ANNEXE VI – Troubles à Fribourg

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En ce mois de septembre 1890, alors que Cézanne parcourt le paisible pays neuchâtelois, le Tessin, où depuis 1875 un régime conservateur a remplacé le gouvernement libéral, connaît des événements sanglants qui vont par leurs échos exciter les esprits à travers tout le pays. Fribourg, notamment, sera durant deux mois dans un état d’agitation perpétuel.

Les radicaux, plus anticléricaux que la bourgeoisie libérale, voulant une centralisation et une démocratisation complète de la Suisse, se révoltent à Bellinzona, la capitale du Tessin. Jeudi 11 septembre, vers deux heures de l’après-midi, des bandes armées occupent le palais gouvernemental et s’emparent de l’arsenal, alors qu’un jeune conseiller d’Etat, Louis Rossi, est assassiné par les émeutiers. L’armée confédérale intervient et réprime le soulèvement. Les manifestants insultent les soldats.

« A quand notre tour ? » titre sur toute sa première page le Journal de Fribourgdu mardi 23 septembre, ce qui en dit long sur l’état d’exaltation des radicaux fribourgeois.

Un nouveau pas est franchi le 11 octobre par le quotidien La Libertéqui insère dans ses colonnes le texte suivant :

« Les libéraux du district du lac (canton de Fribourg) adressent un vivat chaleureux et patriotique aux libéraux tessinois qui, par leur courage et leur énergie ont bien mérité de la liberté et des droits du peuple. Puisse votre excellent exemple contribuer à ramener aussi dans NOTRE CANTON, VICTIME DES SOMBRES PRETRES[1]en lettres majuscules dans le texte., plus de lumière et de liberté.
Vive la Suisse progressiste ! »

 La situation se dégrade ; c’est du moins le constat que dresse, non sans un brin d’humour, Le Confédéré de Fribourg:

«…. aussi que de précautions ridicules. Le commandant des gendarmes est toujours en grand uniforme, prêt au feu… les conseillers d’Etat habitant la campagne ont armé leurs domestiques …. ».

Lorsque Cézanne arrive à Fribourg, accompagné de son épouse et de son fils, une agitation préélectorale s’est emparée de la ville. Des élections au Conseil national (l’une des deux chambres) ont lieu dimanche 26 octobre. Le candidat conservateur, M. Python, de l’Union conservatrice suisse, l’emporte avec 4106 voix contre 3626 voix à son rival, M. Marmier, du Parti radical démocratique.

«VICTOIRE » : la manchette en gros caractères, barre la première page de L’Ami du peuple, journal conservateur.

Hélas, cette journée dominicale aura vu, au comble de l’exaspération dans les deux camps, éclater des troubles regrettables. Vers 16 heures, des échauffourées sont signalées à l’auberge des Tanneurs, quartier de l’Auge, dans la ville basse. Il y a des blessés ; les gendarmes interviennent.

Sous le titre : « Les troubles à Fribourg », L’Ami du Peuple fournit sa version des faits :

« Les radicaux de la ville de Fribourg n’ont pu avaler leur écrasante défaite.
Dès l’après-midi de dimanche, un cortège de hurleurs s’est formé, parcourant les quartiers et insultant les conservateurs.
(…) trois radicaux ont reçu des blessures peu graves.
Lundi, la situation est devenue plus grave encore. Pendant la journée, les radicaux n’ont cessé de proférer desmenaces et d’annoncer une révolution. Ils avaient reçu des renforts, disait-on, pour une grandemanifestation ».

Bien évidemment, les journaux radicaux ont une perception des événements tout autre. Voilà le récit qu’en faitLe Confédéré de Fribourg :

« Le 26 octobre 1890 est une journée triste et honteuse pour le Canton de Fribourg. Des désordres regrettablesont eu lieu. Dimanche cinq ou six jeunes gens ont été blessés, dont trois assez grièvement par des coups desabre de gendarmes.
Lundi, nous avons pu craindre les choses les plus graves. (…) les chefs radicaux faisaient leur possible pourarrêter l’émeute et disperser les manifestants.
(…) l’arrivée de bandes de campagnards armés jeta l’exaspération. »

L’article du Journal de Fribourgest encore plus accablant :

« Lundi, dans l’après-midi, le bruit courait en ville que le gouvernement avait organisé une levée de paysans, armés de fusils, de revolvers et de bâtons.
…on peut se demander ce qu’il serait malheureusement arrivé si les ordres, donnés dit-on par M. Python, de faire feu sur le peuple avaient étés exécutés. »

Cézanne, se promenant avec sa femme et son fils dans les rues de Fribourg, est soudain mis en présence d’un de ces cortèges de braillards exaltés. Bouleversé par ce spectacle, le peintre disparaît dans la foule. En plein désarroi, il saute dans le premier train en partance pour Genève.

Lorsque le fils de Cézanne relate l’anecdote aux biographes venus l’interroger 40 ou 50 ans plus tard, il mentionne une manifestation qu’il qualifie d’anticatholique. Tout compte fait, cela n’est pas très éloigné de la vérité, puisqu’il s’agit d’une confrontation entre des conservateurs catholiques et des radicaux « victimes des sombres prêtres »…

Sources :

1) Journaux consultés à la bibliothèque cantonale de Fribourg :

La Liberté: journal quotidien

Journal de Fribourg: politique et littéraire, paraît le mardi, le jeudi et le samedi (radical )

Le Confédéré de Fribourg : journal démocratique suisse, paraissant le mercredi et le dimanche (radical).

L’Ami du peuple: dévoué aux intérêts religieux et matériels du pays, paraît le mercredi, le vendrediet le dimanche (conservateur)

2) Principaux auteurs relatant l’événement :

Gerstle Mack : La vie de Paul Cézanne – Gallimard – 1933 ( page 275 )

« Lors de cette expédition en Suisse, en 1891, un incident curieux se produisit. En se promenant avec sa femme et son fils dans les rues de Fribourg, Cézanne assista par hasard à une manifestation anti-catholique qui l’émut profondément car il était sincèrement pieux. Il disparut aussitôt sans un mot d’avertissement…»

Jean de Beucken : Un portrait de Cézanne – Gallimard – 1955 ( page 222 )

« …ayant assisté par hasard à une surprenante manifestation anti-catholique, Cézanne, redevenu pratiquant sous l’influence de sa sœur Marie, est tellement agacé qu’il disparaît en coup de tête. »

Henri Perruchot : La vie de Cézanne – Hachette – 1956 ( page 316)

« Certain jour, (…) alors que les Cézanne déambulent dans les rues, ils sont à l’improviste mis en présence d’une manifestation antireligieuse…le peintre, bouleversé par ce qu’il voit et par ce qu’il entend, disparaît dans la foule. »

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Références

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1 en lettres majuscules dans le texte.