l’habitude exécrable de laisser en permanence le mamelon dans la bouche de l’enfant. Autre habitude condamnable : baigner ou doucher le petit plusieurs fois par jour, toujours pour calmer ses cris. Il n’est que trop humide par nature puisqu’il ne boit que du lait, un bain suffit. Pour l’apaiser il vaut mieux le bercer, lui parler, chanter auprès de lui. Il est tout à fait essentiel que la nourrice s’abstienne de rapports sexuels pour deux raisons : d’une part, la distraction procurée par le plaisir des sens refroidit l’affection portée au nourrisson ; d’autre part la copulation gâte le lait et le tarit partiellement ou totalement en réveillant le flux menstruel et en aboutissant à la conception. Pour parer à toute éventualité, Soranos préconise de recruter plusieurs nourrices, au moins deux, au cas où l’une serait défaillante. Il n’est dit nulle part si la nourrice peut allaiter son propre enfant en même temps que celui de ses employeurs ; c’est bien peu probable.

Cette définition de la bonne nourrice a pris, avec le temps, la valeur d’un modèle idéal : on la retrouve, à quelques détails près, dans de très nombreux ouvrages médicaux, jusqu’au milieu du 19siècle.

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Références

Références
1 soit environ 14 000 petits Parisiens élevés à la campagne.
2 SORANOS d’Ephèse, Maladies des femmes, Les Belles lettres, Paris,1988.
3 La mortalité moyenne des enfants est de 29 % dans le département d’Eure-et-Loir où est placé Paul junior ; et dans cette mortalité, la part des enfants légitimes est de 25 % et celle des enfants illégitimes de 95 %
4 Léon le Fort, De la Mortalité des Enfans et de l’industrie des nourrices en France, Revue des Deux Mondes T. 86, 1870
5 Léon le Fort,De la Mortalité des Enfans et de l’industrie des nourrices en France, Revue des Deux Mondes T. 86, 1870
6 Victor Hugo décrit ainsi un convoi de nourrices : « Passe une voiture de nourrices. Elles sont trente dans le fourgon, jeunes, fraiches, vives, riant aux éclats et montrant jusqu’aux gencives toutes leurs dents blanches.
Un paysan, regardant passer le fourgon :
– Si un homme avait le malheur de rentrer là-dedans, il serait mangé en cinq minutes. » (fragment 24798, f° 140 – 112/80 – 1834-1836, cité dansŒuvres complètes, Club Français du Livre, 1967, Tome VI, p.1108).
7 Les nourrices remplacent souvent le sein par un biberon rempli de lait de vache, coupé avec de l’eau impure. Ce biberon, censé en étain, est, en réalité, fabriqué avec un alliage de plomb et d’étain, qui est souvent attaqué par le lait aigri, sous l’influence d’un séjour prolongé dans le vase et donne alors naissance à un lactate de plomb, qui devient, pour l’enfant, un véritable poison. On voit même des nourrices substituer, dès le premier mois, au lait qui leur coûte trop cher, de la bouillie de blé et même de la soupe grasse.
8 Yvonne Knibielher, Allaitement  et  société, http://www.santeallaitementmaternel.com/s_informer/trouver_article/articles/kniebielherAllaitement.php