3.     L’Amour s’en va… (1882-1885)

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Octobre 1882 – Paul à Aix

Début octobre 1882, Cezanne repart donc pour Aix, Hortense et Paul restant une fois de plus à Paris.

Au départ, d’après sa lettre à Zola du 10 mars 1883 (voir plus bas), il semble qu’il avait envisagé d’être absent durant 6 mois. Une durée significative, qui laisse supposer qu’entre Paul et Hortense, la relation n’est peut-être plus aussi fluide qu’elle a pu l’être et qu’une certaine distance affective s’est introduite entre eux, dont témoignerait le dernier portrait d’Hortense (Fig. 121) où l’on peut discerner une certaine fermeture que souligne la bouche un peu crispée et l’œil droit au regard acéré. Bien qu’il n’y ait pas eu d’incident particulier au cours des 8 derniers mois passés ensemble, chacun aspire peut-être à un nouveau temps de pause et de vie indépendante.

Pourtant, de prolongation en prolongation, l’absence de Paul finira par durer trois ans, seulement entrecoupée d’un séjour d’Hortense à L’Estaque à l’été 1883. Une coupure d’une telle durée, et qui n’était pas prévue à l’origine, indique clairement qu’à chaque échéance intervenant de six mois en six mois Cezanne, ne se sentant pas prêt à reprendre une vie de famille régulière, a préféré retarder son retour et faire toute confiance à Hortense pour élever seule le petit Paul. Hortense quant à elle n’attendait plus de lui que l’envoi de la part de sa pension permettant de les faire vivre à Paris.

Mais cette période a eu pour conséquence que s’est installée entre eux l’habitude de ne pas considérer la vie de famille comme devant se dérouler en continu sous le même toit. Une situation lourde de menaces en réalité, puisqu’elle finira par conduire Cézanne, comme nous le verrons, à tomber amoureux d’une autre, bouleversant ainsi l’équilibre fragile dans lequel se maintient, vaille que vaille, ce couple peu ordinaire.

Nous ne savons pas si Paul est quelquefois revenu à Paris voir sa famille durant cette séparation. Ils se sont en tout cas certainement écrit pour rester en relation et pour que Cezanne ait régulièrement des nouvelles de Paul junior. Cette correspondance ne nous étant pas parvenue, nous ignorons les événements qui ont pu survenir dans la vie d’Hortense et de Paul junior durant ce laps de temps, qui voit le petit passer de 10 à 13 ans, années durant lesquelles il ne voit que très rarement son père, le poids de son éducation reposant entièrement sur Hortense. L’âge de celle-ci durant cette période passera de 32 à 34 ans : c’est désormais, pour l’époque, une femme mûre.

Quelques éléments de la vie de Cezanne ayant un impact sur sa famille nous sont cependant connus.

Premier testament

Bien qu’absent, Cezanne se soucie beaucoup de l’avenir de son fils et de sa compagne, ce qui l’amène, le 27 novembre 1882, à écrire à Zola depuis le Jas de Bouffan où il réside :

« … J’ai résolu de faire mon testament, parce qu’il paraît que je peux le faire, les titres de rentes, qui me sont afférents, étant à mon nom[1]Explication donnée par Rewald, Cezanne et Zola, Paris, Ed. Sedrowski, 1936, p. 87 : « Son père, qui s’était retiré de la banque après la guerre de 1870, avait, quelques années plus tard, déclaré sa fortune au nom de ses trois enfants pour leur éviter les frais de succession. Le banquier, redouté par ses enfants pour son tempérament autoritaire, savait qu’ils n’abuseraient pas de sa confiance et qu’ils ne se permettraient pas d’user d’une fortune sur laquelle, en principe, il n’avait plus aucun droit, mais qu’il continuait à administrer.
Paul Cezanne sans toucher à cette fortune considérable, pouvait toutefois la léguer à qui il voulait et il décida d’en laisser une moitié à sa mère, l’autre à son fils. Il demanda à Zola d’accepter en dépôt un duplicata de son testament et lui adressa le document, au mois de mai 1883, de l’Estaque, après avoir encore consulté un avocat à Marseille.
Ce testament a dû être révisé après le mariage. 
»
. (…) Je désire laisser en cas de fin de ma part, la moitié de mes rentes à ma mère, et l’autre au petit. (…) Car si je mourais à bref délai, mes sœurs hériteraient de moi, et je crois que ma mère serait frustrée, et le petit (étant reconnu, quand je l’ai déclaré à la mairie) aurait, je crois, toujours droit à la moitié de ma succession, mais peut-être non sans contestation. »

Il demande à Zola, au cas où il ferait un testament olographe, de bien vouloir en conserver un double, « parce qu’on pourrait soustraire ici le dit papier. »

Le moins qu’on puisse dire est que sa confiance en ses sœurs est limitée : il s’attend à ce qu’elles cherchent à exclure le petit de la succession, et va jusqu’à penser qu’elles sont capables de subtiliser son testament… C’est pourquoi Hortense n’y figure pas : en effet, s’il s’attend à ce que le droit de son fils reconnu soit contesté, qu’en aurait-il été de sa concubine, celle-ci n’ayant aucune existence légale et par conséquent aucun droit ?[2]Certains ont voulu voir dans l’absence de mention d’Hortense dans ce testament la volonté de Cézanne de l’exclure de sa vie ou l’indice de son indifférence envers elle ; nous verrons plus loin qu’il n’en est rien, et son mariage sous le régime de la communauté en 1886, choix de régime matrimonial dont les conditions financières seront très favorables à Hortense, le prouvera de la façon la plus incontestable. Peut-être est-ce pour augmenter les garanties de son fils qu’il y fait aussi figurer sa mère, imaginant que ses sœurs seront dès lors moins portées à la contestation[3]Interprétation assez semblable à celle défendue par Gerstle Mack, La vie de Paul Cezanne, p. 162 : « Il est bien naturel que Cezanne se soit inquiété d’assurer l’héritage de son fils, mais le choix de sa mère plutôt qu’Hortense comme deuxième bénéficiaire est assez déconcertant. Madame Cezanne, mère, était déjà bien pourvue alors qu’Hortense n’avait personnellement rien. Elle avait beau n’être pas encore mariée à Cezanne, il la considérait comme son épouse ainsi que le faisaient tous ses amis intimes; on se rappelle même que des lettres adressées à Madame Cezanne sont une des causes principales des difficultés survenues en 1878. Ici, la seule explication raisonnable semble être que Cezanne craignant que son père (qui se refusait obstinément à reconnaître Hortense) entendît parler du testament, voulait léguer la moitié de sa fortune à sa mère afin que celle-ci la remette plus tard à Hortense, en totalité ou en partie. ». Ceci se confirmera dans la rédaction finale de ce testament qui interviendra quelques mois plus tard après consultation d’un notaire.

1883 – Conflits familiaux à Aix

Cezanne réside toujours au Jas de Bouffan, mais il va passer quelques jours à L’Estaque début mars 1883. Revenu à Aix le 10 mars, il écrit à Zola : « Nous sommes toujours à la campagne[4]C’est-à-dire au Jas de Bouffan.. Ma sœur Rose et son mari sont depuis le mois d’octobre à Aix, où elle a accouché d’une petite fille. Tout ça n’est pas très drôle. Je crois que mes vociférations auront eu pour résultat qu’ils ne reviendront [pas] cet été à la campagne. — Voilà la joie de ma mère. — Je ne pourrai pas de longtemps retourner à Paris, je crois que je vais passer ici cinq ou six mois encore. »

On peut imaginer que c’est bien de Rose et de son avocat de mari, Maxime Conil, qu’il considère comme intéressé, qu’il se méfie pour le règlement éventuel de sa succession[5]Il a bien raison de se méfier d’ailleurs, car c’est Maxime Conil qui forcera Cezanne à accepter la vente du Jas de Bouffan quelques années plus tard…. Il y a certainement eu quelques scènes un peu violentes entre eux lors de discussions familiales sur la façon de gérer le legs du père, et ces fâcheries « pas très drôles » peuvent expliquer le refus de sa sœur de rejoindre le Jas de Bouffan où lui-même réside.

Second testament

Cette lettre nous confirme aussi que la durée du séjour en Provence n’était pas clairement déterminée au départ : Cezanne prévoit à cet instant de repartir vers août ou septembre – son séjour en Provence aurait alors duré un an -, comme si cette prolongation lui était imposée par le délai nécessaire pour résoudre les difficultés familiales nées du testament. Et en effet, il faut attendre 6 mois après le début de cette démarche pour que le testament final soit enfin rédigé après consultation d’un avocat marseillais, comme il l’indique à Zola dans sa lettre du 19 mai. Celui-ci a conseillé, pour éviter toute contestation éventuelle née de la mention du fils bâtard, de faire finalement de la mère de Cezanne sa légataire universelle, à charge pour elle de redonner ensuite au petit Paul et à Hortense ce qui leur revient. Ainsi Paul junior lui-même ne figure plus dans la version finale du testament, pas plus qu’Hortense. Dans les deux cas, il ne peut donc s’agir d’une volonté de les exclure de sa succession[6]En témoigne d’ailleurs indirectement la réponse que lui fait Zola le 20 mai : « L’idée de faire ta mère légataire universelle me paraît bonne, du moment où tu as confiance en elle. » Confiance pour transmettre cet héritage à Paul et Hortense, voilà comment il faut comprendre cette phrase.. Ceci est d’autant plus vrai que le 24 mai 1883, il écrit à Zola : « Maintenant que je suis assuré que tu es à Médan, je t’envoie le papier en question, dont ma mère a un double. Mais je crains que tout ça ne serve à pas grand-chose, car ces testaments sont très aisément attaqués et annulés. Une colle sérieuse par-devant les autorités civiles vaudrait mieux pour le cas échéant. » Cette dernière phrase indique clairement que Cezanne a mûrement réfléchi à son mariage dès 1883, dans la perspective de faire d’Hortense et de Paul junior ses héritiers. Contrairement à l’opinion générale des biographes du peintre, Cezanne ne s’est donc pas marié en 1886 en cédant finalement à la pression de sa mère et de sa sœur ; si Marie a exercé une quelconque influence sur sa décision finale, elle a dû prêcher un convaincu. Et si ce mariage se fera encore attendre trois ans, c’est qu’il a fallu circonvenir Louis-Auguste pour qu’il finisse par l’accepter… C’est plutôt sur lui que Marie et sa mère ont dû faire pression.

Bien entendu, ce premier testament deviendra caduc avec le mariage effectif de Paul et d’Hortense.

Vacances en famille à L’Estaque

Selon Rewald, Cezanne est peut-être « monté à Paris » le 4 mai 1883 pour assister à l’enterrement de Manet[7]Rewald, Cezanne, Flammarion, 1986, p.147. Si c’est le cas, il est vraisemblable qu’il en ramène avec lui Hortense et le petit Paul (à moins qu’ils aient accompli seuls ce voyage), car il a loué à L’Estaque une petite maison avec jardin, de façon à pouvoir les faire venir pour la belle saison, après 8 mois de séparation. « Ainsi Mme Cezanne pourra aller voir son petit-fils[8]cf. Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 76 : « Il fait venir à L’Estaque Hortense, qui tient si peu de place dans sa vie qu’il l’aurait peut-être lâchée, n’était la présence de l’enfant » : toujours aussi positif quant au statut d’Hortense…. Rewald relate un témoignage intéressant sur les relations qui ont pu s’instaurer entre Hortense et sa future belle-mère durant ce séjour : « La vieille mère de Cezanne essayait d’intervenir et d’adoucir les conflits qui pouvaient surgir entre les époux. Si elle n’aimait pas extrêmement la femme de son fils, elle s’efforçait pourtant d’être accueillante et aimable. Une des filles de M. Conil, qui a passé un été à L’Estaque en compagnie de sa grand’mère, de Paul Cezanne, de sa femme et de son fils, a gardé de ce séjour le souvenir d’une bonne entente entre belle-mère et belle-fille »[9]Rewald, Cezanne et Zola, Paris, Ed. Sedrowski,1936, pp. 98-99. Il s’agit peut-être de Marthe Conil dont Paul junior deviendra proche : il lui enverra régulièrement des cartes postales lors de ses déplacements, bien après la mort de Cezanne. Le témoignage de Marthe recueilli par Rewald doit cependant être pris avec une certaine prudence, car à l’époque des faits elle était une enfant très jeune que les adultes devaient tenir à l’écart de leurs éventuels conflits..

Dans sa lettre à Zola du 24 mai 1883[10]Zola confirme à Numa Coste dans une lettre du 30 juin 1883 que Paul est à L’Estaque., Cezanne lui annonce qu’il ne retournera à Paris que l’année suivante et non à l’automne, époque où il est vraisemblable qu’Hortense devra revenir à Paris pour l’année scolaire de Paul : il a donc déjà l’intention de ne pas revenir avec eux. On peut y voir l’indice de retrouvailles entre Paul et Hortense moins satisfaisantes que ce qu’ils pouvaient espérer l’un et l’autre, d’où leur décision de ne pas reprendre la vie commune dans l’immédiat.

Le 10 juillet, il félicite par lettre Solari pour le mariage de sa fille et rajoute en post-scriptum : « Ma femme se joint à moi dans les mêmes intentions et mon affreux gosse aussi. » Ceci confirme bien la présence auprès de lui de Paul et d’Hortense,qu’il prend soin d’associer à ses félicitations en tant qu’épouse, et la mention familière du petit Paul montre qu’il tient à donner à Solari l’image d’une famille réunie.

Durant ces vacances d’été, Cezanne aura réalisé, comme toujours, quelques dessins de Paul junior, mais aucun portrait d’Hortense, ce qui surprend un peu – sauf à imaginer qu’il y a là une confirmation indirecte de la distance affective installée entre eux et des tensions éventuelles au sein du couple durant ce séjour à l’Estaque et auxquelles Rewald faisait allusion à propos du rôle d’Elisabeth cherchant à les apaiser.

En septembre et octobre 1883, Cezanne est retourné vivre au Jas de Bouffan après le départ d’Hortense et de Paul. La famille ne se retrouvera plus réunie avant juin 1885 : longue absence de presque deux ans pour Hortense qui se charge seule de l’éducation de Paul junior maintenant adolescent, même si Cezanne les a peut-être rejoints parfois pour quelques jours à Paris.

En novembre Cezanne revient à L’Estaque[11]cf. lettre à Zola du 26 novembre 1883 où sa mère le rejoint. Il compte y rester jusqu’en janvier. Il y reçoit la visite de Renoir et Monet en voyage sur la côte méditerranéenne, de Marseille à Gênes.

1884 – Quelques portraits d’Hortense

Le 22 février 1884 seulement, Cezanne revient à Aix, où il passe tout le reste de l’année – ce qui implique qu’Hortense et le petit Paul ne viennent pas le rejoindre cet été-là. Cela peut s’expliquer par le fait qu’une épidémie de choléra très grave sévit de juin à octobre à Marseille. Le 25 mars, Thérèse Guillaume, l’amie de cœur, donne naissance à un second fils, Henri[12]Les Guillaume habitent au 105, rue de Vaugirard et Thérèse est dite « couturière » sur l’acte de naissance (Archives de Paris)., moment de joie partagé avec Hortense et certainement aussi Paul junior et Louis Guillaume, qui ont 12 et 11 ans.

Il est peu probable qu’Hortense soit venue en Provence durant l’année[13]contrairement à ce que pense Jean de Beucken, , Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 77 dans une de ces appréciations « laudatives » pour Hortense dont il a le secret : « Hortense, qui ne saurait s’intéresser à sa peinture — une peinture qui ne rapporte rien —, continue à poser pour lui avec une patience méritoire. Des croquis préalables la montrent telle qu’elle est maintenant, le visage qui s’empâte, sans rien d’attrayant. A trente-quatre ans, une femme quelconque, pour qui la vie n’est pas gaie, alors qu’au fond il y avait de la gaieté, un besoin de vivre, et même une certaine vivacité en elle. Elle s’ennuie plutôt dans le Midi, où la retient le manque d’argent, et Cezanne qui travaille sans se soucier autrement d’elle que comme modèle, comme ménagère et pour satisfaire certains besoins physiques, qui, à vivre ensemble, s’espacent conjugalement. Son romanesque, elle essaie de le satisfaire en lisant un tas de romans. Quant à son fils, elle le gâte à la manière du peuple: aussi le gosse est-il insupportable par moments. Cezanne, aussi incapable de l’élever qu’Hortense, s’en plaint alors, mais il aime profondément le jeune Paul, et s’en montre même assez fier à l’occasion. » Les préjugés de classe ne sont pas loin… La phrase sur l’ennui et le manque d’argent qui la retiennent en Provence s’appliquera en réalité au séjour à Aix que Cezanne imposera à Hortense en 1890., alors qu’il était plus facile pour Cezanne de revenir de temps à autre à Paris pour quelques jours, ce que suggèrent les quelques portraits que nous pouvons dater de cette année 1884.

Fig. 123. Portrait de madame Cézanne 1884 – Hortense à 33 ans
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Ce portrait pourrait aussi dater du séjour à L’Estaque de l’été 1883 : la tension, voire l’irritation perceptibles dans ce visage énergique peuvent faire écho aux relations houleuses entre Paul et Hortense durant ces vacances.

Fig. 124 et 125. Tête de madame Cézanne 1884 (C0837 – C0520i) – Hortense à 33 ans

Fig. 126. Madame Cézanne aux hortensias 1884 (RW209 et CS1884, cf. aussi C0841a) – Hortense à 33 ans

Et pourtant… Le magnifique portrait d’Hortense qui accompagne RW209 est particulièrement frappant : à son réveil, elle pose sur son compagnon un regard limpide, serein, dénué de toute acrimonie, mais aussi de toute expression amoureuse. La relation passionnée des débuts n’est plus qu’un souvenir ; mais elle accepte son compagnon tel qu’il est, sans jugement, tout en assumant fermement sa propre solitude. Ce dessin la rend intensément présente, et dans la pureté de ce portrait passe, de la part de Cezanne, une réelle attention à ce qu’elle est, la conscience aiguë de sa force intérieure et, pourquoi pas, une certaine tendresse. Si l’amour-passion des débuts n’est plus, un tel portrait prouve qu’il n’y a pas non plus la moindre indifférence envers Hortense de la part de Paul, comme la plupart des biographes du peintre l’ont un peu légèrement affirmé. D’ailleurs, on peut aussi y discerner un certain humour dans le bouquet d’hortensias qui accompagne le dessin, offrande matinale à sa compagne…

1885

Cezanne est toujours à Aix au début de l’année 1885, et l’on retrouve sa trace en mars à L’Estaque.

Démon de midi (mai-juillet 1885)

Mais ce qui devait arriver arriva : à force d’avoir pris l’habitude de vivre seul éloigné d’Hortense, un démon de midi précoce s’empare au printemps de Cezanne, qui a maintenant 46 ans ; vers le mois de mai, il tombe éperdument amoureux à Aix d’une femme qu’on n’a pu identifier. On connaît le brouillon de lettre à la fois gauche et enflammé qu’il projette de lui écrire :

Fig. 127. Brouillon de lettre de Cezanne à la bien-aimée
Albertina, Vienne

« Je vous ai vue, et vous m’avez permis de vous embrasser ; à partir de ce moment un trouble profond n’a pas cessé de m’agiter. Vous excuserez la liberté de vous écrire que prend envers vous un ami que l’anxiété tourmente. Je ne sais comment vous qualifier cette liberté que vous pouvez trouver bien grande, mais pouvais-je rester sous l’accablement qui m’oppresse ? ne vaut-il pas mieux encore manifester un sentiment que de le cacher ?

Pourquoi, me suis-je dit, taire ce qui fait ton tourment ? N’est-ce pas un soulagement donné à la souffrance que de lui permettre de s’exprimer ? Et, si la douleur physique semble trouver quelque apaisement dans les cris du malheureux, n’est-il pas naturel, Madame, que les tristesses morales cherchent un adoucissement dans la confession faite à un être adoré ?

Je sais bien que cette lettre dont l’envoi hasardeux et prématuré peut paraître indiscret, n’a pour me recommander à vous que la bonté de… »

Difficile de croire qu’un tel langage s’adresse à une servante du Jas, comme l’ont supposé plusieurs auteurs[14]Notamment, une fois de plus, Jean de Beucken qui construit un roman très détaillé à propos d’une servante qui se serait appelée Fanny, voir Jean de Beucken, , Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 78. Il se peut que cette Fanny soit également celle dont Rewald dit que Cezanne aurait eu une « affaire » avec elle, mais avant juin 1884. Voir Rewald, Paul Cezanne, Correspondance, Grasset 1978, p. 271. Selon Jean de Beucken, sa sœur Marie aurait exigé qu’il rompe cette liaison. Tout cela demeure très hypothétique.. La rhétorique à la fois maladroite, naïve et ampoulée du propos renvoie à la carte du Tendre et témoigne du peu d’aisance de Cezanne dans sa relation aux femmes lorsque le désir ou le sentiment amoureux s’en mêlent…

Peut-être pour échapper à la surveillance de sa famille, il décide de revenir à Paris. Mais pour garder le secret sur cette liaison envers Hortense, il demande par avance à Zola le 14 mai de lui servir de boîte aux lettres pour recevoir le courrier de celle qu’il aime. Il est en plein désarroi et se sent coupable.

Arrivé à Paris début juin, il demande aussitôt à Renoir l’hospitalité à La Roche-Guyon où celui-ci a décidé de prendre de longues vacances après la naissance de son premier fils Pierre le 23 mars, avant de se rendre à Essoyes à l’automne. Cezanne l’y rejoint donc le 15 juin 1885 avec Hortense et Paul après une soirée passée  la veille chez Zola. Pourquoi quitter Paris à peine arrivé ? Vraisemblablement pour échapper au face-à-face avec Hortense alors qu’il se sent totalement perturbé. Pourquoi les Renoir ? Vivant également en concubinage, les deux couples se fréquentent depuis longtemps. Ils s’entendent très bien et ont développé des liens d’amitié : passant en Provence, Renoir a été par deux fois très bien reçu par Cezanne et sa mère, et Hortense et Aline s’entendent à merveille.

Fig. 128. Aline Charigot en 1885. Elle a 26 ans.

Durant le mois qui vient, Paul et Pierre-Auguste vont peindre de concert quelques vues de La Roche-Guyon, pendant qu’Hortense et Aline, toutes deux mères désormais, vont se retrouver pour échanger confidences et paroles d’encouragement. Hortense en aura bien besoin durant ce mois où Cezanne va se conduire de façon incompréhensible pour qui ne connaît pas les tempêtes intimes qu’il affronte du fait de sa liaison aixoise en train d’avorter.

Aussi, dans l’état d’esprit où il est, le séjour lui est si pénible qu’il demande dès le 27 juin à Zola la permission de venir se réfugier à Médan : « Le besoin de changement m’agace un peu », dit-il de façon elliptique. Il réitère de façon plus précise le 3 juillet : « La vie me devient ici, à cause de circonstances fortuites, assez difficile. Voudrais-tu me dire, si tu pourrais me recevoir chez toi ? » Zola s’inquiète de le voir aussi agité, mais il lui demande de patienter un peu car sa demeure est déjà pleine d’invités.

Le 6 juillet, Cezanne, qui n’a pas reçu la lettre tant attendue d’Aix, insiste : « S’il te venait cependant une lettre d’Aix, aie l’obligeance de l’adresser poste restante et de m’avertir par un petit mot au domicile, en faisant une croix dans un petit coin de ta lettre. » On est en plein enfantillage : après les mensonges à son père, il organise maintenant le mensonge à Hortense…

Le 11 juillet, après ces 4 semaines à La Roche-Guyon, Cezanne est à bout de patience : il plaque là sa famille et ses hôtes et prévient Zola qu’il part s’installer à l’auberge à Vilennes (« je suis obligé de changer de place »), d’où il sera à deux pas de Médan. Deux jours plus tard, il le prévient que faute de place il est finalement descendu à l’Hôtel de Paris à Vernon.

Dans l’état d’agitation extrême où il se trouve, le 15 juillet il annonce à Zola qu’il a finalement décidé de repartir pour Aix le plus tôt possible, pris entre sa déception de ne pas recevoir le courrier espéré et l’impossibilité psychologique où il se trouve d’affronter Hortense. Finalement, à partir du 24 juillet, il passe quelques jours à Médan avant de repartir à Aix.

S’il avait encore quelque espoir de vivre une grande passion avec celle dont il était tombé amoureux, il doit être profondément déçu car il semble bien qu’il n’en a pas reçu de nouvelles et un mois plus tard, le 25 août 1885, dans une lettre touchante à Zola, il tire une sorte de bilan de toute cette affaire en forme d’état des lieux :

« C’est le commencement de la comédie. J’ai écrit à La Roche-Guyon le même jour que je t’envoyais un mot pour te remercier d’avoir pensé à moi. Depuis je n’ai reçu aucune nouvelle ; d’ailleurs pour moi, l’isolement le plus complet. Le bordel en ville, ou autre, mais rien de plus. Je finance, le mot est sale, mais j’ai besoin de repos, et à ce prix je dois l’avoir.
Je te prierai donc de ne pas répondre, ma lettre a dû arriver à son heure.
Je te remercie et te prie de m’excuser.
Je commence à peindre, mais parce que je suis à peu près sans ennui. Je vais tous les jours à Gardanne, et je rentre le soir à la campagne à Aix.
Si j’avais seulement une famille indifférente, tout eût été pour le mieux. »

La « comédie », c’est peut-être l’anticipation de la colère d’Hortense et des scènes à venir ; il en a le pressentiment puisque la lettre qu’il lui a envoyée une semaine auparavant est restée sans réponse. Certes, il n’y a aucune raison pour qu’elle soit au courant de son « aventure » avortée – ce n’est ni la famille aixoise, ni Zola qui auraient pu l’en avertir[15]Jean de Beucken, op. cit., p. 78, prétend le contraire : « Hortense l’apprendra bientôt, cela va faire un drame ».-, mais elle a dû trouver son comportement extrêmement choquant depuis son retour de Provence, après près de deux ans d’absence, chez les Renoir qui leur ont offert généreusement l’hospitalité. Et il est vrai qu’il a dû leur apparaître à demi-fou. Elle est toujours à La Roche-Guyon depuis deux mois et demi, et elle s’en trouve apparemment bien, contrairement à lui qui s’enfonce dans la solitude et les comportements de fuite (le « repos », c’est l’oubli), fuite de lui-même dans le sexe vénal et fuite de sa famille dans ses déplacements quotidiens à Gardanne. Il est conscient que c’est sa soumission aux pressions et au jugement de sa famille (à la fois aixoise et parisienne) qui a empêché son histoire d’amour d’exister – mais au lieu de se remettre en cause dans son incapacité à s’affirmer face aux autres, il préfère encore rêver d’une famille permissive qui n’aurait pas mis d’obstacle à la réalisation de ses désirs. Cependant, on le sent tout près de reconnaître enfin son incapacité à trouver un équilibre psychologique et relationnel stable, ce qu’il fera dans quelques mois dans sa lettre à Chocquet du 11 mai 1886 (voir plus loin). En même temps se profile ce qui bientôt deviendra dès lors sa seule voie de réalisation et emplira toute sa vie : la peinture[16]Comme déjà dans sa lettre à Zola du 11 juillet, en plein désarroi, il lui demandait cependant de lui prêter Nana, la barque de Zola, pour aller peindre su la Seine, car « ne faisant rien je m’ennuie davantage »..

Comme pour parachever son sentiment intime d’échec dans sa vie affective et sociale, le père Tanguy lui envoie le 31 août l’état de ses dettes envers lui, une somme énorme au regard de ses ressources :« …je viens recourir à vous cher Monsieur Sézanne et vous prie de vouloir bien faire tous vos efforts pour me donner un petit acompte sur votre note, à ce sujet je vous adresse sous ce pli votre compte comme vous me l’avez demandé, montans à francs 4 015,40 »[17]Près de 17 000 euros actuels. La générosité du père Tanguy était sans limites…. Paul est en pleine déroute…

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Références

Références
1 Explication donnée par Rewald, Cezanne et Zola, Paris, Ed. Sedrowski, 1936, p. 87 : « Son père, qui s’était retiré de la banque après la guerre de 1870, avait, quelques années plus tard, déclaré sa fortune au nom de ses trois enfants pour leur éviter les frais de succession. Le banquier, redouté par ses enfants pour son tempérament autoritaire, savait qu’ils n’abuseraient pas de sa confiance et qu’ils ne se permettraient pas d’user d’une fortune sur laquelle, en principe, il n’avait plus aucun droit, mais qu’il continuait à administrer.
Paul Cezanne sans toucher à cette fortune considérable, pouvait toutefois la léguer à qui il voulait et il décida d’en laisser une moitié à sa mère, l’autre à son fils. Il demanda à Zola d’accepter en dépôt un duplicata de son testament et lui adressa le document, au mois de mai 1883, de l’Estaque, après avoir encore consulté un avocat à Marseille.
Ce testament a dû être révisé après le mariage. 
»
2 Certains ont voulu voir dans l’absence de mention d’Hortense dans ce testament la volonté de Cézanne de l’exclure de sa vie ou l’indice de son indifférence envers elle ; nous verrons plus loin qu’il n’en est rien, et son mariage sous le régime de la communauté en 1886, choix de régime matrimonial dont les conditions financières seront très favorables à Hortense, le prouvera de la façon la plus incontestable.
3 Interprétation assez semblable à celle défendue par Gerstle Mack, La vie de Paul Cezanne, p. 162 : « Il est bien naturel que Cezanne se soit inquiété d’assurer l’héritage de son fils, mais le choix de sa mère plutôt qu’Hortense comme deuxième bénéficiaire est assez déconcertant. Madame Cezanne, mère, était déjà bien pourvue alors qu’Hortense n’avait personnellement rien. Elle avait beau n’être pas encore mariée à Cezanne, il la considérait comme son épouse ainsi que le faisaient tous ses amis intimes; on se rappelle même que des lettres adressées à Madame Cezanne sont une des causes principales des difficultés survenues en 1878. Ici, la seule explication raisonnable semble être que Cezanne craignant que son père (qui se refusait obstinément à reconnaître Hortense) entendît parler du testament, voulait léguer la moitié de sa fortune à sa mère afin que celle-ci la remette plus tard à Hortense, en totalité ou en partie. »
4 C’est-à-dire au Jas de Bouffan.
5 Il a bien raison de se méfier d’ailleurs, car c’est Maxime Conil qui forcera Cezanne à accepter la vente du Jas de Bouffan quelques années plus tard…
6 En témoigne d’ailleurs indirectement la réponse que lui fait Zola le 20 mai : « L’idée de faire ta mère légataire universelle me paraît bonne, du moment où tu as confiance en elle. » Confiance pour transmettre cet héritage à Paul et Hortense, voilà comment il faut comprendre cette phrase.
7 Rewald, Cezanne, Flammarion, 1986, p.147
8 cf. Jean de Beucken, Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 76 : « Il fait venir à L’Estaque Hortense, qui tient si peu de place dans sa vie qu’il l’aurait peut-être lâchée, n’était la présence de l’enfant » : toujours aussi positif quant au statut d’Hortense…
9 Rewald, Cezanne et Zola, Paris, Ed. Sedrowski,1936, pp. 98-99. Il s’agit peut-être de Marthe Conil dont Paul junior deviendra proche : il lui enverra régulièrement des cartes postales lors de ses déplacements, bien après la mort de Cezanne. Le témoignage de Marthe recueilli par Rewald doit cependant être pris avec une certaine prudence, car à l’époque des faits elle était une enfant très jeune que les adultes devaient tenir à l’écart de leurs éventuels conflits.
10 Zola confirme à Numa Coste dans une lettre du 30 juin 1883 que Paul est à L’Estaque.
11 cf. lettre à Zola du 26 novembre 1883
12 Les Guillaume habitent au 105, rue de Vaugirard et Thérèse est dite « couturière » sur l’acte de naissance (Archives de Paris).
13 contrairement à ce que pense Jean de Beucken, , Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 77 dans une de ces appréciations « laudatives » pour Hortense dont il a le secret : « Hortense, qui ne saurait s’intéresser à sa peinture — une peinture qui ne rapporte rien —, continue à poser pour lui avec une patience méritoire. Des croquis préalables la montrent telle qu’elle est maintenant, le visage qui s’empâte, sans rien d’attrayant. A trente-quatre ans, une femme quelconque, pour qui la vie n’est pas gaie, alors qu’au fond il y avait de la gaieté, un besoin de vivre, et même une certaine vivacité en elle. Elle s’ennuie plutôt dans le Midi, où la retient le manque d’argent, et Cezanne qui travaille sans se soucier autrement d’elle que comme modèle, comme ménagère et pour satisfaire certains besoins physiques, qui, à vivre ensemble, s’espacent conjugalement. Son romanesque, elle essaie de le satisfaire en lisant un tas de romans. Quant à son fils, elle le gâte à la manière du peuple: aussi le gosse est-il insupportable par moments. Cezanne, aussi incapable de l’élever qu’Hortense, s’en plaint alors, mais il aime profondément le jeune Paul, et s’en montre même assez fier à l’occasion. » Les préjugés de classe ne sont pas loin… La phrase sur l’ennui et le manque d’argent qui la retiennent en Provence s’appliquera en réalité au séjour à Aix que Cezanne imposera à Hortense en 1890.
14 Notamment, une fois de plus, Jean de Beucken qui construit un roman très détaillé à propos d’une servante qui se serait appelée Fanny, voir Jean de Beucken, , Un portrait de Cezanne, 1955, NRF, p. 78. Il se peut que cette Fanny soit également celle dont Rewald dit que Cezanne aurait eu une « affaire » avec elle, mais avant juin 1884. Voir Rewald, Paul Cezanne, Correspondance, Grasset 1978, p. 271. Selon Jean de Beucken, sa sœur Marie aurait exigé qu’il rompe cette liaison. Tout cela demeure très hypothétique.
15 Jean de Beucken, op. cit., p. 78, prétend le contraire : « Hortense l’apprendra bientôt, cela va faire un drame ».
16 Comme déjà dans sa lettre à Zola du 11 juillet, en plein désarroi, il lui demandait cependant de lui prêter Nana, la barque de Zola, pour aller peindre su la Seine, car « ne faisant rien je m’ennuie davantage ».
17 Près de 17 000 euros actuels. La générosité du père Tanguy était sans limites…