Hans Purrmann et Cezanne

Ce texte est la traduction par François Chédeville d’un article en allemand paru en 1961 : « Versuch über Cézanne »[1]Barbara und Erhard Göpel, Leben und Meinungen des Malers Hans Purrmann, Limes Verlag, Wiesbaden,  1961, pp. 132-148.. Il est précédé de quelques mots d’introduction par les auteurs du recueil consacré à Hans Purrmann où figurait ce texte.

Hans Purrmann et son épouse Mathilde Vollmoeller  – qui a visité la rétrospective au Salon d’Automne de 1907 en compagnie de Rainer Maria Rilke [2]cette visite est décrite dans les Lettres sur Cézanne de Rilke.- sont tous deux fortement influencés par Cezanne dans leurs oeuvres peintes. Leur témoignage direct sur la façon dont il a influencé la jeune génération apporte un éclairage intéressant sur l’effervescence des milieux artistiques du début du XXe siècle.

L’expérience Paul Cézanne

Le désintéressement avec lequel Hans Purrmann n’a cessé́ de défendre Matisse et son art, les expositions qu’il a organisées, les essais qu’il a écrits, ont fait de lui aux yeux de beaucoup un « élève allemand de Matisse ». Cette désignation a détourné́ le regard de son travail, dans lequel il développe très vite ses propres idées picturales.

Après 1920, alors que Matisse adoucit sa couleur et sa forme, c’est Cézanne qui détermine la vision du peintre Purrmann. Aujourd’hui encore, il commence un tableau comme Cézanne, pose ses couleurs pour qu’à chaque étape il forme une unité́, le peint devant la nature, le corrige lui-même, si possible devant le motif. La modulation au sens de Cézanne crée l’unité́ de la surface, la texture de ses images.

Afin de contrebalancer les nombreuses remarques de Purrmann sur Matisse, nous lui avons demandé de résumer ses réflexions sur Cézanne dans un essai destiné à ce mémoire. Il s’agit davantage d’une étude de l’influence de Cézanne sur la peinture moderne que d’une réflexion visuelle sur la manière de créer de Cézanne, comme Purrmann l’a fait avec succès dans la partie correspondante de son essai sur L’Unité de l’œuvre d’art.

Essai sur Cézanne – Hans Purrmann

Au Café du Dôme

Quand je suis arrivé à Paris en 1906, le quartier préféré des artistes était encore Montmartre. Montparnasse n’était visité que par quelques marginaux et originaux, et commençait à peine à devenir à la mode. J’y ai loué un modeste hôtel et j’ai rapidement rejoint un cercle d’artistes et d’écrivains d’origine allemande ou autrichienne, dont Wilhelm Uhde, Ernesto de Fiori, Rudolf Levy, Walter Bondy et Erich Klossowski. Ils se retrouvaient dans un bistrot pas très propre à l’angle du boulevard Montparnasse et de la rue Delambre, le « Café du Dôme » alors inconnu. Le restaurant se composait de deux salles en enfilade, chacune donnant sur l’une de ces deux rues. Les Allemands s’installaient dans la salle du boulevard Montparnasse, tandis que celle donnant sur la rue Delambre était surtout peuplée d’une horde de jeunes et bruyants disciples de l’art américain.

Peu à peu, des artistes d’autres pays, notamment de Scandinavie, s’y sont réunis, certains rejoignant notre cercle. D’année en année, et même de mois en mois, la fréquentation n’a cessé d’augmenter. Dans ce café bien chauffé, la nourriture était bon marché et personne ne jetait de regard réprobateur à un artiste qui y passait l’après-midi et la moitié de la nuit avec pour toute consommation un café crème. Oui, pour beaucoup d’entre eux, les serveurs compréhensifs jouaient le rôle de banquiers accordant des délais pour les additions, voire les dépannaient en cas de nécessité de quelques francs (or !).

Les habitués du Café du Dôme

L’un des habitués les plus intéressants était Modigliani, apparu à cette époque et dont la beauté éphémère et admirée ne souffrait ni du port permanent de son costume de Manchester ni de son ivresse presque aussi constante. Le critique d’art Adolf Basler était un autre habitué très apprécié du « Dôme ». De temps à autre, Max Jacob, l’ami peintre et poète de Picasso, apparaissait aussi, de même qu’André Derain. On y rencontrait également fréquemment le très talentueux dessinateur et sculpteur franco-roumain Kogan, disparu lors de la dernière guerre mondiale, de même que son collègue allemand Wilhelm Lehmbruck et l’Allemand-Américain Lyonel Feininger. Celui-ci était un ami proche du subtil dessinateur roumain Pascin, qui avait déménagé de Munich à Paris en passant par Berlin. Il passait la moitié de sa vie au Café du Dôme, allant de table en table, répandant une charmante confusion de vaisselle, de vin, de restes divers, au milieu desquels il dessinait de tendres et délicates figures de jeunes filles dans toutes sortes de poses, se servant pour cela des tables, des serviettes, des journaux ou de tout autre objet pouvant offrir un support à son crayon. Peu à peu, toute une série de marchands d’art ont commencé à apparaître, principalement venus d’Allemagne, comme Cassirer de Berlin, Caspari de Munich et le plus enthousiaste : Flechtheim de Rhénanie. Il faut aussi y ajouter un personnage bizarre, apparu alors à Paris à l’époque en tant que sculpteur sans le sou, et décédé trop tôt à New York comme l’un des marchands d’art les plus importants et les mieux informés du monde : Joseph Brummer. Hongrois de naissance, il avait étudié la sculpture à Munich et de là, dit-on, il était venu à pied à Paris. Il était si démuni qu’il me proposa, à moi qui dirigeais alors l’atelier de l’école Matisse, d’en assurer le balayage ou d’accomplir d’autres tâches subalternes à la seule condition que je fasse en sorte qu’il soit admis parmi nous. Cela lui fut accordé – sans réciprocité. Cependant, il ne supportait pas de rester en permanence à l’école, et commençait à courir d’atelier en atelier pour vendre des gravures japonaises sur bois, qu’il avait en quelque sorte acquises auprès de collègues plus aisés, et au sujet desquelles il amassa du jour au lendemain des connaissances considérables grâce à la Bibliothèque Nationale. Il fut aussi le premier à s’intéresser aux sculptures nègres alors totalement inconnues, à en acquérir des exemplaires artistiques de valeur et à les mettre en circulation. Il est donc sans aucun doute l’instigateur de la première publication plus détaillée parue à ce sujet, le livre de Carl Einstein. Il devint, non seulement dans ce domaine particulier, mais aussi dans beaucoup d’autres domaines de l’art et du commerce de l’art, le mentor d’importants marchands d’art comme Ascher et Hain et de nombreux autres, qui trouvèrent en Picasso un ami fidèle et toujours intéressé, car la curiosité de celui-ci pour les arts anciens et exotiques, issus de temps et de continents lointains, était déjà insatiable à cette époque. Après la mort prématurée de Brummer en Amérique, où il jouissait d’une réputation internationale en tant que connaisseur et marchand d’art, les plus grands musées du monde se sont partagé son héritage. 

Une chanson sur Cézanne

Ainsi ces habitués du Café du Dôme qui, bien que peu connus à l’époque ou seulement dans les milieux les plus restreints, ont contribué à l’essor du restaurant, lui ont conféré une grande notoriété et l’ont rendu populaire. Dans ces cercles, comme on peut l’imaginer, les discussions et controverses artistiques étaient à l’ordre du jour – et de la nuit. Mais les discussions au Café du Dôme devinrent interminables lorsque les visiteurs purent voir les premières œuvres de Cézanne, qui provoquèrent en eux un choc existentiel. Le spirituel Rudolf Levy, travestissant un poème très connu à l’époque (de Hermann von Gilm, si je me souviens bien), pouvait non sans raison célébrer ainsi les controverses portant sur Cézanne :

« Posez sur la table le réséda parfumé,
Le dernier tube de blanc de zinc apporté,
Et parlons encore de Cézanne,
Comme (nous l’avons fait) déjà en janvier, février, mars, avril et mai. « 

Dans l’histoire de l’art, il n’y a pratiquement jamais eu une personnalité qui ait plongé les artistes et les connaisseurs dans le même état d’excitation que l’a fait Paul Cézanne à l’époque. Son influence sur de nombreux jeunes artistes très doués a été énorme et son impact s’est avéré décisif et durable. Beaucoup de choses ont été écrites sur l’art de Cézanne, certaines très pertinentes. Si, pour ma part, j’essaie d’ajouter quelques mots à toute cette littérature, alors peut-être le fait que j’ai été témoin de l’époque de son apparition et des débuts de sa renommée me confère-t-il une certaine légitimité pour ce faire. On sait combien l’art de Cézanne a été difficile d’accès, victime d’incompréhension de la part du public, bien qu’il n’ait pas provoqué d’incidents scandaleux comme ce fut le cas pour les premières expositions des impressionnistes, dont les œuvres furent attaquées à coups de parapluies et de bâtons. Au contraire, Cézanne est passé pratiquement inaperçu, ou son art a été rejeté comme maladroit et imparfait, bref considéré comme de la mauvaise peinture, et refusé par les jurés. Mais au fil du temps, sa sa force intérieure s’est imposée sans autre choix que de la prendre au sérieux.

Le caractère de Cézanne

Cézanne était considéré comme un personnage très difficile. À l’égard des non-initiés comme de ses collègues, il pouvait se mettre à rugir furieusement, à gronder, à hurler et à critiquer sans pitié. Il refusait la vie mondaine, se montrait intolérant à l’égard des réalisations modernes et détestait toute forme de progrès dès lors qu’il ne concernait pas la peinture. Lui-même a été et est demeuré un innovateur absolu, un révolutionnaire qui a fait son époque dans le sens le plus authentique du mot. Il a orienté toute la peinture moderne dans une direction nouvelle. Plus la compréhension de son art grandissait, plus son influence croissait. Les peintres modernes, inspirés par lui et travaillant sans aucun doute avec ses moyens, demeurent néanmoins originaux et indépendants. Quand de nombreux spécialistes tiennent à rendre Cézanne responsable des problèmes de la peinture moderne, ils négligent de considérer les personnalités artistiques puissantes, spirituelles, aux sentiments profonds et aux idées claires que nous avons toutes les raisons d’accueillir et d’admirer comme les héritiers de Cézanne.

Comme évoqué précédemment, la peinture de Cézanne n’a pas déclenché d’hostilité ou d’attaques réelles. Mais elle restait inaccessible et son contenu spirituel, expression d’un nouveau pouvoir de la forme n’a pas été comprise. Les tableaux que Paul Cassirer présenta assez tôt à Berlin, confiant dans la compréhension de de la communauté artistique allemande, dotée d’un état d’esprit ouvert à toutes les manifestations de la modernité, ont pourtant été moqués et ridiculisés. L’un de ces tableaux fut qualifié d’« Anna la Rouge », personnage alors tristement célèbre dont les crimes remplissaient les colonnes des journaux à scandales.

Matisse et Cézanne

Même un homme comme Matisse, malgré sa largeur d’esprit et sa lucidité, n’était pas a priori convaincu que Cézanne devait l’emporter sur Van Gogh. Lorsque Matisse vit pour la première fois chez Vollard des tableaux de l’un et de l’autre, son choix se porta sur un tableau de Van Gogh. Mais au cours d’un voyage ultérieur de huit jours, il se mit à hésiter et à douter de la justesse de son choix, et télégraphia finalement à Vollard qu’il préférait acheter un Cézanne. Ce tableau de taille moyenne, représentant trois baigneuses, l’a ensuite accompagné toute sa vie. Il ne l’a jamais fait encadrer, mais l’a toujours accroché de façon à l’avoir en permanence sous les yeux. Il lui servait de bain rafraîchissant pour la vue et l’esprit, et sa contemplation lui procurait du réconfort lorsque dans son travail il se trouvait en conflit avec lui-même ou assailli par le doute. Ce tableau, dont l’influence s’est clairement fait sentir tout au long de son œuvre, l’a souvent inspiré pour créer des compositions telles que « Les Baigneuses à la tortue », « La Musique et la danse » et de nombreux autres tableaux, parfois de très grande taille, moins colorés mais toujours élégants. L’extraordinaire équilibre et l’unité stylistique et de la composition présents chez Cézanne se sont traduits dans l’interprétation de Matisse par une transformation et une mise en forme très personnelles. Ce que Cézanne a représenté pour lui tout au long de sa vie, Matisse l’a exprimé de façon très claire et avec une grande beauté peu avant sa mort dans l’acte de donation qu’il a fait de ce tableau au Petit Palais à Paris.

L’influence de Cézanne

Avec les Impressionnistes déjà, on croyait que le temps était venu de renouveler la peinture. Cependant, c’était d’autant plus difficile que la peinture des grands maîtres s’imposait d’elle-même avec son style propre et ne permettait pas autant d’interprétations que l’inaccessible et mystérieux Cézanne. En exagérant un peu, on peut sans doute dire qu’un tableau imitant Cézanne de très près ne peut jamais paraître aussi artificiel qu’un tableau qui, même de loin, ressemblerait à un Renoir. Renoir est riche en traditions d’atelier, sa peinture est construite selon une difficile technique de glaçure colorée ; elle est également pleine d’un grand charme personnel avec ses formes arrondies imbriquées, faisant référence à l’antiquité. Cézanne, en revanche, a apporté aux artistes beaucoup de nouveaux moyens inconnus, et l’on peut évaluer les progrès de l’art moderne en fonction de la façon dont les artistes ont été capables de se les approprier en toute liberté.

Qui ne se souvient de la façon subite dont toutes les peintures, dont le brun était jusqu’alors la tonalité de base, ont adopté d’un seul coup une couleur à dominante résolument bleue, et comment Matisse et Picasso en ont tiré les harmonies les plus charmantes ? Et du fait que la plupart des peintures de l’époque suivante ont communément laissé de grandes parties de la toile non peintes ? On a défini ces parties nues de la toile comme « en rapport » avec les autres parties de l’image, permettant de créer ainsi une grande tension tout en minimisant les risques inhérents au fait de « peindre totalement » son tableau. Cézanne a longtemps repris des motifs de Manet et peint des variations libres du « Déjeuner sur l’herbe » et de l' »Olympia ». Il a souvent posé un regard critique sur les œuvres de ce peintre, qui semblaient incompatibles avec sa conception d’une peinture riche de tempérament, celle de ses premiers tableaux peints avec fureur. Ce sont des éruptions volcaniques, aussi révolutionnaires que composées d’une manière nouvelle riche de sens. L' »après-midi à Naples », magnifique et empli de sensualité humaine, la « Tranchée » extrêmement forte, les scènes de meurtre romantiques à souhait, la puissance du portrait de son père lisant son journal, celui de son ami Emperaire[3]appelé « L’Empereur » par Purrmann., représenté en pyjama, ainsi que la « Jeune fille au piano » pleine de contrastes. Que de grandes peintures passionnantes, de toiles grandioses sans égal en force et en plénitude !

Pissarro et Cézanne

Mais subitement, cette impressionnante façon de peindre prend fin. Cézanne y renonce soudain pour se soumettre à l’influence de son ami Pissarro : ses tableaux deviennent plus lumineux, plus colorés et jouant moins du contraste entre le noir et le blanc. Pissarro conduit Cézanne à tout percevoir en fonction des tonalités, à tout moduler en fonction des couleurs, de sorte que quand celles-ci sont correctement ajustées et appliquées en fonction de leurs contrastes, le dessin comme le modelé apparaissent d’eux-mêmes. Une lettre de Pissarro témoigne du zèle avec lequel les deux hommes ont poursuivi cette nouvelle vision, qui abandonnait les notions de premier plan, de plan moyen et d’arrière-plan, et relate comment Pissarro voulant exposer cette méthode à un ami n’avait récolté que moqueries pour ces « folies ». Je ne sais pas si Pissarro s’était déjà approché des néo-impressionnistes à cette époque et avait déjà adopté leur technique divisionniste, mais je ne pense pas que ce soit le cas car les toiles de Pissarro copiées par Cézanne ne révèlent rien à ce sujet. Pendant un moment, Cézanne se fondit complètement dans la manière de Pissarro, si bien qu’il fallut un certain temps avant que la forte individualité et la valeur personnelle de sa peinture réapparaissent. La couleur de sa peinture se fit alors de plus en plus intense et différenciée et atteignit une beauté et une puissance toujours plus accomplies.

Cézanne et le Fauvisme

Certes il était dans l’air du temps qu’on devait s’attaquer aux aspects scientifiques de la couleur : les théories, notamment celles de Chevreul, y ont puissamment contribué. Delacroix s’est intéressé à ces théories, tout comme les impressionnistes. Mais ils se sont principalement attachés à la doctrine des couleurs complémentaires, qui leur permettait d’influencer certains coloris selon leur entière volonté. C’est chez Renoir qu’on en trouve la meilleure illustration. Il a souvent utilisé la couleur complémentaire rouge garance pour les ombres des arbres et leur feuillage afin de saturer les parties d’ombre et de vivifier les verts. Les néo-impressionnistes mettaient en valeur des points de concentration dans leurs tableaux en les entourant de couleurs contrastées, mais ils les reliaient aux points de concentration voisins, qui pouvait représenter une maison, une tête ou une robe, au moyen de couleurs proches non contrastées. Lorsque Matisse mit la main sur le livre de Signac : « De Delacroix aux néo-impressionnistes », il crut réellement avoir découvert une doctrine infaillible en matière de peinture. Il se rendit même à Saint-Tropez pour faire son apprentissage chez Signac, divisant les couleurs en points exactement comme le voulait la théorie, mais – comme il me l’a raconté – il a rapidement fusionné les couleurs pour former de plus grandes zones monochromes. On peut si l’on veut y voir la naissance de la période Fauve. Nul ne peut nier la grande maîtrise de Matisse comme coloriste. Mais son chemin vers l’excellence a été pavé de nombreux doutes et de luttes intérieures. Lorsqu’il composa pour la première fois des tableaux à partir de larges zones de couleurs simples, comme le magnifique tableau des « Oignons », il était si peu sûr de lui qu’il fit venir son ami Puy et lui fit croire que son facteur l’avait peint et le lui avait montré pour avoir son avis. Cependant, Puy ne se laissa pas berner, mais reconnut immédiatement les tableaux avec certitude comme étant des œuvres de Matisse, dont il confirma la nouvelle et inspirante beauté.

Picasso et Cézanne

Aussi profonde qu’ait été l’influence de Cézanne, Matisse cherchait cependant la simplification, devenant, avec sa préférence pour les arabesques et les tons plats, contrairement à Cézanne, surtout dans ses tableaux d’odalisques, peut-être un peu froids et inexpressifs. Mais quand, avec sa grande intelligence, Picasso a inventé et fait vivre le cubisme, à partir de la considération des cubes et des cylindres, il était beaucoup plus près de comprendre et de clarifier l’approche de Cézanne en matière de construction d’images. Et ceci au point que l’on ne peut pas toujours distinguer les auteurs des tableaux si l’on place côte à côte les reproductions en noir et blanc de ces deux artistes. Mais si on tente de faire de même avec les originaux, la différence saute immédiatement aux yeux. Partout où Cézanne travaille en pur coloriste, Picasso utilise un ton et non une valeur de couleur, de sorte que l’on est tenté d’admettre le point de vue de ceux qui, chez Picasso, considèrent plutôt le graphiste extrêmement brillant que le peintre au talent exceptionnel. Les peintures cubistes sont d’une beauté captivante et délicate, mais, peintes dans des couleurs ternes, elles ont conduit les observateurs critiques à affirmer que le cubisme ne permet pas le déploiement, dans toute leur richesse, des couleurs. Chez Picasso, dans la mesure où il a assimilé l’influence de Cézanne pour atteindre une expression de sa personnalité extrêmement originale, il est impossible néanmoins, et encore moins dans les cas de ses amis Juan Gris et Georges Braque, de nier les racines cézanniennes. Picasso est un grand maître que personne n’a encore réussi à dépasser, quelles que soient dès à présent les affirmations empressées des disciples envers certaines des nouvelles orientations. On ne peut cependant prétendre aujourd’hui émettre sur lui un jugement valable et définitif, même de la part des plus grands connaisseurs. La réponse à cette question sera donnée tout naturellement par les générations futures. En ce qui nous concerne, nous devrions nous réjouir en admirant la richesse toujours croissante de sa production. Ses tableaux souvent rapidement peints décrivent fréquemment des éléments du quotidien, mais ce sont néanmoins des images assez solides. Ce que Picasso a parfois formulé sur la peinture, outre ce que Cézanne a lui-même confié au peintre Bernard, peut être considéré comme les propos les plus ingénieux et les plus profonds qu’on puisse émettre sur cet art.

Je tiens aussi à souligner la grande liberté avec laquelle Cézanne traite la perspective dans ses tableaux, indépendamment de toutes les règles scientifiquement établies. Il utilise la perspective comme élément dans la composition de l’image, et bien qu’il la traite très librement, elle n’apparaît jamais contre nature. Les rues perdent un angle trop désagréablement fermé, il n’utilise pas un point de vue unique, et quand cela lui semble nécessaire, il subordonne la représentation de la surface des tables à son sens de la beauté, l’arrière étant souvent plus large que l’avant. Toute sa vie il a uniquement tenté de progresser sans se laisser distraire par des considérations extérieures. Il ne peint pas les ombres projetées par le soleil, peut-être pour des raisons de simplicité et de clarté. Cézanne évite, avec une grande subtilité, tout effet néfaste que pourraient causer les accidents de la nature. Il affaiblit tel phénomène naturel dans son caractère aléatoire et particulier, ou une couleur locale trop forte, comme celle d’une orange ou d’un citron, afin de l’adapter à l’équilibre de ses harmonies.

La Grotte de Cézanne

Avec le peintre Othon Friesz, j’ai un jour visité l’Estaque près de Marseille. La journée n’était pas aussi caniculaire qu’elle peut l’être en plein été. Nous voulions rechercher et apprendre à connaître les motifs choisis par Cézanne pour ses tableaux dans les années 70. Mais errer ainsi dans cette contrée gris-blanc dépourvue de végétation et sous une lumière éblouissante est vite devenu une torture, et nous nous sommes involontairement demandé comment un peintre avait pu installer son chevalet dans un tel lieu, alors qu’on se serait tout au plus attendu à y rencontrer des bagnards condamnés aux travaux forcés. On y jouissait cependant d’une vue sur la mer et les collines lointaines. Au premier plan, la cimenterie « Rio Tinto », si souvent peinte par Cézanne, servait de décor avec ses hautes cheminées et les quelques banales maisons alentour. Au-dessus de l’usine, le long de la route, il y avait une excavation creusée dans la roche, qui pouvait servir d’abri par mauvais temps. Dans cette grotte, nous avons cherché du repos et nous nous sommes vite endormis. Quand nous nous sommes réveillés, nos yeux s’étant habitués à la lumière atténuée de la grotte, Friesz remarqua que son plafond était recouvert en plusieurs endroits de traces de palettes, d’épaisses croûtes de couleur, montrant tout l’éventail des nuances que Cézanne avait utilisées pour sa peinture. Il n’y avait donc aucun doute que Cézanne avait également cherché ici un instant de repos et y avait mis de l’ordre dans son attirail de peintre.

Cézanne à l’Estaque

Les nombreux tableaux peints à l’Estaque sont plus élaborés que les autres tableaux de Cézanne. Il suffit de se rappeler le tableau avec vue sur la mer de la collection Caillebotte accroché durant de nombreuses années au Musée du Luxembourg. Avec quel soin et quelle précision la chaîne de montagnes lointaine est-elle formée, avec quelle maîtrise les plantes desséchées entre les rochers sont-elles exécutées ! La surface de la mer est peinte d’une belle couleur bleu-gris, essentiellement par touches de couleurs superposées, très probablement appliquées au couteau à palette comme tout le tableau. Certains navires ont à peine la taille d’une tête d’épingle, et tout apprenti peintre, si on le lui faisait remarquer, pourrait se laisser persuader que manifestement Cézanne n’avait jamais entendu parler de l’équilibre des volumes jugé nécessaire dans un tableau. Néanmoins, l’ensemble peut être saisi d’un seul coup d’œil, les choses sont bien disposées et composées de façon que tout soit à sa place. Cela me rappelle la façon dont mon professeur Franz Stuck (plus très apprécié aujourd’hui) m’envoya à la Pinacothèque pour voir le portrait de Rubens où il se représente lui-même et son épouse dans leur jeunesse sous une tonnelle de chèvrefeuille. Stuck était mécontent de ma façon décontractée de travailler, qui – pensait-il – anticipait de façon superficielle tout ce qu’il était possible d’apprendre en peinture et fermait toute possibilité d’évolution ultérieure. Certes, on ne commettrait pas de suicide artistique en retenant des toiles de Rubens leur charme trompeur et qu’on le poussait à un plus haut degré d’exécution. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut avancer vers une liberté ultérieure, but de tout art. Rubens a poussé ses réalisations à l’extrême, tout comme Rembrandt dans ses tableaux des années intermédiaires. Et pourtant, quelle liberté suprême ces artistes n’ont-ils pas atteinte dans leur grand âge ! En tant qu’impressionniste, Renoir étudiant la peinture de l’antiquité à Naples n’a-t-il pas à cette occasion fait progresser ses tableaux vers une certaine économie de couleurs et une douceur qui lui a permis d’atteindre un monde de formes dépassant l’impressionnisme ? Dans le même sens, on peut valablement citer les tableaux de Cézanne peints à l’Estaque qui, comparés au reste de sa production, semblent presque tourmentés dans leur couleur et leur forme. En revanche, on se rend compte en regardant les derniers tableaux de Cézanne –qui doivent être considérés comme des réalisations d’une plus grande élévation spirituelle – qu’ici la sensibilité l’emporte sur toute forme de réalité. Faut-il parler de peinture abstraite ? On pourrait facilement s’y tromper si ce mysticisme ne révélait pas une nouvelle façon constante de représenter la nature. Même dans une collection choisie comme celle de Reinhart à Winterthour, en admirant un Cézanne placé au milieu de magnifiques œuvres d’art de premier choix, on finit toujours par revenir aux natures mortes de Cézanne des dernières années qui procurent à nos nerfs hypersensibles un plaisir extrême. La nouveauté de la structure d’ensemble, la lumière douce répandue sur la surface de la toile, la sensibilité avec laquelle s’exprime l’interdépendance de tous les éléments nous submergent à tel point qu’il nous est difficile d’émettre un jugement objectif sur les autres chefs-d’œuvre.

L’héritage cézannien

Une formidable succession s’est constituée autour de Cézanne. Celui-ci a fait école sans aucune implication personnelle de sa part. Nul besoin d’une parole du maître, car ses œuvres parlaient d’elles-mêmes avec suffisamment de force. Les meilleurs artistes de l’époque ont appelé Cézanne leur « père « . Je ne citerai ici que quelques noms parmi les artistes les plus connus dont l’œuvre aurait été très différente, et probablement moins riche si l’influence de Cézanne ne s’était pas exercée sur eux. Toutes les œuvres de Picasso et de Matisse en témoignent. Un très beau tableau de Modigliani comme le « Violoncelliste », dont la beauté approche un Cézanne, demeure néanmoins unique car on y trouve réunies toutes les qualités de ce grand peintre. Juan Gris, Derain, Braque, Dufy, Vlaminck et bien d’autres ont été influencés par lui, même ceux qui préfèreraient ne pas avoir à le reconnaître. Il est absolument impossible de lui échapper dès qu’on a vu ses tableaux, et leur influence peut même s’affirmer de façon inconsciente. Le sentiment habituellement tenu en lisière par le réalisme s’exprime à nouveau pleinement chez Cézanne à travers ce réalisme même, et il s’y manifeste également de façon ordonnée. Une variété infinie de systèmes structurés apparaît en quelque sorte, dans lesquels chaque génération doit sélectionner ceux qui lui permettent de choisir et d’élaborer un nouvel ordre à sa mesure. Tous les innovateurs se revendiquent originaux, débordent d’imagination et, avec passion et talent, parviennent également à faire apparaître du nouveau. Cependant, cela n’implique pas l’abandon de tout ce qui est traditionnel ou existe déjà, mais passe peu ou prou par la reproduction d’un modèle, ici en l’occurrence Cézanne. Derrière l’énorme bouleversement visant à l’émergence d’une nouvelle peinture, l’influence considérable de Cézanne se trouve en première ligne. Avec son aide et au fur et à mesure d’une meilleure compréhension de son art, les nouveaux artistes ont pu trouver, découvrir et façonner leur propre personnalité. A la fin de sa vie, la peinture de Cézanne devint de moins en moins réaliste, ses paysages se muent en pures visions. La « Vieille au chapelet » suscite des sensations qui rappellent le pouvoir d’expression de Rembrandt. Le « Vieux Jardinier » ne peut plus être défini comme une simple peinture. Toutes ces images sont des cristallisations spirituelles, et on se demande comment une telle profondeur de méditation a pu être possible de nos jours.

Le Cézanne des dernières années

Longtemps, la peinture de Cézanne a été le sujet exclusif de discussions animées, jusqu’à ce que l’on se tourne vers ses dessins et ses aquarelles et qu’on y découvre un nouvel art du dessin et un insigne plaisir artistique parallèle à celui engendré par ses tableaux. Au début, les dessins ont été considérés comme maladroits, complètement faux, voire même d’une insurpassable inhabileté. Mais dans leur naïveté, ils témoignent à un degré suprême de tout ce que l’art permet d’exprimer. Chez l’immense Picasso, on ne cesse d’être étonné par l’étendue de son talent ; avec Matisse on demeure confondu d’émerveillement devant son élégance et son charme. Rien de tel chez Cézanne. Il crée une atmosphère de gravité et nous conduit dans un temple où règnent silence et contemplation.

Il n’est pas nécessaire que j’explique aux spécialistes ce qu’est la méthode « alla prima » pour peindre et dessiner : on démarre à partir d’un point, par exemple un œil, pour conduire l’œuvre jusqu’à son terme de façon à ce qu’aucune correction ou amélioration ne soit plus nécessaire, ni que des lignes auxiliaires ou des ajustements proportionnels ne soient utiles. Cézanne dessinait ainsi, mais, pour autant que je sache, il n’a peint que très peu de toiles de cette manière, et notamment durant la période de l’Estaque. Dans ce cas, il s’agissait davantage d’études que de peinture proprement dite, la manière de peindre « alla prima » ne pouvant chez Cézanne correspondre ni à sa manière de créer ni à son souci constant de la composition globale du tableau.

Cézanne dessine au Louvre

Pour ses dessins si souvent réalisés au Louvre, il s’inspirait, contre toute attente, d’œuvres d’art primitives ou d’une inhabituelle particulière, non, il s’en tenait surtout à des tableaux de la Renaissance, qui ne correspondent même pas particulièrement à notre sensibilité actuelle. Mais il les a transposés en leur conférant une dimension supérieure, comme si l’esprit et la main d’un artiste de cathédrale médiévale l’avaient guidé. Ces dessins et aquarelles sont toujours nobles et sublimes : même lorsqu’il dessine de simples troncs d’arbres, on a l’impression de contempler une nef d’église dans toute la beauté de son architecture équilibrée. Ces dessins ne sont pas des exercices de style ni des supports préparatoires pour les peintures en cours. Ils expriment une haute conception artistique qui leur est propre et font penser à une prière formulée avec dévotion. Et c’est probablement ainsi que Cézanne les considérait lui-même. Lorsque plusieurs mois durant il travaillait au portrait de Vollard, il se rendait au Louvre avant les séances de pose pour dessiner : un jour, il dit qu’il s’attendait à bien travailler parce qu’il avait bien dessiné, et que cela lui apportait, comme la prière, paix et équilibre.

La signification de Cézanne

La peinture de Cézanne n’a rien perdu de son efficacité ni de son influence aujourd’hui. Cézanne est devenu une référence évidence pour un très grand nombre de personnes. Il est devenu le langage de notre temps et il est désormais facile de comprendre sa beauté. Parmi les impressionnistes, il s’est hissé à la première place – contestant la place des autres artistes, il l’a lui-même occupée. Cependant, cette situation a peut-être affaibli la dynamique propre des artistes soumis à son influence. Certains, – et ils sont nombreux – pensaient l’imiter servilement en le considérant comme un modèle, cherchant par là à prouver de façon absolue que dans tout art il est indispensable d’étudier et de reproduire la nature. Curieusement, les artistes qui adoptent ce point de vue ne s’avèrent pas capables de produire une œuvre puissante ni d’ouvrir la voie à l’art en train de se chercher. La communauté des artistes que l’on peut éventuellement qualifier de « progressistes » se réfère à Cézanne comme au maître, à l’inspirateur et au modèle qu’ils ont décidé de suivre. Malheureusement, des critiques malveillants et ignorants rendent aussi Cézanne responsable tous les excès fâcheux de notre temps, mais à tort, car chaque nouvelle forme d’art engendre ses propres difficultés. Il est indéniable que toutes les personnalités artistiques orientées vers l’abstraction ont été directement formées par l’art de Cézanne. C’est particulièrement évident dans les magnifiques dégradés de couleurs superbement déployés à la surface d’un tableau et se soumettant à une construction qui les organise en contrastes bien calculés – inutile d’en nommer les auteurs. On peut aussi apprécier ce traitement des couleurs dans la peinture de Klee, mais son originalité est cependant impensable sans Cézanne.

La leçon du génie de Cézanne

On ne peut pas dire d’une œuvre d’art dont l’originalité en fait un monde en soi qu’il lui manque tel ou tel aspect, mais on peut dire d’un Cézanne que les sensations ressenties devant la nature et leur expression esthétique ont porté ses œuvres à un niveau supérieur. Cependant, cette tâche exigeait de lui le sacrifice de toute sa personne et une vie exempte de toute distraction, vouée à la solitude, renonçant ainsi à la compagnie de presque tout le monde, y compris de ses proches. Nietzsche disait :  » La solitude ne plante pas : elle mûrit… et c’est pourquoi elle doit avoir le soleil comme ami. « [4]La citation initiale, déformée par Purrmann,  est la suivante« Die Einsamkeit pflanzt nicht : sie reift … Und dazu noch mußt du die Sonne zur Freundin haben. » In Nachgelassene Fragmente, Sommer 1888, 20 [45]. On peut dire cela de tous les artistes moins brillants que Cézanne pour atteindre en eux un point sensible. Ils doivent nécessairement parvenir à un art qui puisse répondre à l’attente fiévreuse de notre temps pour que cet art ne s’appauvrisse pas. Notre temps rendra-t-il encore possible un tel dévouement à l’art, un artiste pourra-t-il encore se torturer pendant des décennies à propos d’une peinture au lieu de se contenter d’un modèle unique et affronter les hauts et les bas du tourment des humeurs et des dépressions les plus sévères ? La peinture exigera toujours le don de sa personne toute entière et il n’est donc pas rare aujourd’hui que des efforts extrêmes en ce sens puissent conduire certains artistes à la mort. Mais ne devrions-nous pas négliger tout ce qui est inférieur, puisque nous avons la chance de vivre dans un siècle qui a produit tant de grands peintres, un siècle qui a encore connu Cézanne au travail ? Espérons que notre temps ne conduira pas fatalement à une production artistique insignifiante. Puisse notre amour pour un génie comme Cézanne nous en empêcher, demandons-lui encore et encore des conseils pour trouver notre équilibre, comme tant de ses contemporains, comme Matisse même, l’ont fait avec profit.

Références

Références
1 Barbara und Erhard Göpel, Leben und Meinungen des Malers Hans Purrmann, Limes Verlag, Wiesbaden,  1961, pp. 132-148.
2 cette visite est décrite dans les Lettres sur Cézanne de Rilke.
3 appelé « L’Empereur » par Purrmann.
4 La citation initiale, déformée par Purrmann,  est la suivante« Die Einsamkeit pflanzt nicht : sie reift … Und dazu noch mußt du die Sonne zur Freundin haben. » In Nachgelassene Fragmente, Sommer 1888, 20 [45].