Au musée Granet, le Portrait de Joachim Gasquet

 Alain Paire

Publié dans le journal La Marseillaise en chronique hebdomadaire entre juillet et septembre 2025.

Joachim Gasquet (1873-1921) est un jeune aixois quand il rencontre Cézanne en avril 1896. Jusqu’en 1900, avant de se brouiller, ces personnages de deux générations différentes se rencontrèrent volontiers. Auteur de poèmes catholiques, animateur de revues proches du Félibrige, Gasquet devra sa célébrité à ses activités de critique d’art et de collectionneur. Dans sa villegiature d’Eguilles, à côté d’une aquarelle et de quatre toiles de Cézanne (il a sauvé La Vieille Dame au Chapelet, le peintre lui offrit La Montagne Sainte-Victoire au Grand Pin signée de sa main) il montrait l’Enlèvement d’Europe de Vallotton et deux tableaux de Van Gogh, notamment un Hospice de Saint-Rémy.

Après son décès, Bernheim-Jeune publie en 1923 sa biographie de Cézanne, ouvrage à la fois utilisé et controversé. Gasquet est irremplaçable quand il enregistre un détail, un fragment de conversation avec son ami d’autrefois. D’autres fois,  son texte colporte des boursouflures et des fariboles que John Rewald et d’autres ont durement signalées.

Pour cette exposition de 2025, le musée de Prague prête deux tableaux acquis en 1923, la Maison et la ferme du Jas de Bouffan et ce surprenant Portrait. Sa verticale a quelque chose de somnambulique. La silhouette mal assise du jeune rêveur est au bord du trébuchement : elle penche dangereusement du côté des fleurs du paravent du Grand Salon du Jas de Bouffan, sommairement reproduites.

Paradoxalement majeur en dépit de son inachèvement, ce portrait ne fut jamais terminé. La partie droite du visage est plus sombre, plus rapidement traitée ; son second œil est faible, moins aigu que l’autre. Le blanc de la toile et des coups de crayons survivent sur le col de la chemise ainsi qu’au-dessus de la chevelure châtain. Le mur bleuté, le costume sombre et la cravate sont énergiquement brossés. Avec ses mouchetures de blanc, ses dégradés de rose et sa barbichette, le visage est quasiment aquarellé.

Dans sa biographie, Gasquet raconte avoir posé cinq ou six fois. Dans d’autres occasions, Cézanne le regardait fixement. Ce portrait fut retravaillé de mémoire : Joachim Gasquet médite, rêve et réfléchit. Ses yeux, son visage contractent une sorte de destin, une habitude juvénile, à la fois douce et violente. C’est émouvant pour sa courbe de vie, cette commotion ne s’effacera pas : il a trébuché et s’est brûlé au contact de la peinture.