Cezanne : une source norvégienne pour FWN 1 et FWN 2

Jean Colrat

Les deux toiles qui ouvrent le catalogue raisonné numérique de Cezanne sont appelées Paysage avec moulin (FWN 1 et 2) et datées « 1860 ou plus tôt » :

Fig. 1 — Paysage avec moulin (FWN 1 — R016).

Fig. 2 — Paysage avec moulin (FWN 2 — R017).

En 1923, Georges Rivière les nommait Le Barrage. Ce sont manifestement des copies d’une œuvre dont Cezanne n’est pas l’auteur. Si leur provenance n’était pas bien tracée, nous pourrions douter de leur attribution à Paul Cezanne, comme pour beaucoup d’œuvres de sa première jeunesse. Le plus souvent, l’identification du modèle copié et l’assurance que Cezanne le connaissait, au moins par une reproduction, viennent légitimer l’attribution. C’est le cas avec Le Baiser de la muse (FWN 572) ou Le Prisonnier de Chillon (FWN 571) dont Cézanne pouvait voir les originaux de Frillé et Dubufe au Musée Granet ou avec Les Deux Enfants (FWN 573) de Prud’hon qu’il connaissait par une gravure. Ce n’est pas le cas pour ces deux Paysage avec moulin dont nous ignorions jusqu’à présent quelle œuvre les avait inspirés.

John Rewald, dans son catalogue raisonné, restait prudent et suggérait que la source pouvait être une gravure reproduisant un tableau, plutôt qu’un tableau, dans la mesure où rien de semblable n’était visible à Aix avant 1860. FWN 1 et FWN 2 seraient donc des copies de copie. Il constatait des différences importantes entre les deux versions de Cezanne, et s’interrogeait sur celle qui pourrait être la plus fidèle à l’original. L’intérêt d’une telle interrogation est de viser ce que pourraient être les premières libertés que Cezanne prit en peignant. S’il y a dans ces deux images davantage qu’un exercice de reproduction, elles vaudraient comme les premiers écarts d’un jeune peintre, ses premières affirmations.

Le hasard d’un site de ventes aux enchères en ligne m’a permis d’identifier cette source. Selon toute vraisemblance, le tableau que Cezanne copie ici a pour auteur Jacob Munch, un peintre norvégien de la première moitié du xixe. La vente aux enchères du 10 janvier 2022 en banlieue parisienne le présentait sous le titre Le Moulin en montagne. C’est une huile sur toile, signée au dos, au format de 37 x 45 cm. Rien n’indiquait qu’elle ait pu servir de modèle à Cezanne, et sa présence en vente dans un vaste hangar de banlieue parisienne est étrange.

Fig. 3 — Jacob Munch (1776-1839), Le Moulin en montagne, huile sur toile, 37 x 45, signée au dos.

Jacob Munch  

Jacob Munch est un peintre norvégien, né en 1776 à Christiania (Oslo) où il mourut en 1839. Après avoir étudié à l’Académie des Beaux-arts de Copenhague, il vint à Paris en 1806.

Fig. 4 — Jacob Munch, Autoportrait, huile sur toile, 1809, 55,5×46 cm, National Museum of Art, Architecture and Design, Oslo, Norvège.

Il y fut l’élève de David et il fréquenta Gros et Gérard. Il vécut ensuite quelque temps à Nantes puis à Bordeaux. Durant ces années françaises, il obtint plusieurs commandes de portraits. Vers 1810, passant par Marseille, il partit vers le Sud de l’Europe, jusqu’à Rome où il séjourna en 1812. Peut-être eut-il l’occasion d’y rencontrer Marius Granet. L’étude des maîtres anciens et des paysages le guidait. Il revint en Norvège en 1813, après s’être arrêté en Allemagne.

Peintre de portraits et peintre d’histoire, il reçut une commande royale pour un Couronnement de Charles xiv roi de Norvège le 7 septembre 1818, comme si Charles xiv attendait qu’il fit pour lui ce que son maître David avait fait pour le sacre de Napoléon.

Fig. 5 — Jacob Munch, Couronnement de Charles xiv roi de Norvège le 7 septembre 1818, huile sur toile, 252×356 cm, The Royal collection, Oslo, Norvège.

Il participa à la fondation de l’Académie nationale des arts de Norvège en 1818, où il fut nommé professeur. Il fut donc un peintre reconnu dans son pays, voire officiel, durant la première moitié du xixe. Mais le nom de Munch semble avoir rapidement perdu de son prestige après sa mort, avant d’être relevé par Edward, le peintre du Cri, qui était le petit-neveu de Jacob.

Jacob Munch fut surtout un portraitiste, mais on trouve aussi dans son œuvre une veine paysagère, comme le montrent les deux paysages ci-contre :

Fig. 6 — Jacob Munch, An Outharbour near Moss, 1828, 99,5 x 139,5, Oslo, Musée National de Norvège.

Fig. 7 — Jacob Munch, En Skipperbolig paa Nøtterland i Naerheten af Tønsberg, 53,5 x 65 cm., vers 1820, Haugar Vestfold Kunstmuseum, Tønsberg.

Les deux paysages de fjords sont norvégiens, mais rien n’assure que le Moulin en montagne le soit aussi. Il pourrait représenter un paysage aperçu dans les Alpes lors du retour en Norvège depuis Rome en 1813. Peu importe la différence des sites d’origine, les trois tableaux montrent certaines constantes formelles et narratives. Ils offrent une vue panoramique sur un paysage montagneux au centre duquel coule une eau vive (fjord ou rivière). Le ciel occupe presque toute la moitié supérieure de la toile et met en évidence la silhouette de différents arbres. À gauche, un arbre, parfois très élevé, vient border la scène, tandis que sur la droite, une montagne s’élève, ou bien les voiles d’un navire. Au centre, occupant plus ou moins d’espace dans l’image selon que le point de vue est rapproché (Le Moulin en montagne) ou plus éloigné (En Skipperbolig – La Maison du capitaine), des constructions aux toitures à double pente inscrivent une présence humaine dans ces paysages que des sujets (pêcheurs, paysans, enfants et animaux) animent discrètement. Ces paysages ont ainsi l’apparence de variations autour d’une formule-type, adaptable à différents lieux, et certains éléments semblent presque faire l’objet d’un copier-coller (la maison au centre des deux paysages de fjords). On dirait que la nature devait pouvoir se soumettre à un schème formel idiosyncrasique, et le vivant ne pas trop s’y manifester, pour pouvoir devenir un motif chez Munch.

Cezanne, copiste d’un peintre norvégien ?

Comment Cezanne a-t-il connu cette œuvre de Munch pour pouvoir la copier ? La question restera hélas irrésolue ici. L’attribution à Jacob Munch de l’original permet tout de même de renforcer l’hypothèse de John Rewald selon qui Cezanne avait copié la reproduction gravée d’un tableau et non l’original. En effet, l’œuvre de Munch ne se trouvait dans aucune collection publique où Cezanne aurait pu la voir, et sans doute était-elle dans une collection norvégienne éloignée d’Aix-en-Provence. Si, comme le suggèrent la biographie et la comparaison des trois toiles de Munch, c’est seulement après son retour en Norvège qu’il réalisa ce genre de paysages, le Moulin en montagne pourrait-il avoir été vu en France vers 1860, quand Cézanne peignit ses deux toiles ? Des raisons visuelles confirment le propos de Rewald. Les différences entre les coloris de l’original et celui des versions cezanniennes (les ciels, les murs des bâtiments) montrent que Cézanne ne connaissait pas les couleurs de la toile, mais seulement sa reproduction gravée en noir et blanc.

Il n’est pourtant pas étonnant que Cezanne ait pu avoir en main une gravure d’un paysage nordique, peint par un norvégien sans doute inconnu en France vers 1860. Il peut l’avoir trouvée dans des recueils de planches lithographiées, consacrés à diverses régions de France et d’Europe par des artistes voyageurs. Ils abondent au xixe et le carnet de dessins Pearlman montre qu’il lui est arrivé, avec Marie sa sœur, de copier de telles planches [1]voir à ce sujet le travail de François Chédeville https://www.societe-cezanne.fr/2017/05/02/carnet-de-jeunesse-cj1/. Mais une source un peu différente me semble ici plus probable. ll existait depuis le milieu du siècle de nombreuses revues proposant des récits de voyage illustrés, telles que Le Monde illustré, Le Tour du monde ou le bien connu Magasin pittoresque. Le Tour du monde publia en 1860 le récit d’un voyage norvégien effectué en 1858 par un jeune historien, Paul Riant. Le semestre suivant, on pouvait lire dans la même revue le récit illustré d’un autre voyage en Norvège, effectué en 1856 par un certain M. de Saint-Blaise. Les deux articles évoquent certains artistes norvégiens mais Munch n’est pas nommé. L’illustration de ces voyages puisait parfois à la peinture locale, reproduite en gravure.

Fig. 8 — Costumes norvégiens d’Hitterdal, dessin de Pelcoq d’après le peintre norvégien Tiedeman, in Paul Riant, « Voyage dans les États scandinaves », Le Tour du monde, 1860, vol. 2, p. 65.

La parution successive dans la même revue, en 1860 et 1861, de ces deux récits de voyages effectués en 1856 et 1858 n’est pas un hasard. Elle signale un intérêt français particulier pour les pays nordiques, au moment même où Cezanne a copié l’œuvre de Munch. Cet intérêt est dû à une initiative du prince Napoléon-Jérôme Bonaparte, cousin de Napoléon III, qui entreprit du 16 juin au 6 octobre1856 une excursion depuis l’Écosse et l’Islande jusqu’aux régions polaires en passant par les pays scandinaves. Divers savants, photographes, peintres, poètes et journalistes embarquèrent sur la corvette « Reine Hortense » que l’Empereur avait mise à la disposition de son cousin. Une photographie du bateau prise par Gustave Le Gray le jour de son départ pour l’expédition montre l’intérêt suscité.

Gustave LE GRAY, La Reine Hortense – Yacht de l’Empereur Napoléon III. Le Havre, 16 juin 1856, épreuve sur papier albuminé d’après négatif verre au collodion, 32,1×40,7 cm. Vue de la corvette le jour de son départ pour l’expédition nordique.

Le journaliste et écrivain Charles-Edmond Chojecki publia en 1857 un ouvrage illustré de 800 pages qui rendait compte de façon très détaillée de ce voyage auquel il avait participé[2]Voyage dans les mers du Nord à bord de la corvette La Reine Hortense, dessins de Karl Girardet d’après les aquarelles de MM. Ch. Giraud et D’Abrantès, Paris, Michel Lévy Frères, 1857. Sur cette expédition, voir également L. Clément de Ris, « Un voyage d’exploration dans les mers du Nord », Revue contemporaine et Atheneum français, décembre 1857, p. 217-234.. En décembre 1856, on exposa les objets ramenés de cette expédition dans les salons du Palais-Royal à Paris. Entre 1857 et 1861, années durant lesquelles on peut situer les copies de Munch par Cezanne, images et récits de Norvège provoqués par l’expédition bonapartiste ont donc une présence nouvelle et affirmée en France. C’est là sans doute que se trouve la gravure que Cezanne copia.

Les deux copies

Ce n’est évidemment pas un intérêt exotique qui conduisit Cezanne à copier l’image de Munch. Il la copia parce qu’elle avait pour lui valeur de motif, c’est-à-dire qu’il la percevait comme dotée de ce pouvoir moteur qui provoquait en lui la nécessité de passer à l’image. Il la copia deux fois, et cela suffit à établir que dans cette copie, il cherchait à réaliser quelque chose, qui n’était pas encore réalisé dans l’image de Munch mais qui y perçait suffisamment pour qu’elle puisse avoir valeur de motif. Ce fut toujours ensuite le cas pour lui, devant les motifs naturels ou les œuvres qu’il copiait. J’ai placé ailleurs tout l’œuvre de Cezanne sous le signe de la reprise, sa première œuvre cataloguée est déjà la reprise d’un tableau existant, et la deuxième reprend cette reprise. Et on croit pouvoir entendre Cezanne désespérer de jamais réaliser.

La comparaison des copies de Cezanne avec le tableau de Munch montre que FWN 1 est sans doute la première version. Malgré certaines différences, peut-être en partie imputables à l’écart entre le tableau de Munch et sa gravure, FWN 1 reste proche de l’original. On pourrait considérer qu’avec cette version, Cezanne achève de se mettre l’image de Munch dans l’œil et dans la main. FWN 2 va différer de façon évidente et volontaire. Peut-être n’est-elle même plus la copie de la gravure, mais la copie de FWN 1, sans plus de regard vers la gravure. A gauche sur la toile, l’arbre occupe désormais toute la hauteur tandis qu’un ensemble de fleurs apparaît au coin inférieur. Les deux hommes qui parlent près de la porte ont disparu, pour faire place à un seul personnage, inventé et plus avancé au premier plan, une jeune femme qui conduit un troupeau. Au-dessus des bâtiments, les grands pins nordiques ont rétréci de moitié, libérant la vue sur les montagnes à droite, que le coloris nouveau contribue aussi à mettre en évidence. Cezanne dégage pour ces sommets un espace qui sera occupé plus tard par la Sainte-Victoire. La technique aussi manifeste le caractère plus personnel de la seconde version. La touche posée par aplats, au couteau par endroits, déjà orientée et presque constructive, se distingue de la touche discrète, appliquée à opérer la fusion des teintes en FWN 1. C’est la lumière générale surtout qui est profondément modifiée. Une clarté d’aube et ses couleurs rose et orangée remplacent l’atmosphère blafarde et brumeuse de la version première. En s’éclairant, le paysage acquiert davantage de profondeur, et un soleil apparaît, lointain, derrière une rangée d’arbres.

En mesurant combien FWN 2 s’éloigne de FWN 1 et de la gravure d’après Munch, il apparaît que FWN 2 se rapproche de trois œuvres que Cézanne peignit sur les murs du Jas de Bouffan  vers 1862 : Le Paysage romantique aux pêcheurs, aujourd’hui décomposé, le paysage qui lui faisait face, sur lequel Cezanne avait placé son Baigneur au rocher et dont subsistent les fragments FWN 5 (La Ferme) et FWN 6 (Chute d’eau), et le paysage situé à droite du Paysage romantique, dont subsiste seulement FWN 7 (L’Entrée du château).

Fig. — Paysage du Baigneur au rocher.

Fig. — Le Paysage romantique aux pêcheurs.

Fig. — L’Entrée du château.

FWN 2 se tient dans la même luminosité que ces trois peintures murales. C’est surtout avec Le Paysage romantique aux pêcheurs que la proximité est grande. Les deux paysages donnent l’impression d’une submersion de toute la partie centrale, bordée à gauche par un grand arbre, dans la même lumière orangée d’un soleil que l’on devine au loin, au centre. La proximité peut aller au détail : le végétal que Cézanne invente dans le coin inférieur gauche de FWN 2 est de la même famille que celui que l’on voit au même endroit du Paysage romantique. Le Paysage romantique aujourd’hui disparu dans son intégrité, longtemps recouvert par un papier peint dans le salon du Jas de Bouffan, a toujours été considéré comme une fantaisie décorative quasi hors-d’œuvre. C’est une grande erreur, car  un peu d’observation montre qu’il élabore un espace semblable aux Grandes baigneuses, en particulier celles de Philadelphie, inachevées. Une étendue d’eau est bordée à droite et à gauche par des arbres, des personnages se tiennent au premier plan ou plus loin dans l’eau, tandis qu’à l’arrière-plan, la silhouette d’un clocher très pentu apparaît. En copiant Munch, FWN 1 et 2 semblent donc s’orienter vers une composition du type Paysage romantique, comme si Cezanne avait décelé dans le schème formel de Munch cette virtualité qu’il allait chercher à réaliser dans ses « copies ». Nous savons grâce à Mary Tompkins Lewis que le paysage du Baigneur au rocher interprète d’assez près un tableau de Ruysdaël, Cascade dans un paysage rocheux, et que le Paysage romantique aux pêcheurs s’inspire d’une version de Tobie et l’ange de Claude Lorrain[3]Mary Tompkins Lewis, « Le grand salon », in Cézanne Jas de Bouffan, éd. Denis Coutagne et François Chédeville, Fage Éditions, 2019, p. 98-127..

Waterfall in a Rocky Landscape with a Bridge and a Half-timbered House – London, The National Gallery.

Claude Gellée, dit Le Lorrain – Paysage avec Tobie et l’ange, huile sur toile, 211×145, Musée du Prado.

Le Paysage romantique montre combien Cezanne fut sensible à cette composition si fréquente chez Claude Lorrain, et au xviiie, chez Claude Vernet en particulier. Mais avant la toile du Lorrain, Cézanne avait déjà trouvé chez Munch, plus enveloppée, moins évidente, cette forme de composition qu’une partie de son œuvre n’allait pas cesser d’explorer, jusqu’aux Grandes baigneuses. C’est donc une partie essentielle de l’œuvre de Cézanne qu’ouvre sa rencontre de Munch, et l’inscription ce ces « copies » en tête du catalogue raisonné est bienvenue.

Références

Références
1 voir à ce sujet le travail de François Chédeville https://www.societe-cezanne.fr/2017/05/02/carnet-de-jeunesse-cj1/
2 Voyage dans les mers du Nord à bord de la corvette La Reine Hortense, dessins de Karl Girardet d’après les aquarelles de MM. Ch. Giraud et D’Abrantès, Paris, Michel Lévy Frères, 1857. Sur cette expédition, voir également L. Clément de Ris, « Un voyage d’exploration dans les mers du Nord », Revue contemporaine et Atheneum français, décembre 1857, p. 217-234.
3 Mary Tompkins Lewis, « Le grand salon », in Cézanne Jas de Bouffan, éd. Denis Coutagne et François Chédeville, Fage Éditions, 2019, p. 98-127.