Présentation critique du livre de Hadrien France-Lanord, La couleur et la parole (Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger),L’Infini, Gallimard, 2018, par Michel Guérin.

 

Petit mot introductif du président de la Société Paul Cezanne : Plusieurs membres de la Société Paul Cezanne ont reçu le livre de Hadrien France-Lanord,La couleur et la parole (Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger).

Le site de la Société Paul Cezanne a, dès son origine, prévu d’intégrer des critiques sur les expositions bien sûr, mais aussi, thèses, films, livres sur Cezanne. Les ouvrages philosophiques apportent un regard spécifique sur l’œuvre du peintre. On ne saurait oublier que Cezanne, après des discussions avec le philosophe Georges Dumesnil, enseignant à Aix à la fin XIXème siècle lui demande d’accueillir comme don deux tableaux, et non des moindres puisque l’un d’eux, La Mer à l’Estaqueest au musée de Sao Paolo…

Le colloque que la Société Paul Cezanne a organisé en 2006 s’appelait « Ce que Cezanne donne à penser ». Les actes de colloque ont été publiés chez Gallimard en 2008. Il nous importe de proposer des critiques à ce registre. Michel Guérin, membre de la Société Paul Cezanne, nous envoie la critique suivante que nous avons plaisir à publier.

Je relève qu’Hadrien France-Lanord fait référence au site de la Société Paul Cezanne dans le cadre de sa bibliographie :« Le site Interne de la Société Paul Cézanne (hhp://www.societe-cezanne.fr) offre quant à lui un éventail très diversifié d’articles, d’informations et de reproductions, qui en font une sorte d’encyclopédie évolutive incontournable. Un livre parait cette année portant sur Heidegger et Cezanne. »

A nous de faire référence à son livre par l’intermédiaire de cette critique de Michel Guérin.

Denis Coutagne

 

Spécialiste de Heidegger, l’auteur est aussi amateur passionné de peinture. Il montre, en ce qui concerne Cézanne, une connaissance précise et approfondie des œuvres. C’est ce qui rend précieuse et éclairante la démarche d’un livre qui suit à la trace le cheminement du penseur et du peintre, animés l’un par le souci de dépasser la métaphysique en surmontant la coupure entre le sensible et l’intelligible, l’autre par l’obsession de réaliser par la couleur et d’en finir avec la représentation. Pour Cézanne, il ne s’agit plus de modeler des simulacres de la réalité extérieure, mais de moduler, comme il le dit lui-même, le bâti des «sensations colorantes» de telle sorte que le monde entre en présence par la peinture. Le génie cézannien postule ainsi la « grande sensualité chromatique qui sommeille en toute existence incarnée » (p. 213). Je renvoie à titre d’exemple privilégié au Grand baigneur du MoMa, qui inspire à Hadrien France-Lanord une page particulièrement belle et juste (p. 118).

La découverte de Cézanne par Heidegger passe par un jalon : la lecture des lettres de Rainer Maria Rilke à sa femme Clara relatant à l’envi son émerveillement lors de sa visite presque quotidienne de la salle « Cézanne » au Salon d’automne 1907 à Paris, un an après la mort du peintre. Au choc que Rilke éprouve devant les tableaux de Cézanne fait écho l’impression profonde qui s’empare du penseur au fur et à mesure qu’il voit des œuvres et se confronte au site cézannien. Heidegger se rend pour la première fois à Aix-en-Provence à la fin de l’été 1956. Dès lors le dialogue frisant l’homologie entre le Denken et le Bilden, poétiquement jumeaux (le Dichten), ne cessera plus. En témoignent notamment les trois versions du Cézanne – un court Gedachtes, une pensée configurée en poème – dont la première (1970) sera publiée dans le Cahier de l’Herne René Char, en allemand avec une traduction de Jean Beaufret et François Fédier.

Comme l’indique bien le titre du livre, la couleur et la parole, au-delà de toute comparaison qui maintiendrait entre elles une extériorité, sont reliées par une affinité secrète qui tient à leur rapport à l’être, à leur manière similaire de se comporter à son égard (Ver-hältnis), d’en pressentir l’ « avenance » (Ereignis). Comme la parole du penseur répond à une écoute, la couleur, dont Cézanne dit qu’elle « est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent », fait advenir – « réalise » selon le mot choisi par le peintre – l’injonction non arbitraire qui est inhérente au motif. Cette façon éthique de correspondre (entsprechen), de se mettre librement au service, Cézanne et Heidegger l’éprouvent comme un chemin. La question de savoir s’il commence quelque part et à quel endroit il conduit est sans pertinence, puisque ce qui compte, c’est le « en chemin »–unterwegs– et non pas des repères locaux statiques, forcément imaginaires. Le « en chemin » appartient intimement à l’essence de la pensée, de la peinture, du poème. Il nomme un comportement fondamental, un rapport à la présenceen tant qu’il importe d’être à l’heure non marquée d’avance de son dépli, de son unité duelle (Zwiefalt).

Car, comme l’écrit Heidegger, poursuivant un dialogue sans fin avec Parménide : « L’apparaître ne fait jamais apparition ». Primordial et inobjectivable, le phénomène de présence échappe à la représentation, puisque ce qui apparaît couvre, occulte l’apparaître comme tel. Or, c’est bien là l’ambition et l’effort cézanniens, qui trouvent tant d’écho chez Heidegger, que de chercher à rendre une « profondeur » selon le mot du peintre qui n’est ni spirituelle ni métaphysique, ni même psychologique, mais, à la lettre, « radicale », s’il est vrai que le but poursuivi est de faire monter en surface les racines du monde. Loin de toute élévation métaphysique, cet advenir du monde par la couleur (l’Ereignisheideggerien que le traducteur rend par le néologisme « avenance ») est plutôt une surrection, une émergence dans laquelle le paraître et l’inapparent se partagent (toujours le Zwiefalt) l’arène première d’où surgit quelque chose comme un monde.

Chez le penseur comme chez le peintre, rien d’essentiel ne saurait prévaloir en dehors de ce rapport (Verhältnis) où s’entretiennent et s’encouragent réciproquement l’homme et l’être, à mille lieues de la dichotomie, bien vite un leurre, du subjectif et de l’objectif. C’est pourquoi la « réalisation » est tout le contraire d’un forçage : c’est un laisser-être-en présence (un Anwesen-lassen). L’auteur cite d’ailleurs ce raccourci de Heidegger : « Le sens le plus profond de être, c’est laisser » (p. 258).

Hadrien France-Lanord n’est pas le premier – ni sans doute le dernier – à s’attaquer pour en faire livre à la relation Cézanne/Heidegger. Ce qui fait le grand mérite de son livre, c’est qu’il évite toujours la généralité et le didactisme. L’exposition de la pensée n’est pas séparée de la double expérience des œuvres de Cézanne (le chapitre consacré aux dernières aquarelles est particulièrement réussi) et de la méditation d’un penseur qu’il connaît bien et dans le texte (combien d’interprètes peuvent circuler avec autant d’aisance dans la centaine de volumes de la Gesamtausgabe ?). Il ne nous est en aucune façon imposée on ne sait quelle clef heideggerienne, faite pour ouvrir aux étourdis le monde de Cézanne. Le lecteur a même le sentiment que Cézanne est le motif principal de l’ouvrage. En tout état de cause, voilà un livre fort et dense, qui rend pleinement justice au peintre et au penseur : le premier permettant au second – enchère heureuse de sa découverte relativement tardive – de se révéler un peu plus à lui-même, s’il en était besoin, le chemin à emprunter et à ne pas quitter.

 

Michel Guérin, Caseneuve, 5 septembre 2018