François Chédeville

Cezanne a pu voir dans la grande galerie du Louvre un tableau intitulé Portrait de jeune homme :

Portrait de jeune homme
huile sur toile
59 x 44 cm
Musée du Louvre
Collection de Louis XIV, acquis du duc de Richelieu en 1655

Ce tableau est alors très célèbre et jouit d’une grande popularité parmi les contemporains de Cezanne, dont Degas et Manet. Il est maintes fois reproduit sous forme de gravure. Dans son ouvrage : Le Musée du Louvre (1ere édition 1914, réédité en 2017, cf http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64302332), Armand Dayot, Inspecteur Général des Beaux-Arts, le décrit ainsi :

« Sur un balustre de fenêtre, un jeune garçon est appuyé. Son corps porte tout entier son poids sur le coude droit et la jolie tête repose sur la main ouverte. De son roquet de velours s’échappent de longues boucles blondes qui donnent une sorte de mièvrerie féminine à cette figure d’adolescent. Le visage est d’une parfaite pureté de lignes; le nez, la bouche, le menton sont d’un dessin délicat et charmant. Quant aux yeux, largement ouverts, ils révèlent tout à la fois l’heureuse insouciance de l’âge et une réflexion très appliquée; bien que paraissant fixés sur un point déterminé, quelque chose de vague, de flou y flotte, comme s’ils suivaient attentivement un rêve passionnant.
Toute la grâce de Raphaël est transcrite sur cette image et tout son art se révèle dans la pose abandonnée et pensive du modèle. Quel est ce jeune homme; quel nom porta-t-il dans le monde de la Renaissance; joua-t-il plus tard un rôle quelconque dans l’histoire? On ne sait pas. Certains commentateurs, séduits par la beauté du modèle et se rappelant que celle du peintre lui avait valu le nom de divin Raphaël, ont cru pouvoir affirmer que c’était le portrait même du maître. La date du tableau détruit cette légende; à cette époque Raphaël avait dépassé l’âge de cette toile et n’aurait pu se peindre que de mémoire. Or, il y a trop de vie dans cette tête pour admettre que le grand artiste aurait peint «de chic» une œuvre si parfaite.
D’autres affirment avec moins d’énergie que ce portrait n’est pas l’œuvre de Raphaël, mais celle d’un certain Francesco Ubertini, surnommé Bacchiacca. Comme rien ne démontre ce dire et que d’ailleurs la toile en cause est un chef-d’œuvre, comme d’autre part, l’insinuation est toute récente, rien n’oblige à l’accepter; tout, au contraire, invite à l’attribuer à Raphaël plutôt qu’à un inconnu. Au surplus tout, dans cette toile, trahit la main de Raphaël; c’est la même technique que l’on retrouve dans son propre portrait du musée des Offices: c’est celle de tous ses autres portraits, avec la même grâce, la même onctueuse habileté, les mêmes clartés de palette.
Il n’est pas jusqu’au coloris où l’on ne retrouve le faire habituel du grand maître d’Urbino. C’est la même tonalité discrète, presque neutre qui a fait dire aux romantiques, acharnés à détruire sa gloire, que Raphaël était un médiocre coloriste. Certes, il fut moins coloriste que les Vénitiens, mais si parfois sa couleur était froide elle avait toujours cette distinction parfaire par où se révèlent les grands maîtres.
Raphaël a connu cette disgrâce de voir contester son génie; certaines écoles, dans les temps modernes, se sont laissé entraîner à cette aberration de honnir Raphaël comme l’inspirateur du culte de l’antique. Rien de plus injuste et de plus faux. Le grand artiste ne s’inspira jamais de l’antiquité qu’il connaissait à peine. Au surplus, toute polémique est aujourd’hui   éteinte;   Raphaël   a   reconquis sa splendide royauté.
Le Portrait de jeune homme figure au Louvre dans la Grande Galerie, à la travée réservée aux œuvres de Raphaël. »

On voit que les querelles d’attribution ont démarré fort tôt et se poursuivent encore, puisqu’on trouve cette oeuvre attribuée d’abord selon les auteurs à  Franciabigio et à Giovanni Antonio Sogliani, puis dans les premières années du XXe siècle à Parmigianino (1503-1540) ou à Antonio da Correggio (1490-1534), paternité qui semble actuellement préférée  par la critique qui en fait un autoportrait de jeunesse de ce dernier. Suivant Chappuis et la tradition cézannienne, nous considèrerons que l’auteur en est Bacchiacca (Francesco Ubertini, 1494-1557), alors que Cezanne a dû la considérer comme étant de Raphaël (dont il a copié par ailleurs deux fois la Vénus et Psyché en 1866-1869 – C0085 – et en 1877-1880 – C0480), comme on va le voir.

La première copie de Cezanne est datée par Chappuis de 1871-1874 :

C0272 Portrait d’un jeune homme, d’après Bacchiacca, 1871-1874
30 x 20 cm
Collection M. Feilchenfeldt

La différence d’avec le tableau de l’expression du visage est très nette, ce qui milite en faveur d’une copie par Cezanne non de l’original, mais d’une de ses reproductions appauvrie, la plus souvent citée étant celle parue dans la revue « Le Magasin pittoresque » [1] vol. XIII, 1er janvier 1845, p. 9, Bibliothèque Nationale de France, Département littérature et art, Paris, inv. n° Z-4679, fréquemment consultée et copiée par Cezanne, où cette illustration s’intitule : « Un Portrait, par Raphaël, – Voy, le portrait de Raphaël » :

 

Quelques années plus tard, Cezanne recopie une nouvelle fois cette oeuvre, en cadrant son sujet sur le visage seul et non sur le buste. L’expression du visage – moins crispé que sur le premier dessin – étant cette fois un peu plus proche de l’original, ceci laisse à penser qu’il a peut-être voulu s’en rapprocher, le croquis étant exécuté sur un carnet de dessin qu’il a pu emporter au Louvre. Il a aussi pu tout simplement adapter l’expression du jeune homme à son humeur du moment… Car la copie chez Cezanne est le plus souvent une interprétation de l’original [2]selon le mot de Judit Geskó, voir son article : Cezanne, past/present/future :

C0608 Paysage au Jas de Bouffan et portrait d’un jeune homme
1882-1885
12,6 x 21,7
Page XVI du carnet de dessins CPII (verso : RW064)
Boymans-van Beuningen Museum, Rotterdam (Inv. F II 211)

Il est vraisemblable que ce dessin a été exécuté au début de l’année 1882, car Cézanne part en Provence en octobre de cette année et ne reviendra à Paris qu’au début du mois de juin de 1885, en pleine crise amoureuse, comme l’on sait, et il retourne en Provence fin juillet : il n’a pas eu le temps de retourner au Louvre durant cette période et il n’a pas la tête à faire des copies. Arrivant à Aix en octobre 1882, il dessine alors la vue du Jas de Bouffan en automne (les marronniers semblent dépouillés de leur feuillage) sur la partie de la feuille de carnet restée libre.

Références

Références
1 vol. XIII, 1er janvier 1845, p. 9, Bibliothèque Nationale de France, Département littérature et art, Paris, inv. n° Z-4679
2 selon le mot de Judit Geskó, voir son article : Cezanne, past/present/future