A propos des Études à partir de peintures assyriennes
(C0139d-FWN3017-10a et C0140-FWN 2213-2214)

François Chédeville

Ces trois pages de dessins sont uniques par leur sujet dans l’œuvre cézannienne : c’est la seule fois qu’il y est fait allusion à la civilisation assyrienne sous la forme de copies de fragments archéologiques.

Fig. 1. Les dessins assyriens de Cezanne

Le titre donné par Chappuis à C0140 indique qu’il pensait que les feuilles assyriennes ont été copiées depuis des peintures à identifier ; mais elles pourraient aussi bien avoir été réalisées dans les salles de sculpture assyrienne du Louvre qu’à partir de gravures ou de planches peintes, les indications de couleur présentes en commentaire de la plupart des dessins  (cas unique dans l’ensemble des dessins de Cezanne, ce qui souligne le caractère singulier de ces feuilles) semblant indiquer une intention de réutiliser ces dessins dans la composition d’un tableau à venir.

  1. Ces dessins sont-ils des copies de sculptures du Louvre ?

Les premières fouilles archéologiques relatives à l’Assyrie datent du début des années 1840. C’est ainsi qu’Émile Botta, consul de France à Mossoul en 1843-44, découvre Khorsabad, l’une des capitales du roi Sargon II (721-705 avant J.-C), d’où il ramène 37 sculptures, qui, rassemblées en 1847 dans deux, puis quatre salles en 1856 occupant le quart nord-est de la cour du Louvre le long de la rue de Rivoli et de la Place du Louvre, en fait le premier musée assyrien du monde, salles que Cezanne a pu visiter.

Fig. 2. Plan de la section assyrienne du Louvre en 1855

Fig. 3. La grande salle en 1862

L’examen de ces pièces telles qu’elles nous sont connues par les gravures, descriptions[1]Ainsi en 1864 avec un intéressant ouvrage qui connaîtra un certain succès : H. L. FEER, Les Ruines de Ninive, ou description des palais détruits des bords du Tigre, suivie d’une description du Musée assyrien du Louvre – avec gravures, Paris, Société des écoles du dimanche, 1864. et inventaires de l’époque nous oblige à renoncer à l’idée que Cezanne a pu recopier directement l’un des bas ou hauts reliefs présents, car aucun ne correspond à ses dessins, ni par la forme des vêtements, ni évidemment par la couleur. Pour la figure principale, ce qu’on trouve de plus proche est ceci :

Fig. 4. Le Roi Sargon II et un haut dignitaire

Le roi porte ici le châle à franges à double courbure tombante symétrique — la plus fréquente sur les vestiges archéologiques connus —, contrairement à notre dessin où le châle s’enroule en biais autour du corps.

  1. Ces dessins sont-ils inspirés de reproductions dessinées de statues ?

Un des premiers archéologues à avoir entrepris des fouilles en Mésopotamie est Austen Henry Layard. Entre 1845 et 1851, il explore les sites de Ninive et surtout de Nimrud, où il découvre le palais d’Assurnazirpal. Rapportant un certain nombre de pièces en Angleterre il participe ensuite en 1854 à la création du Nineveh Court au Crystal Palace à Londres. Voici l’une des stèles représentant Assurenazirpal II rapportées par Layard en 1850 et offerte au roi Georges VII :

Fig. 5. Stèle d’Assurnazepal II du British Museum

La position du bras en écharpe et le haut du châle à franges à mi-corps sont identiques à notre dessin : cette stèle aurait donc pu inspirer un dessin paru dans une revue française, mais sans couleurs.

Layard fait paraître en 1853 « The monuments of Niniveh », illustré de 100 planches. On y trouve le dessin d’un pan de mur où la parenté avec notre figure apparaît très nettement, à quelques détails près :

Fig. 6. Stèle de Sargon II
(Layard, Planche 25)

La stèle correspondante :

Fig. 7.  Détail de la stèle de Sargon II

Ici aussi, on pourrait penser que Cezanne a pu avoir connaissance directement ou indirectement du contenu de cet ouvrage largement diffusé.

Par ailleurs, la mode dans les années 60 de l’Assyriologie naissante voit se multiplier dans les revues des reconstitutions d’artistes en couleurs interprétant les divers fragments visibles dans les musées ou les revues savantes[2]On peut consulter à ce propos l’excellent article suivant, qui m’a été signalé par Richard Shiff : Frederick N. Bohrer, Inventing Assyria: Exoticism and Reception in Nineteenth-Century England and France, The Art Bulletin, Vol. 80, No. 2 (Jun., 1998), pp. 336-356 (21 pages), Published By: CAA. En voici quelques exemples dont Cezanne aurait pu également s’inspirer :

Fig. 8. Exemples d’images de vulgarisation.

  1. La source la plus vraisemblable

Mais avant Layard, en 1849-50 Paul Émile Botta a fait paraître le résultat de ses fouilles à Ninive sous la forme de 5 volumes en grand in-folio abondamment illustrés par Flandrin[3]Paul Émile Botta et M.E. Flandrin, Monument de Ninive découvert et décrit par Botta et M.E. Flandin – Paris Imprimerie Nationale,1849-1850 – 5 volumes gr. in-folio dont un de texte et 4 volumes d’atlas. La partie graphique de cette œuvre n’est actuellement que très partiellement numérisée, les dessins disponibles ne correspondant pas aux figures que nous recherchons.

Cependant en 1920 paraît en Angleterre un livre sur la mode en Assyrie illustré de planches en couleurs où nous retrouvons très exactement le dessin copié par Cezanne[4]Mary G. Houston et Florence S. Hornblower, Ancient Egyptian, Assyrian and Persian Costumes and decorations, A & C. Black, 1920, Londres. :

Fig. 9. Le roi Assurnazirpal II, selon Houston et Hornblower

D’après les auteurs, il s’agit du facsimilé d’un dessin réalisé à partir d’une brique émaillée : en soi cela peut paraître étrange (une seule brique de cette dimension ?) et pourrait renvoyer aux travaux de Layard portant sur Nimrud.

Mais en 1923 on trouve dans un autre livre plus sérieux écrit par Albert Olmstead, un célèbre archéologue[5]A. T. Olmstead, History of Assyria, The University of Chicago Press, 1923., la même reproduction, mais cette fois renvoyant aux travaux de Botta sur Ninive et le roi Sargon II, et resituée sur le fond de briques émaillées :

Fig. 10. Le roi Saragon II (Olmstead)

Il semble donc que l’ouvrage comportant la Fig. 9 a référé celle-ci de façon erronée à l’ouvrage de Leyard, tout en conservant la référence à celui de Botta concernant le fond de briques émaillées sur lequel se détache la figure.

Notre hypothèse, qui reste à vérifier dans l’ouvrage de Botta lui-même que nous n’avons pu consulter, est donc que c’est bien là (ou dans une reproduction en couleur tirée de ce même ouvrage dans une revue quelconque) que Cezanne a trouvé le modèle du roi Sargon II (et non d’Assurnazirpal II) qu’il a copié avec autant de fidélité (voir par exemple les sandales). On peut noter en particulier la qualité du dessin figurant au verso de FWN2214 (de même d’ailleurs que les trois autres figures de cette page).

  1. Les dessins secondaires

La même source, directement ou recopiée avec fidélité par quelque revue, a pu servir à Cezanne pour esquisser les autres dessins. On trouve en effet pour chacun d’eux dans divers ouvrages ou revues du temps des modèles couleur identiques et archéologiquement exacts[6]Contrairement aux dessins d’artistes de la fig. 8. quant à leur forme — mais non à leur couleur, car en dehors des figures en brique émaillée qui sont pratiquement les seuls vestiges colorés, toutes les couleurs de ces modèles ne peuvent être que d’imagination —, notamment les divers couvre-chefs des têtes représentées par Cezanne, comme par exemple :

Fig. 11. Reproductions colorées de dessins archéologiques

L’exactitude archéologique du dessin de Cezanne recopiant un vestige apparaît ici en particulier dans le détail du costume du soldat C0140-5 avec ses jambières et son casque caractéristiques, tels qu’ils figurent dans telle ou telle reproduction de monuments assyriens tirée de Layard ou Botta :

 

Fig. 12. Deux dessins archéologiques d’un type particulier de soldat, le 1er colorisé + dessin d’artiste correspondant

Il en est de même pour la plupart des têtes dont on a pu trouver des modèles identiques ou voisins dans diverses photographies ou reproductions savantes ou populaires de monuments  :

Fig. 13. Casque à cimier trilobé

Fig. 14. Casque à cimier courbe

Fig. 15. Casque rond à visière

Fig. 16. Transport d’un sac

Fig. 17. Chevelure crénelée

Conclusion

Le titre donné par Chappuis à ces dessins doit être précisé : il ne s’agit pas d’études réalisées à partir de peintures assyriennes, lesquelles n’existent pas, mais à partir de reproductions contemporaines de vestiges archéologiques, vraisemblablement sous forme de gravures. Il ne s’agit pas non plus de copies directes de sculptures ou de bas-reliefs.

On peut également resserrer la datation proposée par Chappuis pour ces dessins, situés par lui entre 1864 et 1868. En effet, les trois pages examinées sont doublement uniques dans l’œuvre de Cezanne, par leur sujet — copies d’œuvres assyriennes — et par la présence d’indications de couleurs : il est donc hautement vraisemblable qu’elles aient été réalisées en même temps. L’indication « Thérèse Raquin », roman paru en 1867, écrite en haut de la page C0140-FWN2213 peut conduire à la dater de cette année ; la présence de l’étude de 1867 pour l’Orgie sur la page C0139-FWN3017-10a confirme cette hypothèse.

De plus, c’est sur la page suivante du même carnet de dessin que Cezanne copie vers 1867 au Louvre le tableau de Delacroix, La Mort de Sardanapale (C0141-FWN3017-11a), thème évidemment en rapport avec l’Assyrie.

Fig. 18. Sardanapale

C139 et C141 étant deux feuillets d’un même carnet, il est légitime de penser que C140, qui a les mêmes dimensions, faisait partie de ce carnet[7]L’étude des papiers devrait permettre de vérifier cela. On peut dès lors imaginer que c’est le fait de copier l’œuvre de Delacroix qui a poussé Cezanne, par association d’idées, à s’intéresser ponctuellement aux découvertes archéologiques assyriennes alors à la mode et à griffonner tous ces dessins sur le même carnet. A-t-il eu un moment le désir d’en faire une toile à sa façon ? Le nombre d’ébauches de têtes et les annotations de couleurs peuvent nous inciter à le penser, sans pour autant que de ces pages surgisse l’évidence d’un thème de tableau à traiter. En outre, la fidélité de la reproduction de Sargon II fait davantage penser à un exercice un peu scolaire de copie mécanique qu’à une recherche de traitement personnel d’un sujet à composer. Quoi qu’il en soit, si intention de tableau il y a eu, il n’en reste nulle trace.

Références

Références
1 Ainsi en 1864 avec un intéressant ouvrage qui connaîtra un certain succès : H. L. FEER, Les Ruines de Ninive, ou description des palais détruits des bords du Tigre, suivie d’une description du Musée assyrien du Louvre – avec gravures, Paris, Société des écoles du dimanche, 1864.
2 On peut consulter à ce propos l’excellent article suivant, qui m’a été signalé par Richard Shiff : Frederick N. Bohrer, Inventing Assyria: Exoticism and Reception in Nineteenth-Century England and France, The Art Bulletin, Vol. 80, No. 2 (Jun., 1998), pp. 336-356 (21 pages), Published By: CAA
3 Paul Émile Botta et M.E. Flandrin, Monument de Ninive découvert et décrit par Botta et M.E. Flandin – Paris Imprimerie Nationale,1849-1850 – 5 volumes gr. in-folio dont un de texte et 4 volumes d’atlas
4 Mary G. Houston et Florence S. Hornblower, Ancient Egyptian, Assyrian and Persian Costumes and decorations, A & C. Black, 1920, Londres.
5 A. T. Olmstead, History of Assyria, The University of Chicago Press, 1923.
6 Contrairement aux dessins d’artistes de la fig. 8.
7 L’étude des papiers devrait permettre de vérifier cela