ANNEXE VII – Identification de l’auteur de la lettre de 1905

attribuée jusqu’ici à Hortense Cezanne

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Cette lettre (figurant dans les archives Vollard, Paris, Musée d’Orsay) a été longtemps attribuée à Hortense, avec une hésitation sur la date selon qu’on lisait « Sam. le 10( ?) sept(1905) » ou « le 29( ?) sept(1906) ».

Fig. 416. Lettre supposée d’Hortense à Emile Bernard (10 septembre 1905) – recto

Fig. 417. Lettre supposée d’Hortense à Emile Bernard (10 septembre 1905) – verso

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Laren le 10 [?] sept.

Cher Monsieur Bernard,

Ci-inclus je vous envoi l’autorisation demandée. J’espère que c’est comme cela que vous le désirez ? Mais mon mari dit que vous n’en aveznullementbesoin — ici en Hollande on peut reproduire tout ce qu’on veut, il n’y a pas de loi pour garantir les objets d’art — ni pour les livres. Personne peut faire des réclamations là-dessus. Et puisque mon mari est docteur en droit (il a fait ses études avant d’être peintre), il doit bien le savoir !

Pourtant j’écris ce soir même à la Wereldbibliotheek, qui possède les fotos,pour qu’ils vous envoient aussi une autorisation. Seulement s’ils ne le font pas, ne vous en inquiétez alors pas. C’est une preuve que vous n’en avez pas besoin (M. van Meurs ne s’en occupe plus du tout). Vous devez bien avoir reçu ma lettre d’avant-hier – que les dessins sont chez van Leer. J’espère que ces 25 dessins vous suffiront ?Avec les autres ça fait un assez grand nombre et comme je vous disais, j’ai formellementpromis les autres, je vous ai laissé choisir ― C’est tout ce que je pouvais faire. Ah vous ne savez pas quel ouvrage cela me donne toujours. Voilà pour novembre encore deux expositions qu’on me demande, j’ai tout au plus deux mois de repos en été ― et j’en ai bien besoin car je suis fatiguée !! Enfin ― bien du succès à votre livre118. Je serai très heureuse d’avoir une étude de votre main. Toujours bien à vous,

JCG (Lu faussement HFC)

Est-ce que Vincent a pu causer avec vous ?(écrit au verso sur la marge de droite) »

Plusieurs problèmes se posaient, outre celui de la datation : pourquoi Bernard s’adressait-il à Hortense plutôt qu’à Paul junior, qui était chargé de la gestion des œuvres de son père ? Qui était ce Vincent que Bernard avait dû rencontrer , alors qu’on ne connaît aucun Vincent dans l’entourage d’Hortense ? Quelles expositions Hortense était-elle en train de préparer pour novembre ? La Wereldbibliotheek, maison d’édition fondée en 1905 pouvait-elle être connue d’elle ? Pourquoi écrivait-elle « fotos », orthographe correcte seulement en Hollande ? Pourquoi prétendait-elle que Paul était docteur en droit, ce que Bernard aurait pu facilement vérifier en s’adressant à Cezanne lui-même ? « Ici » signifiait-il sa présence en Hollande, que rien n’a jamais pu établir ? Et pourquoi Bernard aurait-il voulu préparer un livre illustré de dessins de Cezanne, qui n’intéressaient personne à cette époque, alors que les dessins de van Gogh étaient déjà très recherchés ? Enfin, que signifiait cette signature en trois initiales difficilement déchiffrables, que certains ont voulu lire HFC pour « Hortense Fiquet Cezanne », ce qui n’est pas cohérent avec le choix par Hortense de signer désormais « Hortense Cezanne » ou plus officiellement « Mme Paul Cezanne » ?

Autant de questions sans réponse, alors qu’une attribution différente permet de les résoudre toutes.

En effet, Philippe Cezanne eut à la première lecture de cette lettre l’intuition qu’Hortense n’en était pas l’auteur, d’autant que pour lui l’écriture n’était pas celle d’Hortense. Cette position nous a incité à de nouvelles recherches, menées principalement par Alain Mothe et complétées par Raymond Hurtu et François Chédeville, et qui ont abouti à l’identification du véritable auteur de  la missive en question.

Rappelons d’abord qu’Emile Bernard avait entretenu une correspondance suivie avec Andries Bonger, beau-frère de Théo van Gogh, lequel était marié à sa sœur Johanna Bonger. Le couple avait un fils, Vincent Willem van Gogh (1890-1978).

Après la mort de Théo van Gogh, Johanna Bonger se remaria en 1901 avec Johan Cohen Gosschalk (1873-1912), un avocat également graphiste et peintre.

En 1905, Johanna organisa une exposition d’œuvres de Vincent en juillet et août au Stedelijk Museum, à Amsterdam. La préface du catalogue fut écrite par son mari.

Le 22 mai 1906, Bernard écrivit à MmeJohanna Cohen Gosschalk[1]Van Gogh Museum, b. 1978 V/1962. Les commentaires entre crochets sont d’Alain Mothe qui nous a aimablement communiqué cette lettre. Cf. aussi Emile Bernard, Les Lettres d’un artiste, Les Presses du réel, 2012, pp. 715-716. :

« Mar 22 Mai 1906

Chère Madame

En effet la revue que je vous avais adressée m’est revenue avec la mention “Inconnu”. Je vous l’avais adressée à Bussum dans l’ignorance où je me trouvais de votre nouvelle adresse. Je vous envoie son premier numéro avec le second puisque vous avez l’obligeance de vous abonner.

Puisque vous voici transportée a Amsterdam j’aurai plus de chance de vous voir à mon très proche voyage[il ne dit pas prochain, mais proche, car c’est à l’été 1906 que Bernard ira pour la première fois aux Pays-Bas]en Hollande. Inutile de vous dire combien je serai ému de vous revoir et de revoir ce cher petit Vincent[Vincent Willem van Gogh, né le 31 janvier 1890, donc âgé de seize ans en 1906]qui a quitté la France dans les langes et dans nos larmes[il confirme qu’il ne les a pas revus depuis 1890]. La connaissance de Mr votre mari [Johan Henri Gustave Cohen Gosschalk]me sera très agréable puisque c’est un de nos confrères [peintre]et que sans nul doute il aime et défend nos idées.

 J’avais lu quelque chose dans la Plume écrit par un Mr van Bever [paru en 1905]concernant Vincent [van Gogh]et je me réjouissais qu’enfin son œuvre ait pu être vue dans son ensemble et dans un très digne milieu[2]L’exposition au Stedelijk présentait 234 tableaux et 240 autres œuvres.. L’an dernier[1905]je vis un certain nombre de toiles aux Indépendants ; mais comme toujours mal présenté dans une salle à la lumière trop crue et d’une température glacée. J’eus l’émotion de retrouver là des toiles faites sous mes yeux, par un ami que j’étais seul à apprécier et qui a dû mourir pour l’être. Misérable destinée du génie. Les qualités considérables d’invention, de personnalité me frappèrent encore, comme autrefois. On déplorait qu’une si belle carrière ait été rompue si brusquement — et, hélas ! volontairement. Mais que je me taise, Madame. S’il m’est cher de parler d’un ami qui fut un consolateur pour moi, et que je fus d’abord seul à révéler — prenant à tache après sa mort de continuer sa vie — il m’est amer de vous reporter à ces époques si douloureuses pour vous et aussi pour moi lorsque l’on considère le drame final. Aussi quelles heures noires durent être celles que vous passâtes lorsque vous vîntes chercher à Auvers, dans sa tombe abandonnée sans doute — et involontairement — de ses amis, le pauvre Vincent, pour le coucher auprès de son frère dans son pays.

Je compte vous voir soit à Amsterdam soit à Paris, puisque vous devez venir en France cet été. J’ai loué un atelier 12 rue Cortot à Montmartre où je vis seul. Ma femme et mes quatre enfants sont en province où je vais les voir souvent. Je serai à Amsterdam vers le 1erjuillet[1906].

Bien cordialement à vous et à votre mari.
                 E. Bernard.

Un baiser pour moi à Vincent. »

Nous savons qu’Émile Bernard a voyagé aux Pays-Bas au cours de l’été 1906, du 25 juin environ jusqu’à fin juillet[3]Il écrit le 27 juillet, quelques jours après son retour à Tonnerre, à Andries Bonger. Cf. Archief Bonger, Rjksprenkabinet, Rijksmuseum, Amsterdam, n° 75 et Emile Bernard, Les Lettres d’un artiste, Les Presses du réel, 2012, pp. 727-730. . L’auteur de la lettre de septembre lui donne l’autorisation d’illustrer un livre[4]Ce livre ne semble pas avoir vu le jour. Il s’agissait peut-être d’un projet de Vollard, ce qui expliquerait que cette lettre soit en sa possession et évoque la question des droits de reproduction des dessins. avec des reproductions de dessins, à partir de photographies que possède la Wereldbibliotheek[5]qui n’avait aucune raison de posséder un ensemble de photographies de dessins de Cezanne en 1906. – les originaux étant apparemment chez un M. Van Leer – auxquelles s’ajoutent celles que Bernard possède déjà. Elle est épuisée par le travail que lui cause la gestion de toutes ces œuvres, d’autant qu’elle est sollicitée pour d’autres expositions en novembre. Il s’agit bien entendu d’œuvres de Van Gogh.

Il apparaît donc que tous les détails de la lettre prennent leur sens si l’on considère que son auteur est Johanna Cohen Gosschalk – qui parlait et écrivait le français, tout en écrivant « fotos » à la mode hollandaise –, y compris l’allusion à la rencontre de Bernard avec son fils Vincent qui a 16 ans. En outre, la datation de la lettre en septembre 1906 devient cohérente avec la visite de Bernard en Hollande durant l’été. Enfin, au lieu de lire Sam. dans l’en-tête, il convient de lire Laren, qui est le nom d’une commune des Pays-Bas, située au nord d’Utrecht, entre Amersfoort et Amsterdam, où habite justement Johanna. Bernard avait d’ailleurs écrit dans sa lettre à Andrée Fort du 27 juin 1906 : « Laren est une petite localité sise à 25 kilomètres d’Amsterdam,c’est comme qui dirait Marlotte – colonie de peintres dans la verdure et les blés hauts« , ce qui peut laisser supposer qu’il s’y était rendu pour la rencontrer.

 

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Références

Références
1 Van Gogh Museum, b. 1978 V/1962. Les commentaires entre crochets sont d’Alain Mothe qui nous a aimablement communiqué cette lettre. Cf. aussi Emile Bernard, Les Lettres d’un artiste, Les Presses du réel, 2012, pp. 715-716.
2 L’exposition au Stedelijk présentait 234 tableaux et 240 autres œuvres.
3 Il écrit le 27 juillet, quelques jours après son retour à Tonnerre, à Andries Bonger. Cf. Archief Bonger, Rjksprenkabinet, Rijksmuseum, Amsterdam, n° 75 et Emile Bernard, Les Lettres d’un artiste, Les Presses du réel, 2012, pp. 727-730.
4 Ce livre ne semble pas avoir vu le jour. Il s’agissait peut-être d’un projet de Vollard, ce qui expliquerait que cette lettre soit en sa possession et évoque la question des droits de reproduction des dessins.
5 qui n’avait aucune raison de posséder un ensemble de photographies de dessins de Cezanne en 1906.