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1.    La structuration du temps du couple

Durée globale des temps de cohabitation et de séparation

On peut distinguer durant les 36 ans et demi que dure le compagnonnage et le mariage d’Hortense et de Paul :

  • les temps de vie commune avant et après la naissance de Paul junior ;
  • les temps où Paul et Hortense vivent séparés ;
  • les temps de « semi-présence » de Paul au domicile conjugal, c’est-à-dire ceux où le domicile lui sert de pied-à-terre mais d’où il s’échappe en permanence pour des séjours de durée variable en région parisienne (durant les années 1890 notamment), et ceux où sa famille est installée à Marseille ou à Aix (cours Sextius ou rue de la Monnaie) alors que lui vit à L’Estaque ou au Jas de Bouffan. Dans le premier cas, il reçoit des visites de sa famille ou il va les voir certains weeks-ends, dans le second cas, rien ne l’empêche de les rencontrer tous les jours.

Le décompte s’établit comme suit :

Fig. 378. Répartition des différents temps du couple d’Hortense et de Paul

Aux imprécisions de la chronologie près, on peut donc constater que sur les 36 ans et 8 mois qu’a duré leur relation, ils n’ont vécu totalement séparés qu’un tiers du temps. Les temps de vie commune excèdent largement les temps de vie séparée.

Ceci contredit formellement l’assertion de la plupart des auteurs de biographies de Cézanne prétendant qu’ils ont vécu « le plus souvent » séparés.

Structuration du temps du couple

– Un temps éclaté en multiples périodes

Il est intéressant de noter combien de périodes différentes constituent ces temps de cohabitation et de séparation. Sur les 75 périodes observées, on trouve :

  • 32 périodes où ils vivent en continu ensemble (éventuellement avec un changement d’adresse au cours d’une même période), d’une durée moyenne de 7 mois et 1 semaine ;
  • 31 périodes où ils habitent séparément, d’une durée moyenne de 4 mois et demi ;
  • 12 périodes de semi-présence, d’une durée moyenne de 5 mois et 3 semaines.

On constate également que les temps de vie commune, voire ceux de semi-présence, durent en moyenne plus longtemps que les temps de séparation, ce qui contredit à nouveau l’assertion selon laquelle ils ont vécu le plus souvent séparés.

Sur le temps total que dure leur relation, tous types de périodes confondues, la durée moyenne d’une période ressort à 5 mois et 25 jours, ce qui illustre l’extrême instabilité du couple pour ce qui regarde l’organisation de son temps de vie.

Si l’on considère qu’un changement de domicile pour Hortense constitue une nouvelle séquence à l’intérieur d’une période de temps donnée, l’instabilité devient encore plus manifeste, puisqu’elle aura connu 101 situations différentes[1]en considérant en outre pour simplifier qu’un voyage comme celui de 1890 en Suisse constitue une seule et même période, donc sans tenir compte des changements d’hôtel durant leur séjour, qu’on pourrait en toute rigueur considérer comme autant de séquences différentes puisqu’il y a changement de lieu de résidence. en 36 ans et 8 mois (soit un changement tous les 4 mois et 10 jours en moyenne), ce qui doit constituer une sorte de record d’instabilité pour un couple sur une aussi longue durée.

Le graphique suivant illustre la succession dans le temps des différents types de périodes avec leur durée : 

Fig. 379. Une instabilité extravagante

– Des périodes généralement brèves

On compte à peine 5 périodes de vie commune, 1 période de séparation et 2 périodes de semi-communauté d’une durée égale ou supérieure à 1 an : c’est dire qu’après 1876, les périodes brèves dominent très largement, ce qui évidemment concourt à leur succession rapide et témoigne de l’instabilité de la vie de couple.

Plus précisément, sur les 75 périodes déterminées, 2 sur 3 durent moins de 6 mois et 9 sur 10 durent moins d’un an :

Fig. 380. Une vie structurée en très courtes périodes

La vie du couple d’Hortense et de Paul s’éparpille donc dans un émiettement de moments différents : il fallait à Hortense une capacité d’adaptation hors du commun pour accepter une telle existence faite de changements constants et rapides dans la vie de famille, avec un père et un compagnon jouant en permanence les courants d’air.

 

2.    La mobilité géographique du couple

Dès le début de leur relation, Hortense se déplace : elle va retrouver Paul à L’Estaque depuis Paris. Aime-t-elle déjà les voyages ? On sait qu’elle en accomplira un nombre considérable après la mort de Paul, et avant ce moment elle entraînera un Paul plutôt réticent en Suisse (où elle retournera plusieurs fois seule ou accompagnée), à Vichy et à Talloires. Ensemble, ils passeront aussi du temps chez des amis du couple, comme les Chocquet à Hattenville ou les Renoir à La Roche-Guyon, sans compter divers séjours à l’hôtel en différents endroits.

Quant à Cezanne, il se déplace encore beaucoup plus fréquemment qu’Hortense pour peindre des paysages, dans toute l’Ile de France notamment : nous n’envisageons ici que les déplacements de celle-ci.

En dehors de ces voyages et déplacements, la vie du couple se déroule en un nombre considérable d’appartements différents.

Les appartements d’Hortense

Jusqu’à la mort de Paul, Hortense occupera successivement avec lui 24 appartements (ou maisons) différents, pour des durées très variables :

Fig. 381. Les appartements d’Hortense

Dans ce tableau figurent après la mort de Paul deux nouveaux appartements parisiens  qu’elle a occupés avec son fils, mais nous n’avons pas détaillé l’ensemble de ses appartements ou maisons habitées à Cagnes–sur-Mer, Marseille, Monaco, etc.

Pendant la vie de Cezanne, la durée d’occupation moyenne d’un appartement est donc d’environ 1 an et 7 mois. Mais cette moyenne est faussée par le fait que 4 appartements ont été exceptionnellement occupés durant plus de 4 ans. Le calcul de la durée  d’occupation moyenne sur les 20 appartements restants est d’environ 10 mois.

Fig. 382. Les appartements successifs d’Hortense : durée d’occupation en mois

Un tel rythme de déménagements constitue, lui aussi, une forme de record d’instabilité géographique sur la longueur d’une vie. Cela dit, on constate qu’une fois Paul fixé en Provence et après sa mort, Hortense cessera de déménager aussi fréquemment : elle demeurera 8 ans et demi rue Duperré, puis 5 ans rue des Batignolles, sa vie étant interrompue au bout de trois ans dans son dernier appartement. On peut en déduire que l’influence de Paul est  prédominante tout au long de sa vie dans leurs décisions successives de déménager, et qu’elle a dû apprécier de pouvoir enfin se fixer quelque part sur le tard…

Mode d’occupation familiale des appartements

Un appartement donné peut être occupé par Paul et Hortense ensemble ou par Hortense seule. Le graphique suivant illustre en bleu la durée d’occupation commune et en rouge celle où Hortense est seule avec Paul junior :

Fig. 383. L’occupation familiale des appartements

Les absences de Cezanne sont surtout fréquentes pour les 4 appartements occupés durant plus de 4 ans ; mais au fil du temps, Hortense se trouve de plus en plus seule (avec Paul junior) dans ses appartements successifs.

Sur la durée d’occupation d’un appartement, on peut souvent observer une alternance de temps communs ou non. Rappelons par exemple la situation pour le 15, Quai d’Anjou, où l’on observe 5 séquences différentes, dont 3 durant lesquelles Paul et Hortense habitent ensemble (en vert), et 2 où Hortense est seule (en orange) :

Fig. 384. L’occupation familiale des appartements : les séquences au 15, quai d’Anjou

D’autres cas plus complexes se présentent, avec des séjours entrecoupés par des voyages, et même un déménagement temporaire pour un temps limité sans que le bail de l’appartement principal soit résilié, comme  pour le 32, rue de l’Ouest, où l’on constate :

  • 4 séquences de vie commune dans l’appartement ;
  • 5 séquences durant lesquelles Hortense y vit seule ;
  • 1 déménagement intermédiaire de 6 mois (Pontoise) ;
  • 1 séjour de 4 mois avec Paul à L’Estaque ;
  • 2 séjours en commun chez des amis : Hattenville et La Roche-Guyon ;
  • 1 séquence où Hortense est seule chez les amis Renoir.

Fig. 385. L’occupation familiale des appartements : les séquences du 32, rue de l’Ouest

En 5 ans, on observe ici 14 séquences différentes dont 9 dans ce seul appartement… Cet exemple illustre bien la grande variété des situations auxquelles Hortense a été confrontée. Encore une fois, on ne peut qu’admirer sa capacité d’adaptation, et la persistance  du goût des voyages chez cette femme qui n’a pratiquement jamais pu s’installer durablement en un lieu donné avant qu’elle ait atteint la cinquantaine.

3.    Une représentation des cinq grandes phases de la vie du couple d’Hortense et de Paul Cezanne

Une représentation graphique[2]Il s’agit d’une variante de la Fig. 376 ci-dessus. de l’ensemble de la trajectoire du couple de 1870 à 1906 permet de distinguer par un jeu de couleurs les différents types de séquences vécues, ainsi que la façon dont elles s’organisent de façon à chaque fois originale au cours des 5 grandes périodes que l’on a pu distinguer.

Fig. 386. Une vie structurée en cinq étapes

C’est ainsi qu’on peut observer globalement la part prépondérante de la couleur verte (temps de cohabitation) sur la couleur rouge (temps de séparation) que nous avons relevée plus haut.

La première phase est constituée presque uniquement de temps de présence (en vert), avec seulement deux petites séquences de séparations. Elle comporte cependant de nombreux déménagements.

La seconde phase commence par la crise du séjour à Marseille (cercle blanc), qui déstabilise tellement Paul qu’il va multiplier les temps de séparation, les plus longs de toute leur vie, ce qui aura pour effet de provoquer la seconde crise majeure de 1885. Pourtant, chaque long temps d’absence sera suivi, comme pour « corriger le tir », d’un temps de cohabitation assez long (au 32 rue de l’Ouest et à Pontoise pour l’absence de Melun, puis de Gardanne pour l’absence de trois ans à Aix), mais sans grand succès.

La troisième phase qui suit le mariage et la mort du père est un temps de transition où l’on expérimente plusieurs façons de vivre : plusieurs déménagements, temps importants de semi-présence à Aix ou en région parisienne, temps de cohabitation et de séparation alternées, voyage en Suisse… L’équilibre n’est pas trouvé car cette phase se termine par la troisième crise du couple provoquée par la tentative de Paul de contraindre Hortense à vivre comme il le désire, ce qui échoue évidemment.

La quatrième phase trouve enfin une solution : celle qui consiste à multiplier les temps de semi-présence (importance de la couleur orange) et secondairement l’alternance de très brèves séquences de présence et d’absence, d’où un apaisement de la relation qui rend possible de vivre à nouveau des temps assez longs de cohabitation dans la seconde partie de cette phase.

La cinquième période met en œuvre la solution qui permet enfin à ce couple de trouver l’équilibre qui correspond le mieux à la satisfaction des deux besoins contradictoires qui le travaillent depuis l’origine : celui d’autonomie et de liberté d’une part, celui de proximité affective d’autre part. Cette mise en œuvre passe par une structuration du temps en une succession homogène et régulière de séquences de présence et d’absence (bandes rouges et vertes) dont la durée est mesurée pour que la longueur des absences ne dépasse pas la limite au-delà de laquelle une nouvelle distance pourrait s’introduire entre les époux, et pour que la longueur des moments de cohabitation ne devienne pas trop pesante, risquant alors de brider le besoin de liberté de chacun.

4.    Le livret militaire de Paul junior

Philippe Cezanne nous a aimablement communiqué ce livret militaire qui permet, grâce aux visas successifs de la gendarmerie, de suivre les déplacements de Paul et d’Hortense de 1913 à 1919 :

Fig. 387. Couverture du livret militaire de Paul junior (Philippe Cezanne)

Fig. 388. Une page intérieure du livret militaire de Paul junior (Philippe Cezanne)

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Références

Références
1 en considérant en outre pour simplifier qu’un voyage comme celui de 1890 en Suisse constitue une seule et même période, donc sans tenir compte des changements d’hôtel durant leur séjour, qu’on pourrait en toute rigueur considérer comme autant de séquences différentes puisqu’il y a changement de lieu de résidence.
2 Il s’agit d’une variante de la Fig. 376 ci-dessus.