2. Un couple en équilibre après un temps de ressourcement (1876-1878)

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1876 – Escapade de Paul à Aix

Cezanne refuse fin mars 1876 de participer à la seconde exposition impressionniste d’avril chez Durand-Ruel et, peut-être pris par un désir de « respiration » par rapport aux contraintes inévitables qu’impose la vie de famille, ou cédant aux pressions de ses parents, il retourne seul à Aix début avril et il semble qu’il ait prolongé son séjour de façon imprévue puisqu’il ne revient pas à Paris avant la fin de l’été[1]dans une lettre du 2 juillet à Pissarro écrite à l’Estaque, il indique qu’il n’est plus à Aix depuis un mois, ce qui laisse supposer qu’il y était en mai, et dans ces conditions il est peu vraisemblable qu’il soit revenu à Paris entre le 15 avril et début mai..

En juin et juillet, il peint à L’Estaque[2]dans la maison Giraud (dit Belle), place de l’Église cf. Fig. 29 et 30 ., mais il n’a pas demandé à Hortense de le rejoindre : la séparation d’avec sa compagne et son fils est ici très sérieuse puisqu’elle dure environ 5 mois. On peut donc imaginer qu’une certaine fêlure a fini par apparaître dans la relation de couple. Dans sa correspondance de cette époque avec Pissarro, Gachet et d’autres amis, Cezanne ne parle que de peinture : elle occupe l’essentiel de sa vie. La solitude semble ne pas lui peser, et sa sensualité s’épanche dans de nombreux dessins ou toiles de nus et de baigneurs.

Hortense pendant ce temps fait elle aussi l’expérience prolongée de la solitude. Elle connaît bien son compagnon et sait certainement discerner ses mouvements intérieurs et les moments où son besoin de se couper des autres le saisissent – et dans ce cas il faut lui accorder la distance dont il a besoin sous peine de le voir s’enfoncer dans la dépression, le repli sur soi ou les crises de colère irraisonnées – ce qui, sur ses vieux jours, s’exprimera par sa phobie que les autres « lui mettent le grappin dessus ». Elle a donc dû pressentir son besoin d’une prise de distance qui lui est nécessaire pour lui permettre de se retrouver ; et si elle ne doit pas apprécier outre mesure le fait d’être laissée seule pour s’occuper du petit Paul qui n’a que quatre ans – il y a tout de même une certaine légèreté dans l’attitude de Cezanne -, elle n’a d’autre choix que d’accepter la situation et de s’y adapter. De son enfance, elle a appris à ne rien exiger de personne comme un dû, et elle sait faire face et s’organiser au mieux : Cezanne a la chance d’avoir trouvé en elle la compagne dont il avait besoin, capable de respecter  sans acrimonie ses besoins de liberté et de vagabondage solitaire. D’ailleurs, son caractère indépendant peut également y trouver son compte, car décidément Cezanne n’est pas toujours facile à vivre et il doit lui sembler reposant de n’avoir pas à le supporter en permanence dans ses mauvais jours.

Pour autant, peut-on prétendre, comme Jean de Beucken, assez peu avare d’interprétations tranchées, à l’occasion des portraits d’Hortense dessinés ou peints avant et après le départ du peintre en Provence : « Hortense pose plusieurs fois : c’est le modèle tout indiqué, mais Cezanne exige de plus en plus d’immobilité, et cherche autre chose que le joli ou la ressemblance. Hortense, modèle patient, certes non émerveillé des résultats, pose comme elle fait le ménage, comme elle se laisse baiser par l’homme quand il en éprouve le besoin. La question de savoir si elle est heureuse ne se pose pas.»[3]Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 57. On ne sait ce qui permet à cet auteur d’adopter une telle position, plutôt malveillante et fort peu élégante, sur la vie intime du couple, position que rien ne justifie sinon le postulat d’une passivité déniant à Hortense une existence propre et le désir de dévaloriser une fois de plus la nature du lien entre Paul et sa compagne, tout en présentant celui-ci comme un être profondément égoïste parfaitement indifférent au sort de celle qui partage sa vie et élève son enfant.

Si nous n’avons que peu de témoignages sur la vie quotidienne au sein de la famille, nous pouvons tout de même imaginer que dans l’ensemble, lorsque Cezanne est présent, l’atmosphère est plutôt détendue entre Paul junior et ses parents, et entre Paul et Hortense ; comment se prêterait-elle sinon à ces longues séances de pose qui exigent du peintre une concentration sur son sujet qu’aucune tension psychologique ne doit déranger ? Il est impossible d’imaginer Cezanne peignant quelqu’un contre qui il éprouverait sans cesse de l’irritation ou de la colère. Quant à la passivité quasi pathologique prêtée à Hortense, on trouvera dans la correspondance même de Cezanne divers exemples battant en brèche cette affirmation – par exemple lorsqu’il louera à Chocquet sa débrouillardise pour gérer les ressources du ménage, ou à l’inverse qu’il se plaindra des voyages qu’elle lui impose, voire du contrôle qu’elle exerce sur sa vie.

Toujours est-il qu’à la fin de l’été 1876, Cezanne semble une fois de plus revenir de Provence plein d’énergie[4]Voir ses lettres à ses parents du 10 septembre 1876 et à Gachet du 5 octobre 1876. après la production particulièrement féconde de cet été, et la vie commune reprend pour une nouvelle séquence pratiquement ininterrompue d’un an et demi à Paris.

1877 – Hortense pose pour Paul

Environ six mois après son retour, au début du printemps 1877, Cezanne retourne peindre à Pontoise et Auvers auprès de Pissarro, chez qui il est fort probable qu’il était hébergé[5]Alain Mothe, Cezanne à Auvers-sur-Oise, Ed. du Valhermeil, 1981, p. 50., Hortense étant restée à Paris. On ne sait s’il s’agit d’un séjour continu ou de plusieurs journées entrecoupées de retours à Paris en famille.

Fig. 81. Camille Pissarro et sa femme Julie Vellay en 1877.
Musée d’Orsay

Fig. 82. Paul Cézanne à Pontoise en 1877
Photographie anonyme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais surtout, cette année-là, Cezanne veut s’imposer lors de la 3e exposition du groupe impressionniste du 4 au 30 avril, où il présentera 17 toiles[6]Une des toiles n’est pas cataloguée., pour une fois bien reçues par la critique, et fait l’effort de développer une certaine vie sociale : il fréquente le café de la Nouvelle-Athènes à Montmartre, nouveau lieu de ralliement des impressionnistes, et le salon de Nina de Villard, où se croise une grande partie de l’élite littéraire et artistique du temps. En même temps son besoin de se distinguer lui fait commettre mille excentricités : les vieux démons ne sont jamais bien loin…

Cette phase d’enthousiasme et d’ouverture doit rendre la vie de famille plus légère avec le petit Paul et Hortense. Cezanne inaugure d’ailleurs durant cette période faste la série des grands portraits d’Hortense  – accompagnés d’une dizaine de dessins[7]C0331b, C0711a, C0722b, e, g, h, C0332c. en 1877, prolongés jusqu’en mars 1878 par C0695b, C0398b, C0719c, C0711b et C0346. – avec Madame Cezanne cousant et Madame Cezanne à la jupe rayée, où elle apparaît à 27 ans bien installée dans sa vie de femme au foyer, assurée d’elle-même. Elle pose pour lui avec beaucoup de naturel, ouverte et disponible, présente aussi par son regard fixé sur le peintre, et non, comme on l’a dit trop souvent, posant seulement « comme une pomme ». Certes, ses portraits ne visent pas à exprimer sa beauté de femme : l’époque des portraits classiques – dont l’archétype peut être considéré comme « La Bella » du Titien, où le peintre cherche à mettre en valeur la beauté du modèle souvent idéalisé – est révolue,  la beauté désormais recherchée étant celle de la peinture en elle-même et non plus du modèle qui en est le prétexte ; mais cela ne signifie nullement que celui-ci disparaît totalement en tant que personne. Indéniablement, ce n’est pas le cas pour Hortense quand elle pose sur  son compagnon ce regard lucide et sans concession qu’il se plaît à rendre sur sa toile[8]Voir à ce sujet l‘étude de François Chédeville sur les portraits de famille de Cezanne..

Fig. 83. Madame Cézanne à la jupe rayée
vers1877
R324-FWN443

Fig. 84. Madame Cézanne cousant
vers 1877 (R323)

Fig. 85. Madame Cézanne cousant
vers 1877 (C0398b)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La plupart des auteurs, même défavorables à Hortense, ont dû reconnaître sa disponibilité, tout en l’interprétant de façon assez diverse. Ainsi Gerstle Mack écrit : « Elle détestait poser, passer de longues heures immobile, silencieuse — ce qui était bien pire — sans changer de position. Son apparente sérénité n’est que de la résignation ennuyée. Elle se rendait compte qu’il était pour ainsi dire impossible à Cezanne de trouver un modèle qui ne l’agaçât pas au delà de toute mesure par son agitation ou son bavardage ou bien qui ne l’effrayât par des manières trop audacieuses, car il resta toute sa vie inquiet et timide en présence des femmes. Hortense pensait que c’était son devoir de poser en dépit de tout son ennui à le faire. Elle pouvait se forcer à rester tranquille et à se taire, de plus elle était généralement disponible quand Cezanne avait besoin d’elle — considération essentielle pour un peintre qui travaillait si lentement et à qui il fallait tant de séances pour achever un portrait. »[9]Gerstle Mack,  La vie de Paul Cezanne, Gallimard 1935, p. 105

En réalité, comment Hortense a-t-elle vécu ces très longues heures passées dans une immobilité relative sous le regard de son compagnon ? Nous n’en savons rien. Elle a pu tout aussi bien se prêter à l’exercice par devoir conjugal comme le suppose Gerstle Mack que par générosité naturelle envers son compagnon, en faire un temps de bavardage léger avec lui, d‘échange de propos concernant le petit Paul ou l’actualité,  et pourquoi pas se sentir honorée d’être si souvent sollicitée, etc. Connaissant le soin qu’il apportait à croquer très régulièrement le petit Paul, exprimant par là sa tendresse et l’importance qu’il lui accordait dans sa vie, elle pouvait ressentir que cette même attention du peintre à son égard signifiait également son attachement et la place éminente qu’elle tenait dans sa vie. Quand on examine attentivement la grande variété des expressions que lui confère Cezanne dans les œuvres qu’il lui consacre[10]Voir l’étude de François Chédeville sur les portraits de famille de Cezanne. (contrairement aux observations superficielles souvent faites prétendant que son visage est resté inexpressif tout au long de ses portraits), on imagine assez volontiers que la quasi-totalité de ces portraits a été l’occasion d’un réel échange entre eux, d’une réelle présence de l’un à l’autre.

Un petit mot d’Hortense au verso d’une page de revue du 20 mai 1877 nous offre d’ailleurs un témoignage, touchant par sa simplicité, de la vie la plus quotidienne du couple[11]Les contorsions  (d’ailleurs erronées) de Chappuis pour attribuer ce mot à Cezanne (p. 142 du catalogue des dessins) malgré la forme féminine de « allée », est un indice de plus de l’incapacité des grands auteurs cézanniens classiques de prendre en compte Mme Cezanne comme un sujet digne d’intérêt… L’analyse graphologique confirme qu’il s’agit bien de l’écriture d’Hortense. :

Fig. 86. Hortense écrit : « Je suis allée chez Tanguy / à ce soir sept heures / je laisse tout chez la rôtisseuse »
C0461 Etudes pour L’Après-midi à Naples, vers 1877.

Ce petit mot montre d’ailleurs qu’au-delà de son rôle de ménagère qui assure l’intendance du foyer, Hortense apporte à l’occasion son aide à Paul, en faisant pour lui une course chez le père Tanguy (et d’aucuns pourraient soupçonner qu’elle provoque in petto chez son compagnon quelques pensées érotiques, ce feuillet étant ensuite utilisé par Paul pour trois études de femmes nues de L’Après-midi à Naples… A moins que l’on préfère considérer que l’association du trivial (le mot d’Hortense) et du sublime (les dessins de Paul) ne manque pas d’intérêt).

Cette période est également fertile en dessins de son fils de cinq ans. Celui-ci apparaît paisible, bien éveillé, souriant : un enfant heureux apparemment, que son père prend plaisir à observer et à dessiner.

Fig. 87. Paul entre 4 et 5 ans
RW070 Garçon coiffé d’une casquette, vers 1877

Cette année-là, c’est Zola qui va passer l’été à L’Estaque[12]Du 27 mai au 27 octobre 1877. ; Cezanne reste à Paris en famille, et durant le mois d’août, il peint à Issy en compagnie de Guillaumin.

1878 – Départ pour la Provence

Dans une lettre de Murer à Pissarro du 22 février 1878, on apprend que « L’ami Sézanne [sic] part dans les premiers jours de mars ; si vous désirez le voir avant son départ, venez donc dîner mardi prochain, il sera à la maison avec sa femme et son fils » : dans le cercle de quelques intimes, Cezanne ne fréquente pas seul ses amis, mais il associe Hortense et son fils à ces agapes.

Pour autant la situation financière du couple ne s’est pas améliorée ; le 4 mars, Cezanne est obligé de signer au bénéfice de Tanguy, son marchand de couleurs, une reconnaissance de dette de 2 174 francs et 80 centimes (près de 8 500 euros actuels) : une somme énorme correspondant à pratiquement deux années de la pension que lui verse son père et qui donne la mesure des difficultés matérielles dans lesquelles se débat le couple.

Fig. 88. Emile Bernard, Le Père Tanguy
1878

Mais au total, cette année et demi de vie commune jusqu’en mars 1878 semble bien avoir été une période d’équilibre et de stabilité dans la vie familiale et sociale de Cezanne, d’Hortense et du petit Paul, un moment de grâce d’autant plus remarquable qu’une telle durée de vie équilibrée en famille ne se renouvellera plus par la suite.

Ainsi se clôt la première partie de la vie du couple Cezanne, vécue durant 8 années dans une cohabitation le plus souvent heureuse malgré les difficultés matérielles, la seule ombre au tableau ayant été l’absence de 5 mois de Paul reparti seul en Provence, mais compensée finalement par l’équilibre dans lequel Paul et Hortense sont parvenus à maintenir leur famille de septembre 1876 à mars 1878. Tout semble donc aller pour le mieux ; d’où la rudesse du choc provoqué par la crise brutale déclenchée par leur arrivée en Provence, à l’orée de cette seconde partie de leur vie commune qui va maintenant commencer.

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Références

Références
1 dans une lettre du 2 juillet à Pissarro écrite à l’Estaque, il indique qu’il n’est plus à Aix depuis un mois, ce qui laisse supposer qu’il y était en mai, et dans ces conditions il est peu vraisemblable qu’il soit revenu à Paris entre le 15 avril et début mai.
2 dans la maison Giraud (dit Belle), place de l’Église cf. Fig. 29 et 30 .
3 Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 57.
4 Voir ses lettres à ses parents du 10 septembre 1876 et à Gachet du 5 octobre 1876.
5 Alain Mothe, Cezanne à Auvers-sur-Oise, Ed. du Valhermeil, 1981, p. 50.
6 Une des toiles n’est pas cataloguée.
7 C0331b, C0711a, C0722b, e, g, h, C0332c. en 1877, prolongés jusqu’en mars 1878 par C0695b, C0398b, C0719c, C0711b et C0346.
8 Voir à ce sujet l‘étude de François Chédeville sur les portraits de famille de Cezanne.
9 Gerstle Mack,  La vie de Paul Cezanne, Gallimard 1935, p. 105
10 Voir l’étude de François Chédeville sur les portraits de famille de Cezanne.
11 Les contorsions  (d’ailleurs erronées) de Chappuis pour attribuer ce mot à Cezanne (p. 142 du catalogue des dessins) malgré la forme féminine de « allée », est un indice de plus de l’incapacité des grands auteurs cézanniens classiques de prendre en compte Mme Cezanne comme un sujet digne d’intérêt… L’analyse graphologique confirme qu’il s’agit bien de l’écriture d’Hortense.
12 Du 27 mai au 27 octobre 1877.