François Chédeville
Barye et Delacroix : une amitié et un intérêt commun pour les grands fauves
En 1831, Antoine-Louis Barye (1796-1875) présente au Salon une sculpture qui va le rendre célèbre : « « Tigre dévorant un Gavial » » :
Cette oeuvre étonne particulièrement par son réalisme et la férocité qui s’en dégage : à l’instar de son ami Delacroix – rencontré chez leur maître commun le peintre Antoine-Jean Baron Gros – et avec lequel il peint et dessine sur nature au Museum d’histoire naturelle, Barye est rapidement considéré comme un des artistes majeurs du mouvement romantique. Ses oeuvres, en tant qu’initiateur de l’école des peintres et sculpteurs animaliers, sont largement diffusées, notamment sous le Second Empire.
En dehors de son activité de sculpteur, cette parenté avec Delacroix s’illustre par l’importance dans leurs oeuvres peintes de ce thème animalier, concernant notamment les grands fauves.
Cezanne peintre animalier
On sait l’admiration de Cezanne pour Delacroix, partagée avec son ami Chocquet : est-ce par lui qu’il se trouve en contact avec l’oeuvre de Barye, ou simplement parce que ce dernier est célèbre et que les reproductions de ses oeuvres sont partout ? Toujours est-il que Cezanne va s’inspirer de lui comme de Delacroix pour peindre le seul tableau animalier que nous lui connaissons et qu’il offrira justement à Victor Chocquet :
Comme l’indique Rewald dans son catalogue raisonné des peintures, on a longtemps cru qu’il s’agissait d’une oeuvre uniquement inspirée de Delacroix, et pour cause, si l’on considère quelques-unes des productions de ce dernier :
Ces cinq exemples ont en effet en commun le mode de composition de l’image : l’animal au centre est surmonté sur sa gauche par un relief rocheux escarpé qui laisse apparaître dans le quart supérieur droit du tableau un ciel nuageux : c’est exactement cette composition que retient Cezanne pour son tigre au repos.
Au contraire, celle-ci ne se retrouve chez Barye qu’assez rarement, car il situe le plus souvent son animal sur un horizon assez dégagé :
Ce n’est que très rarement que l’on retrouve la composition chère à Delacroix, avec un aplomb rocheux soit à gauche, soit à droite :
Selon Théodore Reff, c’est cette dernière lithographie, que l’on a retrouvée dans l’Atelier Cezanne à Aix, qui aurait inspiré directement Cezanne pour son tableau. Si c’est le cas, on constate que Cezanne copiste, au début des années 73, ne se contente pas de reproduire servilement son modèle, mais prend avec lui des libertés évidentes, visibles ici dans le traitement fort différent de la position de la queue, des pattes arrière (toujours différente chez Barye de celle adoptée par Cezanne) et de la tête, penchée vers l’avant chez Cézanne alors qu’elle se redresse fièrement chez Barye. De telles différences peuvent laisser penser que Cezanne aurait aussi bien pu s’inspirer de la tigresse allongée du Jeune tigre jouant avec sa mère de Delacroix reproduit ci-dessus.
Dans un tel cas, plutôt que de parler de copie, il semble préférable de parler d’influence croisée de Delacroix et Barye sur Cezanne, qui prend prétexte de la lithographie qu’il possède pour interpréter le thème à son gré en fonction peut-être de réminiscences autres. Et pour cela il structure fortement l’arrière-fond rocheux en couches successives, contrastant avec la blancheur extrême des grands nuages emplissant le ciel ; il crée ainsi une profondeur et un effet de relief aux tonalités froides sur lequel son tigre se détache par ses couleurs vives et chaudes, ses ocres et ses rouges vifs, en contraste net avec la première couche rocheuse bleu-ardoise de l’arrière-fond. Et là aussi, ces contrastes et ces harmonies le rapprochent davantage de Delacroix que des oeuvres de Barye, beaucoup plus atones. Ce qui le distingue également de ses deux « modèles », c’est l’absence de sauvagerie de son tigre qui ressemble plutôt à un gros chat qu’à un fauve, ne serait-ce que par la position ramassée de l’animal, à la différence des longs corps élancés et vigoureux de tous les tigres de Delacroix et de Barye : manifestement, ce n’est pas le réalisme qui l’intéresse ici, mais la recherche de composition et d’harmonie des couleurs.
On trouvera ici en complément le fac-similé du tome VI de L. Delteil, Le Peintre-graveur illustré, Paris, 1906, que Cezanne n’a pu évidemment connaître lorsqu’il a peint son tableau, mais qui comporte une autre version de la gravure évoquée ci-dessus ainsi qu’un commentaire intéressant sur Barye nous permettant de percevoir le type de regard posé sur son oeuvre au début du XXe siècle :
Les dessins de Cezanne inspirés de Barye
Plus tard, Cezanne a également produit trois dessins à partir de deux sculptures de Barye. Ces dessins sont plus classiquement réalisés sur carnets, ce qui laisse à penser que Cezanne les a réalisés directement en observant la sculpture originale et non d’après une illustration.
Le premier dessin, réalisé selon Chappuis vers la fin des années 1870, soit environ 5 ans après la toile, figure au verso de la page V du carnet CPII :
Ce dessin très élaboré reproduit fidèlement par le jeu des hachures les contrastes d’ombre et de lumière directement observés sur l’original, une petite statuette en bronze non datée mais signée, dont on sait qu’elle a été acquise assez tôt par William T. ou Henry Walters (elle est en effet exposée dès 1889-1890 à New York dans une rétrospective de l’oeuvre de Barye à l’American Art Gallery), lequel en fera don en 1931 au Walters Art Museum :
On ne sait pas où Cezanne a pu observer directement cette statuette avant son départ pour les États-Unis, mais il a sans conteste été intéressé par l’extraordinaire expressivité des volumes musculeux auquel il s’est attaché dans son dessin. Pas d’interprétation ici, mais un souci de rendre assez exactement l’impression de sauvagerie et de puissance massive du modèle, que la sculpture met en évidence avec beaucoup plus de réalisme que l’aquarelle de Barye ci-dessous, peut-être préparatoire à la sculpture :
Le second dessin de Cezanne (non catalogué par Chappuis) figure au recto de la page 30 du carnet CI conservé au Philadelphia Museum of Art. Il est réalisé entre 1882 et 1890 environ [1]Selon Ted Reff, le carnet lui-même a été acheté entre 1882 et 1884, années durant lesquelles Pluchet succède à Michallet d’après les annuaires commerciaux Didot-Bottin de Paris pour ces années, cf. Ted Reff, Paul Cézanne : Two Sketchbooks, 1989, p. 30, et représente de façon très stylisée une tête de lion :
L’original est le Lion au serpent de Barye (ou l’une de ses nombreuses copies), une sculpture dont le modèle en plâtre a été réalisé en 1832 et présenté au Salon de 1833. En rupture complète avec l’académisme ambiant, il est chaleureusement accueilli par la critique qui célèbre une nouvelle manière de sculpter :
Le bronze, fondu en 1835 par Honoré Gonon par la méthode de la cire perdue, est acquis par Louis-Philippe Ier et exposé de 1836 à 1911 dans le jardin des Tuileries où Cezanne a pu l’observer directement :
La sculpture sera ensuite transférée au musée du Louvre :
De très nombreuses copies en sont réalisées très tôt, soit en grandeur réelle, soit en éditions miniatures, très recherchées par les collectionneurs des deux côtés de l’Atlantique :
Le dessin de Cezanne vu plus haut n’est qu’une esquisse rapide et assez maladroite et se concentre sur la violence du mufle du lion évoquée par les orbites vides bien plus que par le froncement des naseaux, la face du lion se trouvant complètement aplatie chez Cezanne. En revanche, le second dessin, réalisé une dizaine d’années après, est nettement plus travaillé :
On a là un parfait exemple de l’art particulier du dessin développé par Cézanne dans ses dernières années, notamment dans la série des dernières copies de bustes du Louvre ou du Musée du Trocadéro ; le modelé soigneux que l’on observait encore dans le dessin du jaguar des années 1877-80, encore un peu académique, a fait place à un art de l’allusion par l’esquisse des formes alternant les pleins et les vides, le choix de marquer certains reliefs par des courbes en pleins et déliés d’une grande souplesse. L’objectif n’est manifestement plus de reproduire le modèle, mais d’en saisir les traits essentiels, ici la dynamique violente qui emporte le lion. Et la liberté par rapport au modèle est totale, dès lors que l’on peut observer la transformation que Cezanne fait subir à la position de la tête du lion, davantage penchée vers le sol et orientée non plus vers la tête du serpent, mais vers sa patte avant, dans un mouvement original qui accentue encore son expression de rage intense.
On a là un des plus beaux dessins de Cezanne : peut-on encore parler de copie quand on parvient à ce degré d’originalité dans l’art du dessin ? Ce mot n’est manifestement plus approprié. Ce lion ne peut même pas être qualifié d' »à la manière de Barye », car il est totalement à la manière de Cezanne…
Références
↑1 | Selon Ted Reff, le carnet lui-même a été acheté entre 1882 et 1884, années durant lesquelles Pluchet succède à Michallet d’après les annuaires commerciaux Didot-Bottin de Paris pour ces années, cf. Ted Reff, Paul Cézanne : Two Sketchbooks, 1989, p. 30 |
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