1.   Drame en Provence (1878-1879)

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1878 – En famille à L’Estaque

Début mars 1878 donc, Cezanne part avec sa famille à L’Estaque[1]Huitième résidence du couple en 8 ans.. Pourquoi ce départ ? Cela fait maintenant un an et demi qu’il n’est pas retourné en Provence ; son père et sa mère ont dû, comme deux ans auparavant, faire pression sur lui pour l’amener à revenir, et on peut penser qu’il espère toujours fléchir son père pour l’amener à augmenter sa pension à 200 francs par mois, comme il en avait été question lors de son précédent séjour. Il se peut qu’il espère aussi trouver des conditions matérielles plus favorables qu’à Paris parce que manifestement, ils « ne s’en sortent plus », comme le montreront ses demandes répétées de secours à Zola au cours de cette année.

D’ailleurs son projet de départ date déjà d’août 1877, puisque fin août il évoquait avec Zola son désir de passer l’hiver à Marseille en famille : il le chargeait de demander à sa mère de lui trouver « un tout petit logement de deux pièces (…), pas cher, dans un quartier cependant où l’on n’assassine pas trop (…). Elle pourrait y faire transporter un lit et ce qu’il faut pour coucher, deux chaises, qu’elle prendrait chez elle à L’Estaque, pour éviter de faire des dépenses trop lourdes.»[2]Lettre à Zola du 24 août 1877. Mais quelques jours plus tard il renonce à ce projet qui « semble présenter quelques difficultés à l’exécution ».

Partant en Provence, il ne résilie cependant pas son bail du 67, rue de l’Ouest (qui lui coûte un peu moins de vingt francs par mois), peut-être pour se ménager une porte de sortie si l’installation en Provence ne réussit pas. Dans son esprit en tout cas, ce maintien d’une adresse parisienne montre que ce retour en Provence n’a rien de définitif.

Il est possible aussi que Cezanne ait envie de renouveler ses motifs picturaux, se rappelant son bonheur de peindre à L’Estaque lors de son précédent séjour à l’été 1876.

Pourquoi emmener avec lui Hortense et le petit Paul ? Certainement d’abord pour ne pas être séparé de son fils qu’il aime tendrement et qui, à 6 ans, devrait être scolarisé, et aussi parce que la vie de couple, comme on l’a vu, semble s’être déroulée de façon assez harmonieuse l’année précédente, sans autres tiraillements que ceux liés au manque d’argent. Et puis Hortense doit conserver de bons souvenirs de son séjour à L’Estaque huit ans auparavant, au tout début de leur aventure amoureuse…On peut penser que tous deux partagent le désir d’ouvrir ensemble ce nouveau chapitre de leur vie familiale  et qu’ils quittent Paris avec l’espoir d’une vie meilleure.

Il est également possible que Cezanne, amenant avec lui sa compagne et son fils en Provence, espère secrètement qu’au cours de leur séjour, si les choses se présentent sous un jour favorable et avec l’aide de sa mère, il pourra enfin sortir de la clandestinité dans laquelle il maintient Hortense et Paul junior, et que son père acceptera de les accueillir, mettant ainsi un terme à la situation fausse dans laquelle il s’est contraint de vivre et qui pèse lourdement sur ses épaules.

Paul cache sa famille

Par prudence cependant, et pour ne pas brusquer les choses, il est prévu que Paul junior et Hortense devront au début rester cachés à L’Estaque aux yeux de Louis Auguste, pour ne pas risquer sa colère s’il était mis sans ménagement devant le fait accompli, avec pour conséquence dramatique possible la disparition de la pension qui les faisait vivre. C’est qu’à bientôt 80 ans, le père de Paul reste un vieillard tout à fait alerte, régissant son domaine comme sa famille à la baguette, avec un caractère bien trempé peu enclin à la moindre remise en cause de son autorité… et que Cezanne, quant à lui, est toujours incapable de gagner sa vie.

Mais hélas, dès leur arrivée les choses s’enveniment avec le père Cezanne, « lequel (est) aux aguets, plein de soupçons »[3]Lettre à Zola du 23 mars 1878. Il le prévient également d’avoir à lui répondre poste restante à Aix… – il doit bien se douter qu’il y a anguille sous roche – et de peur d’être surpris à L’Estaque avec sa compagne et son fils, Cezanne les en fait partir et les cache à Marseille dans un petit appartement loué au 183, rue de Rome, à l’angle de la rue de Village.

183, rue de Rome, Marseille

L’immeuble est plutôt modeste comparé à ceux qui l’entourent, mais il est bien situé, dans la partie haute de la rue en direction de la place Castellane et non dans la partie étroite  et populeuse près du Vieux Port. La rue est très commerçante, mêlant boutiques et grands magasins et le quartier est très animé, comme en témoigne la carte postale d’époque de la Fig. 90 prise exactement au carrefour entre la rue de Rome et la rue de Village, au pied de l’immeuble qu’habite Hortense. Notre citadine ne s’y trouve donc pas trop dépaysée…

Fig. 89 L’immeuble du 183 rue de Rome (à gauche, occupé par la pharmacie)
Image Google Earth

Fig. 90. Vue prise au carrefour entre la rue de Rome et la rue de Village, au pied du 183, rue de Rome
Collection privée

 

 

 

 

 

 

 

Cézanne vient parfois rejoindre sa petite famille en journée, en s’esquivant de L’Estaque ou du Jas de Bouffan qu’il doit regagner le soir, ce qui n’est évidemment pas du goût du petit Paul ni d’Hortense.

Le contraste est brutal avec la période précédente de vie commune harmonieuse à Paris, et leur espérance d’un nouvel équilibre vécu en Provence est amèrement déçue : l’occasion qu’on espérait saisir d’assainir la situation avec Louis-Auguste est ratée. Aussi la vie de famille devient-elle bancale, Cezanne étant constamment sur le qui vive et le plus souvent absent, d’autant plus que les soucis d’argent vont brusquement s’accentuer.

Crise entre Paul et son père

Au bout de 3 semaines, la crise éclate vers le 20 mars lorsque son père ouvre en premier, comme à son habitude, une lettre de l’ami Chocquet adressée à Paul au Jas de Bouffan : il y est fait allusion à Mme Cezanne et au petit Paul. Le père tempête et menace de couper les vivres à son fils. Celui-ci nie vigoureusement, mais il est contraint de rester à Aix, d’où il ne peut plus se rendre à Marseille qu’une fois par semaine.

Informant Zola de la situation, Paul le prévient qu’il recourra à son aide le cas échéant :

« Mais par les embûches qui me sont tendues, et auxquelles j’ai échappé jusqu’ici, je prévois que le grand débat sera celui qui a trait à l’argent, et sur l’usage que je dois en faire. Il est plus que probable que je ne recevrai que 100 francs de mon père, quoiqu’il m’en ait promis 200 quand j’étais à Paris. J’aurai donc recours à ton obligeance, d’autant plus que le petit est malade depuis quinze jours, atteint d’une fièvre muqueuse. Je prends toutes les précautions pour que mon père n’arrive pas à avoir des preuves certaines.

Excuse-moi de te faire la remarque suivante : mais le papier de tes enveloppes et à écrire doit être lourd : à la poste on m’a fait payer 25 cmes pour insuffisance d’affranchissement — et ta lettre ne renfermait qu’une feuille double. Voudrais-tu, quand tu m’écriras, ne mettre qu’une feuille pliée en deux ?[4]Ce paragraphe révèle l’étendue des difficultés matérielles dans lesquelles se débat Cezanne, qui est contraint d’en faire la remarque à Zola, humiliante pour lui.

Si, en conséquence, mon père ne me donne pas assez, je recourrai à toi dans la première semaine du mois prochain, et je te donnerai l’adresse d’Hortense à qui tu auras l’obligeance de le faire parvenir. »[5]Lettre à Zola du 28 mars 1878. .

Hortense, au delà de sa solitude avec un enfant souffrant dans une ville étrangère, doit subir de plein fouet le désarroi de Cezanne, encore accentué par la maladie du petit Paul, mais aussi par celle de sa mère alitée pendant deux semaines. En outre, son père a finalement refusé d’augmenter sa pension puisqu’il prétend être célibataire et peut vivre au Jas de Bouffan. L’ambiance est lourde :

« Je n’ai pu obtenir que 100 francs de mon père, encore je craignais qu’il ne me donne rien du tout. Il tient de différentes personnes que j’ai un enfant, et il tâche de me surprendre par tous les moyens possibles. Il veut m’en débarrasser, dit-il. (…) Je vais tâcher d’aller à Marseille, je me suis esquivé mardi, il y a eu huit jours, pour aller [voir] le petit, il va mieux, et j’ai été obligé de m’en revenir à pied à Aix, vu que le train du chemin de fer porté sur mon indicateur était faux, et il fallait que je fusse présent pour le dîner — j’ai été une heure en retard ».

Cet homme mûr qui se cache ainsi de son père a tout de même 39 ans…

Dans la même lettre du 4 avril, il demande à Zola d’envoyer 60 francs à Hortense à Marseille. Il le sollicite à nouveau début mai : « Je t’assure (que ton envoi) me rend un très grand service et me sort d’inquiétude. », puis le 1er juin : « Ton offre me tire tant d’embarras que j’y ai encore recours. (…) je te prie de vouloir bien adresser soixante francs à Hortense, qui d’ailleurs ne s’en porte pas plus mal. » Il réitère encore début juillet, le 29 juillet  et le 27 août. Mettant à profit l’aisance qu’il a enfin acquise grâce aux droits d’auteur de L’Assommoir[6]Remarque d’Alain Pagès., Zola se montre donc très généreux envers son ami, qui lui en est reconnaissant.

La situation est assez angoissante pour Hortense, projetée brutalement dans un environnement étranger et hostile. Une véritable douche froide par rapport à ce qu’elle pouvait espérer en quittant Paris…  En outre, sa position lui apparaît de plus en plus précaire, d’autant que jusqu’en juillet elle ne peut même pas compter sur la présence régulière de Cezanne à ses côtés ni sur son soutien. Et recevoir le secours des Zola qui ne l’aiment guère n’est pas de nature à la rassurer : s’il leur prenait l’envie de ne plus répondre aux sollicitations de Cezanne ?

Mais au bout de 3 mois, début juillet, la tension entre son père et Paul s’est suffisamment apaisée pour qu’il puisse quitter le Jas de Bouffan et s’installer vers le 8 juillet avec sa mère convalescente à L’Estaque[7]Lettre à Zola du 16 juillet 1878 : « Je suis à L’Estaque depuis une huitaine de jours.(…) Nous avons congé de maison à L’Estaque, je suis actuellement tout à côté de chez Girard, chez Isnard. », d’où il lui est plus facile d’aller voir Hortense et son fils. Il leur trouve un nouveau logement un peu plus proche du centre ville au 12, Vieux Chemin de Rome (actuelle rue d’Italie), à 400 mètres de celui de la rue de Rome,  – où Hortense n’a pas eu le temps de vraiment s’installer.

12, Vieux Chemin de Rome

La rue est étroite et bien moins plaisante que la rue de Rome, aussi l’appartement doit-il être vraisemblablement moins cher.

Fig. 91 L’immeuble du 12, Vieux Chemin de Rome aujourd’hui
(Street View de Google Earth)

Nouvelle crise

Cependant le répit est de courte durée, les mêmes causes produisant les mêmes effets : fin juillet, son père a en effet intercepté une lettre du propriétaire du 67, rue de l’Ouest adressée au Jas de Bouffan, « me faisant savoir que mon appartement est occupé par des personnes étrangères[8]Lettre à Zola du 29 juillet 1878. Son ami Antoine Guillaume, à qui il avait laissé la clé de l’appartement, y a hébergé des parents ou des amis de province venus pour l’Exposition universelle.. Mon père lit la susdite lettre et en conclut que je recèle des femmes à Paris. Ça commence à prendre les allures d’un vaudeville à la Clairville ». Heureusement, Louis Auguste se calme et fin août, Cezanne envisage de trouver un logement « pas cher » à Marseille pour y passer l’hiver « si mon père me donne de l’argent ».

32, rue Ferrari

Apparemment, il trouve ce logement 800 mètres plus loin dans un quartier éloigné du centre ville, au 32, rue Ferrari où Hortense déménage une nouvelle fois après le 10 septembre[9]Lettre à Zola du 27 août 1878. : impossible pour elle de s’installer durablement avec ces changements permanents ! Et à chaque fois elle perd au change. Ici la rue étroite est sans âme, sans activité commerçante, les immeubles tristes, et l’on est loin du coeur battant de la ville…

Fig. 92. L’immeuble du 32, rue Ferrari
Image Google Earth

Troisième crise

Mais Cezanne se trouve plus tranquille grâce à l’aide financière de Zola, comme il le lui écrit le 14 septembre : « C’est dans une disposition d’esprit plus reposé que je puis t’écrire en ce moment, et si j’ai pu traverser quelques petites mésaventures sans avoir trop à pâtir, c’est grâce à la bonne et solide planche que tu m’as tendue. »

Les mésaventures en question relèvent une nouvelle fois du vaudeville : « Le père d’Hortense écrit à sa fille rue de l’Ouest, sous la dénomination de Mme Cezanne. Mon propriétaire se hâte de faire parvenir la lettre au Jas de Bouffan. Mon père la décachette et la lit, tu vois le résultat. Je nie violemment, et comme fort heureusement le nom d’Hortense ne se trouve pas dans la lettre, j’affirme que c’est adressé à quelque femme quelconque. » Niant une nouvelle fois l’existence d’Hortense, Cezanne s’enfonce de plus en plus dans un mensonge puéril et sans issue.

Toute autre compagne qu’Hortense aurait pu finir par s’offusquer d’un tel déni et de l’attitude craintive de Cezanne face à son père[10]Au point, semble-t-il, qu’il a demandé à Zola d’adresser ses lettres à Marseille chez Hortense, sous le nom de « M. A. Fiquet » pour que le patronyme Cezanne n’apparaisse même pas sur les enveloppes (lettre sans date de l’été 1878 à Zola, cf Rewald, Correspondance…), tant il craint d’être surpris., d’autant que ce séjour à Marseille, depuis 6 mois, ne fait qu’accumuler les difficultés et les déboires et se révèle très décevant. Comme d’habitude, elle fait face et assume la situation, mais on peut imaginer qu’elle n’en pense pas moins… d’autant que Cezanne, au lieu de s’installer avec elle à Marseille, vit toujours à L’Estaque avec sa mère depuis le 8 juillet, mais surtout continue à y demeurer même après le retour de celle-ci à Aix vers le 15 septembre. Il couche cependant à Marseille tous les soirs, ce qui est tout de même un progrès.

Apaisement

Par ailleurs, assez curieusement, après sa dernière algarade, Louis Auguste « rend » 300 francs à son fils. A-t-il finalement pris acte, sans le reconnaître officiellement, de la situation réelle de son fils, et par un mouvement de générosité naturelle revu la somme qu’il lui alloue en conséquence – il doit bien se souvenir de ses propres débuts, du temps où il vivait avec sa femme la même situation de concubinage, avec un fils à charge et une situation à faire … Et il connaît assez son fils pour savoir que celui-ci persistera à nier les faits contre toute évidence avec l’entêtement d’enfant buté dont il a toujours fait preuve … Peut-être aussi, comme le suggère Rewald, faut-il y voir l’influence d’Elisabeth Cezanne, sa mère, qui a pu discrètement intervenir pour tenter d’éviter que le conflit familial ne dégénère. D’autant que c’est à l’occasion de l’arrivée à L’Estaque et Marseille d’Hortense et de son fils qu’elle a fait la connaissance de son petit-fils dont c’est le premier séjour en Provence. Comme l’écrit Rewald : « Mme Cezanne connaissait depuis longtemps le grand secret de Paul : sa liaison et l’existence de l’enfant, Elle voyait en cachette son petit-fils qu’elle aimait passionnément et qu’elle chérissait d’autant plus qu’elle était grand-mère pour la première fois. »[11]Rewald, Cezanne, sa vie, son œuvre, son amitié pour Zola, , Paris, Albin Michel éditeur,1939, p.85.

D’autres auteurs ont considéré que Louis Auguste (qui avait 80 ans) avait « acheté » par cette générosité soudaine le silence de son fils car il aurait eu une liaison avec une petite bonne du Jas de Bouffan ; cela nous semble pousser un peu loin l’interprétation des quelques mots de Cezanne y faisant allusion dans sa lettre à Zola du 14 septembre 1878 : « Papa m’a rendu 300 francs ce mois-ci. Inouï. Je crois qu’il fait de l’œil à une petite bonne charmante que nous avons à Aix ; moi et Maman nous sommes à L’Estaque.
Que de résultats. »

Hortense à Paris, Paul et Paul junior à L’Estaque

Le 4 novembre 1878, Cezanne sollicite à nouveau Zola : « Hortense est à Paris pour urgence, je te prie de lui faire parvenir cent francs si tu veux bien me faire cette avance, je suis dans le pétrin. (…) Voici où tu devras adresser l’argent, si tu le peux : Mr. Antoine Guillaume, rue de Vaugirard 105, qui le remettra à Hortense.»

On ne connaît pas la nature de cette urgence. On peut par exemple imaginer qu’Hortense est allée récupérer les affaires de son père si celui-ci les avait laissées à Paris après son départ à Lantenne, ce qui pouvait être le sujet de sa lettre à sa fille de début septembre. Il se peut que ce déménagement soit devenu urgent pour une cause quelconque, comme la démolition de la rue où ses affaires étaient entreposées. L’envoi des 100 francs à Hortense est peut-être destiné à faire face aux frais de la situation. Toujours est-il que Cezanne déclare à Zola en le remerciant qu’« elle en avait un très grand besoin ».

En tout cas Hortense, si curieuse de nouveautés, aura raté, à son grand regret, l’Exposition universelle qui a fermé ses portes le 31 octobre, à moins qu’elle ne soit arrivée dans les derniers jours du mois.

Pendant un mois et demi, Cezanne garde le petit Paul avec lui à L’Estaque. Expérience de paternité à temps plein et sans Hortense, nouvelle pour lui, vécue dans une certaine tension comme il l’écrit à Zola le 19 décembre : « Hortense est revenue de Paris il y a quatre jours, ce qui me rassure un peu, car j’avais le petit avec moi et mon père pouvait nous surprendre. On dirait qu’il y a comme une conspiration pour dévoiler à mon père ma situation, mon Jeanfoutre de propriétaire s’en mêle aussi. »

Il écrit aussi qu’Hortense « a eu une petite aventure à Paris.— Je ne la confie pas au papier, je te la raconterai à mon retour, d’ailleurs ce n’est pas grand-chose. — » : on s’est perdu en conjectures sur la nature de cette aventure, facilement interprétée par la plupart comme une infidélité d’Hortense – mais si c’était le cas, qui aurait pu la lui faire connaître ? Paul la minimiserait-il à ce point ? En outre, sachant le peu d’estime des Zola pour Hortense, aurait-il raconté à Émile une infidélité de sa compagne ? Et nous n’avons aucun témoignage, tout au long de sa vie, d’une quelconque relation affective d’Hortense avec un autre homme que Paul, même après sa mort. Ce n’est certes pas une femme légère. Il est plus vraisemblable que cette « petite aventure » lui ait été relatée par Hortense elle-même. Mais pourquoi est-elle restée si longtemps à Paris ? Durée rendue nécessaire par la nature des affaires qu’elle avait à régler, ou plus vraisemblablement envie de goûter un peu à la liberté, elle aussi, et d’échapper pour un temps à l’atmosphère étouffante qui règne en Provence ? Dans son esprit, elle devait bien mériter cet intermède…

En cette fin d’année, Cezanne mesure l’abîme qui sépare leur projet initial lorsqu’ils ont décidé de venir en Provence de ce qu’il en est advenu : « Enfin je crois rester encore quelques mois ici, et partir pour Paris vers le commencement de mars. — Ici je croyais goûter la tranquillité la plus complète, et un manque d’entente entre moi et l’autorité paternelle fait qu’au contraire je suis plus tourmenté. »

Et que dire d’Hortense, ayant eu à subir trois déménagements en moins d’un an, des difficultés matérielles et une incertitude sur le lendemain pires que jamais, un compagnon le plus souvent absent et toujours tourmenté, dans un environnement qui la rejette complètement ? Si jamais elle a eu un jour l’espérance que Cezanne pourrait les faire vivre par lui-même au grand jour, peut-être pense-t-elle qu’elle aura eu ici la démonstration qu’il en est incurablement incapable.

Il est difficile d’imaginer que de cette expérience malheureuse le couple ne ressorte pas sérieusement atteint, Hortense renforcée dans la certitude qu’elle ne peut compter que sur elle-même, et Paul humilié de n’avoir pu assurer à sa famille des conditions de vie décentes et une sécurité affective dont il ne jouit pas lui-même. D’ailleurs, pour la première fois, et c’est à souligner, il ne réalise aucun portrait d’Hortense durant cette période, ni peinture, ni dessin.

1879 – En famille

On ne sait pas si, depuis le retour d’Hortense depuis Paris à la mi-décembre 1878, Paul continue à habiter L’Estaque ou, ce qui est assez vraisemblable, s’il a fini par rejoindre sa famille à Marseille, comme il le laissait entendre à Zola. Il évoque à demi-mots sa vie de famille dans une de ses lettres à Victor Chocquet le 7 février : « Ma femme qui, chargée du soin de pourvoir à notre alimentation journalière, sait l’ennui et le souci que ça donne (…). Quant au petit, il est terrible sur toute la ligne et nous prépare du mal pour l’avenir. », d’autant qu’il a dû subir une scolarité plutôt chaotique durant cette période marseillaise à cheval sur deux années scolaires… Dans cette phrase qui fait écho aux difficultés matérielles dans lesquelles se débat Hortense et où il l’appelle « Ma femme », on discerne le respect – sinon la gratitude – que Cezanne éprouve pour les capacités pratiques de sa compagne, malgré les conflits que la gestion financière de leurs ressources ne cessera de faire naître entre eux. Et l’évocation du petit diable de Paul, qui vient d’avoir 7 ans, exprime implicitement la fierté et la tendresse de son papa à son égard ; pas plus que sa maman, il n’a le goût ni le caractère nécessaires pour se conduire en parent répressif…

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Références

Références
1 Huitième résidence du couple en 8 ans.
2 Lettre à Zola du 24 août 1877.
3 Lettre à Zola du 23 mars 1878. Il le prévient également d’avoir à lui répondre poste restante à Aix…
4 Ce paragraphe révèle l’étendue des difficultés matérielles dans lesquelles se débat Cezanne, qui est contraint d’en faire la remarque à Zola, humiliante pour lui.
5 Lettre à Zola du 28 mars 1878.
6 Remarque d’Alain Pagès.
7 Lettre à Zola du 16 juillet 1878 : « Je suis à L’Estaque depuis une huitaine de jours.(…) Nous avons congé de maison à L’Estaque, je suis actuellement tout à côté de chez Girard, chez Isnard. »
8 Lettre à Zola du 29 juillet 1878. Son ami Antoine Guillaume, à qui il avait laissé la clé de l’appartement, y a hébergé des parents ou des amis de province venus pour l’Exposition universelle.
9 Lettre à Zola du 27 août 1878.
10 Au point, semble-t-il, qu’il a demandé à Zola d’adresser ses lettres à Marseille chez Hortense, sous le nom de « M. A. Fiquet » pour que le patronyme Cezanne n’apparaisse même pas sur les enveloppes (lettre sans date de l’été 1878 à Zola, cf Rewald, Correspondance…), tant il craint d’être surpris.
11 Rewald, Cezanne, sa vie, son œuvre, son amitié pour Zola, , Paris, Albin Michel éditeur,1939, p.85