2.   Le voyage en Suisse (mai à novembre 1890)

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Au mois de mai, enfin, Hortense a fini par convaincre son mari de faire ce voyage d’agrément dont elle rêve et qu’elle a mis sur pied de bout en bout. Le prétexte est donc tout trouvé : il s’agit de mettre à profit le déplacement à Lantenne-Vertière dans le Doubs en vue de liquider la succession de son père Claude Antoine pour passer ensuite les mois d’été à Neuchâtel et visiter la Suisse. Cezanne, qui répugne généralement à tout déplacement qu’il n’a pas lui-même décidé et craint de se retrouver otage de sa petite famille en un lieu d’où il ne pourrait s’échapper, accepte de mauvaise grâce, mais on peut imaginer qu’il n’a pu en conscience refuser à sa femme de lui faire ce « cadeau d’anniversaire » (elle a fêté ses 40 ans le 22 avril) après tant d’années de privations[1]On trouvera en Annexe VIII la carte des déplacements de la famille Cezanne durant le séjour dans le Jura et en Suisse..

Le séjour à Emagny

Dans un premier temps, les Cezanne se rendent probablement vers la mi-mai par le chemin de fer à Emagny[2]De Paris à Besançon, il y a 407 km, et de Besançon à Emagny, 16 km. Le voyage dure la journée : départ de Paris à 6h25, arrivée à Besançon à17h 52 ; départ à 18 h 40 et arrivée à Emagny à 19h21. Source : Service de documentation de La Vie du Rail dans le Doubs, et logent à l’Hôtel de la Gare-Faurien.

Fig. 177. La Gare d’Emagny
Collection privée

Fig. 178. la sortie de la Gare
Collection privée

 

 

 

 

 

 

Vers 1850, à Emagny, la famille Lepinois tiennent un café dans la grande rue, Place de la Gare ( un ancien marécage asséché ). Henriette Eugénie Lepinois (21 juillet 1858 – 18 mai 1930 Emagny), leur fille, épouse le 20 novembre 1878 Claude-François Émile Faurien (1854 Vellemoz en Haute-Saône – 28 novembre 1915 Emagny). Succédant aux parents, le jeune couple prend alors en charge la destinée de la maison.

C’est madame Faurien qui gère le café et qui bien souvent prépare les repas pour ses clients. Au premier étage, grâce aux économies du ménage, on installe peu à peu de modestes chambres avec chacune la toilette à plateau de marbre garnie d’une cuvette en faïence et d’un broc à eau. Trois cabines, installées au fond du jardin, servent de commodités.

Aux alentours de l’année 1890, les propriétaires apposent sur la façade de la maison une enseigne ainsi libellée : HOTEL DE LA GARE-FAURIEN, signifiant par là l’aboutissement de la lente transformation de l’ancien café Lepinois. Claude-François Faurien exerce en outre le métier de maréchal ferrant. Il s’est aménagé une forge à côté de l’hôtel, et, avec sa calèche, tirée par une jument appelée « la Follette », il fait la navette entre la gare et l’hôtel pour transporter voyageurs et bagages.

Fig. 179 L’Hôtel de la Gare-Faurien (à droite la jument « La Follette » attelée)
Collection privée

Il faut toutefois attendre le samedi soir pour que les pêcheurs, attirés par les eaux poissonneuses de l’Ognon, arrivent de Besançon par le chemin de fer. Ce soir-là, une animation bon enfant règne dans la salle du rez de chaussée où bientôt toutes les tables sont occupées par des joueurs de cartes[3]Renseignements recueillis par Raymond Hurtu auprès de Mme Denise Cérutti, épouse Maillier, 1’arrière-petite-fille de Claude-François Faurien..

On imagine volontiers Hortense, cliente de l’hôtel avec son époux et son fils, passionnée par le jeu et se mêlant aux habitués du café pour des parties de cartes acharnées, tandis que Cezanne, à l’écart, silencieux, observe.

Dans la journée, Hortense se prélasse avec bonheur, lit ses romans et papote avec ses hôtes ou les voyageurs de passage. Elle se repose et sa santé s’améliore car elle est arrivée un peu souffrante[4]Voir plus bas la lettre d’Hortense à Mme Chocquet du 1eraoût 1890 : « Je suis mieux qu’à mon départ et j’espère que mon voyage en Suisse va me remettre complètement. ».

Fig. 180. On peut imaginer Hortense lisant… (C0663)

Quant à Cezanne, le temps maussade et pluvieux le retient dans sa chambre jusqu’au 10 juillet[5]Lettre d’Hortense Cezanne à Mme Victor Chocquet, 1er août 1890. Plus loin : « Mon mari a pas mal travaillé ; malheureusement il a été dérangé par le mauvais temps que nous n’avons cessé d’avoir jusqu’au 10 juillet». Le vendredi 23 mai, Le Petit Comtoissignale des orages et tourbillons de grêle sur la Suisse.. « S’il pleut, même dans une chambre d’hôtel il a vite fait de grouper une nature morte. »[6]Joachim Gasquet, Cezanne, 1926, p. 92. Ainsi, il nous plaît d’imaginer – sans certitude aucune, évidemment – qu’il dispose rapidement, sur le rebord d’un meuble, une assiette de cerises, fraîchement cueillies dans le jardin par madame Faurien, une tasse et sa soucoupe[7]Joachim Gasquet, Cezanne, 1926, p. 92., une cuiller dans la tasse, une feuille de papier (peut-être un journal), une boite (un sucrier ?) :

Fig. 181. Tasse et plat de cerises (RW291)

Dès que le temps le permet, il découvre la campagne autour d’Emagny[8]« …il ne cesse jamais de travailler. A peine arrivé dans un pays, il s’en empare (…) Cezanne est chez lui partout. La nature est toujours là qui l’attend.» (Joachim Gasquet, Cezanne, 1926, p. 92). Il peint deux aquarelles du village voisin de Pin l’Emagny[9]a paroisse d’Emagny était autrefois réunie à celle de Pin l’Emagny, ce qui explique que le village ne possède pas d’église (cf. Wikipedia). situé de l’autre coté du pont sur l’Ognon[10]L’Ognon prend sa source dans les Vosges près du ballon de Servance à 950 m d’altitude. Long de 190 km, il se jette dans la Saône (rive gauche) au sud de Gray. Il sert de limite aux départements du Doubs et de la Haute-Saône sur une bonne partie de son cours. Avec ses rives boisées, une pente douce, ses nombreux méandres, il est très apprécié des pêcheurs et des baigneurs. qui marque la limite entre le Doubs et la Haute-Saône :

Fig. 182. Vue générale d’Emagny et de Pin l’Emagny

Figs. 183 et 184. Le clocher de Pin l’Emagny vu des bords de l’Ognon (Collection privée et RW343)

Fig. 185 et 186. Vue générale de Pin l’Emagny (RW344 et collection privée)

Mais il faut se préoccuper de la succession de Claude-Antoine Fiquet. Hortense se rend donc à Vertière avec la carriole du père Faurien tirée par « La Follette », pour recueillir les quelques biens laissés par son père. Celui-ci vivait depuis 1872[11]Il figure au dénombrement de population de la commune de Lantenne-Vertière, (ménage n° 96, individu n° 263) en tant que chef de ménage et veuf, âgé de 65 ans, cultivateur. Cf. liste nominative 1861-1901. Archives départementales du Doubs, 2653 Fi. Il figure également sur les listes électorales de la commune de Lantenne-Vertière depuis 1875 jusqu’à sa mort (Listes électorales de la commune de Lantenne-Vertière 1848-1899. Archives départementales du Doubs, 2655 Ki). dans la maison de Claude-François Guignaud, gendarme retraité[12]Ce gendarme, né le 5 aout 1853  Lantenne avait pris sa retraite le 9 juillet 1873 et mourut le jour de la déclaration de guerre le 4 août 1914. Son fils, né en 1864, avait 26 ans lorsque Hortense vint à Vertière.. Il occupait un humble logis dans les communs, constitué d’une pièce et d’une petite cuisine au sol en terre battue. Il y vivait pauvrement du maigre revenu des quelques lopins de terre hérités de son épouse Marie Catherine Déprez et de son emploi de domestique auprès de l’ancien gendarme lorsque ce dernier avait pris sa retraite.

Fig. 187. Claude Antoine habite le réduit de gauche (porte et fenêtre refaites récemment).
A droite à l’arrière, la maison du gendarme
Photographie Raymond Hurtu

Cezanne, venu accompagner son épouse, dessine peut-être le verger planté de pommiers, cerisiers et poiriers, ainsi qu’une petite mare bordée de saules. Le verger et la mare n’existent plus aujourd’hui.

Le fils du gendarme, bien des années plus tard, racontera à sa petite fille, Michèle Petit-Richard, avoir vu le peintre (dont il ignorait le nom) en colère, déchirer ce qu’il venait de réaliser. Il se souviendra aussi de la dame élégante, jeune encore, belle, qui contrastait si étrangement avec le peintre coléreux et peu soucieux de sa mise.

Le 28 mai 1890, Cezanne signe auprès de Maître Coeurdevey, notaire à Pin-L’Emagny, une procuration  autorisant madame Cezanne à vendre ses biens, conséquence du statut de mineures des épousesconsacré par le Code Civil napoléonien de 1804[13]Acte en annexe III, VI-2a – Code civil,  section II : » De la capacité des parties contractantes » Extrait : Article 1124. Version du 7 février 1804. Texte source : Code civil des Français, édition originale et seule officielle, à Paris, de l’imprimerie de la République, An XII, 1804. Les incapables de contracter sont les mineurs, les interdits, les femmes mariées, dans les cas exprimés par la loi et généralement tous ceux auxquels la loi a interdit certains contrats..

Le dimanche 1er juin 1890, à la Maison Commune de Lantenne-Vertière, a lieu la vente par adjudication des 21 parcelles de terrain appartenant à Hortense[14]Le gendarme Guignaud rachète deux parcelles pour son propre compte.. Le total des adjudications se monte à 1 355 francs[15]Acte en Annexe III, VI-2b. (environ 5 500 €), payables en deux échéances annuelles de 1890 à 1891. Les prix des adjudications sont productifs d’intérêts au taux de 5 % l’an.

Fig. 188. La Maison commune de Lantenne-Vertière
Collection privée

 

Escapades à Besançon

Les Cezanne passent ensuite le mois de juillet et la première semaine d’août à l’Hôtel de la Gare-Faurien, ce qui est un peu surprenant, car les journées finissent par être monotones pour Hortense à qui manque l’animation de la vie à Paris. Comme Besançon n’est qu’à 40 minutes par le chemin de fer, elle a l’idée d’organiser, lorsqu’il fait beau, quelques escapades dans cette ville.

Comme tous les bisontins, Hortense «fait la Grande-Rue» : c’est la rue des beaux magasins, tel le Bon Marché, grand magasin de nouveautés, organisé sur le modèle des maisons de Paris, avec ses salons d’essayage pour dames. Elle s’attarde dans les pâtisseries, admire les vitrines, se repose dans les jardins de Granvelle et, devant le kiosque, écoute le concert donné par l’École d’artillerie ou le 60ede ligne qui, tous les dimanches et les jeudis, attire le tout-Besançon. En soirée, elle se hâte vers la gare pour retrouver son mari et rejoindre Emagny.

Fig. 189. Besançon. La Grande Rue
Collection privée

Fig. 190. Besançon – La musique à Granvelle
Collection privée

Fig. 191. Besançon – La gare Viotte
Collection privée

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cezanne est resté à la périphérie de la ville. La promenade Micaud, au bord du Doubs, est un petit parc bien ombragé, peu fréquenté en semaine. Le peintre y trouve le calme nécessaire à la réalisation d’une aquarelle. Repliée derrière les remparts, la ville est invisible ; ne subsistent que le rythme des troncs d’arbres, le jeu des reflets dans l’eau, les accords de bleu-vert et de jaune.

Fig. 192. La promenade Micaud
Collection privée

Fig. 193 et 194. La Promenade Micaud Photographie Raymond Hurtu-RW368

 

 

 

 

 

 

L’aquarelle est inachevée. Cezanne ne la reprendra pas.

 

Préparatifs du séjour en Suisse

Le 1er août une lettre d’Hortense à son amie Mme Victor Chocquet[16]C’est la première des lettres d’Hortense actuellement connues. nous donne un aperçu de l’état d’esprit d’Hortense:

Fig. 195. Lettre d’Hortense Cezanne à madame Victor Chocquet, 1eraoût 1890
Musée des Lettres et Manuscrits, Paris, 37119

Emagny, 1er août 1890.

Chère Madame et amie,

Vous devez être de retour à Paris, je vous y adresse donc ma lettre. Nous allons partir jeudi ou vendredi pour la Suisse où nous comptons finir la saison. Il fait très beau temps et nous souhaitons que cela dure.
Paul[17]Il s’agit de Paul junior, alors âgé de 18 ans.et moi avons déjà passé dix jours en Suisse et nous avons trouvé ce pays si beau que nous en sommes revenus avec le désir d’y retourner. Nous avons vu Vevey où Courbet a fait ce joli tableau que vous possédez.
J’espère, chère Madame, que vous êtes ainsi que M. Chocquet et la petite Marie en bonne santé.
Vous devez être très occupée de votre hôtel car ce n’est pas une petite affaire que de faire réparer et aménager quatre étages[18]Rappelons qu’en mars 1890, Chocquet avait acquis un petit hôtel particulier, 7 rue Monsigny (entre l’Opéra et la Bourse) pour 150 000 francs. Il comptait y installer sa collection qu’il n’avait pas emportée à Yvetot.. J’espère que ce sera promptement fait et que vous pourrez vous installer très prochainement. Je pense que vous y serez très bien et que vous ne regretterez pas trop la peine que cela vous donne.
Nous nous portons bien. Je suis mieux qu’à mon départ et j’espère que mon voyage en Suisse va me remettre complètement. Nous avons l’intention d’y chercher une habitation et d’y passer les mois d’été. Mon mari a pas mal travaillé; malheureusement il a été dérangé par le mauvais temps que nous n’avons cessé d’avoir jusqu’au 10 juillet. Il n’en continue pas moins de se rendre au paysage avec une ténacité digne d’un meilleur sort[19]Ce type de formulation dont le style tranche par rapport au reste de la lettre peut laisser à penser que Cezanne en a inspiré une partie….
Monsieur Chocquet doit être très occupé de tous ses tableaux, meubles et jolis bibelots. Nous espérons que l’année prochaine nous aurons le plaisir de vous voir en Suisse. Vous n’aurez plus le tracas de cette année et je puis vous assurer que vous trouverez le pays superbe; je n’ai encore rien vu d’aussi beau et puis il fait si frais dans les bois et sur les lacs et puis cela nous ferait tant de plaisir de vous avoir.

Mon mari et Paul se joignent à moi pour vous prier d’agréer leurs meilleurs souvenirs et vous prient de les rappeler à la bonne amitié de M. Chocquet. Nous vous prions aussi de bien embrasser la petite Marie qui doit être bien sage, nous n’en doutons pas et qui sait bien lire.
Pour vous, chère Madame et amie, je vous embrasse de tout mon cœur et suis bien votre affectionnée

Hortense Cezanne

P.S. Ma belle-mère et ma belle-sœur Marie sont réconciliées, j’en suis aux anges. Dès que nous serons installés en Suisse je vous donnerai notre adresse.

Hortense est particulièrement heureuse de ce voyage, et on peut soupçonner qu’elle se vante un peu avec la perspective de l’achat éventuel d’une résidence secondaire en Suisse pour y passer les mois d’été, car on imagine mal Cezanne agréer à un tel projet. Peut-être est-ce une façon un peu maladroite de se poser en bourgeoise qu’elle est devenue à égalité avec Mme Chocquet en l’invitant à son tour, comme elle l’a été à Hattenville… C’est d’autant plus amusant si l’on se rappelle que toutes deux sont devenues riches à la suite d’un héritage qui leur a permis de changer de condition sociale.

Il faut dire aussi que la Suisse est à la mode. Dès 1850, la « fièvre des chemins de fer », suivie de l’aménagement d’une infrastructure hôtelière moderne et accueillante, achèvent de faire de ce pays un lieu d’attraction pour les touristes européens. Mais vu le caractère ombrageux de Cezanne en société, il se peut qu’Hortense ait eu la prudence lorsqu’elle a organisé ce voyage d’éviter les lieux trop fréquentés. Ils séjourneront donc à Neuchâtel, à l’écart des grands flux touristiques, à Fribourg, ville oubliée par les voyageurs, et, lorsqu’ils visiteront Vevey, ce ne sont pas les paysages romantiques de la Nouvelle Héloïse qu’ils découvriront mais les « motifs » de Courbet.

Le post scriptum ne manque pas non plus de sel quand on se rappelle l’état détestable des relations entre Hortense et sa belle famille, au sein de laquelle la concorde ne règne pas toujours, ce qui ne s’améliorera pas avec le temps. Mais ce codicille nous révèle à quel degré d’intimité est parvenue l’amitié entre les deux femmes, puisque madame Chocquet est au courant de l’état des relations au sein de la famille Cezanne élargie.

En train vers Neuchâtel

Le 7 ou le 8 août, selon la lettre d’Hortense à Mme Chocquet, la famille Cezanne part de la gare de la Viotte à Besançon pour rejoindre Neuchâtel, en Suisse.

Fig. 196. Le trajet Besançon Neuchâtel en 1890

Le trajet de 118 km (dont 77 en France) est particulièrement pittoresque lorsqu’on arrive en Suisse ; ainsi, à une vingtaine de km de Neuchâtel, on parvient au point de vue des Hauts-Geneveys, d’où le Mont Blanc produit un effet grandiose, et le trajet restant est considéré par Beadecker[20]Le guide touristique de Karl Baedeker : La Suisse et les parties limitrophes de l’Italie, de la Savoie et du Tyrol – Manuel du voyageur, Baedeker éditeur, Leipzig, 1887 est une des principales références de l’époque pour les voyages en Suisse. comme l’ « un des plus beaux que l’on puisse faire en Suisse ». On passe notamment par Chambrelien, un très beau site au-dessus des Gorges de l’Areuse, où le train change de machine et repart en sens inverse pour descendre vers Neuchâtel, en suivant des versants plantés de vignes.

Fig. 197.  La gare de Chambrelien
Collection privée

 On imagine les cris d’enthousiasme d’Hortense, qui doit se réjouir comme une enfant de ce spectacle.

Fig. 198. La descente vers Neuchâtel.
Collection privée

Fig. 199. La gare de Neuchâtel
Collection privée

 

 

 

 

 

 

Séjour à Neuchâtel

A Neuchâtel, les Cezanne s’installent « à l’écart, dans un milieu modeste et d’ailleurs sympathique, de l’Hôtel du Soleil[21]1, rue du SeyonA cette époque, les rues n’étaient pas asphaltées. La nuit, elles étaient éclairées au gaz. Les chevaux y passaient dans le bruit des roues, des sabots et des grelots »[22]Cl. Roulet, Nouvelles promenades avec Cezanne, p. 88. Le Seyon est une petite rivière à Neuchâtel..

Fig. 200.  L’Hôtel du Soleil (1erbâtiment à gauche).
Collection privée

Leur séjour dure près de deux mois et demi dans cette ville pittoresque de 22 700 habitants en 1890, bâtie au bord du son lac aux couleurs changeantes et au tempérament capricieux.

C’est dire que « cette ville agréable, Hortense l’estime fort à son goût ; elle apprécie l’existence dénuée de soucis qu’elle y mène. Aussi ne marque-t-elle aucun empressement à changer de résidence »[23]Perruchot, op. cit., p. 370.

Les journées s’écoulent paisiblement à Neuchâtel, une ville où tout invite à l’oisiveté. Comment peut-on se représenter la vie d’Hortense durant ce séjour ? Très coquette, elle adore les belles toilettes. Aussi hante-t-elle certainement les magasins de nouveautés, jamais assez nombreux à son goût. Les bancs des quais longeant le lac avec de belles plantations sont propices au papotage ; Hortense s’y fait sans doute des amies.

Fig. 201. L’animation à Neuchâtel : la place du marché
Collection privée

Fig. 202. Neuchâtel – Le Quai Osterwald
Collection privée

 

 

 

 

 

 

 

Elle lit beaucoup, tout ce qui lui tombe sous la main, des romans surtout ; les feuilletons des journaux locaux probablement aussi.

Le dimanche, la société de navigation propose des excursions sur le lac : Estavayer, Yverdon, sans oublier la possibilité de louer (pour 30 c. de l’heure) une barque à rames pour les courtes promenades le long des rives du lac.

Fig. 203. Neuchâtel – Le Port

Fig. 204. Les excursions depuis le port de Neuchâtel

 

 

 

 

 

 

Les salons de thé et les pâtisseries, voilà pour les fins d’après-midi. Comment ne pas succomber à la tentation de la gourmandise lorsqu’on séjourne dans le pays de Philippe Suchard, le célèbre chocolatier ? Né à Boudry, il a installé son usine ainsi qu’une cité pour ses ouvriers à Serrières, la banlieue de Neuchâtel.

La publicité vantant le chocolat est partout présente : les affichettes et les prospectus dans le hall de l’hôtel, les tôles émaillées sur le devant des pâtisseries, les annonces dans les journaux. Les belles dames de la bourgeoisie neuchâteloise boivent le cacao soluble Suchard dans les salons de thé de la vieille ville, les enfants quittent leurs jeux pour croquer le chocolat sur les bancs du bord du lac ; à l’hôtel on trouve les douceurs sur la table de nuit, et le soir Neuchâtel s’enivre de l’odeur de cacao que le vent apporte de Serrières.

Fig. 205 et 206. Publicités pour le chocolat Suchard à Neuchâtel
Collection privée

Le soir, dans la salle commune de l’hôtel, Hortense, qui a la passion du jeu, aime jouer aux cartes avec les clients de l’établissement, ou, plus sagement dans sa chambre, elle fait des réussites. Les jours de pluie, elle brode.

De temps en temps, la famille part à la découverte de la région neuchâteloise par le train ou le bateau : en suivant la rive du lac vers le sud-ouest, on peut visiter successivement Auvernier, Colombier et son château, Boudry, Cortaillod, et un peu plus loin à l’intérieur des terres, Champ-du-Moulin et les gorges de l’Areuse.

 

Auvernier

A 3 kilomètres de Neuchâtel, arrivé en baie d’Auvernier, le bateau qui fait la navette entre Neuchâtel et Cortaillod accoste au bout d’une longue jetée aménagée sur des eaux peu profondes.

La grève est tout à la fois port d’échouage envahi de roseaux, zone de nidification, abri où jacassent grèbes et foulques.Le débarcadère débouche sur cet endroit charmant, agreste, que les Cezanne découvrent dans son état primitif.

Fig. 207. Le Village d’Auvernier (à gauche, le débarcadère ; à droite au fond, le château de Colombier)

Fig. 208. Vue sur Auvernier depuis le bord du lac à Colombier
Collection privée

 

 

 

 

 

 

 

Auvernier est un pittoresque village d’allure médiévale, caché par l’écran des arbres qui bordent la baie, niché dans ses 75 hectares de vignobles. Les vins blancs sont délicats, frais, pétillants et le rosé porte, ici, le nom « d’œil de perdrix » . L’aubergiste vous les sert dans les petits gobelets traditionnels, accompagnés de filets de perche ou de bondelle. La grand’rue présente d’harmonieuses façades des XVIe, XVIIeet XVIIIesiècles, en calcaire du Jura, d’une belle couleur ocre. Une fontaine octogonale, un vieux platane sur la petite place, une charmante église, la maison de l’hôpital de Soleure complètent ce délicat décor. Il s’en dégage une indicible sensation de sérénité.

Peut-être les Cezanne se sont-ils laissé imprégner par le charme d’Auvernier, à moins qu’ils n’aient préféré longer le lac en dirigeant leurs pas ou en reprenant le bateau vers l’ouest, vers Colombier et son château. Ils ont aussi pu prendre le train à Neuchâtel jusqu’à la gare de Colombier.

 

Le château de Colombier

À 7 km de Neuchâtel, Colombier est un village de 1 900 habitants en 1890, réputé pour ses vins blancs.  Colombier est surtout connu par son château des XIeet XIIesiècles, qui a abrité un temps Jean-Jacques Rousseau. Agrandi et transformé au cours des siècles suivants, il devient caserne en1852.

Les berges bucoliques et les grands arbres de l’allée du port dispensent une fraîcheur agréable où se reposent Hortense et son fils pendant que Cezanne réalise une aquarelle du château.

Fig. 209  Le château de Colombier
Collection privée

Fig. 210. Le Château de Colombier
RW345

 

 

 

 

 

 

A l’arrière-plan, on aperçoit la montagne de Boudry, village à 10 km de Neuchâtel, intéressant lui aussi par son château comtal des XIIIeet XVIesiècles et la maison natale de Marat, et renommé pour sa production viticole. Un viaduc de chemin de fer mis en service le 4 novembre 1859 culmine à 38 mètres au-dessus de l’Areuse.

 

Cortaillod

 Pour venir à Cortaillod, le bateau, venant de Neuchâtel, longe le bord du lac occupé à l’âge néolithique par des cités lacustres. Il passe devant Colombier et ses allées ombragées. Un rideau d’arbres cache les villages à l’écart des berges inhabitées. Le débarcadère de Cortaillod au lieudit « Le petit Cortaillod »débouche sur un lieu sauvage, préservé, que Cezanne a dû apprécier.

Village de paysans et de vignerons pêcheurs, Cortaillod est bâti au sommet d’un coteau à 55 mètres au dessus du niveau du lac de Neuchâtel. Son versant sud, face au lac, est couvert de vignes admirablement exposées ; elles donnent « le Rouge de Cortaillod » connu sous le nom de « vin du diable », classé parmi les meilleurs crus du vignoble neuchâtelois.

Fig.211. Cortaillod vu du lac
Collection privée

Fig. 212. Publicité pour le vin et les eaux de Cortaillod
Collection privée

 

 

 

 

 

 

 

Ce village a inauguré au 18esiècle l’industrie florissante de la fabrication des indiennes, mais le dernier établissement a fermé en 1878. Au cours de sa visite, Cezanne s’installe au bout de l’appontement et réalise une aquarelle dans laquelle le village de Cortaillod ne laisse apparaître que le clocher de son temple, et au loin, une montagne, la Tourne, sous un voile bleuté, qui prend des allures de Sainte-Victoire.

Fig. 213. Cortaillod – Le débarcadère
Collection privée

FIg. 214. Bord du lac de Neuchâtel à Cortaillod
RW317

 

 

 

 

 

Dans les gorges de l’Areuse

Un peu plus à l’ouest, dans l’intérieur des terres, se trouve un site naturel impressionnant, passage obligé pour les touristes dès le 19esiècle : les Gorges de l’Areuse. La manière la plus simple pour les atteindre depuis Neuchâtel est de prendre le train. Celui-ci dépose les visiteurs à la halte de Champ-du-Moulin, qui surplombe les quelques maisons du hameau éparpillées sur les deux rives de l’Areuse. Un siècle plus tôt, Jean-Jacques Rousseau est venu herboriser en ces lieux.

Fig. 215. Champ-du-Moulin
Collection privée

La famille Cezannes’est peut-être attablée un moment à la terrasse de l’un des deux hôtels, installés là depuis peu, pour accueillir les promeneurs : l’Hôtel de la Truite, le plus ancien, ou l’Hôtel du Sentier des Gorges, édifié en 1878 par Philippe Suchard, le chocolatier de Serrières. On y sert, comme il se doit, la truite de l’Areuse et le vin de Cortaillod.

En suivant le cours de l’Areuse en direction de Boudry, on parvient à la passerelle de Cuchemanteau d’où l’on peut contempler la rivière, encombrée de gros rochers détachés de la montagne proche. Elle se précipite, tumultueuse et écumante, vers la spectaculaire chute de la Verrière à peu de distance de là.

Fig. 216. Les Gorges de l’Areuse- La Passerelle de Cuchemanteau
Collection privée

Ce spectacle pittoresque devait enchanter Hortense, mais également Cezanne puisqu’il peintà l’aquarelle depuis la passerelle la falaise de la rive gauche et l’eau turbulente qui se fraye difficilement un chemin parmi les gros blocs rocheux.

Fig. 217. Les Gorges de l’Areuse vues depuis la passerelle de Cuchemanteau
Collection privée

Fig. 218. Les Gorges de l’Areuse vues depuis la passerelle de Cuchemanteau
RW458

 

 

 

 

 

Boudry et Haut Geneveys

D’autres lieux charmants dans les collines des environs de Neuchâtel ont peut-être reçu la visite de la famille Cezanne, comme Boudry et les Hauts Geneveys, où Cezanne a pu également peindre à l’aquarelle.

Boudry, à 10 km de Neuchâtel, avec son château comtal du XIIIe siècle, est surtout connu pour la qualité de ses vins et son viaduc, mis en service en 1859.

Fig.219. Boudry et son viaduc
Collection privée

Fig. 220. Vue des Alpes depuis les Hauts Geneveys
Collection particulière

Fig. 221. Paysage des Hauts Geneveys
Photographie Raymond Hurtu

Fig. 222. Cette aquarelle a pu être peinte dans le pays des Hauts Geneveys (RW250 ?)

 

 

 

 

 

 

Pour Hortense, le seul bémol à l’enchantement de ce séjour à Neuchâtel tient certainement au temps plutôt mauvais, ce qui empêche Cezanne de sortir et n’arrange pas son humeur. Ainsi, le mardi 19 août, un cyclone s’abat sur quelques villages de la région etaprès une forte chaleur en journée, un orage et des grêlons provoquent des vitres cassées à Neuchâtel. La grêle fait des dégâts dans tout le vignoble jusqu’à Colombier. Le 27 août, un nouvel ouragan agite tellement le lac qu’il rend la navigation quasi impossible, et le 31 août, la journée connaît un véritable déluge.

 

Berne et Fribourg

Mais il faut penser à repartir, car l’hiver vient : le 19 octobre, la première neige est tombée à la Chaux de Fonds puis est descendue jusqu’à Chambrelin. Aussi, au cours de ce mois, la famille Cezanne quitte l’Hôtel du Soleil – où Cezanne abandonne à l’aubergiste deux toiles inachevées que celui-ci donnera à un autre peintre qui les grattera et les réutilisera[24]Georges Rivière, Cezanne, 1936 , p. 151 : « Cézanne, qui ne semble pas avoir été attiré par le décor alpin, peignit cependant quelques paysages pendant son séjour à Neuchâtel. En quittant la Suisse, il abandonna à l’Hôtel du Soleil où il était descendu, plusieurs toiles inachevées, entre autres une vue des « bords du lac, à Serrières » et une vue de la « Vallée de l’Areuse ». ces deux toiles furent utilisées plus tard par un autre peintre. Elles ont été ainsi complètement perdues ». De même, François Matthey, Les gorges de l’Areuse, page 16 note 1 : « …une trace orale prête à Cézanne la phrase citée en épigramme de ce chapitre : Trop difficile ! Je renonce ! justifiant l’abandon de sa tentative face à un paysage des gorges, ou du ‘Trou de Bourgogne ». Je tiens cette information du peintre Walter Wehinger qui a connu le cartographe Fernbach, à qui le patron de l’hôtel du Soleil à Neuchâtel avait donné les esquisses de Cézanne pour qu’il puisse lui-même réutiliser ce matériel pour ses propres essais de peintre amateur ! ». Et Claude Roulet, Nouvelles promenades avec Cézanne, page 65 : « Il est (…) possible que Cézanne ait offert (…) à l’hôtelier qui l’avait bien traité : ce même dessin, peut-être une reproduction, je ne sais, avec des arbres, que j’ai vu autrefois, dans ma jeunesse, mais que je n’ai pas pu examiner librement en détail, sous un verre qui le protégeait et qui servait de sous-main, aussi bien que de décoration, sur l’espèce de comptoir où l’on vous accueillait à l’entrée de l’hôtel du Soleil ». pour se remettre en route.

Dans un premier temps, le chemin de fer les emmène à Berne, à 63 km de Neuchâtel. La voie ferrée contourne le lac de Bienne par le nord, offrant des vues charmantes sur le lac, les Alpes à l’arrière-plan et l’île St Pierre (peut-être également un lieu d’excursion pour les Cezanne, où Jean-Jacques Rousseau a séjourné en 1765), couverte de magnifiqueschênes, de vignes et d’arbres fruitiers.

Les Cezanne visitent rapidement Berne,ville de 44 000 habitants bâtie en grès teinté de vert pâle face aux Alpes, blottie à l’intérieur d’un méandre de l’Aare. Elle a conservé son caractère moyenâgeux, les rues bordées d’arcades, agrémentées de nombreuses fontaines sculptées et abondamment fleuries.

Fig. 223 et 224. Berne – La tour de l’Horloge et la fontaine Schützenbrunnen
Collection privée

Puis la famille Cezanne reprend le train jusqu’à Fribourg, distante de 32 km, où ils s’installent.

Fribourg est une cité médiévale de 12 000 habitants vers 1890, bâtie sur un éperon rocheux, que Louis Veuillot décrit ainsi : « Fribourg est calme, tranquille, reposée, pleine de vieilleries naïves. Rien n’y semble neuf ; c’est certainement une des plus agréables villes de laSuisse,cependant [les touristes] s’y arrêtent à peine. »[25]Louis Veuillot, Les Pèlerinages de Suisse, 1839.

 Cette ville avait tout pour plaire à Hortense, mais c’était sans compter sur les événements politiques qui la secouent, avec une lutte violente entre les conservateurs et les libéraux qui crée une agitation perpétuelle. Des élections ont eu lieu le dimanche 26 octobre, dont le résultat porte les deux camps au comble de l’exaspération.

Malgré un temps de neige déplorable, vers 16 heures, des échauffourées sont signalées à l’auberge des Tanneurs, quartier de l’Auge, dans la ville basse.

Fig. 225. Fribourg – Le quartier de l’Auge
Collection privée

 Il y a des blessés ; les gendarmes interviennent. Cezanne, se promenant avec sa femme et son fils dans les rues de la ville, rencontre soudain l’un de ces cortèges de braillards exaltés. Bouleversé par ce spectacle, le peintre disparaît dans la foule[26]Voir en Annexe VI la description du conflit politique à l’origine de ces manifestations. Lorsque le fils de Cezanne relate l’anecdote aux biographes venus l’interroger 40 ou 50 ans plus tard, il mentionne une manifestation qu’il qualifie d’anti-catholique – thème repris par Gerstle Mack, Jean de Beucken et Henri Perruchot, pour qui c’est ce caractère confessionnel qui explique la fuite de Cezanne. En réalité, il est plus vraisemblable que c’est davantage la mise en présence de cette violence inattendue qui l’a amené à déguerpir..

. En plein désarroi (ou au comble de l’exaspération par rapport à ce séjour en Suisse qu’il n’a pas désiré, qui se prolonge et qui dérange ses habitudes : ces manifestations sont peut-être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase… En outre, printemps pluvieux, été orageux et hiver précoce contribuent sans doute à sa lassitude), il saute dans le premier train en partance pour Genève. Il y arrive en gare de Cornavin, trouve un hôtel, et certainement honteux d’avoir mal agi, écrit aussitôt à son épouse et à son fils.

Ceux-ci ne s’inquiètent pas tout d’abord, Cezanne étant coutumier de réactions impulsives. Mais « Le soir, cependant, quand ils voient qu’il ne revient pas à l’hôtel, ils commencent à s’inquiéter et se mettent à sa recherche. Peine perdue. Ils ont beau fureter partout, Cezanne demeure introuvable. Nulle trace de lui. »[27]Henri Perruchot,La Vie de Cezanne, Hachette, 1956, p. 316. On imagine sans peine leur angoisse face à cette situation, alors que pendant trois jours Cezanne déambule dans Genève, sans but. La ville n’a rien d’inspirant : le lac baigne dans la grisaille d’une fin d’octobre et Genève la calviniste apparaît besogneuse, pleine d’étrangers, oisifs arrogants, qui peuplent les palaces des rives du Léman.

Fig. 226. Genève.
Collection privée

Cezanne se calme peu à peu. De retour à l’hôtel, il ne se sent pas très à l’aise à la table d’hôte et se couche tôt, comme à son habitude. On peut imaginer qu’à ce moment précis, il aspire plus que jamais à rejoindre le Jas de Bouffan, son refuge, et la campagne aixoise, son terroir, son univers familier.

 

Genève, Lausanne, Vevey, Gruyères

Hortense et son fils reçoivent enfin sa lettre. Ils accourent à Genève, soulagés après quatre jours d’angoisse et de vaines recherches dans Fribourg qui, lentement, se remet de son agitation post-électorale. Hortense semble bien s’y prendre en la circonstance avec son mari puisqu’elle obtient de lui une ultime concession : au lieu de terminer ainsi leur voyage, et peut-être pour se faire pardonner son inconduite, Cezanne se résigne à visiter encore rapidement Lausanne et Vevey. C’est Vevey qu’Hortense avait déjà visité avec enthousiasme, comme elle l’avait écrit à Mme Chocquet : « Nous avons trouvé ce pays si beau que nous en sommes revenus avec le désir d’y retourner. Nous avons vu Vevey où Courbet a fait ce joli tableau que vous possédez » ; peut-être espère-t-elle faire partager son émerveillement à son compagnon pour que leur séjour en Suisse se termine sur une note heureuse.

Aux tout derniers jours d’octobre ou aux tout premiers jours de novembre, la famille quitte donc Genève. On peut imaginer qu’ils empruntent le bateau, conseillé par Baedeker : « les bateaux de la rive nord sont bien préférables au chemin de fer, pour celui qui veut voir la contrée. (…) Bons restaurants pas chers à bord.» Le trajet jusqu’à Vevey dure entre 3 heures ½ et 4 heures, mais le bateau fait escale auparavant à Ouchy, le port de Lausanne.

Selon Baedeker, «Lausanne(…) est une ville de 30 179 habitants. (…) On la voit de fort loin lorsqu’on s’en approche en bateau, dans son site charmant et dominée par sa cathédrale et son château, qui couronnent les derniers contreforts du Mont – Jorat.Depuis Ouchy, un funiculaire (« la ficelle ») relie Lausanne en 9 minutes. » Une ville pittoresque, toute en escaliers, qui a de quoi séduire ceux qui la visitent.

Fig. 227. Lausanne – Le funiculaire
Collection privée

Mais les Cezanne ne s’attardent pas et reprennent le bateau jusqu’à Vevey.

Vevey la romantique, petite ville de 8 000 habitants que Courbet, malade, a peint superbement, étend le long de la rive du lac son quai où se croisent estivants et gens de la bonne société, ce qui doit plaire à Hortense. Le tourisme y est en plein essor depuis l’arrivée du chemin de fer au début des années 1860. En 1888, il permet de joindre Vevey aux lieux d’excursion que sont Montreux et le château de Chillon, lequel a dû rappeler quelques souvenirs de jeunesse à Cezanne…

Fig. 228. Vevey – Le Quai
Collection privée

On ne sait si c’est depuis Vevey, ou avant les événements de Fribourg que la famille Cezanne visite également le château de Gruyères, qui est à mi-chemin entre ces deux villes distantes de 75 km. Propriété privée des familles Bovy et Balland dès 1848, ce château témoigne du passage de Corot et des nombreux artistes qui y furent invités. Au premier étage, la salle Corot présente quatre médaillons de cet artiste.

Fig. 229. Le Château de Gruyères
Collection privée

Quoi qu’il en soit, il y a peu de chances que ce supplément de visites obtenues in extremispar Hortense se soit beaucoup prolongé au-delà d’une semaine[28]Par bateau, les billets d’aller et retour de Genève à Vevey étaient valables trois jours…, d’autant que l’ambiance ne devait pas être très propice aux éclats de rire. Aussi, de retour à Genève, la famille se sépare, chacun étant vraisemblablement assez content de mettre fin à la cohabitation : début novembre 1890, Cezanne rejoint Aix alors qu’Hortense et le jeune Paul remontent vers Paris.

Le bilan de ce voyage qui se voulait d’agrément est finalement assez négatif pour la famille Cezanne.

Paul, déçu de son voyage, en veut injustement à Hortense, comme Alexis l’écrira en février 1891 à Zola, trois ou quatre mois plus tard : « Il est furieux contre la Boule, qui, à la suite d’un séjour d’un an à Paris, lui a infligé, l’été dernier, cinq mois de Suisse et de table d’hôte… où il n’a rencontré un peu de sympathie que chez un Prussien. Après la Suisse, la Boule, escortée de son bourgeois de fils, est refilée à Paris. »[29]Lettre d’Alexis à Zola, 13 février 1891, in Bakker, 1971, no. 207, pp. 400–01, 401 n. 6. Alexis reprend complaisamment le surnom « la Boule » donné par Alexandrine à Hortense ; de façon générale, on peut soupçonner que les amis de Cezanne, comme Alexis ou Numa Coste, qui ont une piètre opinion sur Hortense sont des familiers des Zola et peuvent de ce fait avoir été influencés par les propos tenus sur elle par Alexandrine et/ou Emile..

 Pourtant rien ne l’obligeait à accepter ce voyage, et il avait tout à fait la possibilité de s’y opposer : jusque là il n’en avait fait qu’à sa tête dans leur vie commune, allant et venant à sa guise. Mais puisqu’il l’avait accepté, on peut imaginer qu’Hortense attendait de lui qu’il s’y prête de bonne grâce au lieu de manifester sa mauvaise humeur à tout propos. Elle a dû rentrer à Paris assez déçue de son mari.

 Cela dit, Hortense et Paul doivent être très satisfaits de retrouver Paris et leurs amis à qui ils racontent certainement en détail leur périple suisse et ses diverses péripéties. Et puis l’atmosphère doit leur paraître plus légère après cinq mois passés avec un mari et un père  souvent grognon.

Quant à Cezanne, il n’a pas aimé la Suisse et il s’y est ennuyé. Il rapporte toutefois de son périple quelques dessins, quelques aquarelles, sans compter les deux toiles inachevées abandonnées à l’Hôtel du Soleil de Neuchâtel. C’est là une bien maigre récolte pour un séjour de cinq longs mois passés loin de son univers familier. Mais comme il l’expliquera cinq ans plus tard à Gasquet en 1896 à propos de la Savoie :« C’est toujours la nature, assurément, mais un peu comme on nous a appris à la voir dans les albums des jeunes voyageuses » et à Philippe Solari : «ça ne vaut pas notre pays … quand on est né là-bas, c ‘est foutu, rien ne vous dit plus ». C’est vraisemblablement ce sentiment de dépaysement vécu désagréablement qui a pris le dessus en lui. Cezanne est un instable chronique, certes, mais cette instabilité doit se manifester dans les limites des paysages qui lui sont familiers pour qu’il y trouve son compte…

 Et pourtant, de retour à Aix au Jas de Bouffan, Cezanne a trouvé un nouveau thème directement inspiré de son voyage : celui des joueurs de cartes. Des joueurs de cartes, il en a vu beaucoup durant les cinq mois passés à l’hôtel. Il a pu observer attentivement à Emagny, à Neuchâtel, ces joueurs tantôt silencieux et appliqués, tantôt bruyants, agités, toujours passionnés. Ceux qu’il va peindre, il les connaît bien, les côtoie journellement, ils ont son accent provençal, sa rudesse paysanne. Les cinq toiles des joueurs de cartes vont l’occuper toute la fin de l’année.

1891 – Paul à Aix

Au début de l’année 1891, Paul Alexis vient à Aix et revoit son ami Cezanne avec grand plaisir : « Cette ville est morne, désolante et paralysante. […] Heureusement que Cezanne, depuis quelque temps retrouvé, met un peu d’haleine et de vie dans mes fréquentations. Lui, au moins, vibre, est expansif et vivant »[30]Lettre d’Alexis à Zola, 13 février 1891, in Bakker, 1971, no. 207, pp. 400–01, 401 n. 6. Il est clair que Cezanne revit depuis son retour à Aix et a retrouvé sa belle humeur grâce à la peinture.

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Références

Références
1 On trouvera en Annexe VIII la carte des déplacements de la famille Cezanne durant le séjour dans le Jura et en Suisse.
2 De Paris à Besançon, il y a 407 km, et de Besançon à Emagny, 16 km. Le voyage dure la journée : départ de Paris à 6h25, arrivée à Besançon à17h 52 ; départ à 18 h 40 et arrivée à Emagny à 19h21. Source : Service de documentation de La Vie du Rail
3 Renseignements recueillis par Raymond Hurtu auprès de Mme Denise Cérutti, épouse Maillier, 1’arrière-petite-fille de Claude-François Faurien.
4 Voir plus bas la lettre d’Hortense à Mme Chocquet du 1eraoût 1890 : « Je suis mieux qu’à mon départ et j’espère que mon voyage en Suisse va me remettre complètement. »
5 Lettre d’Hortense Cezanne à Mme Victor Chocquet, 1er août 1890. Plus loin : « Mon mari a pas mal travaillé ; malheureusement il a été dérangé par le mauvais temps que nous n’avons cessé d’avoir jusqu’au 10 juillet». Le vendredi 23 mai, Le Petit Comtoissignale des orages et tourbillons de grêle sur la Suisse.
6, 7 Joachim Gasquet, Cezanne, 1926, p. 92.
8 « …il ne cesse jamais de travailler. A peine arrivé dans un pays, il s’en empare (…) Cezanne est chez lui partout. La nature est toujours là qui l’attend.» (Joachim Gasquet, Cezanne, 1926, p. 92
9 a paroisse d’Emagny était autrefois réunie à celle de Pin l’Emagny, ce qui explique que le village ne possède pas d’église (cf. Wikipedia).
10 L’Ognon prend sa source dans les Vosges près du ballon de Servance à 950 m d’altitude. Long de 190 km, il se jette dans la Saône (rive gauche) au sud de Gray. Il sert de limite aux départements du Doubs et de la Haute-Saône sur une bonne partie de son cours. Avec ses rives boisées, une pente douce, ses nombreux méandres, il est très apprécié des pêcheurs et des baigneurs.
11 Il figure au dénombrement de population de la commune de Lantenne-Vertière, (ménage n° 96, individu n° 263) en tant que chef de ménage et veuf, âgé de 65 ans, cultivateur. Cf. liste nominative 1861-1901. Archives départementales du Doubs, 2653 Fi. Il figure également sur les listes électorales de la commune de Lantenne-Vertière depuis 1875 jusqu’à sa mort (Listes électorales de la commune de Lantenne-Vertière 1848-1899. Archives départementales du Doubs, 2655 Ki).
12 Ce gendarme, né le 5 aout 1853  Lantenne avait pris sa retraite le 9 juillet 1873 et mourut le jour de la déclaration de guerre le 4 août 1914. Son fils, né en 1864, avait 26 ans lorsque Hortense vint à Vertière.
13 Acte en annexe III, VI-2a – Code civil,  section II : » De la capacité des parties contractantes » Extrait : Article 1124. Version du 7 février 1804. Texte source : Code civil des Français, édition originale et seule officielle, à Paris, de l’imprimerie de la République, An XII, 1804. Les incapables de contracter sont les mineurs, les interdits, les femmes mariées, dans les cas exprimés par la loi et généralement tous ceux auxquels la loi a interdit certains contrats.
14 Le gendarme Guignaud rachète deux parcelles pour son propre compte.
15 Acte en Annexe III, VI-2b.
16 C’est la première des lettres d’Hortense actuellement connues.
17 Il s’agit de Paul junior, alors âgé de 18 ans.
18 Rappelons qu’en mars 1890, Chocquet avait acquis un petit hôtel particulier, 7 rue Monsigny (entre l’Opéra et la Bourse) pour 150 000 francs. Il comptait y installer sa collection qu’il n’avait pas emportée à Yvetot.
19 Ce type de formulation dont le style tranche par rapport au reste de la lettre peut laisser à penser que Cezanne en a inspiré une partie…
20 Le guide touristique de Karl Baedeker : La Suisse et les parties limitrophes de l’Italie, de la Savoie et du Tyrol – Manuel du voyageur, Baedeker éditeur, Leipzig, 1887 est une des principales références de l’époque pour les voyages en Suisse.
21 1, rue du Seyon
22 Cl. Roulet, Nouvelles promenades avec Cezanne, p. 88. Le Seyon est une petite rivière à Neuchâtel.
23 Perruchot, op. cit., p. 370
24 Georges Rivière, Cezanne, 1936 , p. 151 : « Cézanne, qui ne semble pas avoir été attiré par le décor alpin, peignit cependant quelques paysages pendant son séjour à Neuchâtel. En quittant la Suisse, il abandonna à l’Hôtel du Soleil où il était descendu, plusieurs toiles inachevées, entre autres une vue des « bords du lac, à Serrières » et une vue de la « Vallée de l’Areuse ». ces deux toiles furent utilisées plus tard par un autre peintre. Elles ont été ainsi complètement perdues ». De même, François Matthey, Les gorges de l’Areuse, page 16 note 1 : « …une trace orale prête à Cézanne la phrase citée en épigramme de ce chapitre : Trop difficile ! Je renonce ! justifiant l’abandon de sa tentative face à un paysage des gorges, ou du ‘Trou de Bourgogne ». Je tiens cette information du peintre Walter Wehinger qui a connu le cartographe Fernbach, à qui le patron de l’hôtel du Soleil à Neuchâtel avait donné les esquisses de Cézanne pour qu’il puisse lui-même réutiliser ce matériel pour ses propres essais de peintre amateur ! ». Et Claude Roulet, Nouvelles promenades avec Cézanne, page 65 : « Il est (…) possible que Cézanne ait offert (…) à l’hôtelier qui l’avait bien traité : ce même dessin, peut-être une reproduction, je ne sais, avec des arbres, que j’ai vu autrefois, dans ma jeunesse, mais que je n’ai pas pu examiner librement en détail, sous un verre qui le protégeait et qui servait de sous-main, aussi bien que de décoration, sur l’espèce de comptoir où l’on vous accueillait à l’entrée de l’hôtel du Soleil ».
25 Louis Veuillot, Les Pèlerinages de Suisse, 1839.
26 Voir en Annexe VI la description du conflit politique à l’origine de ces manifestations. Lorsque le fils de Cezanne relate l’anecdote aux biographes venus l’interroger 40 ou 50 ans plus tard, il mentionne une manifestation qu’il qualifie d’anti-catholique – thème repris par Gerstle Mack, Jean de Beucken et Henri Perruchot, pour qui c’est ce caractère confessionnel qui explique la fuite de Cezanne. En réalité, il est plus vraisemblable que c’est davantage la mise en présence de cette violence inattendue qui l’a amené à déguerpir.
27 Henri Perruchot,La Vie de Cezanne, Hachette, 1956, p. 316.
28 Par bateau, les billets d’aller et retour de Genève à Vevey étaient valables trois jours…
29 Lettre d’Alexis à Zola, 13 février 1891, in Bakker, 1971, no. 207, pp. 400–01, 401 n. 6. Alexis reprend complaisamment le surnom « la Boule » donné par Alexandrine à Hortense ; de façon générale, on peut soupçonner que les amis de Cezanne, comme Alexis ou Numa Coste, qui ont une piètre opinion sur Hortense sont des familiers des Zola et peuvent de ce fait avoir été influencés par les propos tenus sur elle par Alexandrine et/ou Emile.
30 Lettre d’Alexis à Zola, 13 février 1891, in Bakker, 1971, no. 207, pp. 400–01, 401 n. 6